Les différentes branches d’industrie

La situation des classes laborieuses en Angleterre

Friedrich Engels

Les différentes branches d’industrie

Les ouvriers proprement dit

   Si nous voulons maintenant examiner de plus près une à une les branches les plus im­portantes du prolétariat anglais, conformément au principe établi plus haut, il nous faudra commencer par les ouvriers d’usine, c’est-à-dire ceux qui tombent sous le coup de la loi sur les fabriques((Engels avait précédemment (p. 54) indiqué que le premier groupe d’ouvriers qu’il allait étudier était plus spécialement celui des travailleurs transformant les matières premières.)). Cette loi réglemente la durée du travail dans les usines où l’on file ou tisse la laine, la soie, le coton et le lin en utilisant la force hydraulique ou la machine à vapeur et em­bra­sse par conséquent les branches les plus importantes de l’industrie anglaise. La catégorie d’ouvriers qui vit de ces travaux est la plus nombreuse, la plus ancienne, la plus intel­li­gente, et la plus énergique; mais pour cette raison aussi, la plus remuante et la plus haïe de la bour­geoisie; elle est – en particulier les ouvriers qui travaillent le coton – à la tête du mouvement ouvrier, de même que ses patrons, les industriels, sont surtout dans le Lancashire, à la pointe de l’agitation bourgeoise.

   Nous avons déjà vu, dans l’introduction, que la population travaillant dans les secteurs mentionnés plus haut, avait été arrachée à ses conditions de vie antérieures par l’apparition de nouvelles machines. Nous ne devons donc pas être surpris que les progrès des découvertes mécaniques l’aient touchée, plus tard aussi, de la façon la plus sensible et la plus durable. L’histoire de l’industrie du coton telle qu’on peut la lire chez Ure((The Cotton Manufacture of Great Britain (L’industrie manufacturière du Coton en Grande-Bretagne) by Dr A. Ure, 1836. [2 Vol.] )), Baines((History of the Cotton Manufacture of Great Britain (Histoire de l’industrie du Coton en Grande-Bretagne) by E. BAINES, Esq., 1835.)), entre autres, est pleine d’exemples de nouvelles améliorations; et la plupart ont été introduites aussi dans les autres branches d’industrie dont nous avons parlé. Presque partout, le travail mécanique a pris la place du travail manuel, presque toutes les manipulations sont effectuées à l’aide de l’éner­gie hydraulique ou de la force de la vapeur, et chaque année apporte de nouveaux perfec­tion­­nements.

   Si l’harmonie régnait dans la société, on ne pourrait que se réjouir de telles améliorations; mais dans cette guerre de tous contre tous, quelques individus s’emparent des avantages qui en résultent, ôtant par là, à la plupart, les moyens de vivre. Tout perfectionnement mécanique jette des ouvriers à la rue, et, plus l’amélioration est importante, plus la catégorie réduite au chômage est nombreuse; chacune a donc sur un certain nombre de travailleurs l’effet d’une crise économique, – engendrant misère, détresse et crime. Prenons quelques exemples. Étant donné que déjà la première machine inventée, la Jenny (voir plus haut) était mue par un seul ouvrier, et fournissait à temps égal au moins six fois plus qu’un rouet, chaque nouvelle Jenny mit cinq ouvriers en chômage. La Throstle qui, à son tour, fournissait bien davantage que la Jenny et n’exigeait elle aussi qu’un seul ouvrier, en mit encore plus en chômage. La Mule, qui par rapport à sa production, réclamait((Édition de 1892 : nötig machte au lieu de nötig hatte. Le sens est le même.)) encore moins d’ouvriers, eut le même effet et chaque perfectionnement de la Mule, c’est-à-dire chaque augmentation du nombre de ses broches, réduisit à son tour le nombre des ouvriers nécessaires. Cette augmentation du nom­bre des broches est si importante, qu’à cause d’elle des foules d’ouvriers sont devenus chô­meurs; car si jadis un « fileur » aidé de quelques enfants (piecers) pouvait actionner 600 broches, il put désormais en surveiller de 1,400 à 2,000 sur deux Mules – ce qui fait que deux fileurs adultes, et un certain nombre des piecers qu’ils employaient, furent mis en chômage. Et depuis que, dans un nombre important de filatures, on a introduit les self-actors, le rôle du fileur disparaît complètement et c’est la machine qui travaille. J’ai sous les yeux, un livre((Stubborn Facts from the Factories, by a Manchester Operative. Published and dedicated to the working Classes [Faits irréfutables tirés de la vie des usines. Édité et dédié à la classe ouvrière, par un ouvrier d’usine de Manchester], par Won. RASHLEIGH, M. P. Londres, Ollivier, 1844, pp. 28 et suiv. *
* Engels est, selon Adoratski, le seul à identifier l’auteur de cette brochure, James Leach, ouvrier d’usine, qui devint imprimeur et entra dans le mouvement chartiste en 1840- Son ascension fut rapide. Participant à la rédaction de la charte nationale (1841), il est vice-président du Congrès National Chartiste en 1842. Accusé de conspiration, il est arrêté en 1841 à l’âge de 42 ans; il fut l’un des adversaires les plus résolus du libre-échange et de la mécanisation de l’industrie.)) qui est l’œuvre du chef reconnu des chartistes de Manchester, James Leach. Cet homme a travaillé des années dans diverses branches d’usines, des mines de charbons, et je le connais personnellement : c’est un brave homme, digne de confiance et capable. En raison de sa situa­tion dans le parti, il avait à sa disposition les renseignements les plus précis sur les différentes usines, recueillis par les travailleurs eux-mêmes et il publie dans son livre des tableaux, d’où il ressort qu’en 1829, il y avait dans 35 usines 1083 fileurs à la Mule de plus qu’en 1841, alors que le nombre des broches dans ces 35 usines avait augmenté de 99,429. Il mentionne 5 usines où il n’y a plus un seul fileur, ces usines n’utilisant que des self-actors. Tandis que le nombre des broches augmentait de 10 %, celui des fileurs diminuait de plus de 60 %. Et, ajoute Leach, tant de perfectionne­ments ont été apportés depuis 1841 par le doublement des rangées de broches (double decking) et d’autres procédés, que dans les usines dont nous parlons la moitié des fileurs ont été à leur tour congédiés; dans une usine où il y avait récemment encore 80 fileurs, il n’en reste que 20, les autres ont été renvoyés ou bien sont réduits à un travail d’enfant pour un salaire d’enfant. Leach relate des faits analogues pour Stockport, où en 1835, 800 fileurs étaient employés et seulement 140 en 1843, malgré le développement sensible de l’industrie de Stockport durant les 8 ou 9 dernières années(( Northern Star, n° 294, 1er juillet 1843, p. 1, col. 5.)). Des perfectionnements analogues ont été apportés aux machines à carder, ce qui a mis en chômage la moitié des ouvriers. Dans une usine, on a mis en service des métiers à doubler qui ont mis quatre ouvrières sur 8 en chômage et, de plus, l’industriel a abaissé le salaire des quatre autres de 8 à 7 shillings. Il en est allé de même pour le tissage. Le métier à tisser mécanique a conquis successivement tous les secteurs du tissage manuel et comme il produit bien davantage que le métier à main et qu’un seul ouvrier peut surveiller deux métiers mécaniques, ici encore, quantité de travailleurs ont été mis en chômage. Et dans toutes les industries, dans le filage du lin et de la laine, dans le tramage de la soie, c’est la même chose; le métier mécanique commence même à conquérir quelques secteurs du tissage de la laine et du lin; rien qu’à Rochdale il y a plus de métiers à tisser mécaniques que de métiers manuels dans le tissage de la flanelle et d’autres lainages. La réponse habituelle de la bourgeoisie, c’est que les perfectionnements apportés aux machines, en réduisant les frais de production, fournissent les produits finis à plus bas prix et que grâce à cette baisse du prix la consom­mation augmente tellement que les travailleurs en chômage retrouvent bientôt un emploi dans les usines qui se créent. Certes, la bourgeoisie a tout à fait raison d’affirmer que, dans certaines conditions favorables au développement industriel, toute baisse du prix d’une marchandise dont la matière première coûte peu, accroît beaucoup la consommation et donne naissance à de nouvelles usines; mais ceci mis à part, tous les autres mots dans cette affirmation sont mensonge. Elle compte pour rien qu’il faille attendre des années jusqu’à ce que les conséquences de la baisse de prix se fassent réellement sentir, jusqu’à ce que les nouvelles usines soient bâties; elle nous dissimule que tous les perfection­ne­ments rejettent de plus en plus sur la machine le véritable travail, le travail fatiguant, transformant ainsi le travail des adultes en une simple surveillance que peut tout aussi bien assumer une faible femme, voire un enfant, ce qu’ils font effectivement pour le tiers ou la moitié du salaire de l’ouvrier; que, par conséquent, les hommes adultes sont de plus en plus écartés de l’industrie et ne sont plus réemployés dans cette production accrue; elle nous dissimule que des branches entières disparaissent ainsi ou sont tellement transformées, qu’elles exigent un nouvel apprentissage; et elle se garde bien d’avouer ici ce dont elle se vante habituellement, quand on parle d’interdire le travail des jeunes enfants : à savoir que le travail en usine pour être appris comme il convient, doit l’être dès la tendre jeunesse et avant l’âge de dix ans (cf. par ex : de nombreux passages du Factories Inq. Comm. Rept(( Parliamentary Papers , 1833, vol. 20-21; 1834, vol. 19-20.)) ); elle ne dit pas que le perfectionnement des machines se poursuit continuellement et que dès l’instant où l’ouvrier s’est acclimaté dans un nouveau secteur de travail, à supposer que cela soit possible, elle lui ravit ce travail, ôtant ainsi à sa situation le peu de sécurité qui lui restait encore. Mais la bourgeoisie elle, tire profit des perfectionnements mécaniques; durant les premières années où beaucoup d’anciennes machines travaillent encore et où le perfectionnement n’est pas généralisé, elle a la plus belle occasion d’amasser de l’argent; ce serait trop demander que de vouloir qu’elle ait aussi des yeux pour les inconvénients des machines ainsi perfection­nées.

   La bourgeoisie a aussi contesté vivement que les machines perfectionnées abaissent les salaires, alors que les ouvriers n’ont cessé de l’affirmer. Elle maintient qu’en dépit de la baisse du salaire aux pièces due au fait que la production est devenue plus facile, le salaire hebdomadaire a dans l’ensemble plutôt augmenté que diminué et que la situation de l’ouvrier loin d’empirer s’est plutôt améliorée. Il est difficile de voir ce qu’il en est réellement, car les ouvriers se réfèrent la plupart du temps à la baisse du salaire aux pièces; cependant ce qui est certain, c’est que même le salaire hebdomadaire dans certaines branches a été abaissé par l’introduction de machines. Les ouvriers qu’on nomme les « fileurs fins » (ceux qui filent du fil fin sur la Mule) perçoivent, certes, un salaire élevé, 30 à 40 shillings par semaine, parce qu’ils possèdent une puissante association qui lutte pour maintenir le salaire des fileurs et que leur métier exige un pénible apprentissage; mais les fileurs de gros fil qui doivent concur­rencer les machines automatiques (self-actors), inutilisables pour le fil fin, et dont le syndicat a été affaibli par l’introduction de ces machines, reçoivent en revanche un salaire très bas. Un fileur de métier à broche (Mule) m’a dit qu’il ne gagnait pas plus de 14 shillings par semaine et ceci corrobore les dires de Leach; celui-ci affirme que dans plusieurs usines les fileurs de gros fil(( Selon LEACH : Op. cit ., p. 30, il s’agit des fileurs de fil fin. Probablement erreur de lecture ou de plume d’Engels.)) gagnent moins de 16 et demi shillings par semaine et qu’un fileur qui gagnait 30 shillings, il y a 3 ans, n’arrive qu’à 12 et demi à peine actuellement; que, l’an dernier il n’avait effectivement pas gagné davantage en moyenne. Il se peut que le salaire des femmes et des enfants ait moins baissé, mais pour la simple raison qu’il n’était pas bien élevé dès le début. Je connais plusieurs femmes qui sont veuves et ont des enfants et qui gagnent péni­blement 8 à 9 shillings par semaine; quiconque connaît en Angleterre le prix des denrées les plus indispensables à l’existence m’accordera qu’elles ne peuvent pas en vivre ainsi décemment, elles et leur famille. En tout cas, l’affirmation unanime des ouvriers c’est que les perfectionnements mécaniques ont fait généralement baisser les salaires; et dans toutes les réunions d’ouvriers des districts industriels, on peut entendre dire clairement que l’allégation de la bourgeoisie industrielle, selon laquelle la situation de la classe laborieuse se serait améliorée grâce à la fabrication mécanique est tenue par cette classe elle-même pour un pur mensonge. Mais quand même il serait vrai que seul le salaire relatif, le salaire aux pièces a baissé alors que la somme des gains hebdomadaires n’a pas varié, qu’en conclure ? Que les travailleurs ont dû regarder tranquillement ces Messieurs les industriels emplir leur bourse et tirer profit de tous les perfectionnements, sans qu’ils leur en cèdent la moindre parcelle; dans sa lutte contre les travailleurs, la bourgeoisie oublie même les principes les plus communs de sa propre écono­mie politique. Elle qui ne jure que par Malthus objecte aux travailleurs dans son anxiété – les millions d’habitants qui sont venus accroître la population de l’Angleterre, où donc auraient-ils trouvé du travail sans les machines ?((Telle est la question que pose par exemple M. Symons dans Arts and Artizans*.
1839, p. 155. «En fait, le malthusianisme seul a épargné aux classes laborieuses une famine inévitable ». (Cf. citation exacte dans l’édition Henderson et Chaloner, op. cit., p. 156.))) Sottise! Comme si la bourgeoisie ne savait pas elle-même très bien que sans les machines et l’essor industriel qu’elles ont suscité, ces « millions » n’auraient pas été mis au monde et n’auraient pas grandi! La seule utilité que les machines aient eue pour les travailleurs, c’est qu’elles leur ont montré la nécessité d’une réforme sociale qui fasse travailler les machines non pas contre les ouvriers mais pour eux. Ces sages bourgeois n’ont qu’à demander aux gens qui, à Manchester et ailleurs, balayent les rues (il est vrai que maintenant c’est déjà de l’histoire ancienne, puisqu’on a inventé pour ce travail aussi des machines et qu’on les a mises en service(( LEACH : op. cit., p. 30. En fait ces machines furent rapidement retirées du service (1842-1848). Des balayeurs coûtaient moins cher.)) ) ou bien qui vendent dans les rues du sel, des allumettes, des oranges et des lacets, ou encore qui sont réduits à la mendicité, ce qu’ils ont été jadis – et combien répondront : ouvrier d’usine réduit au chômage par les machines((Cf. ASHLEY : « Discours aux Communes du 15 mars 1844 » Hansard’s Parliamentary Debates, 3e série, val. 73, Col. 1085-1086)). Les conséquences du perfectionnement technique ne sont dans le régime social actuel que défavorables à l’ouvrier et souvent accablantes; toute nouvelle machine provoque chômage, misère et détresse, et dans un pays comme l’Angleterre où, sans cela il existe toujours « une population excédentaire », le débauchage est dans la plupart des cas ce qu’il peut arriver de pire à un ouvrier. En dehors de cela, quel effet épuisant, énervant doit avoir sur des ouvriers dont la position n’est déjà pas solide, cette insécurité de l’existence qui résulte des progrès ininter­rompus du machinisme et du chômage qu’ils entraînent ! Ici encore l’ouvrier n’a que deux issues pour échapper au désespoir : la révolte intérieure et extérieure contre la bour­geoisie, ou bien la boisson, la débauche. Et c’est à ces deux solutions que les ouvriers ont recours. L’histoire du prolétariat anglais compte par centaines les émeutes contre les machi­nes et la bourgeoisie en général, quant à la débauche, nous en avons déjà parlé. Celle-ci elle-même n’est au fond qu’un autre aspect du désespoir.

   Ceux qui mènent la vie la plus dure sont les ouvriers qui doivent lutter contre une machine en train de s’imposer. Le prix des articles qu’ils confectionnent s’aligne sur celui des articles que fabrique la machine et comme elle travaille à meilleur marché, l’ouvrier qui doit rivaliser avec elle est le plus mal payé. Cette situation est celle de tout ouvrier qui travaille sur une machine ancienne concurrencée par une machine plus récente et perfectionnée. C’est normal; qui donc sinon lui, doit supporter le dommage ? L’industriel ne veut pas mettre sa machine au rebut, il ne veut pas non plus en supporter les inconvénients. Contre sa machine, qui n’est que matière morte, il ne peut rien; par conséquent il s’en prend au travailleur qui, lui, est vivant, ce bouc émissaire de la société. Parmi les ouvriers concurrencés par les machines, les plus mal traités sont les tisserands manuels de l’industrie du coton. Ils sont les plus mal payés et, même en cas de plein emploi, il leur est impossible de gagner plus de 10 shillings par semaine. Un tissu après l’autre leur est disputé par le métier à tisser mécanique, et de plus, le tissage manuel est le dernier refuge de tous les travailleurs des autres branches devenus chômeurs, si bien que ce secteur est constamment surpeuplé. C’est pourquoi le tisserand manuel s’estime heureux, durant les périodes moyennes, quand il peut gagner 6 ou 7 shillings par semaine, et même pour gagner cette somme, il lui faut rester de 14 à 18 heures par jour à son métier. La plupart des tissus exigent par ailleurs un local humide, afin que le fil de trame ne se rompe pas à tout instant, et tant pour cette raison, qu’à cause de la pauvreté de l’ouvrier, qui ne peut se payer un meilleur logement, les ateliers des tisserands manuels n’ont le plus souvent ni plancher ni carrelage. J’ai visité de nombreuses habitations de tisserands manuels dans de méchantes cours et des ruelles reti­rées, habituellement au sous-sol. Il n’était pas rare qu’une demi-douzaine de ces tisserands ma­nuels, dont quelques-uns étaient mariés, vécussent ensemble dans un seul cottage qui n’avait qu’une ou deux salles de travail et une grande chambre à coucher pour tous. Leur nourriture consiste presque uniquement en pommes de terre, quelque fois un peu de porridge, rarement du lait, presque jamais de viande; un grand nombre d’entre eux sont Irlandais ou d’origine irlandaise. Et ces pauvres tisserands manuels que chaque crise économique atteint en premier et laisse en dernier doivent servir d’arme à la bourgeoisie, afin que celle-ci puisse résister aux attaques dirigées contre le système industriel! Voyez, s’écrie-t-elle triomphale­ment, voyez comme ces pauvres tisserands manuels en sont réduits à manquer de tout, alors que les ouvriers d’usine vivent fort bien, et maintenant jugez le système industriel(( Par exemple, le Dr URE dans sa Philos[ophy] of Manuf[actures]*
* 1835, pp. 7-8 et 353-354.)) ! Comme si ce n’était pas précisément le système industriel et le machinisme – un de ses éléments – qui ont honteu­se­ment réduit les tisserands manuels à un si bas niveau de vie. Comme si la bour­geoisie ne le savait pas tout aussi bien que nous ! Mais il y va de l’intérêt de la bourgeoisie et alors elle n’en n’est pas à quelques mensonges et hypocrisies près.

