Le prolétariat des mines

La situation des classes laborieuses en Angleterre

Friedrich Engels

Le prolétariat des mines

   Fournir à une aussi colossale industrie que l’industrie anglaise ses matières premières et ses combustibles, requiert une main-d’œuvre considérable. En ce qui concerne les matières indispensables à l’industrie, l’Angleterre ne produit – en dehors de la laine, qui ressortit à la pro­duction des districts agricoles – que les minéraux, métaux et houille. Tandis que la Cornouailles possède de riches mines de cuivre, d’étain, de zinc et de plomb, le Staffordshire, le pays de Galles du nord et d’autres districts fournissent de grandes quantités de fer et pres­que tout le Nord et l’Ouest de l’Angleterre, l’Écosse centrale et quelques districts d’Irlande sont excessivement riches en houille.

   D’après le recensement de 1841, le nombre des ouvriers employés dans les mines en Grande-Bretagne (Irlande non comprise) est le suivant :

Hommes au-dessus de 20 ans Hommes au-dessous de 20 ans Femmes au-dessus de 20 ans Femmes au-dessous de 20 ans  TOTAL
Mines de charbon 83,408 32,475 1,185 1,165 118,233
Mines de cuivre 9,866 3,428 913 1,200 15,407
Mines de plomb 9,427 1,932 40 20 11,419
Mines de fer((Comme les mines de charbon et de fer sont souvent exploitées par les mêmes gens, il faut ajouter au nombre d’ouvriers travaillant dans les mines de fer une partie des mineurs de charbon et en outre une grande partie des ouvriers mentionnés dans la dernière rubrique (divers). *
* G. R. PORTER ; The Progress of the Nation, 1851, p. 79.))
7,773 2,679 424 73 10,949
Mines d’étain 4,602 1,349 68 82 6,101
Mines diverses ou pour lesquelles le minerai extrait n’est pas précisé 24,162 6,591 472 491 31,716
 TOTAL 139,238 48,454 3,102 3,031  193,825

   Dans les charbonnages de Cornouailles travaillent soit au fond, soit à la surface, environ 19,000 hommes et 11,000 femmes et enfants. Mais dans les mines proprement dites il n’y a presque que des hommes et des enfants au-dessus de 12 ans. D’après le Children’s Employment Report, la situation matérielle de ces ouvriers semble être assez supportable((Child. Emp. Com. : 1 st Report, Milles, 1842, III, pp. 203-255.)), et les Anglais aiment tirer gloire de leurs jeunes mineurs de Cornouailles, hardis et vigoureux, qui vont prospecter les veines de minerai jusque sous le fond de la mer. Cependant le Children’s Employment Report porte un autre jugement sur la robustesse de ces gens. Il démontre, dans l’intelligent rapport du Dr Barham((Appendix… Mines, pp. 731-820.)), que l’inspiration de l’air pauvre en oxygène, saturé de poussières et de fumée produite par la poudre des explosifs, qu’on trouve au fond des mines, affecte gravement les poumons, provoque des perturbations dans les fonctions cardiaques, et relâche l’appareil digestif ; il démontre que le travail très fatigant, et en particulier le fait de monter et de descendre les échelles – ce qui dans certaines mines nécessite même chez des jeunes gens vigoureux, au moins une heure, chaque jour avant et après le travail, – contribue pour une grande part au développement de ces maux, et que pour cette raison, des hommes qui commencent jeunes à travailler dans les mines, ne parviennent pas, tant s’en faut, au développement physique correspondant à celui des femmes travaillant à la surface ; il démontre que beaucoup meurent jeunes de phtisie galopante et la plupart à la fleur de l’âge, de tuberculose à évolution lente ; qu’ils vieillissent prématurément et devien­nent inaptes au travail entre 35 et 45 ans et que beaucoup, passant presque sans transition de l’air chaud du puits (après avoir abondamment transpiré en escaladant péniblement l’échelle) à l’air froid de la surface, contractent des inflammations aiguës des voies respiratoires déjà malades, qui ont très fréquemment des suites mortelles. Le travail à la surface, le concassage et le tri des minerais est pratiqué par des jeunes filles et des enfants et on le décrit comme étant très sain parce qu’il s’effectue en plein air.

   Dans le nord de l’Angleterre, à la limite des Comtés de Northumberland et de Durham, se trouvent les très importantes mines de plomb d’Alston Moor. Les rapports en provenance de cette région – également, dans le Children’s Employment Report, le rapport du commissaire Mitchell – concordent avec ceux de Cornouailles. On se plaint là aussi d’un manque d’oxygè­ne, d’un excès de poussières, de fumée de poudre, d’acide carbonique et de gaz sulfureux dans les galeries. Pour cette raison les mineurs, comme ceux de Cornouailles, sont de petite stature et, dès l’âge de 30 ans, ils souffrent presque tous d’affections pulmonaires qui finissent par dégénérer en véritable tuberculose, surtout s’ils continuent à travailler – ce qui est presque toujours le cas -d’où une baisse très nette de la moyenne de vie de ces gens. Si les jeunes mineurs de cette région vivent un peu plus longtemps que ceux de Cornouailles, cela tient au fait qu’ils ne commencent à descendre au fond qu’à 19 ans alors qu’en Cornouailles, nous l’avons vu, on commence à 12 ans. Cependant, là aussi, la majorité des mineurs meurt entre 40 et 50 ans. Sur 79 mineurs dont le décès était consigné dans le registre public du district, et qui étaient morts en moyenne à 45 ans((Ch. E. Com. Appendix, Mines II, 1843, p. 751. Le Dr Mitchell précise que sur ces 79 personnes, 4 jeunes filles de moins de dix-neuf ans ne travaillaient à la mine qu’irrégulièrement.)), 37 étaient morts de tuberculose et 6 d’asthme. Dans les localités des environs : Allendale, Stanhope, et Middleton, la longévité atteignait respective­ment 49, 48 et 47 ans en moyenne, et les décès dus aux affections pulmonaires représentaient respectivement 48, 54 et 56 % du total((

Ce qui donne le tableau suivant pour la période du 1er juillet 1837 au 30 juin 1841

Décès de mineurs plus de 19 ans Longévité moyenne Décès par tuberculose ou asthme Pourcentage
Allendale 79 48 38 48
Stanhope 129 49 70 54
Middleton 57 47 32 56

