Introduction

Principes élémentaires de philosophie
Georges Politzer

Première partie : Les problèmes philosophiques

Introduction

I. Pourquoi devons-nous étudier la philosophie ?

   Nous nous proposons, au cours de cet ouvrage, de présenter et d’expliquer les principes élémentaires de la philosophie matérialiste.

   Pourquoi ? Parce que le marxisme est intimement lié à une philosophie et à une méthode : celles du matérialisme dialectique. Il est donc indispensable d’étudier cette philosophie et cette méthode pour bien comprendre le marxisme et pour réfuter les arguments des théories bourgeoises autant que pour entreprendre une lutte politique efficace.

   En effet, Lénine a dit : « Sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire. » (Lénine : Que faire ? Editions sociales, 1947, p. 26.) Cela veut dire tout d’abord : il faut lier la théorie à la pratique.

   Qu’est-ce que la pratique ? C’est le fait de réaliser. Par exemple, l’industrie, l’agriculture réalisent (c’est-à-dire : font passer dans la réalité) certaines théories (théories chimiques, physiques ou biologiques).

   Qu’est-ce que la théorie ? C’est la connaissance des choses que nous voulons réaliser.

   On peut n’être que pratique — mais alors on réalise par routine. On peut n’être que théorique — mais alors ce que l’on conçoit est souvent irréalisable. Il faut donc qu’il y ait liaison entre la théorie et la pratique. Toute la question est de savoir quelle doit être cette théorie et quelle doit être sa liaison avec la pratique.

   Nous pensons qu’il faut au militant ouvrier une méthode d’analyse et de raisonnement juste pour pouvoir réaliser une action révolutionnaire juste. Qu’il lui faut une méthode qui ne soit pas un dogme lui donnant des solutions toutes faites, mais une méthode qui tienne compte des faits et des circonstances qui ne sont jamais les mêmes, une méthode qui ne sépare jamais la théorie de la pratique, le raisonnement de la vie. Or cette méthode est contenue dans la philosophie du matérialisme dialectique, base du marxisme, que nous nous proposons d’expliquer.

II. L’étude de la philosophie est-elle une chose difficile ?

   On pense généralement que l’étude de la philosophie est pour les ouvriers une chose pleine de difficultés, nécessitant des connaissances spéciales. Il faut avouer que la façon dont sont rédigés les manuels bourgeois est bien faite pour les confirmer dans ces idées et ne peut que les rebuter.

   Nous ne songeons pas à nier les difficultés que comporte l’étude en général, et celle de la philosophie en particulier ; mais ces difficultés sont parfaitement surmontables, et elles viennent surtout du fait qu’il s’agit de choses nouvelles pour beaucoup de nos lecteurs.

   Dès le début, nous allons d’ailleurs, en précisant les choses, les appeler à revoir certaines définitions de mots qui sont faussés dans le langage courant.

III. Qu’est-ce que la philosophie ?

   Vulgairement, on entend par, philosophe : ou bien celui qui vit dans les nuages, ou bien celui qui prend les choses par le bon côté, celui qui ne « s’en fait pas ». Or, tout au contraire, le philosophe est celui qui veut, à certaines questions, apporter des réponses précises, et, si on considère que la philosophie veut donner une explication aux problèmes de l’univers (d’où vient le monde ? où allons-nous ? etc.), on voit, par conséquent, que le philosophe s’occupe de beaucoup de choses, et, à l’inverse de ce que l’on dit, « s’en fait beaucoup ».

   Nous dirons donc pour définir la philosophie, qu’elle veut expliquer l’univers, la nature, qu’elle est l’étude des problèmes les plus généraux. Les problèmes moins généraux sont étudiés par les sciences. La philosophie est donc un prolongement des sciences en ce sens qu’elle repose sur les sciences et dépend d’elles.

   Nous ajoutons tout de suite que la philosophie marxiste apporte une méthode de résolution de tous les problèmes et que cette méthode relève de ce qu’on appelle : le matérialisme.

IV. Qu’est-ce que la philosophie matérialiste ?

   Là encore existe une confusion que nous devons immédiatement dénoncer ; vulgairement, on entend par matérialiste celui qui ne pense qu’à jouir des plaisirs matériels. Jouant sur le mot matérialisme — qui contient le mot matière, — on est ainsi arrivé à lui donner un sens tout à fait faux.

