Sur la médecine révolutionnaire

Sur la médecine révolutionnaire

Guevara

   Ces simples festivités, parmi les centaines desquelles le peuple cubain célèbre chaque jour sa liberté, le progressisme de ses lois révolutionnaires, et ses avancées sur le chemin de l’indépendance totale, sont d’un grand intérêt pour moi.

   Chacun sait qu’il y a quelques années, je débutais ma carrière en tant que docteur. Et quand j’ai commencé en tant que docteur, quand j’ai commencé à étudier la médecine, la majorité des idées que j’ai aujourd’hui, en tant que révolutionnaire, étaient absentes de mon magasin d’idéaux.

   Comme tout le monde, je voulais réussir. Je rêvais de devenir un célèbre chercheur en médecine ; je rêvais de travailler inlassablement pour découvrir quelque chose qui pourrait être utilisé pour aider l’humanité, mais qui serait, pour moi, une réussite personnelle. J’étais, comme nous le sommes tous, un enfant de mon environnement.

   Après avoir obtenu mon diplôme, grâce à des conditions particulières et peut-être aussi à cause de mon caractère, j’ai commencé à voyager tout au long de l’Amérique, et je me suis habitué à elle. Hormis Haïti et SaintDomingue, j’ai visité, dans une certaine mesure, tous les autres pays latinoaméricains. Grâce aux circonstances particulières qui m’ont fait voyager, d’abord en tant qu’étudiant, ensuite en tant que docteur, j’ai pu voir de près la pauvreté, la faim et la maladie ; l’impossibilité de soigner un enfant à cause d’un manque d’argent ; la stupéfaction causée par la faim incessante et le châtiment, jusqu’au point où un père peut accepter la perte d’un fils comme si c’était un accident anodin, tellement cela arrive souvent dans les classes opprimées de notre patrie américaine. Alors, j’ai commencé à réaliser, à ce moment, qu’il y avait des choses qui étaient presque aussi importantes pour moi que de devenir célèbre ou de faire une avancée significative dans la science médicale : je voulais aider ces gens-là.

   Mais j’ai continué à être, comme nous continuons tous à l’être, un produit de mon environnement, et j’ai voulu aider ces gens de mes propres moyens. J’avais déjà beaucoup voyagé – j’étais au Guatemala à ce moment, le Guatemala d’Árbenz – et j’avais entrepris de prendre des notes pour réfléchir à la conduite à tenir du docteur révolutionnaire. J’ai commencé à rechercher ce qui était nécessaire pour être un docteur révolutionnaire.

   Cependant, une attaque s’est déclarée, l’attaque déclenchée par la United Fruit Company, le département d’État des États-Unis, Foster Dulles((La United Fruit Company, dont Foster Dulles possédait des actions, s’était opposée à la réforme agraire du Guatemala. Cette opposition se soldera par un coup d’État en 1954 qui renversera le président en place,  Jacobo Árbenz (ndt))) – en réalité la même personne – et leur marionnette, nommée Castillo Armas. L’attaque fut un succès, car le peuple n’avait pas atteint le niveau de maturité que les cubains possèdent aujourd’hui. Un beau jour, un jour comme un autre, je prenais la route de l’exil, ou, du moins, je fuyais le Guatemala, parce que ce n’était pas mon pays.

   Alors je réalisais quelque chose de fondamental : pour quelqu’un qui souhaite être un docteur révolutionnaire, ou être un révolutionnaire tout court, il doit y avoir une révolution. Des efforts individuels, isolés, aussi purs qu’ils soient, n’ont aucune utilité, et le désir de sacrifier une vie entière pour le plus noble des idéaux ne sert à rien si l’on travaille seul, solitairement, dans un coin de l’Amérique, en combattant des mauvais gouvernements et des conditions sociales défavorables qui empêchent le progrès. Celui qui veut créer une révolution doit avoir ce que nous avons à Cuba – la mobilisation d’un peuple entier, qui apprend, par l’usage des armes et l’exercice militaire, à comprendre la valeur du fusil et la valeur de l’union.