   Examinons de plus près le fait que les machines évincent de plus en plus l’ouvrier adulte. Le travail aux machines consiste principalement – aussi bien dans le filage que dans le tissage – à rattacher les fils qui cassent, puisque la machine fait tout le reste; ce travail n’exige aucune force physique, mais des doigts agiles. Donc, non seulement les hommes n’y sont pas indispensables, mais en outre, le plus grand développement des muscles et des os de leurs mains, les rend moins aptes à ce travail que des femmes et des enfants; ils sont donc tout naturellement presque totalement évincés de ce travail. Plus les gestes des bras, les efforts musculaires sont, par la mise en service de machines, accomplis par l’énergie hydraulique ou la force de la vapeur, et moins on a besoin d’hommes; et comme les femmes et les enfants sont par ailleurs meilleur marché et plus habiles que les hommes dans ce genre de travail, ce sont eux qu’on emploie. Dans les filatures on ne trouve aux Throstles que des femmes et des jeunes filles, un fileur aux mules, un homme adulte (qui même disparaît s’il y a des seif-actors) et plusieurs piecers chargés de rattacher les fils; le plus souvent ce sont des enfants ou des femmes, parfois de jeunes gens de 18 à 20 ans, de temps à autre un fileur âgé qui a perdu sa place((« La situation, en ce qui concerne les salaires, est actuellement très faussée dans quelques secteurs de la fabrication des filés de coton dans le Lancashire; il y a des centaines de jeunes hommes, entre 20 et 30 ans, employés comme piecers ou à une autre occupation et ne gagnant pas plus de 8 à 9 shillings par semaine, tandis qu’au même endroit, des enfants de 13 ans gagnent 5 shillings par semaine et des jeunes filles de 16 à 20 ans gagnent 10 à 12 shillings par semaine. » (Rapport de l’inspecteur de fabrique. L. HORNER, octobre 1844) )). Ce sont le plus souvent des femmes de 15 à 20 ans et plus qui travaillent au métier à tisser mécanique; il y a aussi quelques hommes, mais qui conservent rarement cet emploi après leur 21e année. Aux machines à préfiler, on ne trouve également que des femmes, tout au plus y a-t-il quelques hommes pour affûter et nettoyer les machines à carder. En plus, les usines em­ploient un grand nombre d’enfants pour ôter et remettre les bobines (doffers) et quelques hommes adultes comme contremaîtres dans les ateliers, un mécanicien et un ouvrier spécia­liste pour la machine à vapeur, et aussi des menuisiers, un portier, etc… Mais le travail pro­pre­ment dit est fait par des femmes et des enfants. Cela aussi les indus­triels le nient, et ils ont publié l’an passé des statistiques importantes, tendant à démontrer que les machines ne supplantent pas les hommes. Il ressort des tableaux publiés qu’un peu plus de la moitié (52 %) de l’ensemble des ouvriers d’usine sont du sexe féminin et environ 48 % du sexe masculin et que plus de la moitié de ce personnel est âgée de plus de 18 ans((Manchester Guardian, 1er mai 1844, p. 5 et Liverpool Mercury, 26 avril 1844, p. 130. La statistique portait sur 412 entreprises occupant 116,281 personnes dont 28,459 hommes de plus de 21 ans, 26,724 de moins de 21 ans; 26,710 femmes de plus de 21 ans et 34,388 mineures.)). Jusque-là, c’est parfait. Mais ces messieurs les industriels se sont bien gardés de nous dire quelle est, chez les adultes, la proportion d’hommes et de femmes. Or, c’est précisément là la question. De surcroît, ils ont manifestement fait entrer en ligne de compte les mécaniciens, menuisiers, et tous les hommes adultes qui, de quelque manière, avaient affaire avec leurs usines, y incluant peut-être même les secrétaires, etc… mais ils n’ont pas le courage de dire toute la vérité objective. Leurs renseignements du reste fourmillent d’erreurs, d’interpré­ta­tions fausses ou obliques, de calculs de moyennes, qui prouvent beaucoup pour le profane mais ne démon­trent rien pour qui est au courant, de silences justement sur les points essen­tiels : ils ne font que démontrer l’aveuglement égoïste et la malhonnêteté de ces industriels.

   Nous emprunterons au discours dans lequel Lord Ashley présenta sa motion sur la journée de 10 heures, le 15 mars 1844 à la Chambre des Communes, quelques données qui n’ont pas été réfutées par les industriels sur l’âge des ouvriers et la proportion d’hommes et de femmes. Elles ne s’appliquent d’ailleurs qu’à une partie de l’industrie anglaise. Des 419,590((419,560 dans les éditions de 1845 et 1892. Chiffre rectifié.)) ouvriers d’usine de l’empire britannique (en 1839), 192.887 (soit presque la moitié) étaient âgés de moins de 18 ans et 242.996 étaient du sexe féminin, dont 112,192 au-dessous de 18 ans; d’après ces chiffres 80,695 ouvriers du sexe masculin ont moins de 18 ans, et 96,599(( 96,569 dans les éditions de 1845 et 1892.)) sont adultes, c’est-à-dire 23 %, donc pas même le quart du total. Dans les fabriques de coton, 56 1/4% de l’ensemble du personnel étaient des femmes et il y en avait 69 ½% dans les fabriques de laine, 70 ½%, dans les fabriques de soieries, 70 ½% dans les filatures de lin. Ces chiffres suffisent à démontrer que les travailleurs adultes du sexe masculin sont évincés. Mais il n’y a qu’à entrer dans la première usine venue pour voir la chose effectivement confirmée. Le résultat inévitable, c’est ce bouleversement de l’ordre social existant, qui précisé­ment parce qu’il est imposé, a pour les ouvriers les conséquences les plus funestes. Le travail des femmes surtout désagrège complètement la famille; car quand la femme passe quotidiennement 12 ou 13 heures à l’usine et que l’homme y travaille lui aussi là ou ailleurs, que deviennent les enfants ? Ils poussent, livrés à eux-mêmes comme de la mauvaise herbe, on les donne à garder au-dehors pour 1 ou 1 ½ shillings par semaine, et on imagine com­ment ils sont traités. C’est pourquoi se multiplient d’une façon effrayante, dans les districts industriels, les accidents dont les jeunes enfants sont victimes par manque de surveillance. Les listes établies par les fonctionnaires de Manchester chargés des constats de décès, indiquaient (selon le rapport du Fact. Inq. Comm. Rept. of Dr Hawkins, p. 3) : en 9 mois, 69 décès par brûlure, 56 par noyade, 23 consécutifs à une chute, 67(( Éditions de 1845 et 1892 : 77. Chiffre rectifié)) pour des causes diverses; donc en tout 215(( Éditions de 1845 et 1892 : 225.)) accidents mortels(( En 1843, au nombre des victimes d’accidents transportées à l’hôpital de Manchester, il y eut 189, je dis cent quatre vingt-neuf brûlures. On ne dit pas combien il y en eut de mortelles *
* Il ne s’agit pas que d’enfants et les chiffres sont ceux de 1842-1843 (du 25 juin au 25 juin).)), tandis qu’à Liverpool, qui n’est pas une ville manu­facturière, on n’avait à déplorer, en 12 mois, que 146 accidents mortels. Les accidents dans les mines de charbon ne sont pas inclus pour ces deux villes; il faut remarquer que le coroner(( Fonctionnaire chargé du constat de décès, en cas de mort violente ou subite.)) de Manchester n’a pas Salford dans son ressort si bien que la population des deux districts est à peu près la même. Le Manchester Guardian, relate dans tous ses numéros, ou presque, un ou plusieurs cas de brûlure. Il va de soi que la mortalité générale des tout jeunes enfants augmente également en raison du travail des mères et des faits l’attestent de façon éclatante. Les femmes reviennent souvent à l’usine 3 ou 4 jours après l’accouchement, en laissant bien entendu leur nourrisson à la maison; durant les heures de loisir elles courent en hâte chez elles pour allaiter l’enfant et manger elles-même un peu; mais dans quelles conditions a lieu cet allaitement, on peut facilement l’imaginer! Lord Ashley rapporte les déclarations de quelques ouvrières :

   « M.H. âgée de 20 ans a deux enfants, le plus petit est un nourrisson qui est gardé à la mai­son par l’autre un peu plus âgé; elle part pour l’usine le matin peu après 5 heures et revient à 8 heures du soir durant la journée, le lait lui coule des seins au point que ses vêtements en sont trempés. -H.W. a trois enfants, quitte sa maison le lundi matin à 5 heures et ne revient que le samedi soir à 7 heures. Elle a alors tant de choses à faire pour ses enfants, qu’elle ne se couche pas avant 3 heures du matin. Il lui arrive souvent d’être trempée jusqu’aux os par la pluie et de travailler dans cet état. « Mes seins m’ont fait horriblement souffrir; et je me suis trouvée inondée de lait((ANSARD, 3e série, 1844, vol. 73, col. 1094.)) ».

   L’emploi de narcotiques dans le but de faire tenir les enfants tranquilles n’est que trop favorisé par cet infâme système et il est maintenant vraiment très répandu dans les districts industriels; le Dr Johns, inspecteur en chef du district de Manchester, est d’avis que cette coutume est une des causes essentielles des convulsions mortelles très fréquentes((Journal of Statistical Society of London, vol. 3, 1840, pp. 191-205.)). Le travail de la femme à l’usine désorganise inévitablement la famille et cette désorganisation a, dans l’état actuel de la société qui repose sur la famille, les conséquences les plus démoralisantes aussi bien pour les époux que pour les enfants. Une mère qui n’a pas le temps de s’occuper de son enfant, de lui prodiguer durant ses premières années, les soins et la tendresse les plus normaux, une mère qui peut à peine voir son enfant ne peut pas être une mère pour lui, elle devient fatalement indifférente, le traite sans amour, sans sollicitude, comme un enfant étranger; et des enfants qui grandissent dans ces conditions sont plus tard tout à fait perdus pour la famille, ils sont incapables de se sentir chez eux dans le foyer qu’ils fondent eux-mêmes, parce qu’ils n’ont connu qu’une existence isolée; ils contribuent nécessairement à la destruction de la famille d’ailleurs générale chez les ouvriers. Le travail des enfants entraîne une désorganisation analogue de la famille. Lorsqu’ils parviennent à gagner plus qu’ils ne coûtent à leurs parents pour les entretenir, ils commencent à remettre aux parents une certaine somme pour la nourriture et le logis et dépensent le reste pour eux. Et ceci se produit souvent dès qu’ils ont 14 ou 15 ans (Power : Rept. on Leeds, passim; Tufnell : Rept. on Manchester, p. 17 etc… dans le rapport de fabri­que). En un mot, les enfants s’émancipent et considèrent la maison paternelle comme une pension : il n’est pas rare qu’ils l’abandonnent pour une autre si elle ne leur plaît pas.

   Dans bien des cas, la famille n’est pas tout à fait désagrégée par le travail de la femme mais tout y est mis sens dessus dessous. C’est la femme qui nourrit sa famille et l’homme qui reste à la maison, garde les enfants, balaye les pièces et fait la cuisine. Ce cas est très, très fréquent; à Manchester seulement, on pourrait dénombrer plusieurs centaines de ces hommes, condamnés aux travaux domestiques. On peut aisément imaginer quelle légitime indignation cette castration de fait suscite chez les ouvriers, et quel bouleversement de toute la vie de famille il en résulte, alors que les autres conditions sociales restent les mêmes. J’ai sous les yeux la lettre d’un ouvrier anglais, Robert Pounder, Baron’s Buildings, Woodhouse Moor Side, à Leeds (la bourgeoisie peut toujours aller l’y rechercher, c’est pour elle que j’indique l’adresse exacte) que celui-ci adressa à Oastler, et dont je ne peux rendre qu’à demi le naturel; on peut à la rigueur en imiter l’orthographe, mais le dialecte du Yorkshire est intraduisible((Cf. The Fleet Papers , vol. 4, n° 35, 31 août 1844, pp. 486-488.)). Il y raconte comment un autre ouvrier de sa connaissance, parti à la recherche de travail a rencontré un vieil ami à St Helen dans le Lancashire.

   « Eh bien, Monsieur, il l’a trouvé, et quand il est arrivé à sa baraque, qu’est-ce que c’était, pensez donc, eh ben une cave basse et humide; la description qu’il donna des meubles était la suivante : 2 vieilles chèses, une table ronde à 3 pié, une quesse, pas de lit mais un tât de vieille paille dans un coin avec une père de drat de lie sale dessu, et 2 bou de boit à la cheminai et quand mon povre ami entrat, le povre jack était assit sur le boit prai du feu, et qu’est-ce que vous croié qu’i fesait ? il était là et il raccmodait les bas de sa fame avec l’aiguille à reprisé et quan il a vu son vieil ami sur le seuille, il a essaillé de le cacher, mait Joé, s’ait son nom à mon ami, il a ben vu, et il a di : jack, Bon Dieu, qu’est qu’tu fait, où qu’est ta fame ? qu’est qu’c’est ce travail qu’tu fait ? Ce povre jack a eut onte et i dit, non, je sait bien, c’est pas mon travaille, mait ma povre fame elle est à l’usine elle doit y allé à 5 heures et demi et travaille jusqu’à 8 heures du soire et elle ait tellement à plat qu’ê peut rien faire, quand elle rentre à la méson, je doit faire tout pour elle ce que je peut, passque j’ai pat de travaille et j’en ai pas ut depuis pu de troit ans et j’en trou’vrai pu de toute ma vie et pi il a pleuré une grosse larme. Ah mon Joé qu’il a dit, y a assé de travaille pour les femmes et les gosses dans la région mais y en a pat pour les homes; c’est pu facile de trouvé cent livres sur la route que du travaille mai j’auré pas crut que toit ou un autre vous m’orié vu entrain de r’prisé les ba de ma fame passe que c’est du mauvais travaille, mé elle peut presque pu tenir su ses jambes et j’ai peur qu’elle tombe tout à fai malade et là j’sais pu ce qu’on va devenir passque ça fait lontant que c’est elle qu’ait l’homme dans la méson; et c’est moi qu’é la fame; c’est pas du travaille, Joé et i s’est mit à pleuré a chaudes larmes et i dit mait ça pas été toujour comme sa; non jack, dit Joé, et comment qu’ t’a fait pour vivre quand c’est qu’tavait pas de travaille; j’vais te l’dire Joé, comme ci comme ça, mais ça allé pluto mal, tu sais quant on s’est marié, j’avais bien du travaille, et tu sait que j’ai jamé été feignant mais non, t’at jamé été feignant; et pi on avait une belle méson meublé et Mary n’avé pas besoin de travaillé, moi j’pouvé travaillé pour nou deu, et maintenant c’est l’monde à Lanver; Mary faut qu’elle travail et moi resté ici pour gardé les enfants et balaillé, et lavé et faire la popote, et raccmodé, passque quant la povre fame rentre à la méson le soire elle est fatigué et claqué; tu sait Joé c’est dure quant qu’on a été abitué autremant ; Joé dit : oui mon gars, c’est dure, et jack recommança a pleuré et il auré voulu jamais avoire été marié et jamais été né, mais il auré jamé cru quand il a marié la Mary que tout ça seré arriver. Qu’ès que j’ai pu pleuré a cause de tout ça, dit le jack, et ben Monsieur, quand Joé il a entendu sa, i m’a dit qu’il avait maudi et envoyé à tous les diables les usines et les industrielles et le gouvairnement avec tous les jurons qu’il avait aprit depuis sa jeunaisse dans les usines((Naturellement l’orthographe que nous avons adoptée ne rend qu’approximativement l’orthographe incertaine de l’ouvrier anglais qu’Engels avait lui-même déjà transposée eu allemand. Cf. sur ce cas T. C. BARKER and J. R. HARRIS : A Merseyside Town in the industrial Revolution : St Helens, 17501900 (1954), p. 321.)).

   Peut-on imaginer une situation plus absurde, plus insensée, que celle que décrit cette lettre ? Et cependant, cette situation qui ôte à l’homme son caractère viril et à la femme sa féminité sans être en mesure de donner à l’homme une réelle féminité et à la femme une réelle virilité, cette situation qui dégrade de la façon la plus scandaleuse les deux sexes et ce qu’il y a d’humain en eux, c’est la conséquence dernière de notre civilisation tant vantée, l’ultime résultat de tous les efforts accomplis par des centaines de générations pour améliorer leur vie et celle de leurs descendants ! Il nous faut ou bien désespérer tout à fait de l’huma­nité, de sa volonté et de sa marche en avant, en voyant les résultats de notre peine et de notre travail tournés ainsi en dérision; ou alors il nous faut admettre que la société humaine a fait fausse route jusqu’ici dans sa quête du bonheur; il nous faut reconnaître qu’un bouleverse­ment si complet de la situation sociale des deux sexes ne peut que provenir du fait que leurs rapports ont été faussés dès le début. Si la domination de la femme sur l’homme, que le système industriel a fatalement engendrée, est inhumaine, la domination de l’homme sur la femme telle qu’elle existait auparavant est nécessairement inhumaine aussi. Si la femme peut maintenant comme jadis l’homme, fonder sa domination sur le fait qu’elle apporte le plus, et même tout, au fonds commun de la famille, il s’ensuit nécessairement que cette communauté familiale n’est ni véritable, ni rationnelle puisqu’un membre de la famille peut encore tirer vanité d’apporter la plus grande part à ce fonds. Si la famille de la société actuelle se désagrège, cette désagrégation montre précisément qu’au fond, ce n’est pas l’amour familial qui était le lien de la famille, mais l’intérêt privé nécessairement conservé dans cette fausse communauté de biens((Des renseignements donnés par les industriels eux-mêmes indiquent combien les femmes mariées travaillant en usine sont nombreuses; il y en a 10,721 dans 412 usines du Lancashire; parmi leurs maris, 5,314 seulement avaient également du travail en usine, 3,927 avaient un autre emploi, 821 étaient chômeurs et sur 329, on ne possédait aucun renseignement. Donc, dans chaque usine, il y a en moyenne 2 et parfois 3 hommes qui vivent du travail de leur femme*.
* Cf. Manchester Guardian, mai 1844, p. 5, col. 4-5)). Les mêmes rapports doivent aussi exister également entre les enfants et leurs parents quand ceux-ci sont chômeurs et qu’ils les entretiennent à moins qu’ils ne leur payent pension, comme on l’a vu plus haut. Le Dr Hawkins témoigne dans le rapport de fabrique que cette situation se rencontre assez souvent et est de notoriété publique à Manchester(( 2nd Report, 1833. Parl. Papers, vol. 21.)). Tout comme plus haut la femme, ce sont ici les enfants qui sont les maîtres de la maison, ce dont Lord Ashley donne un exemple dans son discours (session de la Chambre des Communes du 15 mars 1844). Un homme avait tancé d’importance ses deux filles parce qu’elles étaient allées dans un cabaret, et celles-ci déclarèrent qu’elles en avaient assez d’être commandées : « Damn you, we have you to keep((Va au diable, c’est nous qui devons t’entretenir.)) » et puis aussi elles voulaient profiter un peu de l’argent gagné au travail; elles quittèrent la maison paternelle abandonnant père et mère à leur sort.