   Nous allons, en étudiant le matérialisme, — au sens scientifique du mot, — lui redonner sa véritable signification ; être matérialiste n’empêchant pas, nous allons le voir, d’avoir un idéal et de combattre pour le faire triompher.

   Nous avons dit que la philosophie veut donner une explication aux problèmes les plus généraux du monde. Mais, au cours de l’histoire de l’humanité, cette explication n’a pas toujours été la même.

   Les premiers hommes cherchèrent bien à expliquer la nature, le monde, mais ils n’y parvinrent pas. Ce qui permet, en effet, d’expliquer le monde et les phénomènes qui nous entourent, ce sont les sciences ; or les découvertes qui ont permis aux sciences de progresser sont très récentes.

   L’ignorance des premiers hommes était donc un obstacle à leurs recherches. C’est pourquoi au cours de l’Histoire, à cause de cette ignorance, nous voyons surgir les religions, qui veulent expliquer, elles aussi, le monde, mais par des forces surnaturelles. C’est là une explication antiscientifique. Or comme, petit à petit, au cours des siècles, la science va se développer, les hommes vont essayer d’expliquer le monde par les faits matériels à partir d’expériences scientifiques et c’est de là, de cette volonté d’expliquer les choses par les sciences, que naît la philosophie matérialiste.

   Nous allons, dans les pages suivantes, étudier ce qu’est le matérialisme, mais, dès maintenant, nous devons retenir que le matérialisme n’est rien d’autre que l’explication scientifique de l’univers.

   En étudiant l’histoire de la philosophie matérialiste, nous verrons combien a été âpre et difficile la lutte contre l’ignorance. Il faut d’ailleurs constater que de nos jours cette lutte n’est pas encore terminée, puisque le matérialisme et l’ignorance continuent à subsister ensemble, côte à côte.

   C’est au cœur de cette lutte que Marx et Engels sont intervenus. Comprenant l’importance des grandes découvertes du XIX° siècle, ils ont permis à la philosophie matérialiste de faire d’énormes progrès dans l’explication scientifique de l’univers. C’est ainsi qu’est né le matérialisme dialectique. Puis, les premiers, ils ont compris que les lois qui régissent le monde permettent aussi d’expliquer la marche des sociétés ; ils ont formulé ainsi la célèbre théorie du matérialisme historique.

   Nous nous proposons d’étudier dans cet ouvrage premièrement le matérialisme, puis le matérialisme dialectique et enfin le matérialisme historique. Mais, avant tout, nous voulons établir les rapports entre le matérialisme et le marxisme.

V. Quels sont les rapports entre le matérialisme et le marxisme ?

   Nous pouvons les résumer de la façon suivante :

  1. La philosophie du matérialisme constitue la base du marxisme (Voir Lénine : « Le matérialisme et la philosophie du réformisme », Karl Marx et sa doctrine, Editions sociales 1953, p. 60.)
  2. Cette philosophie matérialiste qui veut apporter une explication scientifique aux problèmes du monde progresse, au cours de l’Histoire, en même temps que les sciences. Par conséquent, le marxisme est issu des sciences, repose sur elles et évolue avec elles.
  3. Avant Marx et Engels, il y eut, à plusieurs reprises et sous des formes différentes, des philosophies matérialistes. Mais, au XIX° siècle, les sciences faisant un grand pas en avant, Marx et Engels ont renouvelé ce matérialisme ancien à partir des sciences modernes et nous ont donné le matérialisme moderne, que l’on appelle matérialisme dialectique, et qui constitue la base du marxisme.

   Nous voyons par ces quelques explications que la philosophie du matérialisme, contrairement à ce que l’on dit, a une histoire. Cette histoire est intimement liée à l’histoire des sciences. Le marxisme, basé sur le matérialisme, n’est pas sorti du cerveau d’un seul homme. Il est l’aboutissement, la continuation du matérialisme ancien, qui était déjà très avancé chez Diderot. Le marxisme, c’est l’épanouissement du matérialisme développé par les Encyclopédistes du XVIII° siècle, enrichi par les grandes découvertes du XIX° siècle. Le marxisme est une théorie vivante, et pour montrer tout de suite de quelle façon il envisage les problèmes, nous allons prendre un exemple que tout le monde connaît : le problème de la lutte des classes.

   Que pensent les gens sur cette question ? Les uns pensent que la défense du pain dispense de la lutte politique. D’autres pensent qu’il suffit de faire le coup de poing dans la rue, niant la nécessité de l’organisation. D’autres encore prétendent que seule la lutte politique apportera une solution à cette question.