   À présent, nous arrivons au coeur du problème que nous avons devant nous en ce moment. Aujourd’hui, chacun a le droit et le devoir d’être, au dessus de tout, un docteur révolutionnaire, c’est à dire un homme qui utilise la connaissance technique de sa profession pour servir la révolution et le peuple. Mais dès lors, de vieilles questions apparaissent : comment quelqu’un peut il effectuer un travail de bien-être social ? Comment quelqu’un peut il relier un comportement individuel avec les besoins de la société ?

   Nous devons encore critiquer chacune de nos vies, ce que nous avons fait et pensé en tant que docteurs, ou tout autre fonction de santé publique avant la révolution. Nous devons faire cela avec un profond zèle pour finalement arriver à la conclusion qu’à peu près tout ce que nous avons pensé et ressenti pendant cette période devrait être consigné dans une archive, et laisser un nouveau genre d’être humain se constituer.

   Si chacun d’entre nous redouble d’efforts envers la perfection de ce nouvel humain, il sera plus facile pour le peuple de l’imaginer, et de le laisser devenir un exemple pour la nouvelle Cuba.

   C’est une bonne chose que de souligner pour vous, habitants de la Havane ici présents, cette idée ; à Cuba un nouveau genre d’humain est en cours de création, que nous ne pouvons pas entièrement apprécier ici dans la capitale, mais qu’on peut trouver dans chaque recoin du pays. Ceux d’entrevous qui sont allés à la Sierra Maestra le 26 juillet ont du voir deux choses complètement différentes. Premièrement, une armée équipée de houes et de pioches, une armée dont la plus grande fierté est de parader dans les festivals patriotes d’Oreinte en brandissant leurs houes et leurs pioches, alors que leurs camarades marchent avec leurs fusils. Mais vous avez du voir quelque chose d’encore plus important. Vous devez avoir vu des adolescents dont la constitution physique semble être celle d’enfants de huit ou neuf ans, alors qu’ils en ont treize, parfois quatorze. Ce sont là les plus authentiques enfants de la Sierra Maestra, le plus authentique résultat de la faim et de la pauvreté. Ce sont les créatures de la malnutrition.

   Dans cette minuscule Cuba, avec ses quatre ou cinq chaînes de télévision et ses centaines de stations radio, avec toutes les avancées de la science, quand ces enfants sont arrivés à l’école pour la première fois et qu’ils ont vu les ampoules électriques, ils s’écrièrent que les étoiles étaient très basses cette nuit. Et ces enfants, que certains d’entre-vous ont du voir, apprennent dans des écoles mixtes diverses compétences, de la lecture à la négociation, et même la science difficile de la révolution.

   Ce sont les nouveaux humains nés à Cuba. Ils sont nés en des lieux isolés, dans différents endroits de la Sierra Maestra, mais aussi dans les coopératives et les centres de travail. Tout cela a beaucoup de rapport avec le sujet de notre discussion aujourd’hui, l’intégration du médecin, et de tout autre ouvrier de la santé, dans notre mouvement révolutionnaire. Le devoir d’éduquer et de nourrir les plus jeunes, le devoir d’éduquer l’armée, le devoir de distribuer les terres de leurs précédents propriétaires à ceux qui ont travaillé chaque jour la même terre sans en recevoir ses fruits, sont des accomplissements de la médecine sociale qui ont été réalisés à Cuba.

   Le principe selon lequel le combat contre la maladie devrait s’appuyer est la création d’un corps robuste ; mais pas la création d’un corps robuste par le travail artistique du docteur sur un organisme faible ; plutôt la création d’un corps robuste tiré du travail de la collectivité, sur l’ensemble de la collectivité sociale.

   Un jour, donc, la médecine devra se convertir en une science qui sert à prévenir les maladies et orienter le peuple vers l’exercice de ses tâches médicales. La médecine devra seulement intervenir dans des cas d’extrême urgence, pour réaliser une chirurgie ou tout ce qui sera en dehors des compétences du peuple de la nouvelle société que nous sommes en train de créer.

   Le travail qui, aujourd’hui, est confié au Ministère de la Santé et à des organisations similaires consiste à fournir des services publics de santé pour le plus de personnes possibles, instaurer un programme de médecine préventive, et orienter le peuple vers plus de pratiques hygiéniques.