   Les femmes célibataires qui ont grandi dans les usines ne sont pas mieux loties que les femmes mariées. Il va de soi qu’une fille qui a travaillé à l’usine depuis l’âge de neuf ans n’a pas eu la possibilité de se familiariser avec les travaux domestiques; de là vient que les ouvrières d’usine sont dans ce domaine tout à fait inexpérimentées et tout à fait inaptes à faire de bonnes ménagères. Elles ne savent ni coudre, ni tricoter, ni faire la cuisine ou la lessive; les besognes les plus ordinaires d’une ménagère leur sont inconnues, et elles ignorent totalement comment on doit s’y prendre avec les tout jeunes enfants. Le rapport de la Fact. Inq. Comm. en donne des douzaines d’exemples, et le Dr Hawkins, commissaire pour le Lancashire, exprime ainsi son opinion (p. 4 du rapport) :

   « Les filles se marient jeunes et sans réfléchir elles n’ont ni les moyens ni le temps ni l’occasion d’apprendre les tâches ordinaires de la vie domestique, et même si elles les connaissaient, elles n’auraient pas le temps, une fois mariées de vaquer à ces tâches. La mère est séparée de son enfant plus de douze heures par jour; l’enfant est mis en pension chez une jeune fille ou une vieille femme qui le garde; par surcroît, la demeure des ouvriers d’usine n’est que trop rarement un foyer agréable (home) c’est souvent une cave où il n’y a ni usten­siles de cuisine, ni rien pour la lessive, pour coudre ou ravauder, où manque tout ce qui pour­rait rendre l’existence agréable et confortable, tout ce qui pourrait rendre le foyer attrayant. Pour ces raisons et d’autres encore, en particulier pour que les jeunes enfants aient plus de chances de survie, je ne peux que souhaiter et espérer qu’un jour viendra où les femmes seront exclues des usines. »

   Pour les exemples isolés et les témoignages cf. Fact. Inq. Comm. Report, Cowell evid. : pp. 37, 38, 39, 72, 77, 50; Tufnell evid. : pp. 9, 15, 45, 54, etc…((2nd Report, 1833. Parl. Papers, vol. 21, D3, p. 5. Dans tout ce passage, sans le dire expressément, Engels semble incliner vers une conception du couple, où la femme est vouée aux travaux ménagers. Conception d’ailleurs répandue, cf. GASKELL : op. cit.))

   Mais tout cela n’est rien. Les conséquences morales du travail des femmes en usine sont bien pires encore. La réunion de personnes des deux sexes et de tous âges dans un même atelier, l’inévitable promiscuité qui en résulte, l’entassement dans un espace réduit de gens qui n’ont eu ni formation intellectuelle ni formation morale, ne sont pas précisément faits pour avoir un effet favorable sur le développement du caractère féminin. L’industriel, même s’il y prête attention, ne peut intervenir que lorsque le scandale est flagrant; il ne saurait être au courant de l’influence permanente, moins évidente, qu’exercent des carac­tères dissolus sur les esprits plus moraux et en particulier sur les plus jeunes; et par conséquent il ne peut la prévenir. Or, c’est cette influence qui est justement la plus néfaste. Le langage employé dans les usines, a-t-on rapporté de divers côtés aux commissaires de fabrique en 1833, est « inconvenant », « mauvais », « malpropre » etc… (Cowell. evid. : pp. 35, 37 et en bien d’autres passages). La situation est en plus petit celle que nous avons constatée en grand dans les grandes villes. La concentration de la population a le même effet sur les mêmes personnes, que ce soit dans une grande ville ou dans une usine relativement petite. Si l’usine est petite, la promiscuité est plus grande et les rapports inévitables. Les conséquences ne se font pas attendre. Un témoin de Leicester a dit qu’il préférerait voir sa fille mendier plutôt que de la laisser aller à l’usine, que l’usine est un véritable enfer, que la plupart des filles de joie de la ville doivent leur état à leur fréquentation de l’usine (Power evid. : p. 8); un autre à Manchester, « n’a aucun scrupule à affirmer que les trois quarts des jeunes ouvrières d’usine de 14 à 20 ans ne sont plus vierges »; (Cowell evid. : p. 57). Le commissaire Cowell émet l’opinion que la moralité des ouvriers d’usine se situe un peu au-dessous de la moyenne de la classe laborieuse (p. 82) et le Dr Hawkins dit (Rept. p. 4) :

   « Il est difficile de donner une estimation chiffrée de la moralité sexuelle, mais si j’en crois mes propres observations, l’opinion générale de ceux à qui j’en ai parlé, ainsi que la teneur des témoignages qu’on m’a fournis, l’influence de la vie en usine sur la moralité de la jeunesse féminine semble justifier un point de vue tout à fait pessimiste. »

   Il va de soi que la servitude de l’usine comme toute autre et même plus que toute autre confère au patron le jus primae noctis((Le droit à la première nuit.)). A cet égard aussi l’industriel est le maître du corps et des charmes de ses ouvrières. La mise à la porte est une sanction suffisante pour réduire dans neuf cas sur dix, sinon dans quatre-vingt-dix-neuf cas sur cent, toute résistance de la part de filles qui, par surcroît, n’ont pas de dispositions particulières à la chasteté. Si l’industriel est assez infâme (et le rapport de la commission cite plusieurs cas de ce genre), son usine est en même temps son harem(( Les commissaires, évidemment, ne vont pas si loin. L’expression est de Engels.)) ; que tous les industriels ne fassent pas usage de leur droit ne change rien à la situation des jeunes filles. Aux débuts de l’industrie manufacturière, à l’épo­que où la plupart des industriels étaient des parvenus sans éducation qui ne respectaient pas les règles de l’hypocrisie sociale, ils ne se laissaient arrêter par rien dans l’exercice de leur droit « bien acquis ».

   Afin de bien juger des effets du travail en usine sur l’état physique des femmes, il sera nécessaire d’examiner tout d’abord le travail des enfants et la nature même du travail. Dès le début de la nouvelle industrie ceux-ci ont été employés en usine; au commencement, en raison des petites dimensions des machines (devenues plus tard beaucoup plus importantes), c’étaient presque exclusivement des enfants qu’on faisait travailler; on allait les chercher dans les maisons d’assistance et on les louait comme « apprentis » par troupes entières pour de longues années chez les industriels. Ils étaient logés et habillés collectivement et devenaient, bien entendu, entièrement les esclaves de leurs patrons qui les traitaient avec une brutalité et une barbarie extrêmes. Dès 1796, l’opinion publique manifesta si énergiquement son mécon­tentement par la voix du Dr Percival et de sir R. Peel (père du ministre actuel et lui-même fabricant de cotonnades) que le Parlement vota en 1802 un Apprentice Bill((Cette loi interdisait le travail de nuit pour les enfants et limitait à douze heures la journée de travail des jeunes apprentis. Mais elle ne s’appliquait qu’à l’industrie du coton et de la laine. Comme la loi ne prévoyait aucun contrôle, ces prescriptions ne furent pas observées par les fabricants.)) (loi sur les apprentis), qui mit un terme aux abus les plus criants. Peu à peu, la concurrence des tra­vail­­leurs libres se fit sentir et tout le système de « l’apprentissage » disparut progressive­ment. Peu à peu on construisit les usines surtout dans les villes, on agrandit les machines et on bâtit des locaux plus aérés et plus sains; il y eut davantage de travail pour les adultes et les jeunes gens; proportionnellement, le nombre des enfants employés diminua un peu tandis que s’élevait un peu l’âge moyen auquel on commençait à travailler. On n’employa alors que peu d’enfants au-dessous de huit ou neuf ans. Plus tard, le pouvoir législatif intervint encore à plusieurs reprises, comme nous le verrons, pour protéger les enfants contre la rapacité de la bourgeoisie.

   La mortalité élevée qui sévit parmi les enfants des ouvriers, et particulièrement des ouvriers d’usine, est une preuve suffisante de l’insalubrité à laquelle ils sont exposés durant leurs premières années. Ces causes agissent également sur les enfants qui survivent mais évidemment leurs effets sont alors un peu plus atténués que sur ceux qui en sont les victimes. Dans le cas le plus bénin, ils entraî­nent une prédisposition à la maladie ou un retard dans le développement et, par conséquent, une vigueur physique inférieure à la normale. L’enfant d’un ouvrier, à neuf ans, grandi dans le dénuement, les privations et les vicissitudes de l’existence, dans l’humidité, le froid et le manque de vêtements, est loin d’avoir la capacité de travail d’un enfant élevé dans de bonnes conditions d’hygiène. A neuf ans, on l’envoie à l’usine, il y travaille journellement six heures et demie (jadis huit heures et auparavant de douze à quatorze heures, voire seize heures) jusqu’à l’âge de treize ans; à partir de ce moment jusqu’à dix-huit ans, il travaille douze heures; aux facteurs d’affaiblissement qui persistent, vient s’ajouter le labeur. On ne saurait, certes, nier qu’un enfant de neuf ans, même celui d’un ouvrier, puisse supporter un travail quotidien de six heures, et demie sans qu’en résultent pour son développement des effets néfastes visibles, et dont ce travail serait la cause évidente; mais on avouera que le séjour dans l’atmosphère de l’usine, étouffante, humide et souvent d’une chaleur moite, ne saurait en aucun cas, améliorer sa santé. De toute façon, c’est faire preuve d’irresponsabilité que de sacrifier à la cupidité d’une bourgeoisie insensible les années des enfants qui devraient être consacrées exclusivement à leur développement physique et intellectuel, de priver les enfants d’école et de grand air, pour les exploiter au profit de messieurs les industriels. Bien sûr, la bourgeoisie nous dit : « Si nous n’employons pas les enfants dans les usines, ils reste­ront dans des conditions de vie défavorables à leur déve­lop­pement », et dans l’ensemble c’est exact – mais que signifie cet argument, ramené à sa juste valeur, sinon que la bourgeoisie place d’abord les enfants d’ouvriers dans de mauvaises con­di­tions d’existence, et qu’en plus elle, exploite ensuite ces mauvaises conditions à son profit; elle invoque un fait dont elle est aussi coupable que du système industriel, elle excuse la faute qu’elle commet aujourd’hui par celle qu’elle a commise hier. Si la loi sur les usines ne leur liait pas quelque peu les mains, vous verriez comment ces bourgeois « bienveillants » et « humains », qui n’ont au fond édifié leurs usines que pour le bien des travailleurs, vous verriez comment ils prendraient la défense des intérêts des travailleurs : Voyons un peu comment ils ont agi, avant d’avoir sur les talons l’inspecteur de fabrique; leur propre témoignage, le rapport de la commis­sion de fabrique de 1833, doit les confondre.

   Le rapport de la Commission Centrale constate que les fabricants se mirent à employer des enfants rarement de cinq ans, fréquemment de six ans, très souvent de sept ans, le plus souvent de huit ou neuf ans; que la durée du travail atteint souvent de quatorze à seize heures par jour (non compris les heures pour les repas), que les industriels toléraient que les surveillants frappent et maltraitent les enfants, et qu’eux-mêmes souvent agissaient de même; on rapporte même le cas d’un industriel écossais qui poursuivit à cheval un ouvrier de seize ans qui s’était enfui, le ramena en le forçant à courir devant lui à l’allure de son cheval au trot et en le frappant continuellement à tour de bras avec un long fouet. (Stuart evid. : p. 35((Factories Enquiry Commission , First Report , 1833, A, I, p. 35 (témoignage de John Ross).)) ). Dans les grandes villes où les ouvriers résistaient davantage, de tels cas étaient, il est vrai, moins fréquents. Cependant, même cette longue journée de travail ne suffisait pas à la voracité des capitalistes. Il fallait par tous les moyens faire en sorte que le capital investi dans les bâtiments et les machines fût rentable, il fallait le faire travailler le plus possible. C’est pourquoi les industriels introduisirent le scandaleux système du travail de nuit; chez quelques-uns, il y avait deux équipes d’ouvriers, chacune assez forte pour faire marcher toute l’usine; l’une travaillait les douze heures de jour, l’autre les douze heures de nuit. On imagine aisément les conséquences que devaient fatalement avoir sur l’état physique des enfants surtout – petits et grands – et même des adultes, cette privation permanente du repos nocturne qu’aucun sommeil diurne ne saurait remplacer. Surexcitation de tout le système nerveux, lié à un affaiblissement et à un épuisement de tout le corps, tels étaient les résultats inévitables. Il faut y ajouter l’encouragement et l’excitation à l’alcoolisme, au dérèglement sexuel; un indus­triel atteste (Tufnell : evid. p. 91) que durant les deux années où il faisait travailler de nuit il naquit deux fois plus d’enfants illégitimes et que l’immoralité s’aggrava au point qu’il dut renoncer au travail de nuit. D’autres industriels usaient d’un procédé plus barbare encore; ils faisaient travailler de nombreux ouvriers trente à quarante heures d’affilée et ce plusieurs fois par semaine, en mettant sur pied des équipes de remplacement incomplètes qui n’avaient pour but que de remplacer chaque fois une partie seulement des ouvriers pour leur permettre de dormir quelques heures. Les rapports de la commission sur ces actes de barbarie et leurs conséquences dépassent tout ce qu’il m’a été donné de connaître dans ce domaine. Des hor­reurs telles que celles qui sont relatées ici ne se retrouvent nulle part, et nous verrons que la bourgeoisie ne cesse d’invoquer le témoignage de la commission en sa faveur. Les consé­quences de semblables méfaits ne se firent pas attendre : les commissaires rapportent qu’ils ont eu sous les yeux une foule d’infirmes dont l’infirmité provenait indubitablement des longues heures de travail. Cette infirmité consiste le plus souvent dans une déviation de la colonne vertébrale et une déformation des jambes et elle est décrite en ces termes par Francis Sharp, M. R. C. S. (membre du collège royal de chirurgie) :

   « Je n’avais encore jamais constaté la déformation de l’extrémité inférieure du fémur avant de venir à Leeds. J’ai cru d’abord qu’il s’agissait de rachitisme, mais le grand nombre des malades qui se présentaient à l’hôpital et l’apparition de cette maladie à un âge (de huit à quatorze ans) où les enfants ne sont habituellement plus sujets au rachitisme, ainsi que le fait que ce mal avait débuté seulement depuis que les enfants travaillaient à l’usine, m’incitèrent bientôt à modifier mon opinion. J’ai vu jusqu’à présent, environ une centaine de cas de ce genre, je puis affirmer de la façon la plus catégorique que ce sont là les suites de surmenage physique; autant que je sache il s’agissait là uniquement d’enfants travaillant dans des usines, et eux-mêmes voient là l’origine de leur mal. Le nombre des cas de déviation de la colonne vertébrale – conséquence manifeste d’une trop longue station debout – que j’ai constatés ne doit pas être inférieur à 300 (Dr Loudon evid. : pp. 12, 13)((Le Dr Loudon parle aussi de varices, d’affaissement de la voûte plantaire qu’il attribue aux mêmes causes. Mêmes observations chez le Dr Hey. Dans l’édition de 1845, Engels avait écrit « Dr Kay » : il s’agit du Dr William Hey (1771-1844).)) . »

   Le Dr Hey de Leeds, médecin de l’hôpital durant dix-huit ans s’exprime de même :

   « Déformations de la colonne vertébrale très fréquentes chez les ouvriers. Quelques-unes, suites d’un simple surmenage, d’autres conséquence d’un travail pro­lon­gé sur une constitution originairement faible ou affaiblie par une mauvaise nourri­ture. Les estropiés semblaient être plus fréquents que ces malades; les genoux étaient tordus en dedans, les tendons des chevilles très fréquemment relâchés et disten­dus et les os longs des jambes, tordus. C’étaient surtout les extrémités de ces os longs qui étaient déformées et hypertrophiées, et ces patients venaient d’usi­nes où l’on travaillait souvent très longtemps (Dr Loudon evid. : p. 16). »

   Les chirurgiens Beaumont et Sharp de Bradford s’expriment dans le même sens. Les rapports des commissaires Drinkwater, Power et du Dr Loudon contiennent une foule d’exemples de semblables malformations, ceux de Tufnell et du Dr Sir David Barry qui s’intéressent moins à ce cas particulier, en contiennent quelques-uns (Drinkwater evid. : p. 69; deux frères : pp. 72, 80, 146, 148, 150; deux frères : pp. 155 et bien d’autres; Power evid. pp. 63, 66, 67; deux exemples : p. 68; trois exemples : p. 69 deux exemples à Leeds : pp. 29, 31, 40, 43, 53 et suivantes; Dr Loudon evid. : pp. 4, 7 quatre exemples; p. 8 plusieurs exem­ples etc … Sir D. Barry : pp. 6, 8, 13, 21, 22, 44, 55 trois exemples; etc… Tufnell : pp. 5, 16; etc…). Les commissaires pour le Lancashire Cowell, Tufnell et Dr Hawkins ont négligé presque complètement cet aspect des conséquences médicales du système industriel, bien que ce district puisse parfaitement rivaliser avec le Yorkshire quant au nombre de ses infirmes. Je me suis rarement promené dans Manchester sans croiser trois ou quatre estropiés souffrant précisément de la déformation de la colonne vertébrale et des jambes qui vient d’être décrite et c’est un détail que j’ai souvent observé et que j’ai eu l’occasion d’observer. Je connais personnellement un infirme qui répond exactement à la description faite plus haut par le Dr Hey et qui s’est estropié à l’usine de M. Douglas, à Pendleton, lequel jouit encore parmi les ouvriers de la plus enviable réputation pour avoir exigé jadis un travail qui se prolongeait pendant des nuits entières. A l’aspect de cette catégorie d’infirmes, on voit tout de suite, d’où provient leur déformation, ils ont tous la même silhouette, les genoux sont fléchis vers l’intérieur et vers l’arrière, les pieds tournés vers l’intérieur, les articulations déformées et grosses, et souvent la colonne vertébrale est déviée en avant ou de côté. Mais ce sont ces bons industriels philanthropes du district de Macclesfield, où l’on travaille la soie, qui semblent y avoir été le plus fort, ce qui vient aussi du fait que de très jeunes enfants de cinq ou six ans travaillaient dans ces usines. Parmi les témoignages annexes du commissaire Tufnell nous trouvons la déposition d’un chef d’atelier Wright (p. 26), dont les deux sœurs avaient été estropiées de la plus honteuse façon et qui avait compté un jour le nombre d’estropiés dans plusieurs rues, dont quelques-unes des plus propres et des plus coquettes de Macclesfield; il en avait trouvé dix dans Townley Street, cinq dans George’s Street, quatre dans Charlotte Street, quinze dans Watercots, trois dans Bank Top, sept dans Lord Street et douze dans Mill Lane, deux dans Great Georges Street, deux à l’hospice des Pauvres, un à Park Green et dans Pickford Street deux infirmes dont les familles avaient été unanimes à déclarer que ces malformations résultaient d’un travail excessif dans les usines à tramer la soie; p. 27, on cite le cas d’un garçon qui était si estropié, qu’il ne pouvait gravir un escalier, et on mentionne des cas de fillettes présentant des malformations du dos et des hanches.

