IV. Théorie de la violence (fin)

L’anti-Dühring

Friedrich Engels

Economie politique
IV. Théorie de la violence (fin)

   “ C’est une circonstance très importante qu’en fait, la domination de la nature ne se soit en général[ !] passée [une domination qui s’est passée !] que grâce à celle de l’homme. Jamais ni nulle part, la mise en valeur de la propriété foncière sur de vastes étendues n’a été accomplie sans l’asservissement préalable de l’homme à quelque forme d’esclavage ou de servage. L’établissement d’une domination économique sur les choses a eu pour condition préalable la domination politique, sociale et économique de l’homme sur l’homme. Comment aurait-on pu seulement avoir l’idée d’un grand propriétaire foncier sans inclure dans cette idée en même temps sa souveraineté sur des esclaves, des serfs ou des hommes indirectement privés de liberté ? Quelle signification aurait bien pu, et pourrait bien avoir pour une exploitation agricole d’envergure la force de l’individu à laquelle s’ajouterait tout au plus l’apport des forces de sa famille ? L’exploitation de la terre ou l’extension de la domination économique sur cette terre à une échelle qui dépasse les forces naturelles de l’individu n’est devenue jusqu’ici possible dans l’histoire que parce que, avant l’établissement de la domination sur le sol ou en même temps qu’elle, on a effectué l’asservissement correspondant de l’homme. Dans les périodes ultérieures de l’évolution, cet asservissement a été adouci … Sa forme actuelle dans les États de haute civilisation est un salariat plus ou moins régenté par la domination policière. C’est donc sur ce salariat que repose la possibilité pratique de ce genre de richesse actuelle qui se présente dans la domination étendue du sol et [ !] dans la grande propriété foncière. Naturellement, toutes les autres espèces de richesse de répartition doivent s’expliquer historiquement d’une manière analogue et le fait que l’homme dépende indirectement de l’homme, fait qui constitue actuellement le trait fondamental des états économiques les plus développés, ne peut pas se comprendre et s’expliquer par lui-même, mais seulement comme un héritage quelque peu métamorphosé d’un assujettissement et d’une expropriation directs qui ont existé antérieurement. ”

   Ainsi parle M. Dühring.

Thèse : La domination de la nature (par l’homme) suppose la domination de l’homme (par l’homme).

Preuve : La mise en valeur de la propriété foncière sur de vastes étendues ne s’est jamais ni nulle part réalisée qu’au moyen d’esclaves.

Preuve de la preuve. Comment pourrait-il y avoir de grands propriétaires fonciers sans esclaves, étant donné que le grand propriétaire foncier avec sa famille et sans esclaves ne pourrait certes cultiver qu’une partie minime de sa propriété ?

Donc : Pour prouver que l’homme, afin de s’assujettir la nature, a dû d’abord asservir l’homme, M. Dühring métamorphose sans autre forme de procès la “ nature ” en “ propriété foncière sur de vastes étendues ” et il reconvertit aussitôt cette propriété foncière, – sans qu’on sache de qui elle est la propriété ! – en propriété d’un gros agrarien qui, naturellement, ne peut pas cultiver sa terre sans esclaves.

   D’abord, la “ domination de la nature ” et la “ mise en valeur de la propriété foncière ” ne sont nullement la même chose. La domination de la nature se pratique dans l’industrie sur une échelle tout autrement colossale que dans l’agriculture, laquelle, jusqu’à présent, est obligée d’obéir au temps qu’il fait au lieu de commander au temps.

