2. La manufacture capitaliste dans l’industrie russe

Le développement du capitalisme en Russie

Lénine

Chapitre VI : LA MANUFACTURE CAPITALISTE ET LE TRAVAIL A DOMICILE POUR LE CAPITALISTE

II. LA MANUFACTURE CAPITALISTE DANS L’INDUSTRIE RUSSE

   Commençons par l’industrie textile.

1. Le tissage

   Chez nous, avant l’apparition de la grande industrie mécanique, la fabrication des tissus de toile, de laine, de coton et de soie; de la passementerie, etc., était partout organisée de la façon suivante: à la tête d’une industrie, on trouvait de grands ateliers capitalistes employant des dizaines et des centaines d’ouvriers salariés. Les propriétaires de ces ateliers, qui disposaient de capitaux considérables, achetaient de grosses quantités de matières premières. Ils en traitaient une partie dans leurs propres entreprises et ils en distribuaient une autre partie (les fils, la chaîne) à de petits producteurs (ouvriers à domicile, ouvriers en chambre((Les ouvriers en chambre étaient ceux qui étaient propriétaires d’un local (svétiolka). Ils louaient ce local à un fabricant qui y installait des métiers fonctionnant à la main. Les ouvriers en chambre travaillaient dans leur propre svétiolka et, par contrat avec le fabricant, ils se chargeaient de toute une série de fonctions intermédiaires: ils devaient chauffer l’atelier, le tenir en bon état, fournir la matière première aux tisserands, envoyer les produits finis au patron, surveiller les ouvriers, etc..)), maîtres-artisans, paysans – «koustaris», etc.), qui effectuaient le tissage chez eux ou dans de petits ateliers pour un salaire déterminé, à la pièce. La production reposait sur le travail manuel et était divisée en opérations séparées les unes des autres que l’on répartissait entre les ouvriers. Il y avait 1) la teinture du fil; 2) le dévidage (qui, souvent, était réservé aux femmes et aux enfants); 3) l’ourdissage (dont se chargeaient les ouvriers «ourdisseurs»); 4) le tissage; 5) le bobinage (le plus souvent effectué par des enfants). Dans certains grands ateliers on trouve encore des ouvriers dont la tâche consiste à faire passer les fils de la chaîne dans les peignes et les lames. En règle générale, la division du travail porte non seulement sur les opérations à effectuer mais également sur la marchandise, c’est-à-dire que les tisserands se spécialisent dans la production d’une qualité déterminée de tissus. Le fait que certaines opérations sont effectuées à domicile ne change absolument rien au régime économique de ce type d’industrie. Les sviétiolkis (c’est-à-dire les maisons où travaillent les tisserands) ne sont pas autre chose que des dépendances de la manufacture. Le travail à la main et une division du travail systématique, appliquée sur une vaste échelle, telle est donc la base technique de cette industrie; au point de vue économique, nous voyons se former des capitaux énormes qui organisent l’achat des matières premières et l’écoulement des produits sur un vaste marché (un marché national) et auxquels la masse des tisserands prolétaires est entièrement soumise; un petit nombre de grosses entreprises (des manufactures au sens étroit du terme) exerce leur domination sur la masse des petites. La division du travail aboutit à la formation d’ouvriers spécialisés au sein de la paysannerie; on assiste à la création de centres manufacturiers non agricoles, comme, par exemple, le bourg d’Ivanovo dans la province de Vladimir (depuis 1871, la ville d’Ivanovo-Voznessensk qui, actuellement, est un centre de grande industrie mécanique), le bourg de Vélikoïé dans la province de Iaroslavl, ainsi qu’un grand nombre d’autres villages des provinces de Moscou, Kostroma, Vladimir, Iaroslavl qui se sont maintenant transformés en agglomérations industrielles((Voir l’énumération des localité les plus importantes de ce genre au chapitre suivant.)). En règle générale, notre littérature économique et nos statistiques divisent les industries organisées sur ce modèle en deux parties: les paysans qui travaillent à domicile ou en chambre, dans des petits ateliers, etc., sont classés dans les «industries artisanales»; les sviétiolkis et les ateliers plus importants sont rangés dans la catégorie des «usines et fabriques» (d’ailleurs, ce classement est effectué de façon absolument arbitraire, car il n’existe aucune règle générale et bien déterminée permettant de séparer les petites entreprises des grosses, les sviétiolkis des manufactures, les ouvriers travaillant à domicile de ceux qui travaillent dans l’atelier du capitaliste)((On trouvera des exemples de cette confusion au chapitre suivant.)). Il n’est pas difficile de voir qu’au point de vue scientifique, une telle classification qui place d’un côté des ouvriers salariés et de l’autre les patrons qui les emploient (sans compter ceux qui travaillent dans leurs entreprises), que cette classification, donc, n’a absolument aucun sens.