   Ce travail excessif provoque également d’autres déformations, en particulier les pieds plats, affection très souvent constatée par Sir D. Barry (par ex. pp. 21 et suivantes; deux fois) et que les médecins et chirurgiens de Leeds (Loudon, pp. 13, 16 etc…) donnent égale­ment comme très fréquente. Dans les cas où une constitution plus robuste, une nourriture meilleure et d’autres facteurs ont permis au jeune ouvrier de résister à ces effets-là d’une exploitation barbare, nous constatons au moins des douleurs dans le dos, dans les hanches et les jambes, des chevilles enflées, des varices, ou bien de larges ulcérations persistantes aux cuisses et aux mollets. Ces maux sont quasi-communs chez les ouvriers; les rapports de Stuart, Mackintosh, Sir D. Barry contiennent des centaines d’exemples, et même, ils ne con­naissent pour ainsi dire pas d’ouvrier qui ne souffre de quelqu’une de ces affections et dans les autres rapports, la présence des mêmes conséquences est attestée au moins par plusieurs médecins. Les rapports concernant l’Écosse, établissent de façon indubitable grâce à d’in­nom­brables exemples, qu’un travail de treize heures provoque même chez des ouvriers de dix-huit à vingt-deux ans des deux sexes, pour le moins ces effets-là, aussi bien dans les filatures de lin de Dundee et de Dunfermline, que dans les usines cotonnières de Glasgow et de Lanark.

   Tous ces maux s’expliquent facilement par la nature du travail en usine qui est, certes, selon le mot des industriels, très « facile », mais qui est précisément par sa facilité plus épuisant que tout autre((E. BAINES : History of the Cotton Manufacture , 1835, p. 156.)). Les ouvriers ont peu de choses à faire mais sont contraints, de rester constamment debout sans pouvoir s’asseoir. Quiconque s’assied sur le rebord d’une fenêtre ou sur un panier est puni; cette perpétuelle station debout, cette pression mécanique permanente de la partie supérieure du corps sur la colonne vertébrale, sur les hanches et les jambes produit obligatoirement les effets mentionnés plus haut. Cependant, cette station debout n’est pas indispensable au travail, et du reste on a installé des sièges, du moins dans les ateliers à doubler de Nottingham (ce qui a pour conséquence l’absence de ces maux, par conséquent les ouvrières y sont disposées à fournir un long travail), mais dans une usine où l’ouvrier ne travaille que pour le bourgeois et a peu d’intérêt à bien faire son travail, il en ferait certainement plus d’usage qu’il ne serait agréable et avantageux pour l’industriel; les ouvriers doivent donc sacrifier la santé de leurs membres afin que soit gâchée un peu moins de la matière première du bourgeois((Dans les ateliers de filatures d’une usine de Leeds, on avait également installé des sièges. (Drinkwater evid. : p. 85).)). Cette longue et permanente station debout provoque, s’ajoutant à l’atmosphère généralement mauvaise des usines, un épuisement considérable de toute l’énergie physique et par suite toutes sortes de maux moins localisés que généralisés. L’atmosphère des usines est habituellement à la fois chaude et humide, plutôt plus chaude qu’il n’est nécessaire et si l’aération n’est pas très bonne, elle est très impure, étouffante, pauvre en oxygène, pleine de poussières et de vapeurs d’huile des machines qui souille pres­que partout le sol, y pénètre et y rancit; quant aux ouvriers ils sont peu vêtus en raison de la chaleur, et ils prendraient automatiquement froid si la température de la pièce ne restait pas constante; mais dans cette chaleur, le moindre courant d’air leur paraît désagréable, l’affai­blissement progressif qui gagne insidieusement toutes les fonctions organiques, diminue la chaleur animale qui doit être alors maintenue de l’extérieur; et c’est pourquoi l’ouvrier préfère rester dans cette atmosphère chaude de l’usine, toutes fenêtres fermées. Vient s’y ajouter l’effet du brusque changement de température lorsque l’ouvrier quitte l’atmosphère très chaude de l’usine pour gagner l’air glacial ou bien froid et humide du dehors, l’impos­si­bilité pour l’ouvrier de bien se protéger de la pluie et de changer de vêtements lorsque ceux-ci sont mouillés; tous ces facteurs provoquent constamment des re­froi­dissements. Et lorsqu’on songe que, malgré tout, ce travail ne sollicite et ne fait réelle­ment travailler presque aucun muscle du corps, si ce n’est peut-être ceux des jambes, que rien ne contrecarre l’effet anémiant et épuisant des facteurs énumérés plus haut, mais qu’au con­traire fait défaut tout exercice qui pourrait donner de la vigueur aux muscles, de l’élasticité et de la fermeté aux tissus; que depuis sa jeunesse l’ouvrier n’a jamais eu le temps de faire le moindre exercice au grand air, on ne s’étonnera plus de la quasi-unanimité avec laquelle les médecins déclarent dans le rapport sur les usines, qu’ils ont constaté particuliè­rement chez les ouvriers d’usine un manque considérable de résistance aux maladies, un état dépressif général affectant toutes les activités vitales, un relâchement persistant des forces intellectuelles et physiques. Écoutons tout d’abord sir D. Barry :

   Les influences défavorables du travail en usine sur les ouvriers sont les sui­vantes : 1) la nécessité absolue de rythmer leurs efforts physiques et intellectuels sur les mouvements de machines mues par une force régulière et infatigable; 2) la station debout qu’il faut endurer durant des périodes anormalement longues et trop rapprochées; 3) la privation de sommeil (en raison d’un travail trop long, ou de la douleur dans les jambes et de malaises physiques généralisée)(( Les notations entre parenthèses sont de Engels.)). Il faut y ajouter en outre l’effet des ateliers souvent bas de plafond, exigus, poussiéreux ou humides, un air malsain, une atmosphère surchauffée, une transpiration continuelle. C’est pour­quoi les jeunes garçons en particulier, à de très rares exceptions près, perdent très vite les joues roses de l’enfance et deviennent plus pâles et plus malingres que d’autres garçons. Même l’apprenti du tisserand manuel qui reste pieds nus sur le sol de terre battue de l’atelier, conserve une meilleure mine, parce qu’il va de temps à autre au grand air. Mais l’enfant qui travaille en usine n’a pas un instant de loisir, si ce n’est pour manger et il ne sort jamais à l’air libre, sinon pour aller manger. Tous les fileurs adultes du sexe masculin sont pâles et maigres, ils souffrent d’un appétit capricieux et d’une mau­vaise digestion; et comme ils ont tous grandi à l’usine depuis leur jeunesse et que parmi eux il y a peu ou point d’hommes de haute taille et de constitution athlé­tique, on est en droit d’en conclure que leur travail est très défavorable au développement de la constitution masculine. Les femmes supportent bien mieux ce travail(( Ici encore, comme à maintes reprises déjà, Engels résume plutôt qu’il ne cite.)).

   (Tout à fait naturel, mais nous verrons qu’elles ont aussi leurs maladies) (General Report by Sir D. Barry).

   De même Power :

   « Je puis réellement affirmer que le système manufacturier a provoqué à Bradford une foule d’estropiés… et que les effets physiques d’un labeur très long ne se mani­festent pas seulement sous l’aspect de déformations réelles, mais aussi de façon beaucoup plus générale, par l’arrêt de la croissance, l’affaiblissement des mus­cles et la débilité. (Power, Report, p. 74). »

   Voici encore le chirurgien((Ceux qu’on appelle les chirurgiens (surgeons) sont des médecins qui ont achevé leurs études médicales, tout autant que les médecins diplômés (physicians) et c’est pourquoi ils pratiquent généralement tout autant la médecine que la chirurgie. On les préfère même généralement aux « physicians » pour différentes raisons. )) F. Sharp, de Leeds, que nous avons déjà cité :

   « Lorsque je quittai Scarborough pour m’installer à Leeds, je fus immédiatement frappé par le fait que les enfants ont ici généralement la mine beaucoup plus pâle et que leurs tissus sont beaucoup moins fermes que ceux de Scarborough et des envi­rons. J’ai trouvé également que beaucoup d’enfants sont pour leur âge exception­nel­le­ment petits… J’ai constaté d’innom­bra­bles cas de scrofules, d’affections pulmo­naires, mésentériques et des cas de mauvaise digestion, dont je pense, en tant que médecin, qu’ils sont provoqués sans aucun doute par le travail en usine. je crois que le travail prolongé affaiblit l’énergie nerveuse du corps et prépare le terrain à de nombreuses maladies; sans l’afflux perpétuel de gens de la campagne, la race des ouvriers d’usine dégénérerait bientôt complètement. »

   Beaumont, chirurgien à Bradford, s’exprime dans les mêmes termes

   « À mon avis, le système du travail en usine en vigueur ici, provoque une atonie ca­rac­téristique de tout l’organisme et rend les enfants extrêmement vulnérables aux épidémies ainsi qu’aux maladies accidentelles… je considère que l’absence de toute réglementation appropriée de l’aération et de la propreté des usines est réellement l’une des causes principales de cette morbidité particulière ou de cette réceptivité aux affections pathologiques que j’ai constatée si fréquemment dans ma pratique. »

   De même voici le témoignage de William Sharp junior((L’édition de 1845 attribue par erreur ce témoignage au Dr Kay (cf. Factories Inquiry Commission, Second Report, 1833, col. 3, p. 23))) :

   « 1) j’ai eu l’occasion d’observer, dans les conditions les plus favorables, les effets du régime du travail en usine sur la santé des enfants, (dans l’usine de Wood à Bradford, la mieux aménagée de l’endroit, où il était médecin attaché à l’usine); 2) ces effets sont incontestablement nuisibles, à un haut degré, même dans les con­ditions favorables de l’usine où j’étais; 3) en 1842(( Édition de 1845 : « 1832 ». Corrigé aux éditions suivantes.)), j’ai eu à soigner les trois cinquièmes de tous les enfants travaillant à l’usine de Wood; 4) l’effet le plus néfaste n’est pas la prédominance des estropiés, mais des constitutions débiles et maladives; 5) une amélioration très sensible est apparue depuis que la durée de travail des enfants employés à l’usine de Wood a été ramenée à dix heures. »

   Le commissaire, le Dr Loudon lui-même, qui cite ces témoignages, dit :

   « Je pense qu’il vient d’être assez clairement démontré, que des enfants ont été contraints de fournir un travail d’une durée déraisonnable et cruelle et que même les adultes ont dû assumer un travail qui dépasse les forces de n’importe quel être humain. La conséquence, c’est qu’un grand nombre sont morts prématurément, que d’autres sont affligés pour toute leur vie d’une constitution déficiente, et que, physiologiquement parlant, les craintes de voir naître des générations affaiblies par les tares des survivants ne paraissent que trop fondées. »

   Et enfin le Dr Hawkins à propos de Manchester :

   « Je crois que la plupart des étrangers sont frappés par la petite taille, l’aspect chétif et la pâleur de la majorité des gens que l’on voit à Manchester et surtout des ouvriers d’usine. Je n’ai jamais vu de ville en Grande-Bretagne ou en Europe où le décalage par rapport à la normale de l’ensemble de la nation soit aussi net en ce qui concerne la taille et le teint. On est frappé de voir que les femmes mariées sont dépourvues de toutes les particularités caractéristiques de la femme anglaise etc… je dois avouer que les garçons et les filles travaillant dans les usines de Manchester qu’on m’a présentés avaient tous l’aspect déprimé et le teint blême; rien de ce qui constitue habituellement la mobilité, la vivacité et la pétulance de la jeunesse ne transparaissait dans l’expression de leur visage. Un grand nombre me déclarèrent qu’ils n’éprouvaient pas le moindre désir d’aller s’ébattre en plein air, le samedi soir et le dimanche, et qu’ils préféraient rester tranquilles à la maison. »

   Insérons ici, tout de suite, un autre passage du rapport de Hawkins, qui n’est à vrai dire qu’à moitié à sa place, mais qui précisément pour cette raison ne jure pas plus ici qu’ailleurs;

   « L’intempérance, les excès et le manque de prévoyance sont les principaux dé­fauts de la population ouvrière et il est aisé de voir que les causes en sont les mœurs nées du système actuel et qui en découlent presque inéluctablement. Il est généra­lement reconnu que la mauvaise digestion, l’hypocondrie et la faiblesse générale affectent cette classe dans des proportions considérables; après douze heures de travail monotone, il n’est que trop naturel de rechercher un excitant quelconque; mais lorsqu’en plus on est affligé de ces états morbides dont nous venons de parler, on a vite et de façon répétée recours aux spiritueux. »

   Le rapport lui-même fournit des centaines de preuves à l’appui de ces dépositions des médecins et des commissaires. Il contient des centaines de faits qui prouvent que la croissance des jeunes ouvriers est entravée par le travail; entre autres choses, Cowell indique le poids de 46 enfants, tous âgés de 17 ans et fréquentant une école du dimanche(( En fait, il s’agit d’enfants et de jeunes gens fréquentant deux écoles différentes.)), dont 26 travaillant en usine, pesaient en moyenne 104,5 livres anglaises et les vingt autres qui ne travaillaient pas en usine, mais appartenaient à la classe ouvrière, avaient un poids de 117,7 livres anglaises. L’un des industriels les plus importants de Manchester, leader de l’opposition patronale aux ouvriers – Robert Hyde Greg, je crois – est allé jusqu’à dire un jour que si cela conti­nuait, les ouvriers des usines du Lancashire deviendraient bientôt une race de pygmées((Ces déclarations n’ont pas été extraites du rapport de fabrique*.
* Cité par Lord Ashley, aux Communes, le 15 mars 1844. R. H. Greg et ses deux frères (Samuel et William Rethbone) rédigèrent plusieurs brochures sur la condition ouvrière, du point de vue patronal. Gaskell, Engels et d’autres auteurs utilisèrent ces brochures à plusieurs reprises. (Cf. sur le même problème, GASKELL : op. cit., 1833, p. 170.))). Un lieutenant recruteur, déclare dans sa déposition (Tufnell, p. 59) que les ou­vriers d’usines sont peu aptes au service militaire; ils ont l’air malingre et chétif et sont sou­vent réformés par les médecins. A Manchester, il a eu du mal à trouver des hommes de 5 pieds 8 pouces((Environ 1m 72. Les recrues n’avaient que 1m 67 à 1m 69 environ.)), presque tous n’ont que 5 pieds et 6 ou 7 pouces tandis que dans les districts agricoles la plupart des recrues atteignent les 8 pouces. (La différence entre les mesures anglaises et prussiennes est d’environ 2 pouces pour 5 pieds, la mesure anglaise étant la plus courte).

   En raison des effets débilitants du travail en usine, les hommes sont usés très tôt. La plupart sont, à 40 ans, dans l’incapacité de travailler. Quelques-uns se maintiennent jusqu’à 45 ans; presque aucun ne parvient à 50 ans sans être obligé de cesser le travail. La cause en est, en dehors d’un affaiblissement physique général, une faiblesse de la vue, conséquence du filage à la mule, durant lequel l’ouvrier doit garder les yeux fixés sur une longue série de fils fins et parallèles, fatiguant ainsi considérablement sa vue. Sur 1,600 ouvriers employés dans plusieurs usines de Harpur et Lanark, seuls 10 avaient plus de 45 ans; sur 22.094 ouvriers de différentes usines de Stockport et de Manchester, seuls 143 dépassaient 45 ans; encore parmi ces 143, 16 étaient-ils gardés par faveur, et l’un accomplissait le travail d’un enfant. Une liste de 131 fileurs n’en comptait que 7 de plus de 45 ans et pourtant les 131 furent tous refusés par l’industriel à qui ils demandaient de l’embauche parce que « trop âgés ». Sur 50 fileurs mis au rancart, à Bolton, deux seulement avaient plus de 50 ans, les autres n’atteignaient même pas 40 ans en moyenne et tous étaient en chômage en raison de leur trop grand âge ! M. Ashworth, un important industriel, reconnaît lui-même dans une lettre à Lord Ashley, que vers l’âge de 40 ans, les fileurs ne sont plus capables de produire une quantité suffisante de filés et qu’ils sont pour cette raison « parfois » congédiés, il qualifie de « personnes âgées » les ouvriers de 40 ans !(( Tout ceci est extrait du discours de Lord Ashley (séance du 15 mars 1844 aux Communes). ))De même, le commissaire Mackintosh dit dans le rapport de 1833 (A 2 p. 96) :

   « Bien que j’y fusse déjà préparé par la façon dont sont employés les enfants, il m’a été pourtant difficile de croire les ouvriers d’un certain âge lorsqu’ils m’indi­quaient leur âge, tant ces gens vieillissent tôt. »

   Le chirurgien Smellie de Glasgow, qui soigne principalement des ouvriers d’usine, dit lui aussi que pour eux, 40 ans est un âge avancé (old age) (Stuart evid. : p. 101). Nous trouvons dans Tufnell, evid. : pp. 3, 9, 15; Hawkins Rept : p. 4, evid : p. 1 : 4 etc, etc… de semblables témoignages. A Manchester, ce vieillissement précoce des ouvriers est chose si commune, que tout quadragénaire paraît 10 ou 15 ans de plus que son âge, alors que les gens des classes aisées – hommes et femmes – conservent fort bon air, à condition de ne pas trop boire((Un rapport patronal de l’époque, cité par le Manchester Guardian, reconnaît que très peu d’ouvriers dépassent la cinquantaine… mais pour conclure que les ouvriers ont, à cet âge, mis assez d’argent de côté pour pouvoir prendre leur retraite ou devenir commerçants! (Manchester Guardian, 1er mai 1844, p. 5, col. 4-5.))).

