10. Les théories populistes sur le capitalisme dans l’agriculture. Les « loisirs forcés d’hiver »

Le développement du capitalisme en Russie

Lénine

Chapitre IV : LE PROGRÈS DE L’AGRICULTURE COMMERCIALE

X. LES THÉORIES POPULISTES SUR LE CAPITALISME DANS L’AGRICULTURE.

LES «LOISIRS FORCÉS D’HIVER»

   Afin de compléter les conclusions positives que nous venons d’exposer sur la signification du capitalisme, il nous faut examiner un certain nombre de «théories» que l’on trouve fréquemment dans notre littérature. Dans la majorité des cas, nos populistes ont été absolument incapables d’assimiler les conceptions fondamentales de Marx relatives au capitalisme agraire. Les plus sincères ont franchement déclaré que la théorie de Marx ne concernait pas l’agriculture (M. V. V. dans Nos tendances), tandis que d’autres (comme M. N.-on) préféraient garder un silence diplomatique sur les rapports entre leurs «constructions» et la théorie de Marx. Une des constructions les plus répandues parmi les économistes populistes est celle qu’ils ont élaborée à propos des «loisirs forcés d’hiver». Voici en quoi elle consiste((V. V. Esquisses d’économie théorique, pp. 108 et suiv. N.-on. Essais, pp. 214 et suiv. Mêmes idées chez M. Kabloukov, Leçons d’économie rurale, Moscou 1897, pp 55 et suiv.)).

   Sous le régime capitaliste, l’agriculture devient une branche industrielle à part, sans liaison avec les autres. Cependant, elle n’occupe pas les gens toute l’année mais seulement cinq ou six mois par an. Du fait de la capitalisation de l’agriculture, «la période d’hiver est donc libérée» et «le temps de travail de la classe agricole réduit à une partie de l’année»; cela est «la cause essentielle de la détérioration de la situation économique des classes agricoles» (N.-on, page 229), «du rétrécissement du marché intérieur» et du «gaspillage des forces productives» de la société (M.V.V.).

   Telle est donc cette fameuse théorie qui fait reposer les conclusions historiques et philosophiques les plus larges sur cette grande vérité, à savoir que dans l’agriculture le travail est très inégalement réparti tout au long de l’année. Se saisir d’un seul trait, le pousser à l’absurde à l’aide d’hypothèses abstraites, rejeter toutes les autres particularités du processus complexe qui transforme l’agriculture patriarcale en agriculture capitaliste, – tels sont les procédés simplistes de cette nouvelle tentative de remettre au goût du jour les doctrines romantiques sur «la production populaire» précapitaliste.

