Note des éditeurs

Les luttes de classes en France

Karl Marx

Note des éditeurs

   L’ouvrage universellement connu sous le titre Les Luttes de classes en France ne devait paraître pour la première fois en brochure et sous ce titre qu’en 1895, bien qu’il ait été rédigé par Marx entre janvier et octobre 1850. Il se compose en majeure partie d’articles qui parurent dans les quatre premiers numéros de la Neue Rheinische Zeitung, revue économique et politique dont la publication commença à Londres au début de mars 1850.

   Après avoir pris une part active à la révolution de 1848 en Allemagne, Marx se réfugia d’abord à Paris en juin-août 1849, puis à Londres. Mais il entendait continuer la lutte à laquelle il venait de participer et il fonda, à cette fin, une revue qui portait le même titre que le journal qu’il avait dirigé à Cologne.

   Il lui apparut que la tâche la plus urgente était d’exposer et d’expliquer les diverses phases de la révolution de 48 en France, parce que c’est là qu’elle avait pris la tournure la plus caractéristique. Ce sont, en effet, les événements de notre pays qui ont le mieux traduit le caractère nouveau de la lutte des classes tel qu’il apparaît au milieu du XIX° siècle. C’est pourquoi il composa une série d’articles : « La défaite de juin 1848 », « Le 13 juin 1849 », « Conséquences du 13 juin », « Napoléon et Fould », qui constituent les trois premiers chapitres des Luttes de classes.

   Mais ses études économiques, reprises dès son arrivée à Londres, l’amenèrent bientôt à reconnaître que les perspectives réelles de la révolution étaient tout autres que celles qu’il avait d’abord envisagées. Dans un tableau des événements européens, intitulé « De mai à octobre », et qui parut à la fin de novembre 1850 dans le dernier numéro de la revue, Marx exprime cette opinion nouvelle qui rectifie dans une certaine mesure la teneur de ses articles précédents. C’est la partie de ce tableau historique concernant les événements français qui constitue le dernier chapitre de l’ouvrage.

   Marx n’eut jamais le loisir de reprendre ces textes et c’est Engels qui, en 1895, assura leur publication en brochure, en joignant le quatrième article aux trois précédents. Dans une longue introduction(( Cette introduction d’Engels parut d’abord dans le Vorwaerts, organe de la social-démocratie allemande. Elle reprenait, en effet, le problème général de la lutte du prolétariat dans le cadre des circonstances nouvelles de la fin du XIX° siècle, et, comme elle s’appuyait en grande partie sur l’expérience allemande, elle était d’une actualité directe pour les lecteurs du Vorwaerts. Toutefois, à sa grande surprise, Engels vit paraître dans le journal une version tronquée de son texte. Indigné de la liberté qu’on avait prise, il écrivit à Kautsky le 1er avril 1895 :
« A mon étonnement, je vois aujourd’hui dans le Vorwaerts un extrait de mon introduction reproduit à mon insu, et arrangé de telle façon que j’y apparais comme un paisible adorateur de la légalité à tout prix. Aussi, désirerais-je d’autant plus que l’introduction paraisse sans coupure dans la Neue Zeit [organe théorique de la social-démocratie allemande (N. R.)], afin que cette impression honteuse soit effacée. Je dirai très nettement à Liebknecht mon opinion à ce sujet, ainsi qu’à ceux, quels qu’ils soient, qui lui ont donné cette occasion de dénaturer mon opinion. »
Malheureusement, la Neue Zeit, tout en donnant un texte plus complet, ne publia pas le texte intégral de l’introduction. Et l’édition des Luttes de classes de 1895 non plus.
En réalité, les social-démocrates allemands, notamment Bernstein et Kautsky, avaient pratiqué des coupures qui prenaient un sens tout particulier. Engels, tenant compte des menaces de la loi d’exception qui pesaient alors sur le socialisme en Allemagne, avait subtilement distingué entre la tactique du prolétariat en général et celle qui était recommandée au prolétariat allemand à cette époque. Il dit dans une lettre à Lafargue du 3 avril 1895 :
« W… [Il vise probablement le rédacteur en chef du Vorwaerts, W. Liebknecht (N.R.)] vient de me jouer un joli tour. Il a pris de mon introduction aux articles de Marx sur la France 1848-1850 tout ce qui a pu lui servir pour soutenir la tactique à tout prix paisible et anti-violente qu’il lui plait de prêcher depuis quelque temps, surtout en ce moment où on prépare des lois coercitives à Berlin. Mais cette tactique, je ne la prêche que pour l’Allemagne d’aujourd’hui et encore sous bonne réserve. Pour la France, la Belgique, l’Italie, l’Autriche cette tactique ne saurait être suivie dans son ensemble, et pour l’Allemagne, elle pourra devenir inapplicable demain. » (Correspondance Engels-Lafargue, Éditions sociales 1956-1959, tome III, p. 404)
En coupant certains passages, Kautsky et Bernstein accréditaient leur propre thèse et ils essayèrent même, en faisant passer le texte tronqué de l’introduction d’Engels pour une sorte de testament politique, de la couvrir de l’autorité du grand disparu. C’est là une manifestation bien caractéristique de la déformation opportuniste qu’ils introduisaient dans le marxisme et qui devait conduire la social-démocratie allemande à ses tragiques démissions de 1914 et de 1918 et à son impuissance totale en 1933.
Dans notre édition les passages rétablis sont entre crochets [ ].)) que nous publions en tête de ce volume, Engels a justifié l’addition à laquelle il avait procédé. Comme il le dit lui-même, « il n’y avait absolument rien à changer à l’interprétation des événements donnée dans les chapitres précédents ».

   Ainsi présenté, et compte tenu des explications données par Engels, ce texte garde une valeur éminente. Il est la première grande illustration du matérialisme historique, la première explication des faits historiques par l’analyse du rapport des classes et des faits économiques. Ces articles de Marx constituent l’exposé le plus riche de l’histoire de notre pays dans les années 48 et 50 et sont, à ce titre déjà, un ouvrage classique. Mais la méthode de Marx s’illustre ici d’une telle manière que Les Luttes de classes en France sont une œuvre pleine d’enseignements, même pour nos luttes d’aujourd’hui.

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