10. Le rôle du travail salarié libre dans l’agriculture

Le développement du capitalisme en Russie

Lénine

Chapitre III : PASSAGE DES PROPRIÉTAIRES FONCIERS DU SYSTÈME BASÉ SUR LA CORVÉE A CELUI DE l’EXPLOITATION CAPITALISTE

X. LE RÔLE DU TRAVAIL SALARIE LIBRE DANS L’AGRICULTURE

   Il nous faut maintenant essayer de montrer quels sont les caractères fondamentaux des nouveaux rapports sociaux qui sont en train de s’établir dans l’agriculture par suite de l’utilisation du travail salarié, et d’indiquer la signification de ces rapports. Les ouvriers agricoles qui affluent en masse dans le sud appartiennent aux couches les plus pauvres de la paysannerie. C’ est ainsi que 70% de ceux qui se rendent dans la province de Kherson n’ont pas les moyens d’acheter un billet de chemin de fer et font le trajet à pied. « Ils marchent pendant des centaines et des milliers de verstes le long des voies ferrées et des fleuves navigables, d’où ils peuvent admirer les trains filant à toute vitesse et l’allure élégante des bateaux à vapeur…» (Téziakov, 35). Ils partent avec environ deux roubles en poche((On se procure l’argent pour la route en vendant ses biens, même les objets de ménage, en engageant son lot de terre, ses effets, etc., et même en empruntant «aux prêtres, aux propriétaires et aux koulaks de la localité» (Chakhovskoï, 55), en échange de travail.)); il arrive souvent qu’ils n’aient même pas assez d’argent pour payer le prix d’un passeport et qu’ils prennent un permis de départ valable un mois qui leur revient à 10 kopecks. Le voyage dure 10 à 12 jours, et dans ces longs trajets, leurs pieds enflent, se couvrent de callosités et d’écorchures (parfois ils vont pieds nus dans la boue glacée du printemps). Un dixième environ des ouvriers voyage sur des barges (grandes barques de planches, pouvant transporter de 50 à 80 personnes, et qui, d’ordinaire, sont chargées au maximum). Les travaux de la commission officielle (Zvéguintsev)((La Commission Zvéguintsev fut créée en 1894 à la section des zemstvos du ministère de l’Intérieur. Elle devait élaborer des mesures destinées à «réglementer les petites industries exercées au-dehors et le mouvement des ouvriers agricoles».)) signalent l’extrême danger de ce mode de transport: « Il ne se passe pas d’année sans qu’une ou plusieurs de ces barges surchargées ne coule avec ses occupants» (ibid., 34). L’immense majorité des ouvriers possèdent un lot concédé, mais celui-ci est absolument infime. «La vérité, remarque avec raison M. Téziakov, c’est que ces milliers d’ouvriers agricoles sont tous des prolétaires ruraux sans terre et que maintenant leur existence dépend entièrement d’un gagne-pain extérieur… Le nombre des paysans qui sont dépossédés de leur terre augmente avec rapidité et, simultanément, le prolétariat rural s’accroît»(77). Le nombre des ouvriers novices qui partent s’embaucher pour la première fois vient confirmer de façon éclatante la rapidité de cet accroissement. En règle générale, en effet, ces novices représentent 30% des ouvriers. Entre autres choses, ce chiffre donne une idée de la rapidité du processus de formation de cadres d’ouvriers agricoles permanents.