   Mais pour cette tâche d’organisation, comme toutes les tâches révolutionnaires, l’individu est fondamentalement nécessaire. La révolution, contrairement à ce que certains disent, n’uniformise pas la volonté collective et l’initiative collective. Au contraire, elle libère le talent individuel de l’Homme. Ce que la révolution cherche à faire, c’est orienter ce talent. Notre tâche, maintenant, est d’orienter les capacités créatrices de chaque professionnel médical vers les tâches de la médecine sociale.

   Nous arrivons à la fin d’une ère, et pas seulement ici, à Cuba. Qu’importe ce qui est espéré ou dit par nos détracteurs, le capitalisme tel que nous le connaissons, dans lequel nous avons été élevés, et sous lequel nous avons souffert, est en train de périr dans le monde entier. Les monopoles sont en train d’être renversés ; la science collective, chaque jour, est en train de découvrir de nouveaux et d’importants triomphes. Dans les Amériques nous avons le fier et fervent devoir d’être l’avant-garde d’un mouvement de libération qui a commencé il y a longtemps sur d’autres continents subjugés((subjuger, dans son sens vieilli, signifie soumettre, dominer par les armes (ndt).)), comme l’Afrique ou l’Asie. Un aussi profond changement social demande d’aussi profonds changements dans la structure mentale du peuple.

   L’individualisme, dans la forme de l’action individuelle d’une personne seule dans un milieu social, doit disparaître de Cuba. Dans le future, l’individualisme devrait être l’utilisation efficace de l’ensemble des individus pour le complet bénéfice d’une collectivité. Il ne suffit pas que cette idée soit comprise aujourd’hui, que vous comprenniez toutes les choses que je vous dis et que vous soyez prêts à penser un peu à propos du présent, du passé, et de quoi le futur devrait être. De manière à changer sa manière de pensée, il est nécessaire de subir des changements internes profonds et de témoigner de changements externes profonds, spécialement lorsque l’on effectue nos devoirs et nos obligations à la société.

   Ces changements externes se produisent chaque jour à Cuba. Une manière de connaître la Révolution et de devenir conscient des énergies contenues en réserve, depuis longtemps cachées dans le peuple, est de visiter tout Cuba et d’observer les coopératives et les centres de travail qui sont maintenant en train d’être créés. Si l’on souhaite arriver au cour de la question médicale, il ne faut pas seulement visiter et se familiariser avec les personnes qui créent ces coopératives et ces centres de travail, mais il faut trouver quelles maladies ils ont, quels problèmes ils ont, quelles ont été leurs misères ces dernières années, et quel a été leur héritage de siècles de répression et de soumission totale. Le docteur, l’ouvrier médical, doit aller au cœur de son nouveau travail, qui est l’Homme parmi la masse, l’Homme parmi la collectivité.

   Toujours, quoi qu’il arrive dans le monde, le docteur est très proche de son patient et connaît les plus secrètes profondeurs de sa psyché. Parce que c’est celui qui attaque la douleur et qui l’atténue, il effectue un travail inestimable d’une grande responsabilité dans la société.

   Il y a quelques mois, ici, à La Havane, un groupe de docteurs fraîchement diplômés ne voulait pas aller dans les campagnes du pays, et demandait une rémunération supplémentaire. Du point de vue du passé c’est un comportement logique dans le monde ; du moins, il me semble à moi, et je peux parfaitement le comprendre. La situation me rappelle au souvenir de ce que j’étais et de ce que je pensais quelques années auparavant. La même histoire du gladiateur qui se rebelle, du combattant solitaire qui veut assurer un futur meilleur, de meilleures conditions, et rendre valables les besoins que le peuple ont de lui.

   Mais qu’est ce qui se serait passé si, à la place de ces garçons, dont les familles pouvaient en général payer pour leurs années d’études, d’autres étudiants d’origines plus précaires venaient juste de venir leur scolarité et allaient commencer l’exercice de leur profession ? Qu’est ce qui se serait passé si deux cents ou trois cents paysans avaient surgi, disons par magie, des murs de l’université ?

   Ce qui se serait passé, simplement, c’est que les paysans auraient courru, immédiatement et sans cacher leur enthousiasme, pour aider leurs frères. Ils auraient demandé les travaux les plus difficiles et au plus grandes responsabilités afin de démontrer que les années d’études qu’ils ont reçu n’ont pas été suivies pour rien. Ce qui se serait passé est ce qu’il se passera dans six ou sept ans, quand les nouveux étudiants, enfants d’ouvriers et de paysans, recevront des diplômes professionnels de tous genres.

