9 – La « commune » sous la République

Le problème de la terre au Pérou

Jose Carlos Mariategui

9 – La « commune » sous la République

   Nous avons déjà au comment le libéralisme formel de la législation républicaine ne s’était montré actif que face à la « commune » indigène. On peut dire que le concept de propriété individuelle a presque joué un rôle anti-social à cause de son conflit avec l’existence de la « commune ». En effet, si la dissolution ou l’expropriation de cette dernière avait été décrétée et réalisée par un capitalisme vigoureux et en pleine croissance, cette mesure serait apparue comme imposée par le progrès économique. L’Indien serait alors passé d’un régime mixte de communisme et de servitude à un régime de libre salaire. Le changement aurait modifié quelque peu sa nature, mais il lui aurait permis de s’organiser et de s’émanciper comme classe en suivant la voie de tous les autres prolétaires du monde. En fait, l’expropriation et l’absorption graduelle de la « commune » par le régime de grande propriété, d’un côté l’enfonçaient encore plus dans la servitude alors que d’un autre côté elles détruisaient l’institution économique et juridique qui sauvegardait en partie l’esprit et la matière de son antique civilisation. ((Si l’évidence historique du communisme inca n’apparaissait pas incontestable, la communauté, organe spécifique du communisme, suffirait à nous débarrasser de tout doute. Le « despotisme » des incas a cependant heurté les scrupules libéraux de quelques esprits de notre temps. Je veux réaffirmer ici la défense que j’ai faite du communisme inca en m’oppsant à la thèse de son adversaire le plus récent, Augusto Aguirre Morales, l’auteur du roman « Le Peuple du Soleil ».

   Le communisme moderne est différent du communisme inca. C’est le premier qu’a besoin d’apprendre à connaître le chercheur qui explore le Tawantinsuyo. L’un et d’autre communisme sont produit de différentes expériences humaines. Ils appartiennent à des époques historiques distinctes. Ils consiste en l’élaboration de civilisations dissemblables. Celle des incas a été une civilisation agraire. Celle de Marx et de Sorel est une civilisation industrielle. Dans la première l’homme se soumettait à la nature. Dans l’autre la nature se soumet parfois à l’homme. Il est absurde, par suite, de confronter les formes et les institutions de l’un et l’autre « communisme ». On peut seulement confronter leurs ressemblances essentiellement intemporelles, en tenant compte des différences matérielles importantes de temps et d’espace. Et pour cette confrontation un peu de relativisme historique est nécessaire. Et d’un autre côté il y a un certain risque de tomber dans les erreurs retentissantes dans lesquelles est tombé Víctor Andrés Belaunde à l’occasion d’une tentative de ce genre.

   Les chroniqueurs de la conquête et de la colonialisme ont regardé le panorama indigène avec les yeux du moyen-âge. Indubitablement leur témoignage ne peut être accepté que sous bénéfice d’inventaire.

   Leurs jugements correspondent invariablement à des points de vue espagnols et catholiques. Pero Aguirre Morales est, à son tour, victime de ce point de vue fallacieux. Sa position dans l’étude de l’Empire Inca n’est pas une position relativiste. Aguirre considère l’Empire avec les à priori libéraux et individualistes. Et voilà qu’il pense que le peuple inca a été un peuple esclave et malheureux parce qu’il lui a manqué la liberté.

   La liberté individuelle n’est qu’un aspect du concept de liberté. Une analyse réaliste peut la définir comme la base juridique de la civilisation capitaliste, (sans le libre-arbitre il n’y aurait pas de libre-échange, ni de concurrence, ni d’industrie libre). Mais une analyse idéaliste peut la définir comme un acquis de l’esprit humain à l’âge moderne. Cette liberté n’existait en aucun cas dans la vie des incas. L’homme du Tawantinsuyo ne sentait absolument pas la nécessité de la liberté individuelle. Ainsi il ne sentait absolument pas, par exemple, la nécessité de la liberté de publication. La liberté d’impression peut servir à quelque chose à Aguirre Morales, mais les indiens pouvaient très bien être heureux sans la connaître et même sans la concevoir. La vie et l’esprit des indiens n’étaient pas tourmentées par la volonté de spéculation et de création intellectuelle. Ils n’étaient pas non plus subordonnés à la nécessité de faire du commerce, de contracter, de trafiquer.