   Pour montrer à quel point cette conception abstraite est étriquée, il suffit de donner quelques brèves indications sur les aspects du processus réel que nos populistes laissent complètement de côté ou n’apprécient pas à leur juste valeur. Premièrement, plus l’agriculture se spécialise, plus la population agricole diminue, ainsi que la place qu’elle occupe par rapport à la population totale. Cela les populistes l’oublient, et pourtant, en considérant la spécialisation de l’agriculture dans l’abstrait ils la poussent jusqu’à un point qu’elle n’atteint presque jamais dans la réalité. Ils supposent que seules les semailles et les moissons sont devenues une branche particulière de l’industrie, alors que c’est le cas de toutes les opérations agricoles: préparation et fumage du sol, traitement et transport du produit, élevage, exploitation forestière, réparation des bâtiments et du matériel, etc., etc. En se servant d’abstractions de ce genre on contribue fort peu à expliquer la réalité contemporaine. Deuxièmement, une spécialisation de l’agriculture aussi complète suppose une organisation agraire purement capitaliste et une séparation absolue entre fermiers capitalistes et ouvriers salariés. Dans ces conditions, parler du «paysan» (comme le fait M.N.-on, p. 215) est le comble de l’illogisme. D’autre part, si l’agriculture est organisée de façon purement capitaliste, cela veut dire que les travaux sont répartis plus régulièrement tout au long de l’année (grâce à l’alternance des cultures, à l’élevage rationnel, etc.), que dans bien des cas l’agriculture s’accompagne du traitement industriel du produit, que la préparation des sols demande une plus grande quantité de travail((Les exemples suivants qui concernent nos domaines privés dont l’organisation est la plus proche de l’organisation capitaliste montrent bien qu’il ne s’agit pas d’une affirmation gratuite. Prenons dans la province d’Orel (Recueil de la statistique des zemstvos pour le district de Kromy, t. IV. fasc. 2, Orel 1892) le domaine du noble Khlioustine: 1129 déciatines, dont 562 de labours, 8 bâtisses, divers instruments perfectionnés. Prairies artificielles. Haras. Elevage du bétail. Assèchement des marais par creusement de fossés et drainage « assèchement effectué le plus souvent à temps perdu», p. 146). Ce domaine emploie un grand nombre d’ouvriers: en été, de 50 à 80 par jour; en hiver, environ 30. En 1888, on y trouvait 81 ouvriers, dont 25 pour la saison d’été. En 1889, il y avait 19 charpentiers.- Domaine du comte Ribopierre: 3000 déciatines, dont 1293 labourées et 898 louées aux paysans. Assolement à douze soles. Exploitation de la tourbe pour l’engrais, extraction de phosphorites. Depuis 1889, champs d’essais de 30 déciatines. Transport du fumier en hiver et au printemps. Prairies artificielles. Exploitation régulière des forêts (200 à 300 bûcherons d’octobre à mars). Elevage de bovins. Ferme laitière. En 1888, ce domaine employait 90 ouvriers, dont 34 pour la saison d’été. Domaine de Menchtchikov dans la province de Moscou (Recueil, t. V, fasc.2) : 23000 déciatines. Main-d’œuvre payée en lots de terre et par embauche libre. Exploitation forestière. «En été, les chevaux et les ouvriers à l’année sont occupés dans les champs, à la fin de l’automne et pendant une partie de l’hiver ils transportent les pommes de terre et la fécule aux séchoirs et à la féculerie, amènent le bois des forêts et le conduisent à la gare du chemin de fer; grâce à tout cela, le travail est réparti sur toute l’année d’une façon assez régulière» (p. 145). C’est ce que montre, entre autres, le registre mensuel des journées de travail: journées de cheval en moyenne 293 par mois, oscillant entre 223 (avril) et 362 (juin). Journées d’hommes: 216 en moyenne, oscillant entre 126 (février) et 279 (novembre). Journées de femmes: 23 en moyenne, oscillant entre 13 (janvier) et 27 (mars). Cette réalité ressemble-t-elle à l’abstraction chère aux populistes?)), etc., etc. Troisièmement, le capitalisme suppose nécessairement que les entreprises agricoles sont complètement séparées des entreprises industrielles. Mais cela n’exclut nullement la combinaison du travail salarié agricole et industriel. Bien au contraire: on peut observer cette combinaison dans toutes les sociétés capitalistes développées. Le capitalisme établit une distinction entre les ouvriers qualifiés et les manœuvres qui passent d’une occupation à une autre, qui sont tantôt attirés par une grosse entreprise et tantôt rejetés dans la masse des chômeurs((La grande industrie capitaliste crée une classe ouvrière errante. Celle-ci se recrute parmi la population rurale, mais s’occupe surtout de travaux industriels. «C’est l’infanterie légère du capital, jetée suivant ses besoins du moment, tantôt sur un point du pays, tantôt sur un autre … On l’emploie à la bâtisse, aux opérations de drainage, à la fabrication de la brique, à la cuite de la chaux, à la construction des chemins de fer, etc.» (Des Kapital, I2. p. 692). «D’une façon générale, les grandes entreprises telles que les chemins de fer enlèvent au marché du travail une certaine quantité de forces qui ne peuvent provenir que de certaines branches, de l’agriculture, par exemple …» (ibid., II, 303).)). Plus le capitalisme et la grosse industrie se développent, plus la demande en ouvriers est variable, non seulement dans l’agriculture mais également dans l’industrie((Par exemple, la statistique sanitaire de Moscou a dénombré dans cette province 114381 ouvriers d’usine; effectif présent; maximum 146338 et minimum 94214 (Relevé général, etc., t. IV. Ire partie, p. 98). En pourcentages: 128%, 100%, 82%. En augmentant les variations du nombre des ouvriers, le capitalisme nivelle, sous ce rapport aussi, les différences entre industrie