   Pour illustrer ce que nous venons de dire, prenons des données détaillées qui portent sur une des «industries textiles artisanales», à savoir sur le tissage de la soie dans la province de Vladimir((Voir Les petites industries de la province de Vladimir, III. Il serait superflu et même impossible de fournir des données détaillées sur tous les tissages décrits dans la littérature de l’industrie artisanale. De nos jours, d’ailleurs, la fabrique règne dans la plupart de ces industries. Pour le «tissage artisanal», voir encore le Recueil de renseignements statistiques pour la province de Moscou, tt. VI et VII. Les travaux de la commission artisanale. – Matériaux sur la statistique du travail manuel. – Comptes rendus et recherches. – Korsak, l.c. (Voir note suivante).))(( Annuaire statistique de l’Empire de Russie, II. Fascicule trois. Matériaux pour l’étude de l’industrie artisanale et du travail manuel en Russie. Première partie. Editions du Comité central de la Statistique du ministère de l’Intérieur. St-Pétersbourg, 1872. )). L’industrie de la soie est le type même de la manufacture capitaliste. Le travail à la main y est prédominant. Les petites entreprises y sont majoritaires (sur 313 entreprises, on en compte 179, soit 57%, qui ont de 1 à 5 ouvriers), mais dans la plupart des cas, elles ne sont pas indépendantes et la place qu’elles occupent dans l’ensemble de l’industrie est très inférieure à celle des grandes. Alors qu’elles ne constituent que 8% du total (25), les entreprises employant de 20 à 150 ouvriers rassemblent en effet 41,5%, des ouvriers et fournissent 51% du volume total de la production. Sur 2823 ouvriers, 2092, soit 74,1%, sont des salariés. «La division du travail porte à la fois sur les opérations à effectuer et sur les marchandises» car il est rare que les tisserands sachent travailler à la fois le «velours» et le «tissu lissé» (qui sont les deux articles principaux produits par cette industrie). «La division détaillée des opérations à l’intérieur de l’atelier n’est pratiquée de façon rigoureuse que dans les grandes fabriques qui emploient des ouvriers salariés», (c’est-à-dire dans les manufactures). On ne trouve que 123 patrons complètement indépendants qui achètent eux-mêmes la matière première et écoulent leurs produits. Ils emploient 242 ouvriers familiaux et «2498 salariés, le plus souvent payés aux pièces», soit un total de 2740 représentant 97% des ouvriers travaillant dans cette industrie. Il est donc clair que lorsque ces manufactures distribuent du travail à domicile à des ouvriers en chambre, il ne s’agit nullement d’une forme d’industrie particulière mais tout simplement d’une des opérations du capital dans la manufacture. M. Kharisoménov remarque d’ailleurs à juste titre que «le véritable caractère de la production est dissimulé par le fait qu’il existe une masse de petites entreprises (57%), alors que les grosses sont très peu nombreuses (8%), et par le fait qu’en moyenne le nombre d’ouvriers par entreprise est très peu élevé (7,5) » (1. c. 39). La spécialisation propre à la manufacture se manifeste de façon très nette dans l’abandon de l’agriculture par ceux qui s’occupent d’industrie (la terre est abandonnée d’une part par les tisserands ruinés et d’autre part par les gros manufacturiers) et dans la formation d’une population industrielle de type nouveau, qui vit beaucoup plus «convenablement» que la population agricole et qui considère le moujik avec condescendance (1. c. 106). Les renseignements que nous fournit notre statistique des usines et des fabriques portent toujours sur de toutes petites parties de cette industrie, détachées au hasard((Le Recueil de la statistique militaire a trouvé moyen de relever, en 1866, dans la province de Vladimir 98 fabriques de soie (!) avec 98 ouvriers et une production de 4000 roubles (!). En 1890, il y avait d’après l’Index 35 fabriques avec 2112 ouvriers et une production de 936000 roubles. La Liste pour 1894-1895 établit 98 fabriques avec 2281 ouvriers et une production de 1918000 roubles et encore 2477 ouvriers travaillant: «hors de l’établissement». Allez donc distinguer ici entre «koustaris» et ouvriers d’usine !)).