   Par suite de ce déplacement massif d’ouvriers, il s’est créé des formes particulières d’embauche qui sont caractéristiques du capitalisme hautement développé. Dans le Sud et le Sud-Est de la Russie se sont formés de nombreux marchés de main-d’œuvre qui réunissent des milliers d’ouvriers et où se rendent les employeurs. Ces marchés se tiennent le plus souvent dans les villes, les centres industriels, les bourgs commerçants, les foires. Le caractère industriel des centres attire surtout les ouvriers qui se louent volontiers pour des travaux non agricoles. Pour la province de Kiev, ces marchés de main-d’œuvre ont lieu dans les bourgs de Chpola et Sméla (gros centres sucriers) ainsi que dans la vile de Biélaïa Tserkov. Pour la province de Kherson, ils se tiennent dans les bourgs commerçants (Novooukraïnka, Birzoula, Mostovoïé, où, le dimanche, on voit se rassembler plus de 9000 ouvriers, et beaucoup d’autres bourgades), des stations de chemin de fer (Znamenka, Dolinskaïa, etc.) et des villes (Elisavetgrad, Bobrinetz, Voznessensk, Odessa, etc.). L’été, il y a également des habitants d’Odessa, manœuvres et « cadets» (c’est la dénomination locale des vagabonds) qui viennent se louer pour des travaux agricoles. A Odessa, l’embauche des ouvriers agricoles se fait sur place de Séréda (ou Kossarka). «Les ouvriers affluent à Odessa sans s’arrêter aux autres marchés, car ils ont l’espoir que dans cette ville ils trouveront de meilleurs salaires» (Téziakov, 58). Le bourg de Krivoï Reg est un grand marché d’embauche pour les travaux des champs et les mines. Pour la province de Tauride, il faut citer la localité de Kakhovka. Jadis s’y réunissaient jusqu’à 40000 ouvriers. Au cours des années 90, ce nombre était de 20 à 30000, et de nos jours, si on en juge par certaines données, il a encore baissé. Dans la province de Bessarabie, il convient de mentionner la ville d’Akkerman; dans celle d’Ekatérinoslav, la ville du même nom, et la gare ferroviaire de Losovaïa; dans la province du Don, Rostov-sur-le-Don, où près de 150000 ouvriers passent chaque année. Dans le Caucase du Nord, les villes d’Ekatérinodar et de Novorossiisk, la gare de Tikhoretskaïa, etc. Dans la province de Samara, le bourg de Pokrovskoïé (en face de Saratov), le village de Balakovo, etc. Dans la province de Saratov, les villes de Khvalynsk et de Volsk. Dans la province de Simbirsk, la ville de Syzran. Dans les régions périphériques, la combinaison «agriculture-activités auxiliaires», c’est-à-dire la combinaison du travail salarié agricole et non agricole a donc pris, à cause du capitalisme, une forme nouvelle. Cette combinaison ne peut se pratiquer sur une large échelle qu’au dernier stade, au stade supérieur du capitalisme, à l’époque de la grande industrie mécanique, qui réduit le rôle de l’art, du «métier», facilite le passage d’un travail à un autre et nivelle les formes d’embauche((M. Chakhovskoï indique aussi une autre forme de combinaison du travail agricole et non agricole. Des milliers de trains de bois chacun avec 45 à 20 ouvriers (flotteurs), pour la plupart des Biélorusses ou Grands-Russes de la province d’Orel, descendent le Dniepr vers les villes situées en aval du fleuve. «lis touchent pour toute la durée du flottage un salaire vraiment dérisoire», surtout dans l’espoir de pouvoir se louer pour la moisson et le battage. Espoir qui ne se réalise qu’aux bonnes années.)).

   En effet, les formes d’embauche que nous trouvons dans cette région sont extrêmement originales et tout à fait caractéristiques d’une agriculture capitaliste. Toutes les formes semi-patriarcales et semi-serviles du travail salarié qui sont si fréquentes dans la zone centrale des Terres Noires disparaissent ici. Il ne reste que des rapports d’employeurs à employés, des transactions d’achat et de vente de la force de travail. Comme toujours lorsque les rapports capitalistes sont développés, c’est le travail salarié à la journée ou à la semaine qui a la préférence des ouvriers car il leur permet de fixer les salaires d’une façon qui correspond mieux à la demande en main-d’œuvre. «Autour de chaque marché, jusqu’à environ 40 verstes à la ronde, les prix sont fixés avec une précision mathématique et il est très difficile aux entrepreneurs de les faire baisser, car un paysan venu d’ailleurs préfère attendre au marché ou poursuivre sa route plutôt que d’accepter un salaire moins élevé» (Chakhovskoï, 104). Les prix du travail connaissent de fortes oscillations qui provoquent naturellement de multiples violations de contrats. Les entrepreneurs prétendent généralement que ces violations sont unilatérales, mais il n’en est rien: «il y a entente de part et d’autre»; les ouvriers se concertent pour demander plus, les entrepreneurs pour donner moins (ibid., page 107)((

Au temps des moissons, quand la récolte est bonne, c’est l’ouvrier qui triomphe, et il n’est pas facile de le fléchir. On lui fait un prix, il tourne le dos. Il ne sait qu’une chose: donne ce que je demande, et ça ira. Et ce n’est point parce qu’on manque de bras; c’est parce que, comme disent les ouvriers, «c’est notre jour» (Communication d’un secrétaire de canton. Chakhovskoï; 125).