   Deuxièmement, si nous nous bornons à la mise en valeur de la propriété foncière sur de grandes étendues, ce qui importe, c’est de savoir à qui cette propriété foncière appartient. Et voilà qu’au début de l’histoire de tous les peuples civilisés, nous trouvons non pas le “ grand propriétaire foncier” que M. Dühring nous glisse ici en fraude par un de ses tours de passe-passe habituels dénommés par lui “ dialectique naturelle ”((Dühring qualifiait sa dialectique de “naturelle”, par opposition à la dialectique hégélienne, “ pour répudier expressément toute communauté avec les manifestations chaotiques de la partie dévoyée de la philosophie allemande ”.)), – mais des communautés de tribu ou de village avec propriété en commun du sol. Des Indes à l’Irlande, l’exploitation de la propriété foncière sur de grandes étendues a été opérée à l’origine par ces communautés de tribu ou de village, et cela soit sous la forme de culture en commun des terres pour le compte de la communauté, soit sous la forme de parcelles agraires individuelles attribuées pour un temps aux familles par la communauté, avec jouissance commune des forêts et des pâturages en permanence. Il est une fois de plus caractéristique pour les “ études techniques les plus pénétrantes ” de M. Dühring “ dans le domaine politique et juridique ” qu’il ne sache rien de toutes ces choses; que l’ensemble de ses oeuvres respire une ignorance totale de travaux qui font époque, aussi bien de ceux de Maurer sur la constitution primitive de la Mark germanique, fondement de l’ensemble du droit allemand, que de toute la littérature, chaque jour plus volumineuse, inspirée principalement par Maurer, qui est consacrée à démontrer la communauté primitive de la propriété foncière chez tous les peuples civilisés d’Europe et d’Asie et à exposer ses différentes formes d’existence et de dissolution. Dans le domaine du droit français et anglais, M. Dühring s’était acquis “lui-même toute son ignorance”, si grande fût-elle : il n’agit pas autrement dans le domaine du droit allemand, où elle est plus grande encore. L’homme qui s’emporte si violemment contre l’horizon borné des professeurs d’Université, en est, aujourd’hui encore, dans le domaine du droit allemand, tout au plus là où les professeurs en étaient il y a vingt ans.

   Ce n’est que “ libre création et imagination” de M. Dühring s’il affirme que pour exploiter la propriété foncière sur de grandes étendues, les propriétaires fonciers et les esclaves ont été nécessaires. Dans tout l’Orient, ou l’État ou bien la commune est propriétaire du sol, le terme même de propriétaire foncier n’existe pas dans les langues. Sur ce fait, M. Dühring peut aller chercher conseil auprès des juristes anglais qui, aux Indes, se sont mis l’esprit à la torture pour résoudre la question : qui est propriétaire foncier ? Et ils n’ont pas eu plus de succès que jadis le prince Henri LXXII de Reuss-Greiz-Schleitz-Lobenstein-Eberswalde quand il se posait la question : qui est veilleur de nuit ? Les Turcs ont été les premiers à introduire en Orient, dans les pays qu’ils avaient conquis, une sorte de féodalisme agraire. Dès les temps héroïques, la Grèce entre dans l’histoire avec une division en ordres qui n’est elle-même que le produit évident d’une longue préhistoire inconnue; mais là aussi, le sol est exploité principalement par des paysans indépendants; les grands domaines des nobles et des princes dynastiques constituent l’exception et disparaissent d’ailleurs bientôt après. L’Italie a été défrichée principalement par des paysans; lorsque dans les derniers temps de la République romaine les grands domaines, les latifundia, supplantèrent les paysans parcellaires et les remplacèrent par des esclaves, ils remplacèrent en même temps la culture par l’élevage et, comme Pline déjà le savait, menèrent l’Italie à sa perte (latifundia Italiam perdidere)((PLINE L’ANCIEN : Histoire naturelle, liv. XVIII, 35.)). Au moyen âge, c’est la culture paysanne qui domine dans toute l’Europe (surtout lors du défrichage des terres incultes), étant admis qu’il importe peu pour la question qui nous occupe de savoir si les paysans avaient à payer des taxes à de quelconques seigneurs féodaux, et lesquelles. Les colons venus de Frise, de Basse-Saxe, des Flandres et du Rhin inférieur, qui mirent en culture le sol arraché aux Slaves à l’est de l’Elbe, le firent comme paysans libres avec des taux de redevance très favorables, mais nullement sous “ quelque forme de corvée ”. – En Amérique du Nord, c’est de beaucoup la majeure partie du pays qui a été ouverte à la culture par le travail de paysans libres, tandis que les grands propriétaires du Sud avec leurs esclave. et leur exploitation effrénée ont épuisé le sol jusqu’à ce qu’il ne portât plus que des sapins, de sorte que la culture du coton a dû émigrer de plus en plus vers l’Ouest. En Australie et en Nouvelle-Zélande, toutes les tentatives du gouvernement anglais pour créer artificiellement une aristocratie terrienne ont échoué. Bref, à l’exception des colonies tropicales et subtropicales, où le climat interdit le travail de la te- à l’Européen, le grand propriétaire foncier qui se sert de ses esclaves ou de ses serfs pour assujettir la nature à sa domination et mettre le sol en culture, se révèle comme une pure création de l’imagination. Au contraire, là où il apparaît dans l’antiquité, comme en Italie, il ne défriche pas des terres incultes, mais transforme en pâturages les terres labourables défrichées par les paysans, dépeuple et ruine des pays entiers. Ce n’est qu’à l’époque moderne, ce n’est que depuis que l’augmentation de la densité de la population a relevé la valeur du sol et que, surtout, le développement de l’agronomie a permis de mieux utiliser même des terres médiocres, – c’est seulement depuis lors que la grande propriété foncière a commencé à prendre part sur une grande échelle au défrichement de terres incultes et de pâturages, et cela de préférence en volant les communaux des paysans, tant en Angleterre qu’en Allemagne. La chose ne s’est pas faite non plus sans contrepartie. Pour chaque acre de terre de la communauté que les grands propriétaires fonciers ont défriché en Angleterre, ils ont transformé en Écosse au moins trois acres de terre arable en pâturages a moutons et en fin de compte, en simple terrain de chasse au gros gibier.