)). Il ne faut pas oublier que toutes ces données statistiques concernent exclusivement des mineurs qui n’ont pas commencé à travailler avant l’âge de 19 ans. Comparons maintenant ces chiffres à ce qu’on appelle les statistiques suédoises – statistiques détaillées de la mortalité pour tous les habitants de la Suède – qui sont considérées en Angleterre comme le critère jusqu’à présent le plus exact de la longévité moyenne de la classe ouvrière anglaise((Cf. James BONAR : Malthus and his work , 1885, p. 72.)). D’après elles, les individus du sexe masculin qui ont franchi le cap de leur dix-neuvième année parviennent en moyenne à l’âge de 57 ans ½, nous en concluons que l’existence des mineurs du nord de l’Angleterre subit en moyenne une réduction de 10 ans du fait de leur travail. Cependant les statistiques suédoises sont tenues pour le critère de la longévité des ouvriers, et présentent donc un tableau des chances de survie dans les conditions où vit le prolétariat, qui sont de toutes façons défa­vorables ; elles indiquent par conséquent une longévité déjà inférieure à la normale. Dans ces régions, nous retrouvons les maisons-dortoirs et les asiles de nuit que nous avons déjà rencontrés dans les grandes villes, et ils sont pour le moins dans le même état de saleté écœurante que là-bas et l’entassement y est le même. Mitchell a visité un de ces dortoirs qui mesurait 18 pieds de long et 15 pieds de large et était prévu pour accueillir 42 hommes et 14 garçons, soit 56 personnes en 14 lits((La moyenne était, selon le Dr Mitchell, de 30 à 40 personnes par chambre. Appendix… Mines Il, 1842, pp. 740-742.)), dont la moitié était disposée comme dans un navire, les uns au-dessus des autres. Il n’y avait pas d’ouverture pour l’évacuation de l’air vicié ; bien que personne n’y eût couché de trois nuits, l’odeur et l’atmosphère étaient tels que Mitchell ne put pas même les supporter un court instant. Que doit-ce être par une chaude nuit d’été avec 56 personnes ! Et ce n’est pas l’entrepont d’un navire d’esclaves américain, mais bien la demeure « de Britanniques nés libres ».

   Passons maintenant. aux branches les plus importantes de l’industrie minière anglaise, les mines de fer et les mines de charbon, dont le Children’s Employment Report traite ensemble, avec tous les détails qu’exige un tel sujet. La première partie de ce rapport est consacrée presque entièrement à la situation des ouvriers employés dans ces mines. Cependant, après la description détaillée que j’ai donnée de la situation des ouvriers de l’industrie, il me sera possible d’abréger comme l’exigent les limites de cet ouvrage.

   Dans les mines de charbon et de fer, où la méthode d’exploitation est à peu près la même, travaillent des enfants de 4, 5, 7 ans. La majorité a cependant plus de 8 ans. On les emploie à transporter le minerai du lieu d’abattage à la galerie des chevaux ou jusqu’au puits principal, ou bien encore à ouvrir et fermer les portes roulantes séparant les différents compartiments de la mine, avant et après le passage des ouvriers et du matériel. Ce sont, le plus souvent, les plus petits enfants qu’on emploie à la garde de ces portes ; il doivent rester assis douze heures par jour dans l’obscurité, seuls dans un couloir étroit et, dans la plupart des cas, humide, sans avoir le peu de travail dont ils auraient besoin pour être à l’abri de l’ennui abrutissant abêtissant qu’engendre l’inaction totale. En revanche le transport du charbon et du minerai de fer est un labeur très pénible, car il faut traîner ces matériaux dans d’assez grands baquets sans roues, sur le sol inégal de la galerie, ou sur l’argile humide, ou encore dans l’eau, souvent les hisser le long de pentes abruptes et à travers des couloirs si étroits par endroits, que les ouvriers doivent se mettre à quatre pattes. C’est pourquoi on utilise pour ce travail fatigant, des enfants plus âgés et des adolescentes. Selon les cas, il y a un ouvrier par baquet ou deux jeunes dont l’un tire et l’autre pousse. Le travail de haveur, effectué par des hommes adultes ou des jeunes gens vigoureux âgés de 16 ans ou plus, est également un travail très fatigant. – La durée habituelle du travail est de 11 ou 12 heures, souvent plus. En Écosse, elle atteint jusqu’à 14 heures, et il arrive fréquemment de faire des journées doubles de sorte que tous les ouvriers sont contraints de travailler 24 heures, voire parfois 36 heures d’affilée au fond. Les repas à heures fixes sont chose inconnue la plupart du temps, si bien que les gens mangent quand ils ont faim et quand ils en ont le temps.

   La situation extérieure des mineurs est considérée en général comme assez bonne, et on dit que leur salaire est élevé en comparaison de celui des journaliers agricoles des environs (qui, il est vrai, meurent de faim), à l’exception de quelques régions d’Écosse et du district charbonnier d’Irlande, où règne une grande misère. Nous aurons l’occasion de revenir ultéri­eu­rement sur ces données (toutes relatives d’ailleurs) concernant la classe la plus misérable de toute l’Angleterre. Dans l’intervalle nous allons considérer les maux qu’entraî­nent l’exploitation actuelle des mines et les lecteurs pourront alors trancher si un salaire quel qu’il soit est en mesure de dédommager l’ouvrier de pareilles souffrances.