   Les effets du travail en usine sur l’organisme féminin sont eux aussi tout à fait spéci­fiques. Les déformations physiques, conséquences d’un travail prolongé, sont encore plus graves chez la femme; déformations du bassin dues pour une part à une mauvaise position des os du bassin et à leur croissance défectueuse soit à une déviation de la partie inférieure de la colonne vertébrale, en sont fréquemment les suites fâcheuses.

   « Bien que je n’aie rencontré, déclare le Dr Loudon dans son rapport, aucun cas de déformation de bassin ni de quelques autres affections, ce sont là des maux que tout méde­cin doit considérer comme une conséquence probable du travail prolongé, impo­sé aux enfants; et cela est d’ailleurs garanti par les médecins les plus dignes de foi (( Engels abrège. Le Dr Loudon est moins catégorique.)). »

   Le fait que les ouvrières d’usines accouchent plus difficilement que les autres femmes est attesté par plusieurs sages-femmes et accoucheurs, de même le fait qu’elles avortent plus fréquemment (par exemple, par le Dr Hawkins, evid. : pp. 11 et 13). Il faut ajouter que les femmes souffrent de la faiblesse commune à l’ensemble des ouvriers d’usine et qu’enceintes, elles travaillent à l’usine jusqu’à l’heure de l’accouchement; évidemment, si elles cessent le travail trop tôt, elles peuvent craindre de se voir remplacer et d’être mises à la porte – et de plus, elles perdent leur salaire. Il arrive très souvent que des femmes qui travaillaient encore la veille au soir, accouchent le lendemain matin, et même il n’est pas très rare qu’elles accouchent à l’usine au milieu des machines. Et si messieurs les bourgeois ne trouvent là rien d’extraordinaire, leurs femmes m’accorderont peut-être que contraindre indirectement une femme enceinte à travailler debout, à se baisser fréquemment douze ou treize heures (jadis davantage encore) jusqu’au jour de son accouchement, est d’une cruauté sans nom, d’une infâme barbarie. Mais ce n’est pas tout. Lorsque les femmes, après l’accouchement, peuvent rester sans travailler pendant 15 jours elles sont heureuses et trouvent que c’est un long répit. Beaucoup d’entre elles retournent à l’usine après huit jours de repos, voire même après trois ou quatre jours pour faire leur temps complet de travail. J’ai entendu un jour, un industriel demander à un contremaître : « Est-ce que une telle n’est pas revenue ? – Non. – Depuis com­bien de temps a-t-elle accouché ? – Huit jours. – Elle aurait vraiment pu revenir depuis long­temps. Celle-là, là-bas, ne reste d’habitude que trois jours à la maison. » Bien sûr, la peur d’être congédiées, la peur du chômage les pousse, malgré leur faiblesse, malgré leurs souffrances, à revenir à l’usine; l’intérêt des industriels ne saurait souffrir que les ouvriers restent à la maison pour cause de maladie; ils n’ont pas le droit de tomber malades; les ouvrières ne doivent pas se permettre de faire leurs couches, sinon l’industriel devrait arrêter ses machines ou fatiguer ses nobles méninges pour procéder à un changement temporaire; et avant d’en arriver là, il congédie ses gens lorsqu’ils se permettent de n’être pas en bonne santé. Écoutez donc (Cowell evid. : p. 77) :

   « Une jeune fille se sent très malade et peut à peine faire son travail. « Pourquoi, lui dis-je, ne demande-t-elle pas la permission de rentrer chez elle ? – Ah, Monsieur, le patron est très à cheval sur ces questions, si nous manquons le quart d’une journée, nous risquons d’être mises à la porte ! »

   Ou bien encore (Sir David Barry evid. : p. 44). Thomas Mac Durt, un ouvrier, a un peu de fièvre :

   « Il ne peut rester à la maison, du moins pas plus de quatre jours, car sinon il risque de perdre son travail. »

   Et il en va de même dans presque toutes les usines. Le travail auquel sont astreintes des jeunes filles provoque pendant leur période de croissance une foule d’autres troubles. Chez certaines, la très forte chaleur qui règne dans les usines active le développement physique, en particulier chez celles qui sont mieux nourries, si bien que quelques filles de 12 à 14 ans sont complètement formées; Roberton, cet accoucheur déjà mentionné et que le rapport de fabri­que qualifie « d’éminent », relate dans le North of England Medical and Surgical Journal, qu’il a examiné une fille de 11 ans, qui non seulement était une femme complètement for­mée, mais encore avait été enceinte(( John ROBERTON : An Inquiry respecting the period of puberty in women, N.E.M.S.J., vol. I, août 1830 – mai 1831, pp. 69-85, 79-19, (Enquête concernant la période de la puberté chez les femmes). Roberton ne dit pas que cette fille ait été enceinte. L’erreur vient de Gaskell (op. cit ., pp. 77-78) qui affirme avoir lui-même connu plusieurs cas semblables.)) et qu’il n’était pas rare à Manchester que des filles de 15 ans deviennent mères. Dans ce genre de cas, la chaleur des usines agit comme la chaleur des climats tropicaux, et comme sous ces climats, le développement trop précoce se paie par un vieillissement et un affaiblissement prématurés. Il y a cependant de fréquents exemples de retard dans le développement sexuel féminin : les seins se forment tard ou pas du tout; Cowell en cite quelques cas, P- 35; la menstruation n’apparaît dans bien des cas qu’à 17 ou 18 ans, quelque fois à 20 ans et souvent fait complètement défaut (Dr Hawkins evid. : p. 11; Dr Loudon : p. 14 etc…; Sir David Barry : p. 5, etc…). Des règles irrégulières ac­com­pagnées de douleurs et de maux de toutes sortes, en particulier d’anémie, sont très fréquentes; là-dessus, les rapports médicaux sont unanimes.

   Les enfants que ces femmes mettent au monde, surtout lorsqu’elles ont dû travailler durant leur grossesse, ne peuvent pas être robustes. Au contraire, on les qualifie de très chétifs dans le rapport, surtout ceux de Manchester; seul Barry affirme qu’ils se portent bien, mais il dit aussi qu’en Écosse, où il a fait son enquête, il n’y a presque pas de femmes mariées qui travaillent; de plus, la plupart des usines sont situées à la campagne, à l’exception de celles de Glasgow, et c’est un facteur qui contribue pour beaucoup à la robustesse des enfants; les enfants d’ouvriers aux environs immédiats de Manchester sont presque tous frais et roses alors qu’en ville ils sont chlorotiques et scrofuleux; mais à 9 ans, leurs belles couleurs dispa­raissent tout d’un coup parce qu’on les envoie alors à l’usine et bientôt on ne peut plus les distinguer des enfants de la ville.

   Il y a en outre quelques branches du travail industriel dont les effets sont particulièrement néfastes. Dans de nombreux ateliers de filature du coton et du lin flottent des poussières de fibres, en suspension dans l’air, qui provoquent, notamment dans les ateliers à carder et à serancer, des affections pulmonaires. Certaines constitutions peuvent les supporter, d’autres non. Mais l’ouvrier n’a pas le choix; il doit bien accepter l’atelier où il y a du travail pour lui, peu importe que ses poumons soient bons ou mauvais. Les conséquences les plus habituelles de l’inspiration de cette poussière sont des crachements de sang, une respiration pénible et sifflante, des douleurs dans la poitrine, de la toux, de l’insomnie, bref, tous les symptômes de l’asthme, qui dans les cas extrêmes, dégénère en phtisie (cf. Stuart : pp. 13, 70, 101; Mackin­tosh : p. 24 etc…; Power : Rept. on Nottingham, on Leeds; Cowell : p. 33 etc…; Barry : p. 12 (cinq dans une seule usine) pp. 17, 44, 52, 60, etc …; même chose dans son rap­port; Lou­don : p. 13, etc… etc…) Le filage humide du fil de lin, pratiqué par des jeunes filles et des enfants est particulièrement malsain. L’eau jaillissant des broches les éclabousse, si bien que le devant de leurs vêtements est constamment trempé jusqu’à la peau et qu’il y a toujours des flaques d’eau sur le sol. Même chose dans les ateliers à doubler des fabriques de coton, mais à un degré moindre, ce qui entraîne des rhumes chroniques et des affections pulmonaires. Tous les ouvriers d’usine ont la même voix enrouée et rauque, mais singulière­ment les fileurs humides et les doubleurs. Stuart, Mackintosh et Sir D. Barry soulignent avec une extrême énergie le caractère malsain de ce travail et l’insouciance de la plupart des industriels pour ce qui est de la santé des jeunes filles qui accomplissent ces tâches. Un autre effet fâcheux du filage du lin se manifeste sous l’aspect de déformations caractéristiques de l’épaule, en particulier une saillie de l’omoplate droite, consécutives à la nature du travail. Cette façon de filer, de même que le filage du coton à la Throstle provoquent en outre souvent des affections de la rotule, dont l’ouvrier se sert pour stopper les broches pendant qu’il rattache les fils cassés. Les nombreuses flexions du buste qu’exige le travail dans ces deux dernières branches et le fait que les machines sont basses ont pour conséquence des déficiences de croissance. Je ne me souviens pas avoir vu dans l’atelier aux Throstles de la fabrique de coton où j’étais employé, à Manchester, une seule jeune fille qui fût svelte et bien proportionnée; elles étaient toutes petites, contrefaites et de stature tassée caractéristique, réellement laides de formes. Outre toutes ces maladies et infirmités, les ouvriers subissent encore une autre sorte de dommages physiques qui affectent leurs membres. Le travail au milieu des machines occasionne un nombre considérable d’accidents plus ou moins graves qui ont en outre pour conséquence une incapacité partielle ou totale de travail((Ici encore, les patrons essaient de se disculper. Le rapport patronal mentionné ci-dessus p. 200 assure que 29 accidents seulement sur 850 étaient dus aux machines.)). Le cas le plus fréquent c’est qu’une phalange d’un doigt soit écrasée; plus rarement il arrive que le doigt tout entier, la moitié de la main ou la main entière, un bras, etc… soient pris dans un engrenage et broyés. Très souvent, ces accidents, même les plus bénins, provoquent l’apparition du tétanos, ce qui entraîne la mort. A Manchester, on peut voir, en dehors de nombreux estropiés, un grand nombre de mutilés; l’un a perdu tout le bras ou l’avant-bras, l’autre un pied, un autre encore la moitié de la jambe; on croirait vivre au milieu d’une armée qui revient de campagne. Les parties les plus dangereuses des installations sont les courroies qui transmettent l’énergie de l’axe aux différentes machines, surtout quand elles ont des boucles ce qui est, il est vrai, de plus en plus rare; quiconque est happé par ces courroies est entraîné par la force motrice avec la rapidité de l’éclair, son corps est précipité contre le plafond puis contre le plancher avec une telle violence qu’il lui reste rarement un os intact et que la mort est instantanée. Entre le 12 juin et le 3 août 1844(( Les éditions de 1845 et de 1892 indiquent par erreur 1844.)), le Manchester Guardian relate les cas suivants d’acci­dents graves – les cas bénins, il ne les mentionne même pas – le 12 juin à Manchester, est mort du tétanos, un enfant qui avait eu la main écrasée dans un engrenage((Le rapport officiel ne parle pas de tétanos et précise que l’enfant, John Witehead, 12 ans, n’avait pas à toucher cette machine.)) ; le 15 juin(( Les éditions de 1845 et 1892 donnent la date du 16 juin.)), un jeune garçon de Saddleworth happé et entraîné par une roue est mort, complètement écrasé; le 29 juin, un jeune homme de Greenacres Moor, près de Manchester, travaillant dans une usine de machines, a été entraîné sous une meule qui lui a brisé deux côtes et l’a déchiqueté; le 24 juillet, une jeune fille(( Il ne s’agit pas d’une jeune fille, mais d’une femme mariée de 30 ans.)) d’Oldham est morte, entraînée par une courroie qui lui a fait faire 50 rotations, pas un os n’est resté intact; le 27 juillet, une jeune fille est tombée dans le Blower (la première machine qui reçoit le coton brut) et est morte des suites de ses mutila­tions; le 3 août à Dukinfield, un tourneur de bobines est mort, entraîné par une cour­roie, il a eu toutes les côtes défoncées. L’hôpital de Manchester a dû soigner au cours de la seule année 1842, 962 blessures et mutilations causées par des machines, tandis que le nombre total des accidents de toute sorte atteignait 2,426, ce qui fait que deux accidents sur cinq étaient dus aux machines. Les accidents survenus à Salford ne sont pas compris dans ces statistiques, non plus que ceux qui furent soignés par des médecins particuliers. En cas d’acci­dents de ce genre, qu’ils entraînent ou non une incapacité de travail, les industriels payent tout au plus les honoraires du médecin, et dans les cas exceptionnellement graves, ils payent le salaire pendant la durée du traitement, mais ils se moquent éperdument de ce qu’il advient ultérieurement de l’ouvrier, s’il ne peut plus travailler.

   Le rapport de fabrique dit à ce propos : dans tous les cas l’industriel devrait être rendu responsable, car les enfants ne peuvent faire attention, quant aux adultes, ils font attention dans leur propre intérêt. Mais ce sont des bourgeois qui rédigent le rapport et c’est pourquoi, il leur faut se contredire et se lancer ensuite dans toutes sortes de bavardages sur « la témérité coupable » (culpable temerity) des ouvriers. Peu importe. La chose est claire : si les enfants sont incapables de faire attention, il faut interdire le travail des enfants. Si les adultes ne font pas attention comme il se doit, c’est nécessairement ou bien qu’ils sont des enfants, et n’ont qu’un degré d’éducation qui ne leur permet pas de mesurer avec précision l’ampleur du danger, – et à qui donc la faute, sinon à la bourgeoisie qui les maintient dans une situation où ils ne peuvent pas s’éduquer ? Ou bien que les machines sont mal agencées et doivent alors être entourées de garde-fous ou de revêtements de protection, précaution qui incombe encore au bourgeois; ou bien encore que l’ouvrier a de sérieux motifs, plus importants pour lui que la menace du danger – il lui faut travailler vite, pour gagner de l’argent, il n’a pas le temps de prendre garde, etc… – et là encore, la faute en incombe au bourgeois.

   De nombreux accidents surviennent, par exemple, lorsque les ouvriers veulent nettoyer les machines, pendant qu’elles sont en marche. Pourquoi ? Parce que le bourgeois contraint les ouvriers à nettoyer les machines pendant les pauses, lorsqu’elles sont à l’arrêt et que l’ouvrier n’a évidemment guère envie de se laisser rogner ses loisirs. Pour lui, chaque heure de liberté est si précieuse, qu’il préfère affronter deux fois par semaine un danger mortel, plutôt que de sacrifier ces heures au bourgeois. Si vous faites prendre à l’industriel le temps nécessaire au nettoyage des machines sur le temps de travail, aucun ouvrier n’aura plus jamais l’idée de nettoyer des machines en marche. Bref, dans tous les cas, la faute retombe en dernière analyse sur le bourgeois dont on devrait exiger, pour le moins, qu’il verse un secours durant toute sa vie à l’ouvrier mis dans l’incapacité définitive de travailler ou à sa famille en cas d’accident mortel. Aux débuts de l’ère in­dus­trielle, les accidents étaient relativement beau­coup plus nombreux qu’actuellement parce que les machines étaient moins bonnes, plus petites, plus tassées les unes contre les autres et presque toujours sans revêtement de protec­tion. Mais comme le prouvent les données ci-dessus, leur nombre est encore suffisamment important pour qu’on formule les plus graves objections à un état de choses qui permet tant de mutilations et de blessures, provoquées au bénéfice d’une seule classe, et qui livre maint ouvrier laborieux à la misère et à la famine à la suite d’un accident subi au service et par la faute de la bourgeoisie((Dans de nombreux cas, patrons ou commissaires s’efforcent de prouver qu’il y a eu faute de la victime. Ce qui ne change rien à la matérialité de l’accident.)).

   Voilà donc une belle liste de maladies, dues à la seule et odieuse cupidité de la bourgeoi­sie ! Des femmes rendues impropres à la procréation, des enfants estropiés, des hommes affaiblis, des membres écrasés, des générations entières gâchées, vouées à la débilité et à la consomption, et tout cela uniquement pour remplir la bourse de la bourgeoisie ! Et ce n’est rien auprès des actes de barbarie individuels qu’on peut lire : des enfants tirés tout nus du lit par des surveillants qui les poussent à l’usine, leurs habits sous le bras, à coups de poing et de pied (par exemple Stuart : p. 39 et ailleurs)(( Les exemples cités par Stuart sont souvent antérieurs à 1833.)), on les bat pour leur faire passer le sommeil et malgré tout ils s’endorment à leur travail; on lit qu’un pauvre enfant encore endormi après l’arrêt des machines sursautait à l’appel brutal du surveillant et accomplissait, les yeux fer­més, les gestes mécaniques de son travail; on lit que les enfants trop fatigués pour pouvoir rentrer chez eux, se cachaient sous la laine dans l’atelier de séchage, pour y dormir et qu’on ne pouvait les chasser de l’usine qu’à coups de nerf de bœuf, que des centaines d’enfants rentraient chaque soir si fatigués chez eux que le sommeil et le manque d’appétit les ren­daient incapables d’avaler leur dîner, que les parents les trouvaient agenouillés devant leur lit, parce qu’ils s’étaient endormis là durant la prière; quand on lit tout cela et cent autres infamies et horreurs dans ce seul rapport, toutes attestées sous serment, confirmées par plu­sieurs témoins, exposées par des gens que les commissaires qualifient eux-mêmes de dignes de foi quand on songe qu’il s’agit d’un rapport « libéral », un rapport de la bour­geoisie((Édition de 1892 : un rapport de bourgeois.)) destiné à battre en brèche le rapport précédent des Tories et à établir la pureté de cœur des industriels, quand on songe que les commissaires eux-mêmes sont du côté de la bourgeoisie, et ne relatent tous ces faits qu’à contre-cœur, comment ne serait-on pas indigné, enragé contre cette classe qui se targue de philanthropie et de désintéressement, alors que ce qui lui importe uniquement c’est de remplir sa bourse « à tout prix »  ? Écoutons cependant ce que nous dit la bourgeoisie par la bouche du valet qu’elle a choisi, le Dr Ure :

   « On a dit aux ouvriers, raconte celui-ci dans sa Philosophy of Manufactures p. 277 et sui­van­tes, que leur salaire ne correspond nullement à leurs sacrifices et c’est ainsi qu’on a détruit la bonne entente entre patrons et ouvriers. Au lieu de cela, les ouvriers auraient dû se recommander par leur zèle et leur application, et se réjouir du profit réalisé par leurs patrons, ils seraient alors devenus, eux-aussi contre­maîtres, directeurs et enfin associés et ils auraient par là même (oh, sagesse, tu parles avec la douceur de la colombe) « accru la demande de main-d’œuvre sur le marché » ! « Si tant d’agitation ne régnait pas chez les ouvriers, le système industriel se serait développé de façon encore plus bienfaisante((URE : Philosophy …, pp. 279-280.)) ». »

   Suivent de longues jérémiades sur les nombreux actes d’insubordination des ouvriers et à propos d’un arrêt de travail des ouvriers les mieux payés, les fileurs de filés fins, cette affirmation naïve :

   « Oui, c’est leur salaire élevé qui leur permit de créer un comité de personnes appointées et d’atteindre à un état de tension nerveuse extrême par un régime alimentaire beaucoup trop riche et trop excitant pour leur travail (p. 298)((L’auteur fait allusion à une grève de 1818. Cf. Aspiwall : The Early English Trade-Unions, 1949, pp. 246-310.)). »

   Écoutons maintenant le bourgeois décrire le travail des enfants :

   « J’ai visité maintes usines, à Manchester et dans les environs, et n’ai jamais vu d’enfants mal­traités ni à qui on aurait infligé des châtiments corporels, ou même qui fussent simple­ment moroses. Ils semblaient tous gais (cheerful) et alertes, prenant plaisir (taking plea­sure) à faire jouer leurs muscles sans fatigue, jouissant à plein de la vivacité naturelle à leur âge. Le spectacle que m’offrait l’industrie, bien loin de faire naître en moi des émotions tristes, me fut toujours un sujet de gai réconfort. C’était un ravissement (delightful) d’obser­ver l’agilité avec laquelle ils réunissaient les fils cassés à chaque recul du chariot de la mule, et de les voir, s’amuser tout à loisir dans toutes les positions imaginables, après les quelques secondes d’activité de leurs doigts fins, jusqu’à ce que le retrait et l’enroulement fussent terminés. Le travail de ces elfes légers (lively) ressemblait à un jeu où leur long entraînement leur permettait une charmante dextérité. Conscients de leur habileté, ils étaient heureux de la montrer à tout visiteur. Pas la moindre trace d’épuisement; car à la sortie de l’usine ils se mettaient aussitôt à s’ébattre sur la première place libre venue, avec l’ardeur d’enfants sortant de l’école (p 301). (( Engels a abrégé la citation.))»