   On retrouve la manufacture capitaliste dans l’«industrie de la passementerie» de la province de Moscou((D’après l’Index de 1890 on comptait, hors de Moscou, 10 fabrique de passementerie avec 303 ouvriers et une production de 58000 roubles. D’après le Recueil de renseignements statistiques pour la province de Moscou (t. VI. fasc. II), il y avait 400 entreprises avec 2619 ouvriers (dont 72,8% d’ouvriers salariés) et une production de 963000 roubles.)) et dans l’industrie de la toile dite «sarpinka» du district de Kamychine, province de Saratov, qui sont organisées de façon absolument analogue. Selon l’Index de 1890, on dénombrait dans l’industrie de la «sarpinka» 31 «fabriques» employant 4250 ouvriers et ayant une production totale de 265000 roubles. Mais selon la Liste, il y avait un «comptoir de distribution» avec 33 ouvriers travaillant dans cette entreprise et une production de 47000 roubles (ce qui signifie qu’en 1890, on avait confondu les ouvriers employés à l’intérieur de l’entreprise avec ceux qui travaillaient au-dehors). En 1888. les enquêteurs locaux dénombraient environ 7000 métiers à tisser la «sarpinka»((La Liste des comptes rendus des inspecteurs de fabriques pour 1903 (St-Pétersbourg 1906) estime qu’il y avait dans toute la province de Saratov 33 comptoirs de distribution avec 10000 ouvriers. (Notes à la 2e édition.))) et chiffraient la production à environ 2000000 de roubles. Selon ces enquêteurs, «l’industrie se trouvait entre les mains de quelques fabricants, pour le compte desquels travaillaient des «koustaris», et en particulier des enfants de 6 à 7 ans payés de 7 à 8 kopecks par jour (Comptes rendus et recherches, t. I )((Le centre de cette industrie artisanale est le canton de Sosnovka, dans lequel le recensement des zemstvos comptait, en 1886, 4626 foyer, avec une population de 38000 individus des deux sexes, et 291 entreprises. On compte dans le canton 10% de familles sans maisons (contre 6,2% dans le district), 44,5% de familles sans emblavures (contre 22,8% dans le district). Voir le Recueil de renseignements statistiques pour la province de Saratov, t. XI. – On voit que, là aussi la manufacture capitaliste a créé des centres industriels qui détachent les ouvriers de la terre.)). Etc.

2. Autres branches de l’industrie textile.

Le foulage

   A en juger d’après les statistiques officielles des fabriques et usines, le «capitalisme» est très peu développé dans l’industrie du feutre: dans toute la Russie d’Europe, il n’y avait en effet que 55 fabriques, employant 1212 ouvriers et produisant pour 454000 roubles de marchandises. (Index, 1890.) Mais ces chiffres ne portent que sur une toute petite partie détachée par hasard d’une industrie capitaliste largement développée. C’est dans la province de Nijni-Novgorod que la production du feutre «en usine» connaît le plus grand développement avec comme centre principal la ville d’Arzamas et son faubourg de Vyezdnaïa Sloboda (8 «fabriques» employant 278 ouvriers et produisant pour 120000 roubles de marchandises; en 1897, cette agglomération comptait 3221 habitants et le bourg de Krasnoïé, 2835). Aux alentours de ces centres, on trouve également une production artisanale très importante: 243 entreprises, 935 ouvriers, 103847 roubles de marchandise (Travaux de la commission artisanale, tome V). Pour bien montrer quelle est l’organisation économique de cette industrie dans cette région, nous utiliserons un graphique sur lequel les producteurs seront désignés par des signes différents selon la place qu’ils occupent dans le cadre général de la production.

G_1(((insérée dans l’image). Les sources sont indiquées dans le texte. Le nombre des entreprises représente à peu près la moitié de celui des ouvriers indépendants (52 entreprises à Vassiliev Vrag, 5 + 55 +110 à Krasnoïé et 21 dans 4 petits villages). Par contre pour la ville d’Arzamas et le faubourg de Vyezdnaïa Sloboda le chiffre 8 indique le nombre des «fabriques» et non celui des ouvriers.))