   Mais nous ne devons pas voir le futur avec fatalisme et séparer tous les hommes soit en enfants du travail et en classes paysannes, soit en contrerévolutionnaires, parce que c’est simpliste, parce que ça n’est pas vrai, et parce qu’il n’y a rien qui éduque mieux un homme honorable que vivre une révolution. Aucun de nous, aucun du premier groupe qui a accosté avec le Granma((Yacht utilisé par les rebelles cubains, Che Guevara compris, lors du débarquement du 2 décembre 1956 sur la plage de Las Coloradas, à Niquero (ndt).)), qui s’est installé dans la Sierra Maestra, et qui a appris à respecter le paysan et l’ouvrier qui vivent avec lui, n’avait un passé de paysan ou de classe ouvrière. Naturellement, il y avait ceux qui avaient eu à travailler, qui ont connu quelques privations pendant leur enfance, mais la faim, ce qu’on appelle ça vraie faim, était quelque chose qu’aucun d’entre nous n’avait vécu. Mais nous commencions à la connaître lors de nos deux longues années dans la Sierra Maestra. Alors beaucoup de choses devinrent très claires.

   Un jour, alors que nous punissions sévèrement quiconque touchait à la propriété d’autrui, qu’il soit un riche paysant ou un propriétaire terrien, nous avons apporté dix mille têtes de bétail dans la Sierra et avons simplement dit aux paysans « mangez. » Alors les paysans, pour la première fois depuis des années et des années, certains pour la première fois de leur vie, ont mangé du bœuf.

   Le respect que nous avions eu pour la sacrosainte propriété de ces dix mille têtes de bétail a été perdu dans la course à l’armement, et nous comprenions parfaitement que la vie d’un seul être humain vaut un million de fois toute la propriété du plus riche des hommes sur Terre. Alors nous l’avons appris ; nous, qui n’étions pas de la classe ouvrière ni de la classe paysanne. Allons nous dire aux quatres vents, nous qui étions privilégiés, que le reste du peuple cubain ne peut pas l’apprendre aussi ? Oui, ils peuvent l’apprendre, et, en plus, aujourd’hui, la Révolution réclame à ce qu’ils l’apprennent, réclame qu’il est bien compris que, bien plus important qu’une bonne rémunération, il y a la fierté de servir son voisin ; que, bien plus immuable et beaucoup plus durable que tout l’or d’un homme est la gratitude d’un peuple. Alors chaque docteur, selon son domaine, peut et doit accumuler ce précieux trésor, la gratitude de son peuple.

   Nous devons, donc, commencer à effacer les anciennes idées et commencer à se rapprocher encore et encore du peuple et d’être de plus en plus conscients. Nous ne devons plus l’approcher comme avant. Vous allez tous me dire, « Non. J’aime les gens. J’adore parler aux ouvriers et aux paysans, et je vais ici où là les dimanches pour voir untel ou untel. » Nous l’avons tous fait. Mais nous l’avons fait par charité, et ce nous devons aujourd’hui le faire par solidarité. Nous ne devons pas aller voir le peuple et leur dire, « On est là. Nous vous offrons notre présence par charité, afin de vous apprendre notre science, vous montrer vos erreurs, votre manque de culture, votre ignorance des choses élémentaires. » Nous devons plutôt y aller avec un esprit curieux et un esprit humble pour apprendre de la grande source de sagesse qu’est le peuple.

   Plus tard nous réaliserons plusieurs fois à quel point nous nous étions trompés à propos de notions qui étaient si familières qu’elles devinrent une partie de nous et étaient une partie automatique de notre pensée. Souvent nous devons changer nos idées, non seulement les idées générales, sociales ou philosophiques, mais aussi, parfois, les idées médicales.

   Nous devons voir que les maladies n’ont pas toujours besoin d’être traitées comme elles le sont dans les grands hôpitaux. Nous devons voir que le docteur doit aussi être un cultivateur et planter de nouveaux aliments et semences, par exemple, le désir de consommer de nouveaux aliments, de diversifier la structure nutritionnelle cubaine, qui est si limitée, si pauvre, en un des plus riches pays du monde, agriculturellement et potentiellement.