   Les enfants et les jeunes gens chargés du charroi du charbon et du minerai de fer se plaignent tous d’une grande fatigue. Même dans les établissements industriels où l’exploita­tion est la plus brutale, on ne constate pas un état d’épuisement aussi généralisé et aussi poussé. Chaque page du rapport fournit une longue série d’exemples. On constate très souvent que les enfants à peine arrivés à la maison se jettent sur le sol pavé devant l’âtre et s’endorment instantanément ne pouvant avaler la moindre miette de nourriture, leurs parents sont alors obligés de les débarbouiller tout endormis et de les porter au lit, il est même fréquent qu’ils se couchent, épuisés, sur la route, et quand les parents viennent les chercher, tard dans la nuit, ils les trouvent en train de dormir. Il semble qu’à l’ordinaire ces enfants passent la plus grande partie du dimanche dans leur lit, pour se remettre quelque peu des fatigues de la semaine ; un très petit nombre fréquentent l’église et l’école et les maîtres se plaignent de leur somnolence et de leur hébé­tude malgré leur désir de s’instruire. Il en va de même pour les adolescentes plus âgées et les femmes. On les contraint de la façon la plus brutale à se surmener. Cette fatigue, poussée jusqu’à devenir extrêmement douloureuse ne laisse pas d’avoir de fâcheuses répercussions sur l’organisme((Cf. First Report, 1842, « Effets remarquables sur la condition physique des ouvriers du travail dans les mines de charbon », pp. 173-194.)). L’effet le plus immédiat du surmenage est que toute l’énergie vitale est utilisée pour un développement unilatéral de la musculature ; à telle enseigne que ce sont surtout les muscles des bras et des jambes, du dos, des épaules et du thorax, ceux-là même qui sont principalement sollicités dans les efforts de traction et de poussée, qui bénéficient d’un déve­lop­pe­ment exceptionnel, tandis que tout le reste du corps souffre d’un manque de nourriture et s’atrophie. C’est surtout la taille qui reste petite et tassée ; presque tous les mineurs sont de stature trapue, à l’exception de ceux du Warwickshire et du Leicestershire, qui travaillent dans des conditions particulièrement favorables. Puis il faut noter le retard de la puberté tant chez les garçons que chez les filles ; chez les premiers, il faut parfois attendre dix-huit ans ; le commissaire Symons eut même sous les yeux un garçon de dix-neuf ans, qui, à l’exception de la dentition, n’était pas plus développé qu’un garçon de onze ou douze ans. Cette prolon­ga­tion de la période infantile, n’est au fond rien d’autre que la preuve d’un développement ralenti et ne laisse pas de porter ses fruits à un âge plus avancé. jambes torses, genoux cagneux, pieds tournés en dehors, déviation de la colonne vertébrale et autres malformations sont à déplorer dans de semblables conditions et aussi en raison de la faiblesse de ces organismes ; et l’apparition de ces maux – par suite de l’attitude presque toujours défectueuse imposée au corps – en est grandement favorisée ; ils sont du reste si fréquents, que bien des gens et même des médecins affirment, dans le Yorkshire et le Lancashire comme dans le Northumberland et le Durham, qu’on peut reconnaître un mineur entre cent autres personnes uniquement à son corps. Ce sont surtout les femmes qui semblent beaucoup souffrir de ce travail et elles ne se tiennent que rarement – voire jamais – aussi droites que les autres femmes. On certifie également que le travail des femmes dans les mines provoque aussi des malformations du bassin et par voie de consé­quence des accouchements pénibles, voire mortels. Outre ces malformations locales, les mineurs de charbon souffrent encore de toutes sortes de maladies spécifiques, qui se retrou­vent souvent chez les autres mineurs et s’expliquent aisément par la nature de leur travail ; c’est surtout l’abdomen qui est affecté ; l’appétit disparaît, puis ce sont, dans la majorité des cas, des douleurs d’estomac, des nausées et des vomissements, de plus une soif ardente qu’on ne peut apaiser qu’en buvant l’eau sale, souvent tiède de la mine ; les fonctions digestives sont ralenties ce qui favorise l’éclosion des autres maladies. On indique également, de différentes sources, que les maladies de cœur, surtout l’hypertrophie cardiaque, l’inflamma­tion du péricarde, les spasmes des orifices auriculo-ventriculaires et de l’entrée de l’aorte, sont des maux fréquents chez les mineurs et s’expliquent aisément par le surmenage. Il en va de même pour les hernies qui sont, elles aussi, la conséquence directe d’efforts musculaires excessifs. En partie pour les mêmes raisons, en partie à cause de l’atmosphère viciée et poussiéreuse des mines, de l’air charge de gaz carbonique et d’hydrogène carburé – et pour­tant ce serait si facile à éviter – se déclarent une foule de maladies pulmonaires douloureuses et dangereuses, surtout l’asthme, qui apparaît dans certains districts à l’âge de quarante ans, dans d’autres dès l’âge de trente ans chez la plupart des mineurs et a tôt fait de les rendre inaptes au travail. Chez ceux qui doivent travailler dans des galeries humides, cette oppression de la poitrine survient encore bien plus vite ; dans quelques régions d’Écosse, c’est entre vingt et trente ans, période pendant laquelle les poumons ainsi attaqués sont en outre très vulnérables aux inflammations et aux affections fébriles. Une maladie spécifique de cette catégorie d’ouvriers est celle de l’expectoration noire (black spittle) due au fait que le tissu pulmonaire tout entier s’imprègne d’une fine poussière de charbon ; les symptômes en sont une faiblesse générale, des maux de tête, une gêne respiratoire intense, et des expectorations épaisses et de couleur noire. Dans certaines régions ce mal apparaît sous la forme bénigne, dans d’autres au contraire, il semble tout à fait incurable, surtout en Écosse. Dans cette con­trée, en plus d’une aggravation des symptômes décrits plus haut, il faut ajouter une respiration courte et sifflante, un pouls rapide (plus de 100 pulsations à la minute) une toux saccadée, l’amaigrissement et la faiblesse vont s’accentuant et le patient est bientôt hors d’état de travailler. Dans tous les cas, ici, ce mal est mortel. Le Dr Makellar, de Pencaitland, East Lothian, déclare que dans toutes les mines bien ventilées cette maladie n’apparaît pas, alors que bien souvent les ouvriers venant de mines bien ventilées dans des mines qui le sont mal, en sont victimes. La cupidité des propriétaires de mines qui négligent d’installer des puits d’aération, est donc responsable de l’existence même de cette maladie. Les rhumatismes sont également, à l’exception du Warwickshire et du Leicestershire, un mal commun à tous les ouvriers de la mine, et qui résulte surtout de l’humidité qui règne fréquemment sur le lieu du travail. Le résultat de toutes ces maladies, c’est que dans tous les districts sans exception, les ouvriers vieillissent prématurément et qu’au delà de quarante ans – la limite précise varie avec les différents districts -ils deviennent rapidement inaptes au travail. Il est extrêmement rare qu’un mineur puisse continuer à travailler au delà de quarante-cinq ou a fortiori de cinquante ans. A quarante ans, – indique-t-on généralement – un ouvrier de ce genre entre dans la vieillesse. Ceci s’applique à ceux qui abattent le charbon ; les chargeurs qui doivent soulever constamment de lourds blocs de charbon pour les jeter dans les wagonnets, vieillissent dès vingt-huit ou trente ans, à telle enseigne qu’un proverbe des régions charbon­nières dit : « Les chargeurs sont déjà vieux avant d’avoir été jeunes ». Il va de soi que ce vieillissement prématuré entraîne une mort pré­co­ce et un sexagénaire est chez eux une véritable rareté ; même dans le sud du Staffordshire où les mines sont relativement saines, bien peu d’ouvriers parviennent à leur cinquante et unième année. Étant donné que les ouvriers vieillissent si précocement, on peut constater, comme nous l’avons vu pour les usines, que fréquemment les parents sont en chômage et qu’ils sont nourris par leurs enfants souvent très jeunes encore. Si nous résumons les résultats du travail dans les mines, nous pouvons dire avec l’un des commissaires, le Dr Southwood Smith, que la période de l’existence où l’homme est en pleine possession de ses moyens, l’âge d’homme, est considérablement réduite Par suite de la prolongation de la période infantile d’une part, et par le vieillissement prématuré d’autre part, et que la durée de la vie elle-même est abrégée par une mort précoce((Dr SOUTHWOOD SMITH : op. cit., p. 194, « Le travail dans les mines allonge la période de l’enfance, abrège celle de la vie adulte et rapproche celle de la vieillesse, de la décrépitude et de la mort. »)). Voilà qui est à inscrire également au passif de la bourgeoisie !