   À quoi pourrait servir, par conséquent, à l’indien, cette liberté inventée par notre civilisation ? Si l’esprit de la liberté s’est révélé au quechua, c’est sans doute à travers une formule ou, plutôt, dans une différente manière de ressentir le concept jacobin et individualiste de liberté. Comme la révélation de Dieu, la révélation de la liberté varie selon les âges, les peuples et les climats. Confondre l’idée abstraite de la liberté avec les images concrètes d’une liberté avec bonnet phrygien – fille du protestantisme, de la renaissance et de la révolution française – c’est se faire abuser par une illusion qui dépend peut-être du simple, bien que non désintéressé, astigmatisme philosophique de la bourgeoisie et de sa démocratie.

   La thèse d’Aguirre, en niant le caractère communiste de la société inca, réside complètement en un concept erroné. Aguirre part de l’idée que autocratie et communisme sont deux termes inconciliables. Le régime inca, constate-t-il, a été despotique et théocratique. Il en déduit immédiatement qu’il n’a pas été communiste. Mais le communisme ne suppose pas, historiquement, la liberté individuelle et le suffrage universel. L’autocratie et le communisme sont incompatibles à notre époque, mais ils ne l’ont pas été dans les sociétés primitives. Aujourd’hui un nouvel ordre ne peut renoncer à aucun des progrès moraux de la société moderne. Le socialisme contemporain – d’autres époques ont eu d’autres types du socialisme que l’histoire désigne sous divers noms – est l’antithèse du libéralisme, mais il naît en son sein et se nourrit de son expérience. Il ne dédaigne aucune de ses conquêtes intellectuelles. Il ne le bafoue pas et ne villipende que ses limitations. Il apprécie et comprend tout ce qui existe de positif dans l’idée libérale : il condamne et attaque seulement ce qui y est négatif et laissant prévoir un naufrage dans cette idée.

   Le régime inca a été, certainement, théocratique et despotique. Mais c’est un trait commun de tous les régimes de l’antiquité. Toutes les monarchies de l’histoire se sont appuyées sur le sentiment religieux de leurs peuples. Le divorce du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel est un fait nouveau . Et plus qu’un divorce c’est une séparation de corps. Jusqu’à Guillaume de Hohenzollern les monarques ont invoqué leur droit divin.

   Il n’est pas possible de parler abstraitement d’une tyrannie. Une tyrannie est un fait concret. Et voilà qu’elle ne serait réelle que dans la mesure où elle opprimerait la volonté du peuple ou dans qu’elle contrarierait et étoufferait son énergie vitale. Souvent, au contraire, dans l’antiquité, un régime absolutiste et théocratique a incarné et représenté cette volonté et cette énergie. Ce qui semble avoir été le cas de l’empire inca.

   Je ne crois pas à son oeuvre taumaturgique. Je juge évidente sa capacité politique, mais je ne pense pas moins évident que son oeuvre a consisté à construire l’Empire avec le matériel humain et les éléments moraux amassés par les siècles. L’ayllu – la communauté – , a été la cellule de l’Empire. Les Incas ont fait l’unité, ils ont inventé l’Empire, mais ils n’ont pas créé sa cellule. L’État juridique organisé par les Incas a reproduit, sans nul doute, l’État naturel pré-existant.

   Les Incas n’ont rien violenté. Est bien qui exalte leur oeuvre; qui est méprisé et diminue la geste millénaire et populaire de laquelle cette oeuvre n’est pas mais une expression et une conséquence.

   Il ne faut pas réduire, et encore moins nier ce qui de cette oeuvre appartient à la masse. Aguirre, littérateur individualiste, prend plaisir à ignorer le rôle de la multitude dans l’histoire. Son regard romantique cherche exclusivement le héros.

   Les vestiges de la civilisation inca font une témoignent unanimement, contre la requête d’Aguirre Morales. L’auteur du « Peuple du Soleil » invoque le témoignage des milliers d’huacos qui ont défilé devant ses yeux. Et bien, ces huacos disent que l’art inca était un art populaire. Et le meilleur document laissé par la civilisation inca est, peut-être, son art. La céramique de style synthétique des indiens ne peut pas avoir été produite par un peuple grossier et barbare.