   Nous n’avons affaire ici qu’à l’affirmation de M. Dühring selon laquelle le défrichage de grandes étendues de terre, donc, finalement, à peu près de toutes les terres civilisées, ne s’est “jamais et nulle part ” effectué autrement que grâce à de grands propriétaires fonciers et à des esclaves, – affirmation dont nous avons vu qu’elle a pour condition préalable une ignorance véritablement inouïe de l’histoire. Nous n’avons donc à nous préoccuper ici ni de savoir dans quelle mesure à diverses époques des étendues de terre déjà entièrement ou en très grande partie défrichées ont été cultivées par des esclaves (comme à l’apogée de la Grèce) ou par des serfs (comme les manses seigneuriaux depuis le moyen âge), ni de savoir ce qu’a été la fonction sociale des grands propriétaires fonciers à différentes époques.

   Et après que M. Dühring nous a présenté ce tableau d’imagination digne du plus grand maître, dont on ne sait ce qu’il faut le plus admirer, – les tours de passe-passe dans la déduction, ou la falsification de l’histoire, – il s’écrie d’un ton triomphant : “ Naturellement, toutes les autres espèces de la richesse de répartition s’expliquent historiquement de manière analogue !” Ce qui lui épargne de toute évidence la peine de perdre le moindre mot sur la genèse, par exemple, du capital.

   Si avec sa domination de l’homme par l’homme, condition préalable de la domination de la nature par l’homme, M. Dühring veut seulement dire en général que tout notre état économique actuel, le niveau de développement atteint aujourd’hui par l’agriculture et l’industrie est le résultat d’une histoire sociale qui se déroule en oppositions de classes, en rapports de domination et d’esclavage, il dit quelque chose qui est devenu un lieu commun, il y a beau temps, depuis le Manifeste communiste. Il s’agit précisément d’expliquer la naissance des classes et des rapports de domination et si M. Dühring n’a toujours pour cela que le seul mot de “ violence ”, nous en sommes exactement au même point qu’au début. Le simple fait que, en tout temps, les dominés et les exploités sont bien plus nombreux que les dominateurs et les exploiteurs, que donc la violence réelle réside chez ces derniers, suffit à lui tout seul pour mettre au jour la folie de toute la théorie de la violence. Il s’agit donc toujours d’expliquer les rapports de domination et d’esclavage.

   Ils sont nés par deux voies différentes.