« Si le blé vient mal et que le prix de la main-d’œuvre tombe, l’entrepreneur-koulak en profite pour renvoyer l’ouvrier avant terme, et celui-ci perd son temps à la recherche d’un autre travail dans la même localité, ou en déplacements», tel est l’aveu que fait, dans sa correspondance, un seigneur terrien (ibid., 132).))

. L’«impitoyable argent comptant» domine ouvertement les rapports entre classes. Pour s’en rendre compte, il suffit de citer le fait suivant: «Les entrepreneurs expérimentés» savent que les ouvriers « ne cèdent» que lorsqu’ils ont épuisé leurs provisions de bouche. «C’est ainsi, qu’on a pu entendre un patron raconter que lorsqu’il venait au marché pour embaucher du personnel … , il commençait par passer entre les rangs des ouvriers et par tâter leurs sacs avec sa canne (sic) : quand il y avait du pain, il ne leur adressait même pas la parole. Il quittait le marché, «il ne revenait que lorsque les sacs étaient vides» (d’après le Selski Vestnik, 1890, n° 15, ibid., 107-108).

   Comme dans tout régime capitaliste développé, l’oppression du petit capital est particulièrement dure pour les ouvriers. Par intérêt commercial((Cf. Pr. Engels. Zur Wohnnungsfrage)) un gros entrepreneur renonce aux petites vexations qui lui rapportent peu de bénéfices et qui, en revanche, peuvent lui porter de gros préjudices en cas de conflit. C’est pourquoi les gros patrons (ceux qui embauchent de 300 à 800 ouvriers) s’efforcent de ne pas renvoyer leurs ouvriers au bout d’une semaine et fixent eux-mêmes les prix conformément à la demande en travail. Il y en a même qui adoptent le système suivant: quand on observe une hausse des prix du travail dans les environs, les salaires de leurs ouvriers sont augmentés. Grâce à ces augmentations, ils obtiennent un travail de meilleure qualité et ils évitent les conflits, ce qui, comme le confirment tous les témoignages, compense largement la dépense supplémentaire (ibid., 130-132; 104). Pour un petit patron, en revanche, « il n’y a pas de petit profit». « Les paysans-fermiers et les colons allemands se choisissent leurs ouvriers. Ils les payent 15 à 20% plus cher, mais ils les font travailler au moins deux fois plus» (ibid., 116). Chez ces patrons, les jeunes fille, comme elles le disent elles-mêmes, « ne font pas la différence entre le jour et la nuit». Quand un colon embauche des faucheurs, il charge ses fils d’accélérer la cadence du travail en les plaçant à tour de rôle au dernier rang de la file. Grâce à ce système, les fils du patron peuvent se relayer trois fois par jour et arrivent frais et dispos pour presser les ouvriers. «C’est pourquoi il est facile de reconnaître à leur mine exténuée les ouvriers qui ont travaillé chez des colons allemands. En général d’ailleurs, ces derniers et les fermiers évitent d’embaucher les ouvriers qui ont déjà travaillé dans les grands domaines, «Vous ne tiendrez pas chez nous», leur disent-ils franchement» (ibid.)((On retrouve les mêmes caractéristiques chez les «Cosaques» de la région du Kouban: «Pour abaisser le prix de la main-d’œuvre, tous les moyens sont bons au Cosaque, agissant soit isolément, soit par communes entières (sic: c’est dommage que nous n’ayons pas de renseignements plus détaillés sur cette fonction nouvelle de la «communauté»!): ils lésinent sur la nourriture, ils intensifient le travail, ils fraudent sur la paye, ils retiennent les passeports des ouvriers, ils obligent les entrepreneurs, par arrêté de la commune, à ne pas embaucher d’ouvriers au-dessus d’un certain prix, sous peine d’amende, etc.» («Les ouvriers du Kouban venant d’autres provinces », par A. Réloborodov. Séverny Vestnik, 1896. février, p, 5).)).