   Pour le marxiste, la lutte des classes comprend :

  1. Une lutte économique.
  2. Une lutte politique.
  3. Une lutte idéologique.

   Le problème doit donc être posé simultanément sur ces trois terrains.

  1. On ne peut pas lutter pour le pain sans lutter pour la paix, sans défendre la liberté et sans défendre toutes les idées qui servent la lutte pour ces objectifs.
  2. Il en est de même dans la lutte politique, qui, depuis Marx, est devenue une véritable science : on est obligé de tenir compte à la fois de la situation économique et des courants idéologiques pour mener une telle lutte.
  3. Quant à la lutte idéologique, qui se manifeste par la propagande, on doit tenir compte, pour qu’elle soit efficace, de la situation économique et politique.

   Nous voyons donc que tous ces problèmes sont intimement liés et, ainsi, que l’on ne peut prendre de décision devant n’importe quel aspect de ce grand problème qu’est la lutte de classes — dans une grève par exemple. — sans prendre en considération chaque donnée du problème et l’ensemble du problème lui-même.

   C’est donc celui qui sera capable de lutter sur tous les terrains qui donnera au mouvement la meilleure direction.

   C’est ainsi qu’un marxiste comprend ce problème de la lutte de classes. Or, dans la lutte idéologique que nous devons mener tous les jours, nous nous trouvons devant des problèmes difficiles à résoudre : immortalité de l’âme, existence de Dieu, origines du monde, etc. C’est le matérialisme dialectique qui nous donnera une méthode de raisonnement, qui nous permettra de résoudre tous ces problèmes et, aussi bien, de dévoiler toutes les campagnes de falsification du marxisme, qui prétendent le compléter et le renouveler.

  • Campagnes de la bourgeoisie contre le marxisme.

   Ces tentatives de falsification s’appuient sur des bases très variées. On cherche à dresser contre le marxisme les auteurs socialistes de la période prémarxiste (avant Marx). C’est ainsi que l’on voit très souvent utiliser contre Marx les « utopistes ». D’autres utilisent Proudhon ; d’autres puisent chez les révisionnistes d’avant 1914 (pourtant magistralement réfutés par Lénine). Mais ce qu’il faut surtout souligner, c’est la campagne de silence que fait la bourgeoisie contre le marxisme. Elle a tout fait en particulier pour empêcher que soit connue la philosophie matérialiste sous sa forme marxiste. Particulièrement frappant à cet égard est l’ensemble de l’enseignement philosophique tel qu’il est donné en France.

   Dans les établissements d’enseignement secondaire, on enseigne la philosophie. Mais on peut suivre tout cet enseignement sans jamais apprendre qu’il existe une philosophie matérialiste élaborée par Marx et Engels. Quand, dans les manuels de philosophie, on parle de matérialisme (car il faut bien en parler), il est toujours question de marxisme et du matérialisme d’une façon séparée. On présente le marxisme, en général, uniquement comme une doctrine politique et, quand on parle du matérialisme historique, on ne parle pas à ce propos de la philosophie du matérialisme ; enfin on ignore tout du matérialisme dialectique.

   Cette situation n’existe pas seulement dans les écoles et dans les lycées : elle est exactement la même dans les Universités. Le fait le plus caractéristique, c’est que l’on peut être en France un « spécialiste » de la philosophie, muni des diplômes les plus élevés que délivrent les Universités françaises, sans savoir que le marxisme a une philosophie, qui est le matérialisme, et sans savoir que le matérialisme traditionnel a une forme moderne, qui est le marxisme, ou matérialisme dialectique.

   Nous voulons, nous, démontrer que le marxisme comporte une conception générale non seulement de la société, mais encore de l’univers lui-même. Il est donc inutile, contrairement à ce que prétendent certains, de regretter que le grand défaut du marxisme soit son manque de philosophie, et de vouloir, comme quelques théoriciens du mouvement ouvrier, aller à la recherche de cette philosophie qui manque au marxisme. Car le marxisme a une philosophie, qui est le matérialisme dialectique.

   Il n’en reste pas moins, d’ailleurs, que, malgré cette campagne du silence, malgré toutes les falsifications et précautions prises par les classes dirigeantes, le marxisme et sa philosophie commencent à être de plus en plus connus.

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