   Toutes ces constatations valent pour la moyenne des mines anglaises. Mais il y en a beaucoup où la situation est bien pire, en particulier celles où l’on exploite de minces veines de charbon. Le prix de revient du charbon serait trop élevé si l’on voulait en plus du charbon déblayer les couches de sable et d’argile attenantes ; c’est pourquoi les propriétaires se con­ten­tent de faire abattre la couche de charbon, et c’est pourquoi les couloirs qui mesurent ordi­nai­re­ment quatre ou cinq pieds de haut ou davantage sont ici si bas, qu’il est rigoureusement impossible de s’y tenir debout. L’ouvrier est couché sur le flanc et détache le charbon à l’aide de son pie, utilisant ses coudes comme points d’appui. Il en résulte une inflammation de ces articulations, et dans le cas où il est contraint de rester à genoux, le même mal à l’articulation de la jambe. Les femmes et les enfants qui transportent le charbon marchent à quatre pattes, attelés au baquet par un harnais et une chaîne qui dans de nombreux cas, passe entre les jambes, le long de ces galeries basses, tandis qu’un autre pousse par derrière avec la tête et les mains. La pression exercée par la tête provoque une irritation locale, des enflures douloureuses et des abcès. Très souvent ces galeries sont aussi humides si bien que les ouvriers doivent ramper dans des flaques d’eau profondes de plusieurs pouces ; cette eau sale ou salée, provoque également une irritation de la peau. On imagine aisément combien un travail d’esclave aussi odieux doit favoriser l’éclosion des maladies caractéristiques des mineurs.

   Nous n’avons pas encore énuméré tous les maux qui s’abattent sur la tête des mineurs. Dans tout l’Empire britannique, il n’est pas d’autre travail où les risques d’accidents mortels soient si divers. La mine est le théâtre d’une foule d’accidents horribles et précisément ceux-là doivent être portés directement au compte de l’égoïsme de la bourgeoisie. L’hydrogène carburé, qui s’y dégage si souvent, forme en se mélangeant à l’air atmosphérique un composé gazeux explosif qui s’enflamme facilement au contact d’une flamme et tue quiconque se trouve à proximité. Des explosions de ce genre surviennent presque chaque jour ici ou là ; le 28 septembre 1844, il y en eut une à Haswell Colliery (Durham) qui causa la mort de 96 personnes(( W. P. Roberts, Northern Star, 12 octobre 1844.)). L’oxyde de carbone qui s’y dégage aussi en grandes quantités se dépose dans les parties profondes de la mine en une couche qui dépasse parfois la taille d’un homme, asphyxiant quiconque y pénètre. Les portes qui séparent les différents compartiments de la mine doivent en principe arrêter la propagation des explosions et le mouvement des gaz, mais c’est là une mesure de sécurité illusoire, puisqu’on confie la surveillance de ces portes à de jeunes enfants qui s’endorment souvent, ou négligent de les fermer. On pourrait éviter parfaitement les effets funestes de ces deux gaz à condition d’assurer une bonne ventilation des mines au moyen de puits d’aération, mais le bourgeois ne veut pas y consacrer son argent et il préfère ordonner à ses ouvriers de se servir simplement de la lampe Davy, celle-ci leur est souvent tout à fait inutile en raison de la pâle lueur qu’elle diffuse ; et c’est pourquoi ils préfèrent la remplacer par une simple bougie. Si une explosion se produit alors, c’est la négligence des ouvriers qui en est cause, alors que si le bourgeois avait installé une bonne ventilation, toute explosion aurait été presque impossible. De plus, à chaque instant une portion de galerie ou une galerie entière s’effondre, ensevelissant ou écrasant des ouvriers ; la bourgeoisie a intérêt à ce que les veines de charbon soient exploitées au maximum, d’où ce genre d’accidents. Puis ce sont les câbles qui permettent aux mineurs de descendre dans le puits, qui sont souvent en mauvais état, et qui se rompent, précipitant les malheureux au fond où ils s’écrasent. Tous ces accidents – je n’ai pas la place de donner des exemples détaillés – d’après le Mining Journal(( The Mining journal, hebdomadaire pour les mines, les transports, le commerce, fondé à Londres en 1835. Le chiffre de 1,400 est obtenu en prenant pour base le nombre de victimes des accidents survenus du 6 mai au 9 septembre. Pour 1838, la Children’s Employment Commission indiquait un total de 349 morts.)) coûtent environ 1,400 vies humaines par an. Le Manchester Guardian en signale au moins 2 ou 3 chaque semaine, uniquement pour le Lancashire. Dans presque tous les cas, les jurés chargés de déterminer la cause du décès sont sous la coupe des propriétaires des mines, et lorsqu’il n’en est pas ainsi, la routine de l’habitude fait que le verdict sera : « Mort par accident. » D’ailleurs le jury se soucie fort peu de l’état de la mine parce qu’il n’y entend rien. Mais le Children’s Employment Report n’hésite pas à rendre les propriétaires des mines responsables de la grande majorité de ces accidents.