   Nous devons voir, ainsi, comment nous devons être, dans ces circonstances, un peu pédagogues – parfois très pédagogues. Il sera nécessaire d’être politiciens, aussi, et la première chose que nous aurons à faire est de ne pas aller voir le peuple pour lui offrir notre sagesse. Nous devons plutôt démontrer que nous allons apprendre avec le peuple, et que, ensemble, nous allons effectuer cette grande et belle expérience commune : la construction d’une nouvelle Cuba.

   Beaucoup d’étapes ont déjà été traversées. Il y a une distance qui ne peut pas être mesurée par des moyens conventionnels entre ce premier jour de janvier 1959 et aujourd’hui. La majorité des gens ont compris il y a longtemps que non seulement un dictateur est tombé ici, mais aussi un système. Maintenant arrive la part que le peuple doit apprendre, que, sur les ruines d’un système disparu nous devons construire un nouveau système, qui apportera le bonheur absolu de tout un peuple.

   Je me rappelle que, un jour des premiers mois de l’année précédente, camarade Guillên est arrivé de l’Argentine. Il était le même grand poète qu’il est aujourd’hui. Bien que ses livres étaient à l’époque traduits dans une langue ou deux, il gagne aujourd’hui de nouveaux lecteurs chaque jour dans toutes les langues du monde. Mais il était le même homme qu’il est aujourd’hui. Cependant, c’était difficile pour Guillên de lire ses poèmes ici, qui étaient de la poésie populaire, de la poésie du peuple, car c’était pendant la première époque, l’époque des préjudices. Alors personne n’a jamais arrêté de penser que, pendant des années et des années, avec un dévouement inébranlable, le poète Guillên a utilisé son don extraordinaire de la poésie au service du peuple et au service de la cause en laquelle il croyait. Les gens le voyaient, non pas comme la gloire de Cuba, mais comme le représentant d’un parti politique qui était tabou.

   Maintenant, tout cela a été oublié. Nous avons appris qu’il ne peut pas y avoir de division à cause des points de vue différents de certaines structures internes de notre pays si nous avons un ennemi commun et un objectif commun. Ce en quoi nous avons à nous mettre d’accord, c’est si nous avons, ou non, un ennemi commun, et si nous tentons, ou non d’atteindre un objectif commun.

   Aujourd’hui nous sommes convaincus qu’il y a définitivement un ennemi commun. Personne ne regarde derrière son épaule pour regarder si quelqu’un les écoute – peut-être un agent de l’ambassade qui transmettrait l’information – avant de donner son opinion contre les monopoles, avant de dire à voix-haute « notre ennemi, et l’ennemi de toute l’Amérique, est le gouvernement monopoliste des États-Unis d’Amérique. » Si tout le monde connaît qui est l’ennemi, et qu’il est connu que quinconque combat cet ennemi a quelque chose de commun avec nous, alors nous arrivons à la seconde partie. Où ? Pour Cuba, quels sont nos buts ? Que souhaite-t-on ? Souhaitonsnous, ou ne souhaitons-nous pas, le bonheur du peuple ? Combattons-nous, ou ne combattons-nous pas pour la libération économique totale de Cuba ?

   Alors sommes-nous ou ne sommes-nous pas en lutte pour être une nation libre parmi les nations libres, sans appartenir à un bloc militaire, sans avoir à consulter l’ambassade de n’importe quelle grande puissance sur Terre à propos de n’importe quelle mesure, interne ou externe, qui doit être prise ici ? Si nous prévoyons de redistribuer les richesses de ceux qui ont trop à ceux qui n’ont rien ; si nous voulons rendre le travail créatif une source journalière et dynamique de bonheur, alors nous avons un objectif vers lequel se pencher. Et quiconque a les mêmes buts est notre ami. Si, en dehors de cela, il apprécie d’autres concepts, si il appartient à telle ou telle organisation, ça n’a pas d’importance.

   Dans les moments de grand dangers, dans les moments de grandes tensions et de grandes créations, ce qui compte, c’est d’avoir de grands ennemis, et de grands buts. Si nous sommes déjà d’accord, si nous savons tous où nous allons – et laissons pleurer ceux à qui ça causera de la peine – alors nous devons commencer notre travail.

