2 – Colonialisme = Féodalisme

Le problème de la terre au Pérou

Jose Carlos Mariategui

2 – Colonialisme = Féodalisme

   Le problème de la terre est la pierre de touche de l’attitude de l’avant-garde, ou des socialistes, devant les survivances du Virreinato((NT : Virreinato : période où la couronne d’Espagne régnait sur le Pérou.)). Le « perricholismo » ((NT : Perricholismo : Mode littéraire, musicale, etc. décadente dans la Lima de l’ère coloniale. Du nom de « La Périchole » qui aurait réellement existé sous le nom de Micaela Villegas, au XVIIIe siècle. Un jour où elle aurait été impertinente avec le vice-roi du Pérou, ce dernier l’aurait traité de « Perra chola » (chienne d’indigène), expression qui serait à l’origine de son surnom.)) littéraire ne nous intéresse que comme signe ou reflet du colonialisme économique. L’héritage colonial que nous voulons liquider n’est pas, fondamentalement, celui cachant les femmes derrière des mantilles ou des jalousies, mais celui du régime économique féodal, dont les expressions sont le gamonalismo, la grande propriété rurale et la servitude. La littérature colonialiste – évocation nostalgique du Virreinato et de son faste – , n’est pour moi que le produit médiocre d’un esprit engendré et nourri par ce régime. Le Virreinato ne survit pas dans le « perricholismo » de quelques troubadours et de quelques chroniqueurs. Il survit dans le féodalisme, dans lequel apparaît, sans lui imposer encore sa loi, le capitalisme naissant ou larvaire. A proprement parler, ce n’est pas l’héritage espagnol que nous voulons effacer, mais l’héritage féodal.

   L’Espagne nous fit cadeau du Moyen-Age : inquisition, féodalité, etc. Ensuite, elle nous fit cadeau de la contre-réforme : esprit réactionnaire, méthode jésuitique, casuistique scolastique. Moyennant l’assimilation de la culture occidentale, véhiculée parfois par cette même Espagne, nous nous sommes libérés de la plupart de ces choses avec beaucoup de difficultés. Mais nous ne nous sommes toujours pas libérés de leur base économique, enracinée dans les intérêts d’une classe dont l’hégémonie n’a pas été remise en question par la révolution de l’indépendance. Les racines de la féodalité sont intactes. Et son maintien est responsable, par exemple, du retard de notre développement capitaliste.

   Le régime de propriété de la terre détermine le régime politique et administratif de toute nation. Les problèmes de notre nation sont dominés par le problème que la République n’a pu résoudre jusqu’à ce jour : le problème agraire. Des institutions démocratiques et libérales ne peuvent pas fonctionner ni prospérer sur une économie semi-féodale.

   En ce qui concerne le problème indigène, sa subordination au problème de la terre est encore plus absolue pour des raisons spécifiques. La race indigène est une race d’agriculteurs. Le peuple inca était un peuple de paysans, pratiquant en général l’agriculture et l’élevage. Les industries et les arts étaient à caractère domestique et rural. Chez les Incas du Pérou, se vérifiait, plus que chez n’importe quel autre peuple, ce principe que : « la vie vient de la terre ». Les travaux publics, les œuvres collectives, les plus admirables du Tawantinsuyo, eurent un but militaire, religieux ou agricole. Les canaux d’irrigation de la sierra [montagne] et de la côte, les cultures en terrasses des Andes sont aujourd’hui les meilleurs témoignages du degré d’organisation économique atteint par les Indiens péruviens. Par tous ses traits dominants, leur civilisation se caractérisait comme étant une civilisation agraire.  » La terre – écrit Valcárcel en étudiant la vie économique du Tawantinsuyo – dans la tradition régnicole ((NT : Régnicole : Terme de jurisprudence et de chancellerie. Il se dit des habitants naturels d’un royaume, d’un pays, considérés par rapport aux droits dont ils peuvent jouir. En 1682, on permit également aux régnicoles et aux étrangers de faire pendant cinq ans le commerce des Indes sur les vaisseaux de la Compagnie, RAYNAL, Hist. phil. IV, 16. Il se dit, par extension, des étrangers naturalisés à qui ces mêmes droits sont accordés. Les Guise firent comprendre dans le nombre des cent [chevaliers de l’ordre du St-Esprit] les huit prélats et les chevaliers étrangers non régnicoles, SAINT-SIMON, 121, 77. (Littré) )), est la mère commune : de ses entrailles ne sortent pas seulement les fruits alimentaires, mais l’homme même. De la terre viennent tous les biens. Le culte de la Pacha Mama [Terre mère] est proche de l’héliolatrie, et alors que le soleil n’est à personne en particulier, la planète, elle, l’est. De ces deux concepts, jumelés dans l’idéologie aborigène, est né l’agrarisme, propriété communautaire des champs et religion universelle de l’astre du jour. ((Luis E. Valcárcel, « De l’Ayllu à l’Empire ».))

   Le communisme inca – qui, pour s’être développé sous le régime autocratique des Incas, – ne peut cependant pas être nié, ni négligé peut être caractérisé comme étant un communisme agraire. Les caractères fondamentaux de l’économie inca – d’après César Ugarte, qui dégage en général les traits caractéristiques de notre processus avec beaucoup de pondération – sont les suivants : « Propriété collective de la terre cultivable par l’« ayllu » ou groupe de familles apparentées, bien que cette propriété soit divisée en parcelles individuelles intransférables ; propriété collective des eaux, des pâturages et des bois par la « marca » ou tribu, ou encore par la fédération des « ayllus » établies autour d’un même village ; coopération dans le travail : appropriation individuelle des récoltes et des fruits. » ((César Antonio Ugarte, « Ébauche d’une l’Histoire Économique du Pérou ».))

   La destruction de cette économie et par suite de la culture qui se nourrissait de sa sève est une des responsabilités les moins discutables de la domination espagnole, non pour avoir détruit les formes autochtones, mais pour ne les avoir pas remplacées par des formes supérieures. Le régime colonial désorganisa l’économie inca sans lui substituer une économie plus rentable. Sous la domination d’une aristocratie indigène, vivait une nation qui comptait dix millions d’Indiens et qui possédait un Etat dont l’action réalisait toutes les ambitions de sa puissance ; sous une aristocratie étrangère, les Indiens se réduisirent à une masse dispersée et anarchique d’un million d’hommes tombés dans la servitude.

   La donnée démographique est, à cet égard, le fait décisif. Contre tous les reproches – qu’on peut faire au régime inca au nom des concepts modernes de liberté et de justice – s’inscrit le fait historique positif, matériel qu’il assurait la vie et la croissance d’une population qui atteignait dix millions quand les conquistadors arrivèrent au Pérou et qui, en trois siècles de domination espagnole, descendit à un million. Et ce fait condamne l’époque de la domination espagnole, non du point de vue abstrait, théorique ou moral – ou comme on voudra le qualifier – de la justice, mais bien du point de vue pratique, concret et matériel de l’utilité.

   Le colonialisme espagnol, incapable d’organiser au Pérou au moins une économie féodale, apporta en plus des éléments d’économie esclavagiste.

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