   En ce qui concerne l’instruction et la moralité de la population minière, elles sont, selon le Children’s Employment Report assez bonnes en Cornouailles et même excellentes dans l’Alston Moor ; par contre, elles sont en général à un niveau très bas dans les districts char­bon­niers. Ces gens vivent à la campagne dans des régions laissées à l’abandon et, lorsqu’ils effectuent leur dur travail, personne, si ce n’est la police, ne s’occupe d’eux. Pour cette raison et aussi parce qu’on envoie les enfants travailler dès leur plus jeune âge, leur formation intellectuelle est totalement négligée. Ils ne peuvent fréquenter les écoles ouvertes la semai­ne, les écoles du soir et du dimanche sont illusoires, les maîtres n’ont aucune valeur. Il n’y a par conséquent qu’un très petit nombre de mineurs qui sachent lire, et moins encore qui sa­chent écrire. Selon les déclarations des commissaires, la seule chose qu’ils aient vue claire­ment, c’est que leur salaire est trop bas pour le travail pénible et dangereux qu’ils ont à effec­tuer. Ils ne vont jamais ou presque à l’église ; tous les ecclésiastiques se plaignent d’une irréligiosité sans égale. Effectivement, il y a chez eux une ignorance des choses religieuses et profanes, auprès de laquelle l’ignorance de nombreux ouvriers d’usine, illustrée précédem­ment par des exemples, semble encore être toute relative. Ils n’ont connaissance des notions religieuses que par les jurons. Le travail se charge à lui seul de détruire leur moralité. Il est évident que le surmenage de tous les mineurs doit fatalement engendrer l’ivrognerie. Quant aux rapports sexuels, notons que dans les mines, en raison de la chaleur ambiante, hommes, femmes et enfants y travaillent souvent tout nus et dans la plupart des cas quasi-nus, et chacun peut imaginer quelles en sont les conséquences dans la solitude et l’obscurité de la mine. Le nombre des enfants adultérins, anormalement élevé dans ces régions, témoigne de ce qui se passe au fond de la mine parmi cette population à demi sauvage, mais prouve aussi que les rapports illégitimes entre les sexes n’ont pas sombré, comme dans les villes, dans la prostitution. Le travail des femmes a les mêmes conséquences que dans les usines ; il dissout la famille et rend les mères totalement incapables de vaquer à leurs occupations domestiques.

   Lorsque le Children’s Employment Report fut présenté au Parlement, Lord Ashley se hâta de proposer un bill stipulant que le travail des femmes était désormais absolument interdit dans les mines et celui des enfants considérablement restreint. Le bill passa(( Cette loi fut adoptée le 10 août 1842. Elle interdisait le travail au fond des femmes et des enfants de moins de dix ans.)), mais il resta lettre morte dans la plupart des régions, car on ne prit pas le soin de nommer des inspecteurs des mines chargés de veiller à son exécution((Northern Star, 6 janvier 1844. « Les rois du charbon et la loi sur le non-emploi des femmes. » Il y eut une nomination d’inspecteur : celle de H. Seymour Tremenheere, le 28 novembre 1843, lequel insiste, dans ses rapports de 1843 et 1844, sur les difficultés rencontrées. (Part. Papers, 1844, c. 592.))). L’inobservance de ce bill est d’ailleurs grandement facilitée par la situation des mines dans les districts ruraux ; ne soyons donc pas surpris d’apprendre que l’an passé l’association des mineurs a transmis au ministère une plainte officielle dans laquelle elle signalait que plus de 60 femmes travaillaient dans les mines du duc de Hamilton, en Écosse, ou bien encore que le Manchester Guardian a relaté un jour que, près de Wigan, si je ne m’abuse, une jeune fille a été tuée par une explosion dans une mine sans que personne s’émeuve de voir ainsi révélée une illégalité((Northern Star, 23 septembre, 7 octobre, 4 novembre 1843 et 6 janvier 1844. Tremenheere affirmait que plus de 200 femmes continuaient de travailler dans les mines de Wigan. Il y eut aussi un enfant de neuf ans tué en novembre 1844 dans ces mines. (Manchester Guardian, 23 novembre 1844).)). Il est possible que dans certains cas isolés on ait mis fin à ces abus, mais en général le régime est demeuré le même que par le passé.

   Cependant nous n’en avons pas encore terminé avec les maux qui s’abattent sur les mineurs. La bourgeoisie, non contente de ruiner leur santé, de mettre chaque instant leur vie en danger, de leur ôter toute occasion de s’instruire, les exploite en plus de la façon la plus éhontée. Le système du paiement en nature n’est pas ici une exception, c’est la règle générale, et on le pratique de la façon la plus impudente, la plus directe. Le système des cottages est, lui aussi, généralisé et il représente dans ce cas presque une nécessité ; mais on l’utilise pour mieux exploiter les ouvriers. A cela s’ajoutent encore toutes sortes d’autres escroqueries. Alors que le charbon se vend au poids, on paye l’ouvrier à la mesure, et lorsque son baquet n’est pas tout à fait plein, on ne le lui paie pas du tout, alors qu’il ne touche pas un liard pour un éventuel trop-plein. Si dans son wagonnet la quantité de houille menue dépasse une certaine proportion – ce qui dépend davantage de la nature de la veine de charbon que de l’ouvrier – non seulement il ne touche rien, mais il doit encore payer une amende. Du reste le système des amendes est développé à tel point dans les mines qu’il arrive qu’un pauvre diable qui a travaillé toute la semaine et vient chercher son salaire apprend de la bouche du contre­maître – car celui-ci distribue les sanctions selon son bon vouloir sans convoquer l’ouvrier – que non seulement il ne doit pas attendre de salaire, mais qu’il doit en outre payer tant d’amende ! D’une façon générale le contremaître a pouvoir absolu sur le montant du salaire ; c’est lui qui note le travail fourni et peut payer ce qu’il veut à l’ouvrier, qui est bien forcé de l’en croire. Dans quelques mines où l’on paye au poids, on utilise des bascules décimales fausses dont les poids n’ont pas besoin d’être contrôlés par l’autorité publique ; dans une de ces mines on était allé jusqu’à instituer la règle que tout ouvrier voulant se plaindre du mauvais fonctionnement de la balance était tenu de le signaler au surveillant trois semaines à l’avance. Dans maintes régions, notamment dans le nord de l’Angleterre, la coutume est d’embaucher les ouvriers pour un an ; ils s’engagent à ne travailler pour personne d’autre durant cette période, mais le patron, lui, ne s’engage nullement à leur donner du travail, si bien qu’ils restent souvent des mois sans travail et que s’ils cherchent du travail ailleurs on les expédie six semaines au bagne pour abandon de poste. Dans d’autres contrats, on leur assure du travail à concurrence de 26 shillings tous les 15 jours, mais on ne le leur donne point ; dans d’autres districts les patrons avancent aux ouvriers de petites sommes à rembourser ensuite en travail, ce qui est une manière de les enchaîner. Dans le nord, il est d’usage de retenir toujours le salaire d’une semaine pour attacher les gens de cette manière à la mine. Et pour parfaire l’esclavage de ces ouvriers asservis, presque tous les juges de paix des districts charbonniers sont eux-mêmes propriétaires de mines ou parents ou amis des propriétaires et ils exercent un pouvoir presque discrétionnaire dans ces contrées pauvres et arriérées où il y a peu de journaux – ceux-ci étant du reste au service de la classe possédante. On peut diffici­lement se faire une idée de la façon dont ces pauvres mineurs sont pressurés et tyran­nisés par ces juges de paix à la fois juges et parties.