   Du fait qu’elle provoque d’énormes concentrations d’ouvriers, qu’elle transforme les modes de production, qu’elle arrache tous les oripeaux traditionnels et patriarcaux qui masquaient les rapports entre classes, la grande industrie mécanique attire, immanquablement, l’attention de la société sur ces rapports et suscite inévitablement des tentatives visant à établir un contrôle et une réglementation sociale. L’inspection des fabriques est une manifestation particulièrement spectaculaire de ce phénomène que l’on commence maintenant à observer dans l’agriculture capitaliste russe, précisément dans la région où cette agriculture est le plus développée. Dans la province de Kherson, la question de la situation sanitaire des ouvriers a été posée dès 1875, au IIe congrès des médecins de zemstvos de cette province, puis remise sur le tapis en 1888. En 1889, un programme d’étude de cette situation a été mis au point. Si incomplète qu’elle ait été, l’enquête sanitaire de 1889-1890 a soulevé un coin du voile qui dissimulait les conditions de travail existant au fond des campagnes. C’est ainsi, par exemple, qu’elle a établi les faits suivants: dans la majorité des cas, il n’existe pas de logement pour les ouvriers; quand il y a des casernes, elles sont absolument antihygiéniques, et « il n’est pas rare» de rencontrer des huttes de terre: les bergers, par exemple, y vivent et ils ont à souffrir de l’humidité, du manque d’air et de place, du froid et de l’obscurité. La nourriture des ouvriers est très souvent insuffisante. La journée de travail dure de 12 heures et demie à 15 heures, c’est-à-dire beaucoup plus longtemps que dans la grande industrie (11 à 12 heures). Les interruptions de travail sont « exceptionnelles» même pendant les plus fortes chaleurs, et les maladies cérébrales sont fréquentes. L’emploi des machines provoque la division des professions et les maladies professionnelles. Pour faire fonctionner une batteuse, par exemple, il faut des ouvriers qui jettent les gerbes dans le cylindre (travail extrêmement dangereux et difficile, car le cylindre rejette une poussière très épaisse), des ouvriers qui font passer les gerbes et dont la tâche est si pénible qu’ils doivent être relevés toutes les 1 ou 2 heures, des femmes qui ramassent la balle que des enfants mettent immédiatement de côté, et de 3 à 5 ouvriers qui édifient les meules. Il est probable qu’il y a plus de 200000 batteurs dans la province (Téziakov, 94)((Notons à ce propos que l’opération du battage est exécutée le plus souvent par des ouvriers salariés libres. On peut juger par là du nombre probable des batteurs dans la Russie tout entière !)). A propos des conditions sanitaires du travail agricole, M. Téziakov tire les conclusions suivantes: «Les anciens estimaient que le travail des champs était «la plus agréable et la plus saine des occupations». Mais aujourd’hui, l’esprit capitaliste domine l’agriculture et une telle opinion n’est guère défendable. Bien loin de s’être améliorées, depuis que les machines ont fait irruption dans l’économie rurale, les conditions sanitaires du travail agricole ont empiré. Les machines ont introduit dans l’économie rurale les maladies professionnelles et une masse de lésions traumatiques sérieuses.»(94)

