Lettre d’accompagnement à W. Bracke

Critique du programme de Gotha

Karl Marx

Lettre d’accompagnement à W. Bracke

   Les gloses marginales qui suivent, critique du programme de coalition, ayez l’amabilité de les porter, après lecture, à la connaissance de Geib et d’ Auer, de Bebel et de Liebknecht. Je suis surchargé de travail et fais déjà beaucoup plus que ce qui m’est prescrit par les médecins. Aussi n’est-ce nullement pour mon « plaisir » que j’ai griffonné ce long papier. Cela n’en était pas moins indispensable pour que, par la suite, les démarches que je pourrais être amené à faire ne pussent être mal interprétées par les amis du Parti auxquels est destinée cette communication.

   Après le congrès d’unité nous publierons, Engels et moi, une brève déclaration dans laquelle nous indiquerons que nous n’avons rien de commun avec le programme de principe en question.

   Cela est indispensable puisqu’on répand à l’étranger l’opinion soigneusement entretenue par les ennemis du Parti, – opinion absolument erronée, – que nous dirigeons ici, en secret, le mouvement du Parti dit d’Eisenach. Dans un écrit russe tout récemment paru((Il s’agit du livre de Bakounine Staat und Anarchie (Etat et Anarchie), Zurich, 1873.)), Bakounine, par exemple, me rend responsable non seulement de tous les programmes, etc., de ce Parti, mais encore de tout ce qu’a fait Liebknecht dès le premier jour de sa collaboration avec le Parti populaire (Volkspartei).

   Cela mis à part, c’est pour moi un devoir de ne pas reconnaître, fût-ce par un diplomatique silence, un programme, qui, j’en suis convaincu, est absolument condamnable et qui démoralise le Parti.

   Tout pas fait en avant, toute progression réelle importe plus qu’une douzaine de programmes. Si donc on se trouvait dans l’impossibilité de dépasser le programme d’Eisenach, – et les circonstances ne le permettaient pas, – on devait se borner à conclure un accord pour l’action contre l’ennemi commun. Si on fabrique, au contraire, des programmes de principes (au lieu d’ajourner cela à une époque où pareils programmes eussent été préparés par une longue activité commune), on pose publiquement des jalons qui indiqueront au monde entier le niveau du mouvement du Parti. Les chefs des lassalliens venaient à nous, poussés par les circonstances. Si on leur avait déclaré dès l’abord qu’on ne s’engagerait dans aucun marchandage de principes, il leur eût bien fallu se contenter d’un programme d’action ou d’un plan d’organisation en vue de l’action commune. Au lieu de cela, on leur permet de se présenter munis de mandats qu’on reconnaît soi-même avoir force obligatoire, et ainsi on se rend à la discrétion de gens qui ont besoin de vous. Pour couronner le tout, ils tiennent un nouveau congrès avant le congrès d’unité, tandis que notre parti tient le sien post festum ! On voulait manifestement escamoter toute critique et bannir toute réflexion de notre propre parti. On sait que le seul fait de l’union donne satisfaction aux ouvriers, mais on se trompe si l’on pense que ce résultat immédiat n’est pas trop chèrement payé.

   Au surplus, le programme ne vaut rien, même si l’on fait abstraction de la canonisation des articles de foi lassalliens.

   Je vous enverrai bientôt les derniers fascicules de l’édition française du Capital. L’édition en a été longtemps suspendue, par suite de l’interdiction du gouvernement français. Cette semaine-ci, ou au commencement de la semaine prochaine, l’édition sera terminée. Avez-vous eu les six premiers fascicules ? Veuillez me procurer l’adresse de Becker à qui je dois envoyer les derniers.

   La librairie du Volksstaat a des manières à elle. C’est ainsi que par exemple, on ne m’a pas encore adressé un seul exemplaire imprimé du Procès des communistes de Cologne.

Londres, 5 mai 1875

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