   Les choses allèrent ainsi pendant longtemps. Tout ce que les ouvriers savaient c’est que leur raison d’être, c’était d’être sucés jusqu’au sang. Mais peu à peu se manifesta même parmi eux un esprit d’opposition à l’oppression scandaleuse des « rois du charbon », notamment dans les districts industriels où le contact qu’ils eurent avec les ouvriers d’usine plus intelli­gents ne laissa pas d’avoir une influence favorable. Ils se mirent à fonder des associations et à cesser le travail de temps à autre. Dans les régions plus évoluées, ils adhérèrent même corps et âme au chartisme. Le grand district charbonnier du nord de l’Angleterre, coupé de toute industrie, restait cependant en arrière, jusqu’à ce qu’enfin s’éveillât en 1843 dans cette contrée aussi, après bien des tentatives et des efforts, tant de la part des chartistes que des mineurs les plus intelligents eux-mêmes, un esprit de résistance qui s’empara de tous. Une agitation si intense gagna les ouvriers du Northumberland et du Durham qu’ils prirent la tête d’une association générale des mineurs de tout l’Empire et nommèrent un chartiste, l’avocat W. P. Roberts de Bristol((Il devait devenir avoué à Manchester. Cf. Northern Star, 24 février 1844et S. et B. WEBB, The history of Trade Unionism, 1920, p. 182.)) – qui s’était déjà distingué dans les procès antérieurs des chartistes – leur « Procurateur général ». L’ « Union » s’étendit rapidement à la grande majorité des districts ; partout on nomma des délégués, qui organi­saient des réunions et recrutaient de nouveaux membres ; lors de la première conférence de délégués à Manchester, en janvier 1844, l’Union avait 60,000 membres(( Northern Star , 6 janvier 1844.)), lors de la seconde, six mois plus tard à Glasgow, il y en avait déjà plus de 100,000 . Tout ce qui concernait les mineurs y fut discuté et on y prit des décisions quant aux arrêts de travail importants. Plusieurs journaux furent fondés, notamment la revue mensuelle The Miner’s Advocate à Newcastle-upon-Tyne, qui défendaient les droits des mineurs.

   Le 31 mars 1844, tous les contrats de travail des mineurs du Northumberland et du Durham venaient à expiration. Les mineurs se firent établir par Roberts un nouveau contrat, dans lequel ils exigeaient : 1. le paiement au poids et non à la mesure ; 2. la détermination du poids au moyen de bascules et de poids courants, vérifiés par des inspecteurs publics ; 3. un engagement de six mois ; 4. l’abolition du système d’amendes et le paiement du travail réel ; 5. l’engagement du patron d’employer au moins 4 jours par semaine, l’ouvrier qui était exclusivement à son service ou bien de lui garantir le salaire de 4 journées. Ce contrat fut adressé aux rois du charbon et on nomma une délégation chargée de négocier avec eux; mais ceux-ci répondirent que, pour eux, l’ « Union » n’existait pas, qu’ils n’avaient affaire qu’avec les ouvriers pris individuellement, et qu’ils ne reconnaîtraient jamais l’association. Ils proposèrent eux aussi un autre contrat qui ne voulait pas entendre parler des différents points mentionnés ci-dessus et qui fut naturellement repoussé par les ouvriers. C’était la déclaration de guerre. Le 31 mars 1844, 40.000 mineurs posèrent leur pic et toutes les mines des deux comtés furent désertes. Les fonds de l’association étaient si importants qu’on pouvait assurer à chaque famille une allocation de 2 ½ sh. par semaine pendant plusieurs mois. Tandis que les ouvriers mettaient ainsi la patience de leurs patrons à l’épreuve, Roberts organisa la grève et l’agitation avec une ardeur infatigable et incomparable ; il tint des réunions, parcourut l’Angleterre en tous sens, collectant des fonds pour les chômeurs, prêchant le calme et la légalité, et menant en même temps contre des juges de paix despotiques et les maîtres du Truck, une campagne comme l’Angleterre n’en avait encore jamais connu. Il l’avait commen­cée dès le début de l’année. Lorsqu’un mineur était condamné par des juges de paix, il obtenait du Tribunal de Queen’s Bench((Court of Queen’s Bench (Tribunal de la Reine), un des tribunaux les plus anciens d’Angleterre, qui faisait (jusqu’en 1873), office de Cour de Cassation et pouvait réviser les sentences des tribunaux de première instance.)) un habeas corpus((Le Writ of Habeas Corpus réglé par la loi de 1679 permet à tout inculpé de faire appel de son incarcération. L’inculpé peut alors être libéré, renvoyé en prison, ou mis en liberté sous caution.)), faisait comparaître son client à Londres et obtenait toujours du tribunal son acquittement. C’est ainsi que le juge Williams de la Queen’s Bench acquitta le 13 janvier trois mineurs condamnés par des juges de paix de Bilston (Staffordshire du Sud) ; le crime de ces gens était de s’être refusé à travailler à un poste où un éboulement menaçait et qui avait effectivement eu lieu avant qu’ils ne revins­sent ! Antérieurement le juge Patteson avait acquitté 6 ouvriers, si bien que le nom de Roberts commença à inspirer l’effroi aux juges de paix propriétaires de mines. A Preston également, quatre de ses clients étaient en prison ; il se mit en route dans les premières semaines de février, afin d’examiner l’affaire sur les lieux mêmes ; mais à son arrivée il apprit que les condamnés avaient déjà été libérés avant d’avoir purgé entièrement leur peine. A Manches­ter, il y en avait sept d’emprisonnés ; Roberts obtint le bénéfice de l’Habeas Corpus et le juge Wightman les acquitta. A Prescott, neuf mineurs qui avaient été déclarés coupables d’avoir troublé l’ordre public à St Helens (Lancashire du sud) étaient incarcérés et attendaient de passer en jugement ; lorsque Roberts arriva, ils furent aussitôt relâchés. Tout ceci se passa durant la première quinzaine de février. En avril, Roberts sortit de la même manière un mineur de la prison de Derby, puis quatre de celle de Wakefield (Yorkshire) et quatre de celle de Leicester. Et il en alla ainsi jusqu’à ce que ces Dogberries, – pour reprendre le nom donné à ces juges de paix d’après le personnage bien connu de la pièce de Shakespeare : Beaucoup de bruit pour rien – eussent conçu pour lui quelque respect. Il en alla de même avec le système du troc. Roberts traîna ces propriétaires de mines sans vergogne les uns après les autres devant le tribunal et il contraignit les juges de paix à les condamner bon gré, mal gré ; il se répandit chez eux une telle peur de ce procurateur général, prompt comme la tempête, qui semblait doué d’ubiquité, que par exemple à Belper, près de Derby, une firme spécialisée dans le troc fit afficher à son arrivée l’avis que voici.