   Tels les hommes sortent primitivement du règne animal, – au sens étroit, – tels ils entrent dans l’histoire : encore à demi animaux, grossiers, impuissants encore en face des forces de la nature, ignorants encore de leurs propres forces; par conséquent, pauvres comme les animaux et à peine plus productifs qu’eux. Il règne alors une certaine égalité des conditions d’existence et, pour les chefs de famille, aussi une sorte d’égalité dans la position sociale, – tout au moins une absence de classes sociales, qui continue dans les communautés naturelles agraires des peuples civilisés ultérieurs. Dans chacune de ces communautés existent, dès le début, certains intérêts communs, dont la garde doit être commise à des individus, quoique sous le contrôle de l’ensemble : jugement de litiges; répression des empiètements de certains individus au-delà de leurs droits; surveillance des eaux, surtout dans les pays chauds; enfin, étant donné le caractère primitif et sauvage des conditions, fonctions religieuses. De semblables attributions de fonctions se trouvent en tout temps dans les communautés primitives, ainsi dans les plus vieilles communautés de la Mark germanique et aujourd’hui encore aux Indes. Il va sans dire que ces individus sont armés d’une certaine plénitude de puissance et représentent les prémisses du pouvoir d’État. Peu à peu, les forces de production augmentent; la population plus dense crée des intérêts ici communs, là antagonistes, entre les diverses communautés, dont le groupement en ensembles plus importants provoque derechef une nouvelle division du travail, la création d’organes pour protéger les intérêts communs et se défendre contre les intérêts antagonistes. Ces organes, qui déjà en tant que représentants des intérêts communs de tout le groupe, ont vis-à-vis de chaque communauté prise à part une situation particulière, parfois même en opposition avec elle, prennent bientôt une autonomie plus grande encore, soit du fait de l’hérédité de la charge, qui s’instaure presque toute seule dans un monde où tout se passe selon la nature, soit du fait de l’impossibilité grandissante de s’en passer à mesure qu’augmentent les conflits avec d’autres groupes. Comment, de ce passage à l’autonomie vis-à-vis de la société, la fonction sociale a pu s’élever avec le temps à la domination sur la société; comment, là où l’occasion était favorable, le serviteur primitif s’est métamorphosé peu à peu en maître; comment, selon les circonstances, ce maître a pris l’aspect du despote ou du satrape oriental, du dynaste chez les Grecs, du chef de clan celte, etc.; dans quelle mesure, lors de cette métamorphose, il s’est finalement servi aussi de la violence; comment, au bout du compte, les individus dominants se sont unis pour former une classe dominante, ce sont là des questions que nous n’avons pas besoin d’étudier ici. Ce qui importe ici, c’est seulement de constater que, partout une fonction sociale est à la base de la domination politique; et que la domination politique n’a aussi subsisté à la longue que lorsqu’elle remplissait cette fonction sociale qui lui était confiée. Quel que soit le nombre des pouvoirs despotiques qui ont surgi ou ont décliné en Perse et aux Indes, chacun a su très exactement qu’il était, avant tout, l’entrepreneur général de l’irrigation des vallées, sans laquelle aucune culture n’est là-bas Possible. Il était réservé aux Anglais éclairés de ne pas remarquer cela aux Indes; ils ont laissé tomber en ruine les canaux d’irrigation et les écluses, et découvrent enfin maintenant, par le retour régulier des famines, qu’ils avaient négligé l’unique activité susceptible de donner à leur domination aux Indes une légitimité au moins égale à celle de leurs prédécesseurs.

   Mais à côté de cette formation de classes, il s’en déroulait encore une autre. La division naturelle du travail à l’intérieur de la famille agricole a permis, à un certain niveau de bien-être, d’introduire une ou plusieurs forces de travail étrangères. Ce fut particulièrement le cas dans des pays où la vieille propriété en commun du sol s’était déjà désagrégée ou bien, du moins, la vieille culture en commun avait cédé le pas à la culture individuelle des lots de terrain par les familles respectives. La production était développée au point que la force de travail humaine pouvait maintenant produire plus qu’il n’était nécessaire à son entretien simple; les moyens d’entretenir davantage de forces de travail existaient; ceux de les occuper, également : la force de travail prit une valeur. Mais la communauté à laquelle on appartenait et l’association dont elle faisait partie ne fournissaient pas de forces de travail disponibles, excédentaires. En revanche, la guerre en fournissait, et la guerre était aussi vieille que l’existence simultanée de plusieurs groupes de communautés juxtaposés. Jusque-là, on n’avait su que faire des prisonniers de guerre, on les avait donc tout simplement abattus; à une date plus reculée encore, on les avait mangés. Mais, au niveau de l’ “ état économique” maintenant atteint, ils prenaient une valeur; on leur laissa donc la vie et on se servit de leur travail. C’est ainsi que la violence, au lieu de dominer la situation économique, a été au contraire enrôlée de force dans le service de la situation économique. L’esclavage était inventé. Il devint bientôt la forme dominante de la production chez tous les peuples dont le développement dépassait la vieille communauté, mais aussi, en fin de compte, une des causes principales de leur décadence. Ce fut seulement l’esclavage qui rendit possible sur une assez grande échelle la division du travail entre agriculture et industrie et par suite, l’apogée du monde antique, l’hellénisme. Sans esclavage, pas d’État grec, pas d’art et de science grecs; sans esclavage, pas d’Empire romain. Or, sans la base de l’hellénisme et de l’Empire romain, pas non plus d’Europe moderne. Nous ne devrions jamais oublier que toute notre évolution économique, politique et intellectuelle a pour condition préalable une situation dans laquelle l’esclavage était tout aussi nécessaire que généralement admis. Dans ce sens, nous avons le droit de dire : sans esclavage antique, pas de socialisme moderne.