et agriculture. )). Si on suppose que le capitalisme a atteint son stade maximum, on doit donc admettre du même coup que les ouvriers passent très facilement des travaux agricoles aux travaux non agricoles et qu’il y a formation d’une armée de réserve générale où chaque entrepreneur puise la main-d’œuvre dont il a besoin. Quatrièmement, Si on considère les entrepreneurs ruraux actuels, il est indéniable qu’ils éprouvent parfois des difficultés à trouver de la main-d’œuvre pour leur exploitation. Mais d’autre part, il ne faut pas oublier qu’ils peuvent attacher les ouvriers à leur domaine en les dotant de lopins de terre, etc. Le salarié agricole ou le journalier doté d’un lopin de terre, est un type que l’on retrouve dans tous les pays capitalistes. Une des principales erreurs des populistes est d’ignorer qu’en Russie il y a formation d’un type analogue. Cinquièmement, il est absolument erroné de poser le problème des loisirs forcés d’hiver pour les agriculteurs indépendamment du problème général de la surpopulation capitaliste. La formation d’une armée de réserve de chômeurs est un phénomène propre au capitalisme en général, et les particularités de l’agriculture ne font que déterminer les formes particulières de ce phénomène. C’est ce qui explique que l’auteur du Capital étudie le problème de la répartition des travaux agricoles en liaison avec celui de la «surpopulation relative»((A propos du régime agraire de l’Angleterre, par exemple, Marx dit: «Il y a toujours trop d’ouvriers pour les besoins moyens, toujours trop peu pour les besoins exceptionnels et temporaires de l’agriculture» (I2, 725), de sorte que, malgré une constante «surpopulation relative» le village n’est pas assez peuplé. Au fur et à mesure que la production capitaliste s’empare de l’agriculture, dit-il ailleurs, il se forme un excès de population rurale. «Une partie de la population des campagnes se trouve donc toujours sur le point de se convertir en population urbaine ou manufacturière» (ibid., p. 668) [102N]; cette partie de la population souffre perpétuellement du chômage; ses occupations sont extrêmement irrégulières et mal payées (par exemple, le travail à domicile pour les magasins, etc.).)) et qu’il y revienne dans un chapitre spécial consacré à la différence entre «la période de travail» et le «temps de production» (Das Kapital, II, chapitre 13). On appelle période de travail le temps pendant lequel le produit subit l’action du travail: quant aux temps de production, c’est celui pendant lequel le produit se trouve dans la production, y compris la période pendant laquelle il ne subit pas l’action du travail. Il existe de nombreuses branches industrielles où la période de travail ne coïncide pas avec le temps de production; cela n’est nullement un phénomène spécifique à l’agriculture qui n’est que la plus typique de ces branches d’industrie((il faut surtout noter ici la remarque de Marx selon laquelle l’agriculture possède elle aussi les moyens «de distribuer de façon plus égale sur toute l’année» la demande de travail: la fabrication de produits plus variés, la substitution à l’assolement triennal d’un système de cultures alternées, la culture des plantes à racine, les prairies artificielles, etc. Mais tous ces moyens «exigent une augmentation du capital circulant, avancé en salaires, engrais, semences, etc.» (ibid., pp. 225-226).  )). Dans l’agriculture russe, par rapport aux autres pays d’Europe, l’écart entre la période de travail et le temps de production est particulièrement important. «En réalisant plus tard la séparation de la manufacture et de l’agriculture, la production capitaliste assujettit de plus en plus l’ouvrier agricole à des occupations purement accessoires et accidentelles et rend sa situation de plus en plus précaire… Toutes les différences de rotation se compensent pour le capitaliste, mais non pour l’ouvrier» (ibid., pp. 223-224). On voit que, sous ce rapport, la seule conclusion que l’on puisse tirer des particularités de l’agriculture est que la situation de l’ouvrier agricole doit être pire encore que celle de l’ouvrier d’industrie. Il y a très loin de là à la théorie de M. N.-on qui considère les loisirs forcés d’hiver comme la «cause fondamentale» de la détérioration de la situation des «classes agricoles» (?!). Si dans notre agriculture la période de travail durait douze mois, le processus de développement du capitalisme se déroulerait exactement de la même façon qu’aujourd’hui, à cette différence près que la situation de l’ouvrier agricole se rapprocherait un peu((Nous disons «un peu», parce que, en plus de l’irrégularité du travail, il y a bien d’autres causes à l’aggravation de la situation des ouvriers agricoles. )) de celle de l’ouvrier d’industrie.

   Même pour le problème général du développement du capitalisme agraire, la théorie de MM. V. V. et N.-on est donc absolument sans intérêt. Quant aux particularités de la Russie, loin de les expliquer, elle les masque. Le chômage d’hiver de notre paysannerie dépend moins du capitalisme que du fait qu’il n’est pas suffisamment développé. Nous avons déjà montré en effet (§ 4 de ce chapitre), en nous appuyant sur les données concernant les salaires, que parmi les provinces de Grande-Russie, le chômage d’hiver est le plus répandu dans celles où le capitalisme est le moins développé et où le système des prestations prédomine. Cela est tout à fait normal. En entravant l’élévation de la productivité du travail ainsi que le développement de l’industrie et de l’agriculture, le système des prestations ralentit du même coup les progrès de la demande de main-d’œuvre. De plus, tout en attachant le paysan à son lot, il ne lui assure pas du travail en hiver ni la possibilité de subsister grâce à sa misérable exploitation.