   Évidemment, comme si la mise en action de tous les muscles n’était pas un besoin immé­diat pour leur corps à la fois engourdi et amolli ! Mais il aurait fallu attendre, pour voir si cette excitation momentanée ne disparaissait pas au bout de quelques minutes. Et de plus, Ure ne pouvait observer ce phénomène que le midi après cinq ou six heures de travail, mais non le soir ! En ce qui concerne la santé des ouvriers, ce bourgeois a l’impudence sans bornes de citer, comme témoignage de l’excellente santé des ouvriers, le rapport de 1833 dont nous venons justement d’utiliser et de citer mille passages et il a l’impudence de vouloir prouver à l’aide de quelques citations séparées du contexte qu’on ne trouve chez eux pas trace de scrofulose et – ce qui est exact – que le régime du travail en usine les délivre de toutes les maladies aiguës (mais il dissimule naturellement qu’ils sont en revanche accablés de toutes les affections chroniques)(( Ure : op. cit., vol. 3, Ch. II, pp. 374-403.)). Il faut savoir que le rapport comprend trois gros volumes in-folio, qu’aucun bourgeois anglais bien nourri n’aura l’idée d’étudier à fond, pour comprendre avec quelle impudence notre ami Ure veut faire avaler au public anglais les plus grossiers mensonges. Écoutons-le encore parler de la loi de 1833(( Engels avait écrit, par erreur, ici et plus loin, « loi de 1834 ».)) sur les usines, votée par la bour­geoisie libérale et qui n’impose à l’industriel que les limitations les plus élémentaires, comme nous le verrons. Cette loi, en particulier l’obligation scolaire, est, selon lui, une mesure absurde et despotique prise à l’égard des industriels. A cause d’elle, dit-il, tous les enfants au-dessous de douze ans ont été privés de travail et quelle en a été la conséquence ? Les enfants privés ainsi de leur travail utile et facile, ne reçoivent plus désormais la moindre éducation; expulsés de leur atelier de filage bien chaud dans le monde glacial, ils ne subsistent que par la mendicité et le vol. Existence qui fait un triste contraste avec la situation constamment améliorée qu’ils avaient à l’usine et à l’école du dimanche. Cette loi, dit-il encore, aggrave, sous le masque de la philanthropie, les souffrances des pauvres et ne peut que gêner à l’extrême sinon arrêter complètement l’industriel consciencieux dans son travail (pp. 405, 406 et suivantes).

   Les effets destructeurs du système industriel commencèrent à attirer tôt l’attention géné­rale. Nous avons déjà parlé de la loi de 1802 sur les apprentis. Plus tard, vers 1817, le futur fondateur du socialisme anglais, alors industriel dans le Nouveau Lanark, en Écosse, Robert Owen entreprit de représenter au pouvoir exécutif, par des pétitions et des mémoires la nécessité de garanties légales pour la santé des ouvriers, notamment des enfants. Feu sir Robert Peel, ainsi que d’autres philanthropes, se joignirent à lui et firent tant qu’ils obtinrent successivement le vote des lois sur les usines de 1819(( Engels a écrit par erreur : 1818.)), 1825 et 1831, dont la dernière ne fut que partiellement observée et les deux premières absolument pas((La loi de 1819 interdisait d’employer des enfants au-dessous de 9 ans dans les filatures et les fabriques de cotonnades. Tout travail de nuit était interdit pour les enfants de 9 à 16 ans et la journée de travail atteignait, en réalité, 14 heures et davantage. La loi de 1825 prévoyait que les arrêts de travail pour les repas ne devaient pas dépasser une heure et demie, afin que la journée de travail ne dépassât pas 13 h. ½. Mais ces lois n’envisageaient pas de contrôle par les inspecteurs de fabrique; aussi les industriels ne les respectèrent-ils pas.)). Cette loi de 1831 fondée sur un projet de Sir John Cam Hobhouse stipulait que dans aucune usine coton­nière, des personnes âgées de moins de 21 ans ne pourraient travailler de nuit, c’est-à-dire entre 7 heures et demi du soir et 5 heures et demi du matin, et que dans toutes les usines, les jeunes gens de moins de 18 ans devraient travailler au maximum 12 heures par jour et 9 heures le samedi. Mais comme les ouvriers ne pouvaient témoigner contre leur patron, sans être aussitôt mis à la porte, cette loi fut peu utile. Dans les grandes villes où les ouvriers s’agi­taient davantage, les industriels les plus importants convinrent tout au plus de se plier à la loi; mais, même là, il y en eut beaucoup, comme les industriels de la campagne, qui n’en tinrent aucun compte. Cependant les ouvriers avaient commencé à exiger un bill des 10 heures, c’est-à-dire, une loi interdisant à tous les jeunes gens de moins de 18 ans de travailler plus de 10 heures; les campagnes des associations ouvrières firent que ce désir devint una­nime dans la population ouvrière; la fraction humanitaire du parti Tory, dirigée à l’époque par Michael Sadler, s’empara de ce plan et le présenta au Parlement. Sadler obtint la création d’un Comité parlementaire pour enquêter sur le régime des usines et celui-ci déposa son rapport au cours de la session de 1832((Parliamentary Papers, 8 août 1832, vol. 15. En fait, il n’y eut pas de rapport proprement dit. On déposa seulement les minutes de la Commission d’enquête.)). Ce rapport résolument partial était rédigé unique­ment par des adver­saires du système industriel et avait un but politique. Emporté par sa noble passion, Sadler se laissa entraîner aux allégations les plus erronées, aux affirmations les plus inexactes; rien que par la façon de poser ses questions, il extorquait aux témoins des répon­ses qui, certes, contenaient une part de vérité, mais étaient mal présentées et fausses. Épouvantés par un rapport qui faisait d’eux des monstres, les industriels demandèrent alors à leur tour une enquête officielle.

   Ils savaient qu’un rapport exact ne pouvait – à ce moment-là – que leur être utile, ils savaient que ceux qui tenaient le gouvernail étaient des whigs, d’authentiques bourgeois avec qui ils s’entendaient bien, et qui étaient hostiles par principe à une limitation de l’industrie; ils obtinrent en effet une commission composée uniquement de bourgeois libéraux dont le rapport fut précisément celui que j’ai si souvent cité jusqu’ici. Ce rapport est un peu plus proche de la vérité que celui du comité Sadler, mais il s’en écarte dans le sens contraire. Chaque page trahit sa sympathie pour les industriels, sa méfiance envers le rapport de Sadler, son aversion pour les ouvriers indépendants et pour les partisans du bill des dix heures; nulle part, il ne reconnaît aux ouvriers le droit à une existence humaine, à une activité propre, à des opinions personnelles, il leur reproche de ne pas penser seulement aux enfants en réclamant le bill de dix heures, mais aussi à eux-mêmes, il traite les ouvriers qui revendi­quent de démagogues, de méchantes gens, de mauvais esprits, etc… bref, il est du parti de la bourgeoisie – et malgré tout, il lui est impossible de blanchir les industriels; et malgré tout, il reste de son propre aveu, une telle somme d’infamies à la charge des industriels que même après ce rapport, l’agitation du bill des dix heures, la haine des ouvriers envers les industriels et les accusations les plus graves que formule à leur adresse le comité sont tout à fait justi­fiées. Avec cette seule différence que, tandis que le rapport de Sadler reprochait aux indus­triels dans la majorité des cas une brutalité ouverte, sans voiles, il apparaît maintenant que cette brutalité s’exerce la plupart du temps sous le masque de la civilisation et de la philan­thropie. Le Dr Hawkins, commissaire médical pour le Lancashire, ne se déclare-t-il pas, dès la première page de son rapport, résol­u­ment en faveur du bill des dix heures ? Et le commissaire Mackintosh lui-même, déclare que son rapport ne reflète qu’une partie de la vérité, car il a été très difficile d’amener les ouvriers à témoigner contre leurs patrons et parce que les industriels – d’ailleurs contraints par l’agitation qui règne parmi les ouvriers, à céder plus souvent à leurs revendications -s’étaient assez fréquemment préparés à la visite de la Commission(( Édition de 1845; « Visite des industriels ».)), faisant balayer les usines, réduisant la vitesse de rotation des machines etc…((Mackintosh ne donne pas de détails. Il dit simplement qu’on lui fit savoir que tout était préparé d’avance pour la visite.)) Dans le Lancashire notamment, ils eurent recours à ce truc qui consistait à présenter à la commission les contremaîtres des ateliers comme « ouvriers », pour leur faire témoigner des sentiments humanitaires des industriels, de l’excellent effet du travail sur la santé et de l’indifférence, voire de l’hostilité des ouvriers à l’égard du bill des dix heures. Mais ces contremaîtres ne sont plus de vrais ouvriers, ce sont des déserteurs de leur classe qui, pour un salaire plus élevé, sont passés au service de la bourgeoisie et luttent contre les ouvriers pour défendre les intérêts des capita­listes. Leur intérêt est celui de la bourgeoisie, et c’est pourquoi les ouvriers les haïssent presque davantage que les industriels eux-mêmes. Et cependant, le rapport suffit amplement à dévoiler dans sa totale inhumanité, le scandaleux cynisme de la bourgeoisie industrielle envers ses ouvriers et toute l’infamie du système industriel d’exploi­ta­tion. Rien n’est plus révoltant que de voir dans ce rapport sur une page, les longues listes des maladies et infirmités causées par le surmenage, et sur l’autre, en regard, les froides considérations d’économie politique de l’industriel par lesquelles celui-ci tente de prouver, chiffres à l’appui, qu’il serait ruiné et toute l’Angleterre avec lui, si on ne lui permettait plus de rendre chaque année un nombre déterminé d’enfants infirmes – seul le langage impudent de Monsieur Ure, que je viens de citer, pourrait être plus révoltant, s’il n’était par trop ridicule.

   Ce rapport eut pour conséquence la loi de 1833 sur les usines qui interdit le travail des enfants de moins de neuf ans (à l’exception des soieries), limita la durée du travail des enfants entre 9 et 13 ans à 48 heures par semaine ou au maximum à 9 heures par jour, celle du travail des jeunes gens entre 14 et 18 ans, à 69 heures par semaine ou tout au plus 12 heures par jour, fixa un minimum d’une heure et demi de pause pour les repas et interdit une nouvelle fois le travail de nuit pour tous les jeunes de moins de 18 ans. En même temps, la loi instituait une fréquentation scolaire obligatoire de 2 heures par jour pour tous les enfants âgés de moins de 14 ans et tout industriel employant des enfants n’ayant ni le certificat médical d’âge établi par le médecin de fabrique((Selon la loi, ce certificat ne devait pas être établi par le médecin de fabrique, mais par le médecin de quartier, cf. M. W. Thomas : The Early Factory Legislation, 1948, p. 129.)), ni le certificat de scolarité établi par l’instituteur, encourait les peines prévues par la loi. En revanche, il était autorisé à retenir chaque semaine pour l’instituteur, 1 penny sur le salaire de l’enfant. En outre, on nomma des médecins d’usine et des inspecteurs d’usine qui y avaient accès à toute heure, pouvaient y entendre les ouvriers sous la foi du serment, et qui avaient pour mission de veiller au respect de la loi en portant plainte au besoin, auprès du juge de paix. Telle est la loi qui met le Dr Ure dans une rage indescriptible!

   La loi, et notamment la nomination d’Inspecteurs, eurent pour effet que la durée du travail se trouva réduite à 12 ou 13 heures en moyenne par jour, et que, dans la mesure du possible, les enfants furent remplacés. Ainsi disparurent presque complètement quelques-uns des maux les plus criants; seuls des organismes très faibles furent désormais sujets aux infir­mités; les effets néfastes du travail se révélèrent de façon moins éclatante. Nous trouvons cependant dans le rapport sur les usines assez de témoignages prouvant que des maux relati­ve­ment moins graves, tels qu’enflures des chevilles, faiblesse et douleurs dans les jambes, dans les hanches et la colonne vertébrale, varices, ulcérations des extrémités inférieures, fai­blesse générale et notamment affaiblisse­ment des tissus du bas-ventre, tendance aux vomis­se­ments, manque d’appétit alternant avec une faim dévorante, mauvaise digestion, hypocon­drie, ainsi que les affections pulmonaires dues à la poussière et à l’atmosphère malsaine des usines etc, etc… survinrent même dans les usines et chez les individus qui travaillaient dans les conditions prévues par la loi de Sir John Cam Hobhouse, c’est-à-dire de 12 à 13 heures au maximum. C’est surtout sur ce point qu’il faut comparer les rapports de Glasgow et de Manchester. Ces maux ont continué à sévir même après la loi de 1833 et continuent encore aujourd’hui à saper la santé de la classe labo­rieuse. On a pris soin de prêter à la cupidité brutale de la bourgeoisie un visage hypocrite et civilisé, on a veillé à ce que les industriels, auxquels le bras de la justice interdit des vilenies par trop voyantes, n’aient que plus de raisons apparentes d’étaler complaisamment leur pré­tendue humanité, un point c’est tout. Si une nouvelle commission enquêtait aujourd’hui, elle constaterait que presque rien n’a changé. En ce qui concerne l’obligation scolaire improvisée, on peut dire qu’elle resta sans effet car le gouvernement ne s’était pas préoccupé en même temps d’ouvrir de bonnes écoles. Les industriels engagèrent des ouvriers en retraite auxquels ils envoyèrent les enfants deux heures par jour, satisfaisant ainsi à la lettre de la loi, mais les enfants n’apprirent rien. Même les rapports des inspecteurs d’usine – qui se bornaient à faire leur office, c’est-à-dire veillaient à l’application de la loi sur les usines – fournissent assez de renseignements pour qu’on puisse conclure à la fatale persistance des maux déjà mentionnés. Les inspecteurs Horner et Saunders, dans leurs rapports d’octobre et de décembre 1843, relatent qu’un très grand nombre d’industriels font travailler 14 ou 16 heures et même plus dans les branches où l’on peut se passer du travail des enfants, ou bien les remplacer par des adultes en chômage((R. J. Saunders (20 oct. 1843) précise qu’il s’agit très souvent de femmes.)). Il y a parmi eux, disent-ils, de nombreux jeunes gens qui viennent tout juste de dépasser l’âge limite prescrit par la loi. D’autres violent délibérément la loi, abrégeant les heures de repos, faisant travailler les enfants plus longtemps qu’il n’est permis, et acceptant volontiers d’aller en justice, car l’amende éventuelle est très légère en compa­raison du profit qu’ils retirent de l’infraction à la loi. Maintenant surtout que les affaires vont remarqua­blement bien, la tentation est pour eux très grande.

   Cependant, parmi les travailleurs, l’agitation pour les dix heures ne cessait point; en 1839, elle battait de nouveau son plein et ce fut Lord Ashley en compagnie de Richard Oastler, qui à la Chambre basse remplaça Sadler. Tous deux étaient des tories. Oastler en particulier, qui mena continuellement l’agitation dans les districts ouvriers et avait déjà commencé à l’époque de Sadler, était le favori des ouvriers. Ils ne l’appelaient jamais que leur « bon vieux roi », le « roi des enfants des usines », et dans tous les districts industriels, il n’est pas un enfant qui ne le connaisse et ne le vénère, et qui ne vienne à sa rencontre en procession avec les autres enfants, pour peu qu’il soit dans la ville. Oastler s’opposa énergiquement à la nouvelle loi sur les pauvres et c’est ce qui lui valut d’être emprisonné pour dettes à la requête d’un certain M. Thornhill, un whig, sur les terres duquel il était régisseur et à qui il devait de l’argent. Les whigs lui offrirent à maintes reprises de payer sa dette, de favoriser par ailleurs sa carrière, s’il consentait à mettre un terme à sa campagne contre la loi sur les pauvres. En vain. Il resta en prison et c’est de là qu’il publia ses Fleet Papers((Lettres de prison. The Fleet Papers était une publication hebdomadaire qu’Oastler fit paraître sous forme de lettres écrites de la prison pour dettes (qui se trouvait à Londres dans Fleet Street), où il séjourna de 1841 à 1844. Cf. Cecil DRIVER : Tory Radical : the life of Richard Oastler, 1946, pp. 4I6-4I8, 461.)) contre le système industriel et la loi sur les pauvres.