   « MINE DE CHARBON DE PENTRICH((Pour plus de détails, se reporter au Northern Star, n° du 20 avril 1843, 13 et 20 janvier, 10 et 24 février, 14 mai 1844.))

Avis

Messieurs Haslam estiment nécessaire de faire savoir (afin de prévenir toute erreur) que toutes les personnes employées dans leurs mines reçoivent la totalité de leur salaire en espèces et peuvent le dépenser où et comme bon leur semble. S’ils achètent leurs marchandises au magasin de Messieurs Haslam, ils les obtiendront, comme par le passé, au prix de gros, mais la direction n’attend pas qu’ils les y achètent, et quel que soit le magasin qu’ils choisissent, elle leur accordera le même travail et le même salaire. »

   Ces victoires soulevèrent d’allégresse la classe ouvrière tout entière et valurent à l’Union une foule de nouveaux adhérents. Entre temps, la grève se poursuivait dans le nord. Personne ne bougeait le petit doigt et Newcastle, le principal port exportateur de charbon, en fut si dépourvu, qu’il fallut en importer de la côte écossaise, bien qu’en anglais to carry coal to Newcastle((Porter du charbon à Newcastle.)) ait le même sens que chez les Grecs « porter des chouettes à Athènes », c’est-à-dire faire quelque chose de tout à fait superflu. Au début, tant que les fonds de l’Union durèrent, tout alla bien, mais à l’approche de l’été, la lutte devint très dure pour les ouvriers. Ils connurent une misère noire ; ils n’avaient pas d’argent, car les contributions des ouvriers de toutes les branches de travail ne représentaient pas grand chose en regard du grand nombre des chômeurs ; ils durent emprunter à grands frais chez les épiciers ; toute la presse, à l’exception de quelques journaux prolétariens, était contre eux ; la bourgeoisie, et même la petite fraction de cette classe qui aurait eu un sens de l’équité suffisant pour les soutenir, n’apprenait que des mensonges sur leur affaire, en lisant les feuilles vénales libérales et conservatrices ; une députation de douze mineurs partit pour Londres, parvint à y collecter une certaine somme dans le prolétariat de cette ville, mais cet argent aussi fut peu de chose étant donnée la quantité de personnes à secourir ; malgré tout, les mineurs restèrent fermes sur leurs positions et, qui plus est, restèrent calmes et pacifiques en dépit des actes d’hostilité et des provocations de toutes sortes des propriétaires de mines et de leurs fidèles serviteurs. Il n’y eut pas un seul acte de vengeance, aucun renégat à la cause ouvrière ne fut maltraité, pas un vol ne fut commis. La grève durait depuis quatre mois environ et les patrons n’avaient toujours pas de perspective d’avoir le dessus. Une voie leur restait ouverte. Ils se souvinrent du système des cottages ; ils s’avisèrent soudain que les demeures des récalcitrants étaient leur propriété. En juillet, ils donnèrent congé aux ouvriers et en une semaine les quarante mille chômeurs furent jetés sur le pavé. Cette mesure fut appliquée avec une sauvagerie révoltante. Malades et impotents, vieillards et nourrissons – même les femmes en couches – furent arrachés brutalement de leur lit et jetés à la rue. Un agent s’offrit même le plaisir de tirer du lit par les cheveux une femme prête à accoucher et de la traîner dans la rue. La troupe et la police assistaient en masse à l’opération, prêtes à frapper au moindre signe de résistance ou au moindre signe des juges de paix qui dirigeaient cette sauvage procédure. Mais les ouvriers surmontèrent aussi cette nouvelle épreuve sans broncher. On avait espéré qu’ils feraient usage de violence, on les incita à la résistance par tous les moyens, afin d’avoir au moins un prétexte pour mettre fin à la grève, en faisant intervenir la troupe ; les mineurs sans-abri se souvenant des exhortations de leur procurateur, restèrent inébranlables, transpor­tant sans un mot leurs meubles sur les terres marécageuses ou les champs de chaume et tinrent bon. Quelques-uns, qui n’avaient pas trouvé d’autre place, campèrent dans les fossés de la route, d’autres sur les terres d’autrui, ce pour quoi ils furent traduits en justice, et, sous prétexte qu’ils avaient commis des « dégâts se montant à un ½ penny », condamnés à une livre de frais qu’ils furent évidemment dans l’impossibilité de payer et durent expier au bagne. Ils sont restés ainsi huit semaines et même davantage durant cette fin d’été humide de l’an passé (1844) à la belle étoile avec leurs familles, sans autre toit pour eux et leurs petits que les rideaux d’indienne de leurs lits et sans autre secours que les modestes allocations de l’Union et le crédit restreint des petits commerçants. C’est alors que Lord Londonderry((Northern Star, 27 juillet 1844 : « Le marquis fou et les luttes ouvrières. » Cf. également A. J. TAYLOR in Durham University Journal, décembre 1955, pp. 21-27.)) qui possède dans le Durham des mines importantes menaça les commerçants de « sa ville », de Seaham, de son très auguste courroux s’ils persévéraient à faire crédit à « ses » ouvriers rebelles. Ce « noble » Lord fut d’ailleurs en général le bouffon de tout le turn out en raison des « Ukases » ridicules et emphatiques, rédigés dans un style déplorable, qu’il adressait de temps à autre aux ouvriers, toujours sans autre résultat que de soulever l’hilarité de la nation(( (1892) : rien de nouveau sous le soleil, du moins pas en Allemagne. Nos « Rois Stumm » ne sont pas autre chose que de pâles répliques de ces modèles anglais depuis longtemps périmés, et aujourd’hui impossibles dans leur patrie.)). Lorsque tout ceci se révéla inefficace, les propriétaires firent venir des gens à grands frais d’Irlande et des régions reculées du pays de Galles, où il n’y a pas encore de mouve­ments ouvriers, pour les faire travailler dans leurs mines, et lorsqu’ainsi la concurrence entre ouvriers fut restaurée, la puissance des chômeurs s’effondra. Les propriétaires des mines les contraignirent à quitter l’Union, à abandonner Roberts et à accepter les conditions qu’ils leur dictèrent. Ainsi s’acheva au début de septembre le grand combat de cinq mois que les mineurs livrèrent aux propriétaires de mines – combat mené, du côté des opprimés, avec une ténacité, un courage, une intelligence et un sang-froid qui forcent l’admiration. Quel degré de culture réellement humaine, d’enthousiasme et de force de caractère suppose un tel combat chez cette foule de quarante mille hommes qui, nous l’avons vu, étaient dépeints encore en 1840((En 1842.)) dans le Children’s Employment Report, comme tout à fait frustes et dépravés ! Mais combien brutale a dû être l’oppression pour pousser ces quarante mille à se lever comme un seul homme et comme une armée non seulement disciplinée mais encore enthousiaste, dont la volonté unanime est de poursuivre la lutte avec le plus grand sang-froid et le plus grand calme, jusqu’au moment où une plus longue résistance n’aurait pas de sens ! Et quelle lutte – non pas contre des ennemis visibles, mortels, mais contre la faim et le besoin, la misère et l’absence de toit, contre ses propres passions exaspérées jusqu’à la démence par la sauvagerie de la richesse ! S’ils s’étaient révoltés en usant de violence, eux qui n’avaient pas d’armes, ils auraient été massacrés sur place et il eût suffi de quelques jours pour décider de la victoire des patrons. Ce respect de la légalité, ce n’était pas la crainte inspirée par les matraques des constables, c’était une attitude calculée, la meilleure preuve de l’intelligence et de la maîtrise de soi des ouvriers.