   James George Frazer – très distant spirituel et physiquement des chroniqueurs coloniaux – , écrit :  » En remontant le cours de l’histoire, on trouvera que ce n’est pas par pur accident que les premiers grands pas vers la civilisation ont été faits sous des gouvernements despotiques et théocratiques comme ceux de la Chine, de l’Égypte, de Babylone, du Mexique, du Pérou, tous pays dans lesquels le chef suprême exigeait et obtenait l’obéissance servile de ses sujets par son caractère double de roi et de dieu. Ce serait à peine une exagération de dire que dans cette époque lointaine le despotisme est le plus grand ami de l’humanité et aussi paradoxal que cela paraît, de la liberté. Puisqu’après tout, il y a plus de liberté, dans le meilleur sens du terme – une liberté d’élaborer les pensées et de modeler les destins – , sous le despotisme le plus absolu et la tyrannie la plus oppresseuse que sous l’apparente liberté de la vie sauvage, dans laquelle le destin de l’individu, du berceau à la tombe, est fondu dans le moule rigide des coutumes ancestrales « (The Golden Bough, 1ère partie).

   Aguirre Morales dit que dans la société inca, le vol était ignoré simplement par manque d’imagination pour faire le mal. Mais un ingénieux trait d’humour littéraire ne supprime pas le fait social qui prouve, précisément, ce qu’Aguirre s’obstine à nier : le communisme inca. L’économiste français Charles Gide pense que la formule : « Le vol c’est la propriété » est plus exacte que la formule célèbre de Proudhon. Dans la société inca le vol n’existait pas parce que la propriété n’existait pas. Ou, si l’on préfère, parce qu’existait une organisation socialiste de la propriété.

   Invalidons et annulons, autant qu’il est nécessaire, le témoignage des chroniqueurs coloniaux. Mais c’est un fait que la théorie d’Aguirre cherche protection, justement, dans l’interprétation d’esprit moyennageux de ces chroniqueurs de la forme de propriété des terres et des produits.

   Les fruits du sol ne sont pas thésaurisables. Ils n’est pas vraisemblable, par conséquent, que les deux tiers en étaient accaparés pour la consommation des fonctionnaires et de prêtres de l’Empire. Beaucoup plus vraisemblable est que les fruits supposés réservés pour les nobles et l’Inca, étaient destinés à constituer les réserves de l’État.

   Et qu’ils représentaient, en somme, un acte de prévoyance sociale, caractéristique d’un ordre socialiste.))

   Pendant la période républicaine, les écrivains et les législateurs nationaux ont montré une tendance plus ou moins marquée à condamner « la commune » comme étant un vestige d’une société primitive ou comme une survivance de l’organisation coloniale. Dans certains cas, cette attitude allait au-devant des intérêts des petits chefs terriens et en d’autres correspondait à la pensée individualiste et libérale qui dominait automatiquement une culture passablement verbeuse et statique.

   Une étude du docteur M. V. Villarán, l’un des intellectuels qui avec plus d’aptitude critique et la plus grande cohérence doctrinale représente cette pensée dans notre premier siècle, fait remarquer qu’il s’engage dans une révision prudente de ses conclusions au sujet de la « communauté » indigène. Le docteur Villarán maintenait théoriquement sa position libérale, en défendant en principe l’individualisation de la propriété, mais il acceptait en pratique la protection des communautés contre le latifundisme, en leur reconnaissant une fonction vis-à-vis de laquelle l’État devait exercer sa tutelle.

   Mais la première défense organique et documentée de la « commune » indigène se devait de puiser dans la pensée socialiste et se fonder sur une étude concrète de sa nature, faite conformément aux investigations de la sociologie et de l’économie modernes.

   C’est ainsi que l’interprète Hildebrando Castro Pozo, dans son livre « Notre commune indigène ». Castro Pozo, dans cette étude intéressante, se présente exempt de préjugés libéraux. Cela lui permet d’aborder le problème de la « communauté » avec un esprit apte à l’évaluer et à le comprendre. Castro Pozo, ne nous révèle pas seulement que la « communauté » indigène, malgré les attaques du formalisme libéral au service du féodalisme, est encore un organisme vivant, mais aussi que, malgré le milieu hostile dans lequel elle végète, suffoquée et déformée, elle manifeste spontanément des possibilités évidentes d’évolution et de développement.