   Le gouvernement tory de 1841 s’intéressa de nouveau aux lois sur les usines. Le ministre de l’Intérieur, Sir James Graham, proposa en 1843 un bill tendant à limiter la durée du travail des enfants à six heures et demi, et à rendre plus stricte l’obligation scolaire; mais l’essentiel en était la création de meilleures écoles. Ce bill échoua en raison de la jalousie des Dissenters((« Non orthodoxes » : protestants n’appartenant pas à l’Église anglicane.)) bien que l’obligation scolaire ne s’étendît point pour les enfants des Dissenters, à l’ensei­gnement religieux, l’école dans son ensemble était malgré tout placée sous l’autorité de l’Église d’État, et comme, la Bible étant le livre de lecture commun, la religion devait par conséquent constituer la base de tout l’enseignement, les Dissenters se sentirent menacés. Les industriels et, d’une façon générale, les libéraux se joignirent à eux; les ouvriers étaient divisés sur la question religieuse et restèrent par conséquent inactifs; l’opposition parvint malgré tout à réunir environ 2,000,000 de signatures sur ses listes de pétition contre le bill, bien qu’elle fût battue dans les grandes villes industrielles, à Salford et Stockport par exemple, et que dans d’autres comme Manchester, elle ne pût attaquer que quelques articles du bill, par crainte des ouvriers; et Graham se laissa intimider au point de retirer l’ensemble du bill. L’année suivante, il laissa de côté les dispositions relatives à l’école, et proposa simplement pour remplacer les règlements jusqu’alors en vigueur, que le travail des enfants de 8 à 13 ans fût fixé à 6 heures et demie par jour en leur laissant ou bien toute la matinée ou bien tout l’après-midi libre; en outre, que le travail des jeunes gens de 13 à 18 ans et celui des femmes en général soit limité à 12 heures; et il proposa enfin quelques mesures qui restreignaient les possi­bilités jusqu’alors fréquentes de tourner la loi. A peine avait-il lancé ces propositions, que l’agitation pour les dix heures reprit de plus belle. Oastler fut mis en liberté, – un grand nombre d’amis et une collecte parmi les travailleurs avaient payé ses dettes – et il se lança de toutes ses forces dans la bataille. Les partisans du bill des dix heures avaient renforcé leurs rangs à la Chambre des Communes; la masse des pétitions affluant de tous côtés en faveur du bill des dix heures leur valurent de nouveaux soutiens, et le 19 mars 1844, Lord Ashley fit voter, par une majorité de 179 voix contre 170, cette disposition que le terme de « nuit » dans le bill des usines devait signifier l’intervalle compris entre six heures du soir et six heures du matin, ce qui, en cas d’interdiction de travailler de nuit fixait la durée du travail à douze heures en comptant les heures de repos, et en fait à dix heures repos non compris((Cependant un amendement d’Ashley qui limitait la journée de travail à la période s’étendant de 6 heures du matin à 6 heures du soir fut adopté par 161 voix contre 153, ce que Graham interpréta « comme une adoption de fait de la loi de dix heures ». Cf. Thomas : op. cit., p. 204.)). Mais le ministère ne fut pas d’accord. Sir James Graham fit entrevoir la menace d’une démission du cabinet et au scrutin suivant, sur un paragraphe du bill, la Chambre repoussa à de faibles majorités aussi bien les dix heures que les douze heures !(( Le 22 mars 1844, les 12 heures furent repoussées par 186 voix contre 183 et les 10 heures par 188 voix contre 181.)) Graham et Peel déclarèrent alors qu’ils allaient déposer un nouveau bill et qu’en cas de rejet de la loi ils démissionneraient; ce nouveau bill était exactement le même que l’ancienne loi des douze heures, hormis quelques modifications de forme, et la même Chambre basse qui en mars avait rejeté les prin­cipales dispositions de ce bill l’accepta en mai sans changer une virgule. L’explication, c’est que la plupart des partisans du bill des dix heures étaient des tories qui préférèrent laisser tomber leur projet de loi plutôt que le ministère, mais quels qu’aient pu être les motifs, la Chambre des Communes s’est attiré par ces votes, dont l’un dément l’autre, le plus grand mépris des ouvriers et elle a démontré elle-même de la façon la plus éclatante la nécessité d’une réforme du Parlement, que réclament les Chartistes. Trois de ses membres qui avaient auparavant voté contre le ministère ont voté ensuite pour lui et l’ont sauvé. Dans tous les scrutins, la masse de l’opposition a voté pour le cabinet, et la masse des députés de la majo­rité gouvernementale contre((On sait qu’au cours de la même session, la Chambre des Communes s’est, une fois de plus, ridiculisée de la même manière sur la question du sucre, à propos de laquelle elle vota d’abord contre, puis pour les ministres, quand le cabinet eut fait usage du « fouet gouvernemental » *
* Voir dans le Northern Star (mars-avril 1844), le compte rendu de la campagne pour le vote des 10 heures.))
. Les propositions de Graham mentionnées plus haut concer­nant la durée du travail fixée à six heures et demi et douze heures pour chacune des deux catégories d’ouvriers, ont donc maintenant force de loi et grâce à elles, grâce aussi aux restric­­tions apportées à la pratique du rattrapage des heures perdues (en cas d’avarie de machine ou de baisse de l’énergie hydraulique en raison du froid ou de la sécheresse) et à d’autres petites restrictions, il est devenu presque impossible de faire travailler plus de douze heures par jour. Il ne fait cependant aucun doute que le bill des dix heures sera voté effectivement dans un avenir très rapproché. Les industriels sont évidemment presque tous contre, il n’y en a peut-être pas dix qui soient pour; ils ont mis en oeuvre tous les moyens honnêtes et malhonnêtes contre ce projet abhorré, mais cela ne leur sert de rien, sinon à attiser de plus en plus la haine des ouvriers envers eux. Ce bill passera, ce que veulent les ouvriers, ils le peuvent, et ils ont bien montré au printemps dernier qu’ils veulent le bill des dix heures. Les arguments d’ordre économique avancés par les industriels, tendant à prouver que le bill des dix heures accroîtrait les frais de production, qu’il rendrait par conséquent l’industrie anglaise incapable de lutter contre la concurrence étrangère, que le salaire devrait obligatoirement baisser, etc… sont certes à moitié vrais, mais ils ne prouvent rien, sinon que la grandeur industrielle de l’Angleterre ne peut être maintenue qu’en infligeant aux ouvriers un traitement barbare, qui détruit la santé de générations entières et les laisse dans un état d’abandon social, physique et moral. Bien sûr, si le bill des dix heures devenait une mesure définitive, l’Angleterre en serait ruinée; mais comme il entraînera nécessairement d’autres mesures qui mèneront l’Angleterre sur une voie toute différente de celle qu’elle a suivie jusqu’ici, cette loi constituera un progrès.

   Examinons maintenant un autre aspect du système industriel qui est plus difficile à élimi­ner par des paragraphes de lois que les maladies qu’il a provoquées. Nous avons déjà parlé en général du mode de travail et avons examiné suffisamment en détail ce point pour tirer de nouvelles conclusions de ce que nous avons avancé. Surveiller les machines, rattacher les fils cassés, ce ne sont pas là des activités qui exigent de l’ouvrier un effort de pensée, mais par ailleurs, elles l’empêchent d’occuper son esprit à d’autres pensées. Nous avons vu également que ce travail n’accorde non plus aucune place à l’activité physique, au jeu des muscles. Ainsi il ne s’agit pas là à proprement parler d’un travail mais d’un ennui absolu, l’ennui le plus paralysant, le plus déprimant qui soit – l’ouvrier d’usine est condamné à laisser dépérir toutes ses forces physiques et morales dans cet ennui, son métier consiste à s’ennuyer toute la jour­née depuis l’âge de huit ans. Et avec cela, il ne saurait s’absenter un seul instant – la machine à vapeur fonctionne toute la journée, les engrenages, les courroies et les broches bourdonnent et cliquètent sans cesse à ses oreilles, et s’il veut se reposer ne serait-ce qu’un instant, le contremaître est aussitôt sur son dos, le registre des amendes à la main. Cette condamnation à être enseveli vivant dans l’usine, à surveiller sans cesse l’infatigable machine, l’ouvrier sent bien que c’est la torture la plus pénible qui soit. Elle exerce d’ailleurs un effet extrêmement abrutissant tant sur l’organisme que sur les facultés mentales de l’ouvrier. On ne saurait ima­gi­ner meilleure méthode d’abêtissement que le travail en usine et si malgré tout les ouvriers ont non seulement sauvé leur intelligence, mais l’ont en outre développée et aiguisée plus que d’autres, ce n’a été possible que par la révolte contre leur sort et contre la bourgeoi­sie : cette révolte étant la seule pensée et le seul sentiment que leur permette leur travail. Et si cette indignation contre la bourgeoisie ne devient pas le sentiment prédominant chez eux, ils devien­nent nécessairement la proie de l’alcoolisme et de tout ce qu’on appelle habituellement l’im­mo­ralité. Le seul épuisement physique et les maladies que le système industriel a géné­ralisées étaient pour le commissaire officiel Hawkins une raison prouvant à suffisance le caractère inévitable de cette immoralité; mais que dire, quand vient s’y ajouter l’épuisement intellectuel et quand les circonstances étudiées plus haut, qui entraînent tout ouvrier vers cette immoralité se font en outre sentir ! Par conséquent, nous n’avons pas lieu d’être surpris en apprenant que l’alcoo­lisme et les excès sexuels ont atteint surtout dans les villes usinières, l’ampleur que j’ai décrite dans un chapitre précédent((Écoutons encore un juge compétent : « Si nous considérons l’exemple que donnent les Irlandais, en corré­lation avec le labeur incessant de toute la classe ouvrière de l’industrie cotonnière, nous serons moins surpris de cette épouvantable immoralité. Un travail perpétuel et épuisant qui se poursuit, jour après jour, année après année, n’est pas fait pour développer les facultés intellectuelles et morales de l’homme. La morne routine d’un labeur harassant et sans fin (drudgery), où l’on répète continuellement la même opération mécanique, ressemble au supplice de Sisyphe; le faix du travail, comme le rocher, retombe toujours sur l’ouvrier harassé. L’esprit n’acquiert ni connaissances, ni mobilité dans ce travail éternel qu’ac­com­plis­sent les mêmes muscles; l’intelligence somnole dans une paresse hébétée; mais la partie la plus vulgaire de notre nature connaît un développement prospère. Condamner l’homme à un tel travail, c’est cultiver en lui les tendances bestiales. Il devient indifférent, il méprise les penchants et les mœurs qui distinguent son espèce. Il néglige le confort et les joies plus raffinées de l’existence, il vit dans une misère sale, se contentant d’une nourriture pauvre et gaspillant le reste de son gain dans des excès d’intempérance. » (Dr J. P. KAY : op. cit., pp. 7-8.))).

   Poursuivons. L’esclavage où la bourgeoisie a enchaîné le prolétariat ne se révèle nulle part de façon aussi éclatante que dans le système industriel. C’est la fin de toute liberté, en droit et en fait. L’ouvrier doit être à l’usine à six heures et demie; s’il arrive quelques minutes en retard, il a une amende, s’il arrive dix minutes en retard, il n’a pas le droit d’entrer jusqu’à l’heure du petit déjeuner et perd ainsi le quart d’une journée de salaire (bien qu’il n’ait été absent que deux heures et demie sur douze heures de travail). C’est au commandement qu’il mange, boit et dort. On ne lui accorde pour la satisfaction des besoins les plus pressants que le temps strictement nécessaire. L’industriel ne se soucie pas de savoir si sa demeure est à une demi-heure ou une heure entière de l’usine. La cloche tyrannique le tire du lit, l’arrache à son petit déjeuner et à son déjeuner.

   Et à l’usine donc ! Ici, l’industriel est le législateur absolu. Il promulgue des règlements valables pour l’usine selon son bon plaisir; il modifie son code, décrète des additifs, à son gré, et s’il y introduit les règlements les plus insensés, les tribunaux disent à l’ouvrier : « Mais vous étiez votre propre maître, vous n’aviez tout de même pas besoin de signer un tel contrat, si vous n’en aviez point envie; mais maintenant que vous avez souscrit librement à ce contrat, il vous faut l’exécuter. »

   Et l’ouvrier doit subir par-dessus le marché les railleries du juge de paix, qui est un bourgeois, et de la loi, qui a été faite par la bourgeoisie. Des arrêts de ce genre ne sont pas rares. En octobre 1844, les ouvriers d’un industriel nommé Kennedy, à Manchester, cessèrent le travail. Kennedy porta plainte en invoquant un règlement affiché à l’usine, stipulant qu’il était interdit à plus de deux ouvriers par atelier de donner ensemble leur congé ! Et le tribunal lui donna raison et fit aux ouvriers la réponse citée ci-dessus (Manchester Guardian, 30 octobre)((Cf. ci-dessus [fin du chapitre « Résultats »] l’allusion à cette grève. En réalité. Kennedy voulait que plus de deux ouvriers ne puissent donner congé dans une semaine.)). Et de semblables règlements ne sont pas l’exception! Écoutez plutôt :

  1.    Les portes de l’usine seront fermées dix minutes après le début du travail et personne n’aura le droit d’y pénétrer avant l’heure du petit déjeuner. Quiconque est absent durant ce laps de temps aura trois pence d’amende par métier à tisser;
  2.    Tout tisserand mécanique dont on a constaté l’absence à n’importe quel mo­ment où fonctionne la machine, sera frappé d’une amende de trois pence par heure et par métier qu’il a à surveiller. Quiconque durant le travail quitte l’atelier sans autorisation du surveillant sera frappé également d’une amende de trois pence.
  3.    Les tisserands qui n’ont pas de ciseaux sur eux auront une amende de un penny par jour.
  4.    Toute navette, brosse, burette, roue, fenêtre détériorée devra être payée par le tisserand.
  5.    Aucun tisserand n’a le droit de quitter définitivement son poste sans un pré­avis d’au moins une semaine. L’industriel peut, sans préavis, congédier tout ouvrier pour mauvais travail ou conduite incorrecte.
  6.    Tout ouvrier qui est surpris à parler avec un autre, à chanter ou à siffler payera une amende de six pence. Quiconque quitte son poste durant le travail payera aussi six pence(( James LEACH : Stubborn Facts, pp. 9et suiv. et Northern Star, 17 août 1844. (Ces sources ne citent qu’une partie des règles ci-dessus.))).

   J’ai sous les yeux un autre règlement d’usine, selon lequel on opère une retenue de salaire équivalant à vingt minutes pour un retard de trois minutes et une retenue d’un quart de jour­née pour un retard de vingt minutes. Quiconque n’est pas arrivé avant le déjeuner doit payer un shilling, le lundi et six pence les autres jours etc, etc…

   Cela est un extrait du règlement des Phoenix Works, Jersey Street à Manchester. – On me dira que de telles règles sont nécessaires pour assurer dans une grande usine bien organisée, la coordination nécessaire entre les différentes opérations; on dira qu’une discipline aussi sévère est tout aussi nécessaire qu’à l’armée – bon, cela se peut; mais quel régime social est-ce là, qui ne saurait exister sans cette honteuse tyrannie ? Ou bien la fin justifie les moyens, ou bien on a tout à fait le droit de conclure que, les moyens étant mauvais, la fin l’est égale­ment. Quiconque a été soldat sait ce que cela signifie que d’être soumis – même pour peu de temps – à la discipline militaire; mais ces ouvriers eux sont condamnés à vivre de leur neuvième année jusqu’à leur mort sous la férule morale et physique; ils sont plus esclaves que les Noirs d’Amérique, parce que plus sévèrement surveillés, et on leur demande encore de vivre, de penser et de sentir en hommes ! Oui, vraiment, ils ne peuvent vivre que dans la haine la plus ardente de leurs oppresseurs et de l’ordre des choses qui les a placés dans une semblable situation, qui les ravale au rang de machines ! Mais il est encore plus scandaleux de voir selon les déclarations unanimes des ouvriers, quantité d’industriels empocher avec la plus impitoyable rigueur les amendes infligées aux ouvriers afin d’accroître leur profit grâce aux sous volés à ces prolétaires déshérités. Leach lui aussi affirme que les ouvriers trouvent souvent le matin en arrivant, l’horloge de l’usine avancée d’un quart d’heure et par conséquent la porte fermée, tandis que le commis parcourt les ateliers, le registre d’amendes à la main, inscrivant les nombreux absents. Leach prétend lui-même avoir compté un jour quatre-vingt quinze ouvriers ainsi devant les portes closes d’une usine, dont l’horloge retardait le soir d’un quart d’heure et avançait le matin d’un quart d’heure sur les horloges publiques de la ville. Le rapport sur les usines relate des faits analogues. Dans une usine on retardait la pendule pendant le travail, si bien que la durée du travail était indûment prolongée sans que l’ouvrier reçût un salaire plus élevé((Factory Enq. Commiss. First Report 1833, col. 1, p. 79.)) ; dans une autre, on allait jusqu’à faire travailler un quart d’heure de plus, dans une troisième encore, il y avait une pendule normale et une horloge mécanique qui indiquait le nombre de tours de l’axe principal; lorsque les machines allaient lentement, la durée du travail était fixée par l’horloge mécanique jusqu’à ce que soit accompli le nombre de tours correspondant à douze heures de travail; si le travail marchait bien et qu’ainsi ce nombre était atteint avant la limite normale des douze heures, on contraignait malgré tout les ouvriers à poursuivre leur travail jusqu’à la fin de la douzième heure. Le témoin ajoute qu’il a connu quelques jeunes filles qui, ayant un bon travail et faisant des heures supplémentaires, ont cependant préféré se livrer à la prostitution plutôt que de supporter cette tyrannie (Drinkwater, evid. : p. 80). Leach raconte, pour en revenir aux amendes, qu’il a vu à plusieurs reprises, des femmes en état de grossesse avancée, punies d’une amende de six pence pour s’être assises un instant durant leur travail, afin de se reposer. Les amendes infligées pour mauvais travail le sont tout à fait arbitrairement; la marchandise est vérifiée dans l’entrepôt et le vérificateur en chef de l’entrepôt inscrit les amendes sur une liste, sans même appeler les ouvriers; ceux-ci n’apprennent qu’ils ont une amende que lorsque le contremaître les paie : à ce moment la marchandise est peut-être vendue et en tout cas rangée. Leach a en sa posses­sion une liste de ce genre dont les feuillets bout à bout, mesurent dix pieds de long et l’amen­de se monte à un total de trente-cinq livres sterling, dix-sept shillings et dix pence. Il raconte que dans l’usine où cette liste fut établie, un nouveau chef magasinier avait été congédié parce qu’il ne punissait pas assez et privait ainsi l’industriel d’un bénéfice de cinq livres (34 talers) par semaine. (Stubborn Facts, pp. 13-17)((Northern Star , 17 août 1844)). Et je répète que je connais Leach et le tiens pour digne de confiance et incapable de mensonge.