   Ainsi, cette fois encore les ouvriers succombèrent malgré leur endurance exceptionnelle devant la puissance des capitalistes. Mais leur lutte ne fut pas vaine. Avant tout, ce turn-out de dix-neuf semaines a arraché pour toujours les mineurs du nord de l’Angleterre à cette mort intellectuelle qu’ils connaissaient auparavant ; ils ont cessé de dormir, ils sont vigilants pour la défense de leurs intérêts et se sont joints au mouvement de la civilisation, singulièrement au mouvement ouvrier. Cette grève qui, pour la première fois, a révélé pleinement la barbarie dont usent les patrons à leur égard, a donné pour toujours, à l’opposition ouvrière dans cette branche des bases solides, et a fait des trois quarts d’entre eux au moins des chartistes ; l’appoint que représentent trente mille hommes si énergiques et si éprouvés, pour les chartis­tes, est vraiment précieux. En outre, la ténacité et le respect de la légalité qui caractérisèrent toute la grève, alliés à l’agitation active qui l’accompagna, ont, malgré tout, attiré l’attention du public sur les mineurs. A l’occasion du débat sur les droits sur le charbon exporté, Thomas Duncombe, le seul membre de la Chambre Basse qui soit un chartiste convaincu, exposa la situation des mineurs devant le Parlement, fit lire leur pétition à la tribune de l’Assemblée, et, par son exposé, contraignit les journaux de la bourgeoisie eux-mêmes à accepter au moins dans la rubrique des débats du Parlement, pour une fois un compte rendu objectif de cette affaire((Hansard’s Parliamentary Debates, 1844, vol. 75, col. 134, pp. 259-262.)). A peine cette grève était-elle terminée que se produisit l’explosion de Haswell ; Roberts partit pour Londres, obtint de Peel une audience, insista en tant que représentant des mineurs pour qu’on fît une enquête approfondie et réussit à obtenir que les plus grands spécialistes de géologie et de chimie d’Angleterre, les professeurs Lyell et Faraday, soient chargés de se rendre sur les lieux. Comme plusieurs autres explosions se produisirent peu après et que les documents de Roberts furent à nouveau présen­tés au Premier Ministre, ce dernier promit de proposer, si possible au cours de la prochaine session parlementaire (celle de 1845), les mesures nécessaires à la protection des ouvriers((Northern Star, 5, 12 et 26 octobre 1844­.)). On n’aurait jamais pu parvenir à un tel résultat, si ces hommes n’avaient pas fait dans ce turn-out la preuve de leur amour de la liberté, s’ils n’avaient forcé le respect et s’ils ne s’étaient pas assurés le concours de Roberts.

   A peine connue la nouvelle que les mineurs du nord étaient forcés de renoncer à l’Union et de congédier Roberts, les mineurs du Lancashire se rassemblèrent en une Union d’environ 10,000 ouvriers et garantirent à leur Procurateur général son traitement de 1.200 livres par an. Durant l’automne de l’année dernière ils collectèrent plus de 700 livres par mois, en utilisant plus de 200 pour les traitements, frais de tribunaux etc… et le reste en allocations à des ouvriers en chômage, dont les uns n’avaient pas de travail, et les autres avaient cessé le travail en raison de désaccords avec leur patron. Ainsi les ouvriers comprennent-ils de plus en plus, qu’unis ils constituent eux aussi une force respectable et sont, en cas d’extrême nécessité, capables de tenir tête à la force de la bourgeoisie. Et c’est l’ « Union » ainsi que la grève de 1844, qui ont permis à tous les mineurs d’Angleterre de parvenir à cette prise de conscience, qui est le fruit de tous les mouvements ouvriers. A bref délai, la différence d’intelligence et d’énergie qui existe encore actuellement à l’avantage des ouvriers de l’industrie aura disparu, et les mineurs du Royaume pourront se comparer à eux à tous égards. Peu à peu, un morceau après l’autre, le sol est miné sous les pieds de la bourgeoisie et dans quelque temps tout l’édifice de l’État et de la société s’écroulera ainsi que les fondations qui le portaient.

   Mais la bourgeoisie veut ignorer ces avertissements. L’insurrection des mineurs n’a fait que l’exaspérer davantage ; au lieu d’y voir un progrès du mouvement ouvrier en général, au lieu d’être amenée à réfléchir, la classe possédante n’y a vu qu’une occasion de faire éclater sa colère contre une classe d’hommes assez stupides pour ne plus se déclarer satisfaits du traitement qu’ils avaient subi jusque-là. Elle ne vit dans les justes revendications des prolé­taires qu’un mécontentement impudent, une révolte insensée contre « l’ordre divin et humain » et, dans le cas le plus favorable, un résultat, qu’il lui fallait réprimer de toutes ses forces, de l’action des démagogues au mauvais esprit, qui vivent de l’agitation et sont trop paresseux pour travailler. Elle a tenté naturellement sans succès – de faire passer aux yeux des ouvriers des hommes comme Roberts et comme les agents de l’association, – tout naturellement appointés par elle – pour de rusés escrocs, désireux de leur soutirer, à eux pauvres ouvriers, jusqu’au dernier sou. – Si telle est la folie de la classe possédante, si l’avantage qu’elle a actuellement l’aveugle au point qu’elle est incapable de voir les signes des temps les plus évidents, il nous faut vraiment renoncer à tout espoir d’une solution pacifique du problème social en Angleterre. La seule issue possible reste une révolution violente qui, c’est tout à fait certain, ne tardera pas.

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