   Castro Pozo soutient que « l’ayllu ou communauté, a conservé son idiosyncrasie naturelle, son caractère d’institution presque familière au sein de laquelle ont continué à subsister, après la conquête, ses principaux traits d’origine » ((Castro Pozo, « Notre Communauté Indigène ».)).

   Et disant cela il se présente donc comme en accord avec Valcárcel, dont les propositions au sujet de l’ayllu, paraissent à certains excessivement dominées par son idéal de résurgence indigène.

   Actuellement que sont et comment fonctionnent les « communautés » ? Castro Pozo croit que l’on peut les distinguer conformément au classement suivant :  » Premièrement : – communautés agricoles ; Deuxièmement : – Communautés agricoles d’élevage ; Troisièmement : – Communautés de pâturages et d’eaux ; et Quatrièmement : – Communautés d’usufruit. Compte devant être tenu que dans un pays comme le nôtre, où la même institution acquiert divers caractères, selon le milieu dans lequel elle se développe, aucun des types énumérés par ce classement ne rencontre dans la réalité, aussi précis et différentiable des autres et pouvant ainsi être incarné par un seul modèle. Au contraire, dans le premier type : « communautés agricoles » on trouve certains des caractères correspondant aux autres et dans ceux-ci, certains relatifs à celui-là. Mais bien qu’un ensemble de facteurs externes ait imposé à chacun de ces groupes une forme de vie déterminée par ses coutumes, ses usages et ses systèmes de travail, ses formes de propriété et ses industries, ce sont les caractères agricoles, d’élevage, de pâture et de système communautaire d’irrigation qui priment, ou même seulement ces deux derniers liés au manque absolu ou relatif de possession de la terre et à l’accaparement de l’usufruit de celles-ci par « l’ayllu » en qui, indubitablement, s’est concentrée la propriété. » ((Ibid.)).

   Ces différences ont été élaborées non par une évolution ou une dégradation naturelle de la « communauté » antique, mais par l’influence d’une législation dirigée vers l’individualisation de la propriété et, surtout, par l’effet de l’expropriation des terres communes en faveur du latifundisme. Elles démontrent, par ende, la vitalité du communisme indigène qui pousse invariablement les aborigènes à des formes variées de coopération et d’association. L’Indien, en deacute;pit des lois de cent années de régime républicain, ne s’est pas fait individualiste. Et ceci ne vient pas de ce qu’il est réfractaire au progrès, comme le prétend le simplisme de ses détracteurs intéressés. Cela vient, bien plus, de ce que, sous un régime féodal, l’individualisme ne rencontre pas les conditions nécessaires pour s’affirmer et se développer.

   Par contre, le communisme a continué à être pour l’Indien sa seule défense.

   L’individualisme ne peut prospérer et n’existe effectivement qu’à l’intérieur d’un régime de libre concurrence. Et l’Indien ne s’est jamais senti moins libre que quand il s’est senti seul.

   C’est pourquoi, dans les villages indigènes où sont réunies des familles entre lesquelles se sont brisés les liens des biens et du travail communautaires, il subsiste encore de solides et tenaces habitudes de coopération et de solidarité qui sont l’expression empirique d’un esprit communiste. La commune correspond à cet esprit. Quand l’expropriation et la répartition paraissent liquider la « commune », le socialisme Indigène trouve toujours moyen de la refaire, de la maintenir ou de lui trouver un substitut. Le travail et la propriété collective sont remplacés par la coopération dans le travail individuel. Castro Pozo écrit à ce sujet : « La coutume a survécu, réduite aux « mingas » ((Minga : Travail collectif, on mange, on se réunit et après on travaille ensemble.)) ou réunions de tout l’ « ayllu » pour faire gratuitement un travail, canal d’irrigation ou maison pour un des membres de la commune. Ce travail s’effectue au son de la harpe et des violons, et tout en consommant quelques bonbonnes de tafia, des cigares et des bouchées de coca ! » Ces coutumes ont mis en pratique de façon rudimentaire très certainement. le contrôle collectif du travail, supérieur au contrat individuel. Ce ne sont pas les individus isolés qui se louent à un propriétaire ou à un entrepreneur, ce sont, solidairement, tous les hommes utiles de la commune qui s’y rendent.

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