   Il ne coûte pas grand chose de partir en guerre avec des formules générales contre l’esclavage et autres choses semblables, et de déverser sur une telle infamie un courroux moral supérieur. Malheureusement, on n’énonce par là rien d’autre que ce que tout le monde sait, à savoir que ces institutions antiques ne correspondent plus à nos conditions actuelles et aux sentiments que déterminent en nous ces conditions. Mais cela ne nous apprend rien sur la façon dont ces institutions sont nées, sur les causes pour lesquelles elles ont subsisté et sur le rôle qu’elles ont joué dans l’histoire. Et si nous nous penchons sur ce problème, nous sommes obligés de dire, si contradictoire et si hérétique que cela paraisse, que l’introduction de l’esclavage dans les circonstances d’alors était un grand progrès. C’est un fait établi que l’humanité a commencé par l’animal, et qu’elle a donc eu besoin de moyens barbares, presque animaux, pour se dépêtrer de la barbarie. Les anciennes communautés, là où elles ont subsisté, constituent depuis des millénaires la base de la forme d’État la plus grossière, le despotisme oriental, des Indes jusqu’en Russie. Ce n’est que là où elles se sont dissoutes que les peuples ont progressé sur eux-mêmes, et leur premier progrès économique a consisté dans l’accroissement et le développement de la production au moyen du travail servile. La chose est claire : tant que le travail humain était encore si peu productif qu’il ne fournissait que peu d’excédent au-delà des moyens de subsistance nécessaires, l’accroissement des forces productives, l’extension du trafic, le développement de l’État et du droit, la fondation de l’art et de la science n’étaient possibles que grâce à une division renforcée du travail, qui devait forcément avoir pour fondement la grande division du travail entre les masses pourvoyant au travail manuel simple et les quelques privilégiés adonnés à la direction du travail, au commerce, aux affaires de l’État et plus tard aux occupations artistiques et scientifiques. La forme la plus simple, la plus naturelle, de cette division du travail était précisément l’esclavage. Étant donné les antécédents historiques du monde antique spécialement du monde grec, la marche progressive à une société fondée sur des oppositions de classes ne pouvait s’accomplir que sous la forme de l’esclavage. Même pour les esclaves, cela fut un progrès; les prisonniers de guerre parmi lesquels se recrutait la masse des esclaves, conservaient du moins la vie maintenant, tandis qu’auparavant on les massacrait et plus anciennement encore, on les mettait à rôtir.

   Ajoutons, à cette occasion, que, jusqu’aujourd’hui, toutes les contradictions historiques entre classes exploiteuses et exploitées, dominantes et opprimées trouvent leur explication dans cette même productivité relativement peu développée du travail humain. Tant que la population qui travaille effectivement est tellement accaparée par son travail nécessaire qu’il ne lui reste plus de temps pour pourvoir aux affaires communes de la société, – direction du travail, affaires de l’État, questions juridiques, art, science, etc., – il a toujours fallu une classe particulière qui, libérée du travail effectif, puisse pourvoir à ces affaires; ce qui ne l’a jamais empêchée d’imposer à son propre profit aux masses travailleuses une charge de travail de plus en plus lourde. Seul, l’énorme accroissement des forces productives atteint par la grande industrie permet de répartir le travail sur tous les membres de la société sans exception, et par là, de limiter le temps de travail de chacun de façon qu’il reste à tous suffisamment de temps libre pour prendre part aux affaires générales de la société, – théoriques autant que pratiques. C’est donc maintenant seulement que toute classe dominante et exploiteuse est devenue superflue, voire un obstacle au développement social, et c’est maintenant seulement qu’elle sera impitoyablement éliminée, si maîtresse qu’elle soit encore de la “violence immédiate ”.

   Si donc M. Dühring fronce le nez sur l’hellénisme parce qu’il était fondé sur l’esclavage, il aurait tout autant raison de reprocher aux Grecs de n’avoir pas eu de machines à vapeur et de télégraphe électrique. Et s’il affirme que notre asservissement moderne du salariat n’est qu’un héritage quelque peu métamorphosé et adouci de l’esclavage et ne s’explique pas par lui-même (c’est-à-dire par les lois économiques de la société moderne), ou bien cela signifie que le salariat comme l’esclavage sont des formes de la servitude et de la domination de classe, ce qu’aucun enfant n’ignore, ou bien cela est faux. Car nous serions tout aussi fondés à dire que le salariat s’explique comme une forme adoucie de l’anthropophagie, forme primitive, partout constatée maintenant, de l’utilisation des ennemis vaincus,