   Les enquêtes sanitaires ont eu le résultat suivant: après la famine et l’épidémie de choléra, des tentatives ont été faites pour mettre sur pied des centres médicaux et de ravitaillement, chargées d’enregistrer les ouvriers, d’organiser la surveillance médicale, et préparer des repas bon marché. Si peu étendue que soit cette organisation, si modestes que soient les résultats auxquels elle est parvenue, si précaire que soit son existences((Sur les 6 zemstvos de districts de la province de Kherson dont M. Téziakov signale les réponses quant à l’organisation d’un contrôle sanitaire des ouvriers, il y en a quatre qui se sont prononcés contre ce contrôle. Les propriétaires reprochent à la direction du zemstvo provincial «de vouloir encourager la paresse des ouvriers), etc.)) elle n’en constitue pas moins un fait historique extrêmement important qui montre bien quelles sont les tendances du capitalisme dans l’agriculture. A partir des données recueillies par des médecins, il fut proposé au congrès des médecins de la province de Kherson de reconnaître l’importance des centres médicaux et de ravitaillement, la nécessité d’améliorer leurs conditions sanitaires, de leur donner des attributions plus larges et d’en faire des sortes de bourses du travail où les ouvriers pourraient s’informer des prix de la main-d’œuvre et de leurs fluctuations, d’étendre le contrôle sanitaire à toutes les exploitations plus ou moins importantes qui emploient de nombreux ouvriers, «comme cela se pratique pour les entreprises industrielles» (p. 155), de publier des règlements sur l’emploi des machines agricoles et l’enregistrement des accidents, de poser la question du droit des ouvriers à l’assurance et celles de la réduction des prix et de l’amélioration de transports à vapeur. Le Ve congrès des médecins de Russie a décidé d’appeler l’attention des zemstvos intéressés sur l’œuvre réalisée par le zemstvo de Kherson pour l’organisation de la surveillance médicale et sanitaire.

   Pour conclure, revenons encore une fois aux économistes populistes. Nous savons déjà qu’ils idéalisent les prestations de travail et refusent d’admettre que, comparativement à ces prestations, le capitalisme représente un progrès. Ajoutons à cela que tout en ayant de la sympathie pour les « gagne-pain» quand ils sont exercés sur place, ils considèrent l’«exode» des ouvriers comme un phénomène négatif. Voici par exemple comment cette opinion courante parmi eux est exprimée par M. N.-on: «Les paysans… partent chercher du travail … On peut se demander si économiquement cet exode est profitable, non pas pour chaque paysan pris individuellement mais pour l’ensemble de la paysannerie, considérée sous l’angle de l’économie nationale … Nous nous proposons de montrer que du point de vue économique, il est désavantageux d’émigrer tous les ans Dieu sait où, pour tout l’été, alors que sur place, il semble que les occupations ne doivent pas manquer … (23-24).

   Contrairement à la théorie populiste, nous affirmons, quant à nous, que les migrations procurent non seulement des avantages « purement économiques» aux ouvriers pris individuellement, mais que, dans l’ensemble, elles doivent être considérées comme un phénomène progressiste; nous affirmons que l’opinion publique ne doit pas chercher à obtenir le remplacement des «petits métiers exercés en dehors du lieu de résidence par des occupations trouvées sur place» mais qu’elle doit au contraire lutter pour 1a suppression de toutes les entraves qui font obstacle à l’exode, pour que cet exode soit facilité, pour une diminution des prix des transports et l’amélioration des conditions de transports des ouvriers. Nous fondons notre prise de position sur les arguments suivants: 1) Les migrations procurent des avantages «purement économiques» aux ouvriers, parce qu’ils se rendent dans des lieux où les salaires sont plus élevés et où ils peuvent vendre leur force de travail à meilleur prix. Si simple que soit cette considération, elle est trop souvent oubliée par les gens qui aiment juger les choses d’un point de vue supérieur, qu’ils nous présentent comme un point de vue «économico-national». 2) Les «migrations» provoquent la destruction des formes serviles du salariat et les prestations de travail. Rappelons, par exemple, qu’autrefois, quand l’exode était peu développé, les propriétaires fonciers (et les autres patrons) du Sud avaient volontiers recours au procédé suivant pour embaucher du personnel: ils envoyaient dans les provinces du Nord leurs intendants qui engageaient ( par l’intermédiaire des autorités rurales) des paysans ayant des arriérés d’impôts, à des conditions très désavantageuses pour ces derniers((Chalchovskoï. l. c., 98 et suiv. L’auteur indique même le taux des «rémunérations» versées aux secrétaires et aux syndics pour le recrutement avantageux des paysans. – Téziakov, l. c., 63. Trirogov: La commnunauté et les impôts; article: « La servitude dans l’économie nationale».)). Les patrons avaient donc une entière liberté de concurrence alors que les ouvriers n’en avaient aucune. Nous savons que les paysans sont prêts à aller travailler jusque dans les mines pour fuir les prestations de travail et la servitude.