   Mais l’ouvrier est aussi l’esclave de son patron dans d’autres domaines. Si la femme ou la fille de l’ouvrier plaisent au riche patron, celui-ci n’a qu’à décider, qu’à faire un signe et il faut bien qu’elle lui sacrifie ses charmes. Si l’industriel désire couvrir de signatures une pétition pour la défense des intérêts de la bourgeoisie, il n’a qu’à la faire circuler dans son usine. Veut-il décider d’une élection au parlement ? Il envoie, en rangs, ses ouvriers qui sont électeurs aux bureaux de vote et il faut bien, bon gré, mal gré, qu’ils votent pour le bourgeois. Si dans une réunion publique il lui faut une majorité, il les libère une demi-heure plus tôt que d’habitude, et leur procure des places tout près de la tribune, d’où il peut les surveiller à son aise.

   Il faut encore mentionner deux institutions qui contribuent tout particulièrement à placer les ouvriers sous la dépendance de l’industriel : ce qu’on appelle le Trucksystem et le système des cottages. Le mot truck, chez les ouvriers, sert à désigner le paiement du salaire en nature et ce mode de paiement était jadis général en Angleterre. Pour la commodité de l’ouvrier et pour le protéger contre les prix élevés pratiqués par les épiciers, l’industriel installait une boutique où l’on vendait à son compte toutes sortes de denrées; et afin que l’ouvrier n’aille pas acheter dans d’autres magasins, où il pourrait acquérir ces denrées à meilleur prix – car les denrées Truck du Tommy Shop étaient vendues d’habitude 25 à 30 % plus cher qu’ailleurs – on lui donnait en lieu et place d’argent un bon pour la boutique, équivalant au montant de son salaire – Le mécontentement général suscité par ce système infâme fit voter le Truck Act de 1831, qui déclara nul et illégal sous peine d’amende le paiement en nature(( L’édition de 1845 porte par erreur le paiement « en salaire ».)) pour la plupart des ouvriers; cependant cette loi comme la plupart des lois anglaises, n’est pas entrée partout réellement en vigueur. Dans les villes, certes, elle est à peu près appliquée, mais à la campa­gne, c’est le « Truck system » qui directement ou indirectement fait encore florès. Il est prati­qué très fréquemment même à Leicester. J’ai sous la main une douzaine de condamna­tions pour ce délit, prononcées entre novembre 1843 et juin 1844 et dont rend compte soit le Manchester Guardian, soit le Northern Star((Journal hebdomadaire anglais, organe central des chartistes qui parut de 1838 à 1852, à Leeds d’abord, puis à Londres à partir de 1844. Feargus Edward O’Connor en avait été le fondateur et le rédacteur en chef. Dans les années quarante, c’est George Julian Harney qui le rédigea. Engels y collabora de septembre 1845 à mars 1848.)). Évidemment ce système n’est plus pratiqué actuel­le­ment aussi ouvertement; l’ouvrier est payé en espèces la plupart du temps, mais l’indus­­triel ne manque pas de moyens pour le contraindre à faire ses achats dans son propre magasin et nulle part ailleurs. C’est pourquoi il n’est pas aisé de découvrir les industriels qui pratiquent ce système, car ils peuvent se livrer à leurs manigances sous le couvert de la loi, pour peu qu’ils aient versé réellement à l’ouvrier son salaire en espèces. Le Northern Star du 27 avril 1844 publie la lettre d’un ouvrier de Holmfirth, près de Huddersfield, dans le Yorkshire, dont je voudrais rendre l’orthographe, dans la mesure du possible, et qui concerne un industriel nommé Bowers.

   « C’est praisque stupaifient de pensé que ce dané sistème existe dans une tel pro­por­tion comme à Holmfirth et qu’on peu trouvé persone qui a le couraje d’y mètre un baton dan lé rou. Ici y a un tas d’honette tisserents manuelles qui souffre de se satané sistème. Voici un échantiyon de la nombreuze et noble clik du libre-échange((Partisans de la ligue contre la loi sur les blés. )). Y a un industrielle qu’ait maudit dans toute la réjion à cause de sa conduite scanda­leuse pour sé povre tisserents; quant zontl fé une pièce qui fé dans lé 34 Ou 36 shillings, y leur done 20 schillings en espaises et le reste en étof uo en abis, et encor 40 à 50 % plu chère que chè les autre marchans et comben de foi les marchandize sont par desu le marché de la camelote mais comme dis le Mercur(( Le Leeds Mercury, feuille bourgeoise de gauche. )) du Libre-Echanje, i son pas forcé de lé prende. C’é comme y veule. Pour sur 1 mai sé qui faut bien qui les prène ou bien qui meure de fin. Quand ils veule plus de 20 shillings en espaices, ils peuve attendre une semaine ou deux une chaîne à travaié. Mais s’ils prenne les 20 shillings et les marchandizes il y a toujours une chaîne pour eux. C’est ça le libre-échange; – lord Brohom (Brougham) dit : qu’on devrai mettre quelque chose de côté quan on est jeune pour ne pa avoir besoin de la Caisse des pauvres quan on sera vieux. Veut-il qu’on mette aussi de côté la camelote quon nou donne ? Si ça ne venait pas d’un Lord on pourrait dire que son cerveau est aussi mal fichu que les marchandises avec quoi on nou pai. Quand les journeaux non timbrés ont commen­cé à paraître y a eu des tats de jans pour les dénoncé à la polisse de Homfirth. Y avait les Blyths, les Estwood, etc etc… Mais ou sont i maintenant ? Cé une autre père de manches. Notre industriel, il fait partie du pieux libre échanje, i va deux fois le dimanche à l’église et i raporte pieuse­ment au curé qu’on a pas fait ce qu’on devait faire et qu’on a fait les choses qu’on devai pas faire et qu’i y a rien de bon en nous et que le Bon Dieu ait pitié de nous (texte de la litanie anglicane) et oui que ce Bon Dieu ait pitié de nous, jusque demain, et on recommencera a payé nos pauvres tisserands en camelote gâtées. »

   Le système des cottages semble beaucoup plus innocent, et d’ailleurs sa création a été également beaucoup plus innocente bien qu’il entraîne pour l’ouvrier le même asservisse­ment. À proximité des usines construites à la campagne, on manque souvent de logements pour les ouvriers. L’industriel est fréquemment contraint de bâtir des logements de ce genre et il le fait volontiers, car il tire un copieux profit du capital ainsi investi. Si les propriétaires de cottages ouvriers tirent annuellement environ 6 % de leur capital, on peut compter que les cottages rapportent le double aux industriels, car tant que son usine marche, il a des loca­taires et des locataires qui payent toujours. Il est donc exempt des deux principaux inconvé­nients que connaissent les autres propriétaires : il n’a jamais de cottage vide et ne court aucun risque. Or le loyer d’un cottage est calculé de façon à couvrir ces préjudices éventuels et en demandant le même loyer que les autres, l’industriel fait, avec 12 ou 14 % d’intérêt, une brillante affaire aux frais des ouvriers. Car il est manifestement injuste de tirer de la location un bénéfice plus grand, voire double de celui de ses concurrents et de leur ôter en même temps la possibilité de le concurrencer. Mais il est doublement injuste que l’indus­triel puise ce bénéfice dans la poche des prolétaires qui doivent compter chaque pfennig – enfin, ils en ont l’habitude – lui dont toute la richesse a été acquise à leurs dépens. Mais l’injustice devient une infamie quand l’industriel, comme cela arrive trop fréquemment, contraint les ouvriers qui – sous peine d’être congédiés sont forcés d’habiter dans ses logements – à payer un loyer anormalement élevé, ou même à payer le loyer d’un logement qu’ils n’occupent pas ! Le Halifax Guardian cité par la feuille libérale Sun, affirme que des centaines d’ouvriers de Ashton-under-Lyne, Oldham et Rochdale etc… sont contraints par leurs patrons à payer le loyer de logements, qu’ils les habitent ou non(( The Sun, quotidien londonien de fin novembre 1844 *.
* Cf. Halifax Guardian, 4 nov. 1843 et Northern Star, 25 nov. 1843.)). La pratique du système des cottages est générale dans les districts industriels ruraux; il a donné naissance à de véritables agglomé­rations et la plupart du temps personne ou presque ne fait concurrence à l’industriel pour les locations d’appartements, si bien qu’il n’a point besoin de régler ses loyers sur les exigences des autres, mais peut au contraire les fixer à son gré. Et quelle puissance le système des cottages confère à l’industriel lorsque des différends surgissent entre lui et ses ouvriers!

   de les mettre à la porte de leur logement et le préavis ne dépasse pas une semaine; ce délai écoulé, les ouvriers ne sont donc pas seulement en chômage, ils sont sans abri, deviennent des vaga­bonds, tombant sous le coup de la loi qui les envoie sans pitié un mois au bagne.

   Tel est le système industriel, décrit aussi minutieusement que le permet la place dont je dispose et aussi objectivement que le permettent les hauts faits de la bourgeoisie dans sa lutte contre les ouvriers sans défense, exploits devant lesquels on ne saurait rester indifférent, car l’indifférence serait ici un crime. Comparons donc la situation de l’Anglais libre de 1845 avec celle du serf saxon sous le fouet du baron normand de 1145. Le serf était glebae adscriptus, rivé à la glèbe; l’ouvrier libre l’est aussi – par le système des cottages; le serf devait à son maître le jus primae noctis, le droit de première nuit, – l’ouvrier libre doit non seulement celui-là mais encore le droit de n’importe quelle nuit. Le serf n’avait pas le droit d’acquérir le moindre bien, tout ce qu’il acquérait, le seigneur pouvait le lui prendre – et l’ouvrier libre lui non plus ne possède rien, la concurrence lui interdit d’avoir la moindre propriété, et ce que le Normand lui-même ne faisait pas, l’industriel le fait : par le système du troc il s’arroge quoti­dien­nement la gestion de ce qui constitue la base indispensable de l’existence de l’ouvrier. Les rapports de serf à seigneur étaient régis par des lois qui étaient observées, parce qu’elles correspondaient aux mœurs, et régis aussi par les mœurs. Les rapports de l’ouvrier libre avec son patron sont régis par des lois qui ne sont pas observées parce qu’elles ne correspondent ni aux mœurs, ni à l’intérêt du patron. Le seigneur n’avait pas le droit d’arracher le serf à sa glèbe, il ne pouvait le vendre sans celle-ci, et puisque c’était presque partout le régime du majorat et qu’il n’y avait pas de capital, il lui était absolument impos­sible de le vendre la bourgeoisie moderne contraint l’ouvrier à se vendre soi-même. Le serf était l’esclave du lopin sur lequel il était né; l’ouvrier est l’esclave des besoins vitaux les plus élémentaires et de l’argent avec lequel il lui faut les satisfaire. Tous les deux sont esclaves de la chose. Le serf a son existence garantie dans l’ordre social féodal, où chacun a sa place; l’ouvrier libre n’a aucune garantie, parce qu’il n’a une place dans la société que si la bourgeoisie a besoin de lui, sinon il est ignoré, considéré comme n’existant pas. Le serf se sacrifie à son seigneur en cas de guerre, l’ouvrier en temps de paix. Le maître du serf était un barbare, il considérait son valet comme du bétail; le maître de l’ouvrier est civilisé il le considère comme une machine. Bref, il y a en presque toutes choses équivalence entre eux, et si l’un d’eux est désavantagé, c’est l’ouvrier libre. Ils sont tous deux esclaves, à cela près que l’esclavage de l’un est avoué, public, honnête, tandis que celui de l’autre est hypocrite, sournois, dissimulé à ses yeux et à ceux d’autrui, servitude théologique pire que l’ancienne. Les tories humanitaires avaient raison de donner aux ouvriers d’usine le nom de white slaves : esclaves blancs. Mais la servi­tude hypocrite, qui n’ose pas dire son nom, reconnaît, du moins en apparence, le droit à la liberté; elle se soumet à l’opinion publique éprise de liberté et le progrès historique réalisé sur l’ancien esclavage réside justement dans le fait qu’au moins le principe de la liberté s’est imposé – et les opprimés feront bien en sorte que ce principe soit appliqué.

   En conclusion, voici quelques strophes d’un poème qui exprime l’opinion des ouvriers eux-mêmes sur le système des usines. Il a été écrit par Edward P. Mead((Ce poème a paru le 11 février 1843 dans le Northern Star (n° 274). L’original est intitulé « Le roi vapeur » et comporte deux autres strophes qu’Engels a négligées.)) de Birmingham et exprime bien les sentiments des ouvriers.

   « Il est un roi, un prince impitoyable,

Non pas l’image rêvée des poètes

Mais un tyran cruel, bien connu des esclaves blancs.

Ce roi impitoyable c’est la vapeur.

Il a un bras, un bras de fer,

Et bien qu’il n’en ait qu’un,

Dans ce bras réside une force ma­gi­que

Qui a causé la perte de millions d’hommes.

Il est comme le cruel Moloch, son ancêtre

Qui jadis se dressait dans la vallée d’Ammon,

Ses entrailles sont de feu vivant

Et c’est des enfants qu’il dévore.

Un cortège de prêtres, inhumains,

Assoiffés de sang, d’orgueil et de rage,

Conduisent, ô honte, sa main gigantesque

Et changent en or le sang des humains.

Ils foulent aux pieds tous les droits naturels

Pour l’amour de l’or vil, leur dieu,

Et ils se rient de la douleur des femmes

Et ils raillent les larmes des hommes.

A leurs oreilles, les soupirs et les cris d’agonie

Des fils du travail sont une douce mélodie,

Des squelettes de vierges et d’enfants

Emplissent les enfers du Roi-Vapeur.

L’enfer sur terre ! Ils répandent le désespoir

Depuis qu’est né le Roi-Vapeur.

Car l’esprit humain fait pour le Paradis((Nous nous sommes, pour la traduction, reportés au texte anglais. Engels traduisant les vers, s’est assez souvent écarté de l’original. Voici les deux strophes omises par Engels :
La foule des affamés vous mettra à la mort
Sous les coups, les balles et le feu,
Puis seront vaines votre charte, et la puissance
Des cohortes sanglantes du roi vapeur.
A bas donc le roi, le roi Moloch
Et ses cohortes, ses satrapes.
Que l’emporte le droit.
Salut à toi, ô Liberté
Quand la force au droit cédera.)),

Avec le corps est assassiné.

Donc, à bas le Roi-Vapeur, ce Moloch impitoyable,

Vous, les milliers de travailleurs, vous tous,

Liez-lui les mains, ou bien notre pays

Est destiné à périr par lui.

Et ses satrapes abhorrés, les orgueilleux barons d’usine,

Engeance gorgée d’or et de sang,

La colère du peuple doit les abattre

Comme elle abattra leur dieu monstrueux((Je n’ai ni le loisir ni la place de m’étendre longuement sur les réponses faites par les industriels aux accusations portées contre eux depuis douze ans. Il est impossible de convaincre ces gens parce que ce qu’ils considèrent comme leur intérêt, les aveugle. Comme, d’ailleurs, un certain nombre de leurs objections a été déjà réfuté à l’occasion dans ce qui précède, il ne me reste qu’à formuler les remarques suivantes :
Vous venez à Manchester, vous voulez connaître les conditions de vie anglaises. Vous êtes munis de bonnes recommandations auprès de gens « respectables », bien sûr. Vous formulez quelques considérations sur la situation des ouvriers. On vous fait faire la connaissance de quelques-uns des premiers industriels libéraux, par exemple Robert Hyde Greg, Edmond Ashworth, Ashton ou d’autres. Vous leur faites part de vos intentions. L’industriel vous comprend, il sait ce qu’il a à faire. Il vous mène à son usine située à la campagne. M. Greg à Quarry-Bank dans le Cheshire, M. Ashworth à Turton, près de Bolton, M. Ashton à Hyde. Il vous conduit à travers un bâtiment magnifique, bien installé, peut-être pourvu de ventilateurs, il attire votre attention sur les hautes salles bien aérées, les belles machines, de temps à autre, sur la bonne mine des ouvriers. Il vous offre un bon petit déjeuner, et vous propose de visiter les logements des ouvriers; il vous conduit aux cottages, qui ont l’air neufs, propres, coquets, et entre avec vous dans l’un ou l’autre. Bien sûr, uniquement chez les contremaîtres, mécaniciens, etc., afin que vous puissiez voir des familles qui ne vivent que de l’usine ». C’est que chez les autres, vous pourriez découvrir que seuls la femme et les enfants travaillent et que l’homme raccommode les chaussettes. La présence de l’industriel vous empêche de poser des questions indiscrètes; vous trouvez les gens tous bien payés, dans le confort, relativement en bonne santé, grâce à l’air de la campagne, vous commencez à revenir de vos idées exagérées de misère et de famine. Mais vous n’apprenez pas que le système des cottages fait des ouvriers des esclaves, qu’il y a peut-être une « boutique de troc » tout près, les gens ne vous montrent pas qu’ils haïssent l’industriel, parce qu’il est là. Il se peut même qu’il ait installé aussi une école, une église, une salle de lecture, etc. Mais vous ne saurez point qu’il utilise l’école pour habituer les enfants à la subordination, qu’il ne tolère à la salle de lecture que des oeuvres où est défendu l’intérêt de la bourgeoisie, qu’il renvoie ses gens quand ils lisent des journaux et des livres chartistes et socialistes. Vous avez devant les yeux de bons rapports patriarcaux, vous voyez la vie des surveillants, vous voyez ce que la bourgeoisie promet aux ouvriers, s’ils veulent devenir également ses esclaves sur le plan intellectuel. Ces « usines rurales » sont, depuis belle lurette, le cheval de bataille des industriels parce que les inconvénients du système industriel, en particulier dans le domaine de l’hygiène, y sont supprimés en partie par le grand air et le milieu géographique, et parce que l’esclavage patriarcal de l’ouvrier y subsiste le plus longtemps. Le Dr Ure en chante dithyrambe. Mais gare ! Si les ouvriers se mettent soudain à penser par eux-mêmes et à devenir chartistes – cette fois, c’est la fin brutale de l’affection paternelle que témoignait l’industriel. Du reste, si vous voulez par hasard qu’on vous conduise à travers le quartier ouvrier de Manchester, si vous voulez voir le plein développement du système industriel dans une ville industrielle, eh bien, alors vous pouvez attendre longtemps que ces riches bourgeois vous y aident ! Ces Messieurs ne savent pas ce que veulent leurs ouvriers et dans quelle situation ils se trouvent, et ils ne veulent pas, ils ne peuvent pas le savoir, parce qu’ils craignent toujours d’apprendre des choses qui les troubleraient ou les forceraient à agir à l’encontre de leurs intérêts. Du reste, cela n’a aucune importance, ce que les ouvriers ont à réaliser, ils le feront bien tout seuls. )). »

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