   Le rôle que joue la violence dans l’histoire vis-à-vis de l’évolution économique est donc clair. D’abord, toute violence politique repose primitivement sur une fonction économique de caractère social et s’accroît dans la mesure où la dissolution des communautés primitives métamorphose les membres de la société en producteurs privés, les rend donc plus étrangers encore aux administrateurs des fonctions sociales communes. Deuxièmement, après s’être rendue indépendante vis-à-vis de la société, après être devenue, de servante, maîtresse, la violence politique peut agir dans deux directions. Ou bien, elle agit dans le sens et dans la direction de l’évolution économique normale. Dans ce cas, il n’y a pas de conflit entre les deux, l’évolution économique est accélérée. Ou bien, la violence agit contre l’évolution économique, et dans ce cas, à quelques exceptions près, elle succombe régulièrement au développement économique. Ces quelques exceptions sont des cas isolés de conquêtes, où les conquérants plus barbares ont exterminé ou chassé la population d’un pays et dévasté ou laissé perdre les forces productives dont ils ne savaient que faire. Ainsi firent les chrétiens dans l’Espagne mauresque pour la majeure partie des ouvrages d’irrigation, sur lesquels avaient reposé l’agriculture et l’horticulture hautement développées des Maures. Toute conquête par un peuple plus grossier trouble évidemment le développement économique et anéantit de nombreuses forces productives. Mais dans l’énorme majorité des cas de conquête durable, le conquérant plus grossier est forcé de s’adapter à l’ “ état économique” plus élevé tel qu’il ressort de la conquête; il est assimilé par le peuple conquis et obligé même, la plupart du temps, d’adopter sa langue. Mais là où dans un pays, – abstraction faite des cas de conquête, – la violence intérieure de l’État entre en opposition avec son évolution économique, comme cela s’est produit jusqu’ici à un certain stade pour presque tout pouvoir politique, la lutte s’est chaque fois terminée par le renversement du pouvoir politique. Sans exception et sains pitié, l’évolution économique s’est ouvert la voie, – nous avons déjà mentionné le dernier exemple des plus frappants : la grande Révolution française. Si, selon la doctrine de M. Dühring, l’état économique et avec lui la constitution économique d’un pays déterminé dépendaient simplement de la violence politique, on ne verrait pas du tout pourquoi, après 1848, Frédéric-Guillaume IV ne put réussir, malgré sa “ magnifique armée ”((Expression employée par Frédéric-Guillaume IV dans son adresse de félicitations à l’armée prussienne du 1er janvier 1849.)), à greffer dans son pays les corporations médiévales et autres marottes romantiques, sur les chemins de fer, les machines à vapeur et la grande industrie qui était alors en train de se développer; ou pourquoi l’empereur de Russie, qui est encore bien plus puissant, s’avère incapable non seulement de payer ses dettes, mais même de maintenir sa “ violence ” sains emprunter sans cesse à la “situation économique” d’Europe occidentale.

   Pour M. Dühring la violence est le mal absolu, le premier acte de violence est pour lui le péché originel, tout son exposé est une jérémiade sur la façon dont toute l’histoire jusqu’ici a été ainsi contaminée par le péché originel, sur l’infâme dénaturation de toutes les lois naturelles et sociales par cette puissance diabolique, la violence. Mais que la violence joue encore dans l’histoire un autre rôle, un rôle révolutionnaire; que, selon les paroles de Marx, elle soit l’accoucheuse de toute vieille société qui en porte une nouvelle dans ses flancs; qu’elle soit l’instrument grâce auquel le mouvement social l’emporte et met en pièces des formes politiques figées et mortes- de cela, pas un mot chez M. Dühring. C’est dans les soupirs et les gémissements qu’il admet que la violence soit peut-être nécessaire pour renverser le régime économique d’exploitation, – par malheur ! Car tout emploi de la violence démoralise celui qui l’emploie. Et dire qu’on affirme cela en présence du haut essor moral et intellectuel qui a été la conséquence de toute révolution victorieuse ! Dire qu’on affirme cela en Allemagne où un heurt violent, qui peut même être imposé au peuple, aurait tout au moins l’avantage d’extirper la servilité qui, à la suite de l’humiliation de la Guerre de Trente ans, a pénétré la conscience nationale ! Dire que cette mentalité de prédicateur sans élan, sans saveur et sans force a la prétention de s’imposer au parti le plus révolutionnaire que connaisse l’histoire !

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