   J’étais en train de vous dire que pour être un révolutionnaire il faut une révolution. Nous l’avons déjà. Ensuite, vous avez à connaître les gens avec lesquels vous allez travailler. Je pense que nous ne sommes pas vraiment familiers, que nous avons encore du chemin à faire. Vous me demandez quels sont les moyens de connaître le peuple en dehors de la vie dans les coopératives et le travail conjoint. Tout le monde ne peut pas le faire, et il y a beaucoup d’endroits où la présence d’un ouvrier médical est très importante. Je dirais que les milices révolutionnaires sont l’une des grandes manifestations de la solidarité du peuple cubain. Aujourd’hui, les milices apportent une nouvelle fonction au docteur et le préparent pour ce qui était, jusqu’à peu, une triste et presque fatale réalité pour Cuba, à savoir que nous allons être la victime d’une attaque armée d’une grande étendue.

   Je dois vous alerter que le docteur, dans la fonction de soldat et de révolutionnaire, doit toujours être un docteur. Vous ne devez pas commettre la honteuse erreur que nous avons commis dans la Sierra. Peut-être ce n’était pas une erreur, mais tous nos camarades médicaux de cette période s’en rappellent. Il apparaissait déshonorable pour nous de rester aux côtés d’un homme blessé ou malade, et nous cherchions tout moyen possible d’attraper un fusil et de partir prouver sur un champ de bataille ce que nous savions faire.

   Maintenant les conditions sont différentes, et les nouvelles armées qui sont formées pour défendre le pays doivent être des armées avec d’autres tactiques. Le docteur aura une importance énorme dans cette nouvelle armée. Il doit continuer d’être un docteur, ce qui est une des plus belles tâches qui existent et l’une des plus importantes en guerre. Et non seulement le docteur, mais aussi les infirmières, les techniciens de laboratoire, tous ceux qui se dédient à cette profession très humaine, sont de la plus grande importance.

   Bien que nous nous savons en danger et que nous nous préparons à enrayer l’aggression qui reste toujours dans l’atmosphère, nous devons arrêter d’y penser. Si nous faisons des préparations de guerre le coeur de nos inquiétudes, alors nous ne serons pas capable de nous dévouer au travail créatif. Tout le travail et tout le capital investi dans la préparation d’une action militaire est du travail perdu et de l’argent perdu. Malheureusement, nous avons à le faire, parce qu’il y en a d’autres qui le font aussi. Mais c’est – et je le dis en toute honnêteté, sur mon honneur de soldat – la vérité, l’argent qui m’attriste le plus est celui que je vois quitter le coffre de la Banque Nationale pour payer une quelconque arme.

   Néamoins, les milices ont une fonction en temps de paix ; les milices doivent être, dans les centres populaires, l’outil qui unit le peuple. Une solidarité extrême doit être pratiquée, la même qui, comme on me l’a dit, est pratiquée par les milices de docteurs. En temps de danger elles doivent immédiatement résoudre les problèmes des pauvres hères de Cuba. Mais les milices apportent aussi une opportunité de vivre ensemble, réunis et égaux par l’uniforme, avec des hommes de toutes les classes sociales de Cuba.

   Si les ouvriers médicaux – et permettez-moi une fois de plus d’utiliser un titre que j’avais oublié il y a quelques temps – sont une réussite, si nous utilisons cette nouvelle arme de solidarité, si nous connaissons l’objectif, si nous connaissons l’ennemi, si nous connaissons la direction que nous devons prendre, alors tout ce qui nous reste à savoir c’est la part qui doit être complétée chaque jour. Et cette part, personne ne peut nous la montrer ; cette part est le voyage de chaque individu. C’est ce qu’il va faire chaque jour, ce qu’il va récolter de cette expérience, et ce qu’il va donner dans l’exercice de sa profession, dédiée au bien-être du peuple.

   Maintenant que nous possédons tous les éléments pour notre marche vers le futur, rappelons-nous le conseil de Martí((José Julian Martí Perez, 1852-1895. Homme politique, penseur, journaliste et poète cubain. Fondateur du Parti Révolutionnaire Cubain.))
. Bien qu’à ce moment je l’ignore, chacun doit le suivre constamment : « la meilleure façon de dire est de faire. » Marchons, alors, vers le futur de Cuba !

Discours du 19 aout 1960 à la milice de Cuba
Traduit du castillan par Antoine Monchaux

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