   Il n’est donc pas étonnant que sur le problème des « migrations», nos agrariens défendent une position semblable à celle des populistes. Prenez M. Korolenko par exemple. Après avoir cité dans son livre l’opinion de toute une série de gros propriétaires fonciers hostiles à l’exode, il cite une masse d’«arguments» contre les «petites industries exercées en dehors du lieu de résidence». Selon lui, ces occupations seraient génératrices de «débauche», de «violence», d’«ivrognerie», de «manque de conscience», elles traduiraient une «tendance à s’affranchir de la famille et de la surveillance des parents», un «désir de distractions et de vie plus facile». Et finalement, il nous donne cet argument particulièrement intéressant: « Si, comme dit le proverbe, pierre qui roule n’amasse pas mousse, un paysan qui reste sur place acquerra nécessairement du bien, auquel il s’attachera» (l.c., page 84). Ce proverbe est cité à bon escient: il montre admirablement quels effets provoque le fait d’être attaché à la terre. Nous avons vu que dans certaines provinces, les départs étaient «trop» massifs et qu’ils étaient compensés par l’arrivée d’ouvriers venus d’autres provinces; ce fait mécontente particulièrement M. Korolenko. Il note que ce phénomène s’observe, par exemple, dans la province de Voronèje et il nous en indique une des causes, à savoir que dans cette province, il y a un grand nombre de paysans qui ont reçu un lot en donation. «Il est évident que la situation matérielle de ces paysans est relativement inférieure et que leur patrimoine est trop insignifiant pour qu’ils craignent de le perdre. Il leur arrive donc très souvent de ne pas tenir leurs engagements et, d’une façon générale, ils s’en vont d’un cœur léger vers d’autres provinces, même quand ils ont la possibilité de trouver dans leur localité un gagne-pain suffisant». «Ces paysans, peu attachés (sic) à leur lot de terre insuffisant n’ont parfois même pas de matériel. Aussi leur est-il extrêmement facile d’abandonner leur maison et de partir chercher fortune loin de leur village, sans se soucier des gagne-pain qu’ils pourraient trouver sur place, ni même parfois de remplir les engagements qu’ils ont pris, car ils ne possèdent rien que l’on puisse saisir» (ibid.).

   «Peu attachés» ! Voilà le vrai mot.

   Ce mot devrait faire réfléchir ceux qui dissertent sur le désavantage des «migrations» et sur la supériorité des occupations trouvées «sous la main»((Voici encore un exemple de l’influence pernicieuse des préjugés populistes. M. Téziakov, dont nous avons souvent cité l’excellent ouvrage, note qu’un grand nombre d’ouvriers quittent la province de Kherson pour celle de Tauride, bien que les bras manquent dans la première. Il trouve «ce phénomène plus qu’étrange»: «Les propriétaires en souffrent, les ouvriers en souffrent, car ils abandonnent un travail sur place et risquent de n’en pas trouver en Tauride»(33). Au contraire, c’est la phrase de M. Téziakov qui nous paraît «plus qu’étrange». Est-il admissible de croire que les ouvriers ne voient pas leur intérêt? N’ont-ils pas le droit de chercher des conditions de travail plus avantageuses? (En Tauride les ouvriers agricoles sont mieux payés que dans la province de Kherson.) Ou bien le moujik serait-il vraiment obligé de vivre et de travailler là où il est immatriculé et «muni d’un lot de terre»? )).

   Les «migrations» permettent à la population de devenir mobile. Elles sont l’un des principaux facteurs qui empêchent les paysans «d’amasser mousse», cette mousse qui s’est accumulée sur eux au cours de l’histoire et qui n’est que trop épaisse. Tant que la population n’est pas mobile, aucun progrès n’est possible et il serait naïf de croire qu’une école rurale puisse donner aux gens ce que leur donne la connaissance directe des rapports et des régimes divers qu’ils acquièrent dans le Sud et le Nord, dans l’agriculture et dans l’industrie, dans la capitale et dans les trous perdus.