G_2

   Il est évident que la séparation entre la production «en usine» et la production artisanale est purement artificielle et que nous avons affaire à une seule et même organisation industrielle à laquelle le concept de manufacture capitaliste((Notons que ce tableau graphique donne une image typique de toutes les petites industries russes organisées sur le modèle de la manufacture capitaliste: nous voyons partout à la tête de l’industrie de grands établissements (qu’on range parfois parmi les «fabriques et usines») auxquels est soumise la masse des petits établissements; bref, une coopération capitaliste basée sur la division du travail et la production manuelle. Ce n’est pas seulement ici, mais dans la plupart des autres industries artisanales que la manufacture organise des centres non agricoles.)) s’applique sans aucune restriction. Au point de vue technique, c’est une production manuelle. Le travail repose sur la coopération, basée sur deux formes de division du travail: la première porte sur les marchandises (certains villages fabriquent du feutre, d’autres des bottes, des chapeaux, des semelles, etc.) et la seconde sur les opérations à effectuer (par exemple, toute la population du bourg de Vassiliev Vrag se consacre au foulage des chapeaux et des semelles tandis que les gens de Krasnoïé se chargent de la finition). Il s’agit d’une coopération capitaliste car à sa tête on trouve le gros capital auquel la masse des petites entreprises est subordonnée (par tout un réseau de rapports économiques). Dans leur immense majorité, les producteurs se sont d’ores et déjà transformés en ouvriers effectuant des opérations de détail pour le compte des entrepreneurs, dans des conditions qui, souvent, sont tout à fait antihygiéniques((Ils travaillent déshabillés, par une température de 22 à 24 degrés. L’atmosphère des «fabriques» est remplie de poussières, de brins de laines et toutes sortes de saletés. Le sol est en terre battue (notamment dans les buanderies), etc.)). Cette industrie est installée depuis longtemps et les rapports capitalistes y sont solidement implantés. De ce fait, ceux qui s’en occupent se détachent de l’agriculture: dans le bourg de Krasnoïé, cette dernière est en complète décadence, et les gens ont un mode de vie différent de celui des agriculteurs((L’argot spécial des habitants de Krasnoïe n’est pas sans intérêt, c’est un trait caractéristique du particularisme territorial propre à la manufacture. «A Krasnoïé les fabriques sont désignées sous le nom de povarnia, en matroï qui est une des nombreuses branches de l’argot des colporteurs (ofeni). Il y en a trois principales: le langage des ofeni proprement dit, en usage surtout dans la province de Vladimir, le galivon dans la province de Kostroma, et le matroï, dans celles de Nijni-Novgorod et de Vladimir» (Travaux de la commission artisanale, t. V, p. 465). Seule la grande industrie mécanique détruit complètement les liens sociaux basés sur l’origine et met à leur place des liens nationaux (et internationaux).)).

   Il existe toute une série d’autres régions où l’industrie du foulage est organisée de façon absolument analogue. En 1889, elle était pratiquée dans 363 communautés du district Sémionovski (province de Nijni-Novgorod) par 3180 foyers avec 4038 ouvriers. Sur 3946 ouvriers, il n’y avait que 752 qui travaillaient pour la vente; 576 étaient des salariés et 2618 travaillaient pour des patrons surtout avec du matériel appartenant à ces derniers; 189 foyers distribuaient du travail dans 1805 maisons. Les gros patrons possèdent des ateliers où ils emploient jusqu’à 25 salariés et ils achètent pour environ 10000 roubles de laine par an((Matériaux pour servir à l’estimation des terres de la province de Nijni-Novgorod, t. XI, Nijni-Novgorod, 1893, pp. 211-214.)) On les appelle les tyssiatchniki((De «tyssiatcha», millier: «gens à milliasses»,. )), leur chiffre d’affaires oscille entre 5000 et 100000 roubles. Ils ont leurs propres dépôts de laine et leurs propres boutiques où ils écoulent les produits finis. Dans la province de Kazan; la Liste dénombre 5 «fabriques» de foulage produisant pour 48000 roubles de marchandises et employant 122 ouvriers sur place et 60 au-dehors. Selon toute vraisemblance, ces derniers sont également classés parmi les «koustaris» dont on nous dit que souvent ils travaillent pour des «revendeurs» et chez lesquels on trouve des entreprises employant jusqu’à 60 ouvriers . Dans la province de Kostroma, on trouve 29 «fabriques» de feutre dont 28 sont installées dans le district de Kinechma et emploient 593 ouvriers en usine et 458 au-dehors (Liste, pages 68-70; il y a deux entreprises qui n’emploient que des ouvriers travaillant au-dehors; on note d’autre part que le moteur à vapeur est déjà utilisé). Sur les 3908 arçonneurs et fouleurs habitant cette province, 2008 sont installés dans le district de Kinechma (Travaux de la commission, XV). La majorité d’entre eux se trouvent dans une situation dépendante ou travaillent comme salariés dans des ateliers où les conditions d’hygiène sont extrêmement précaires((Les petites industries de la province de Vladimir, II.)). On retrouve le travail à domicile pour des «fabricants» (Liste, page 113) dans le district de Kaliasine (province de Tver). D’autre part, ce district est un véritable nid de fouleurs: il en sort en effet jusqu’à 3000 qui passent par le domaine abandonné de «Zimniak» (dans les années 60, c’est là qu’était installée la fabrique de drap d’Alexéiev) pour former un «énorme marché de main-d’œuvre»((Ibid., II, p. 271.)). Dans la province de Iaroslav, la situation est analogue: d’une part, on a le travail à domicile pour des «fabricants» (Liste, page 115) et d’autre part, des «koustaris» qui travaillent pour des patrons-marchands avec de la laine fournie par ces derniers.

3. La chapellerie, la production du chanvre et la corderie

   Nous avons déjà cité les statistiques concernant l’industrie de la chapellerie de la province de Moscou((Voir l’Annexe I au chapitre V, industrie n° 27.)). Ces statistiques montrent que les 2/3 de la production et des ouvriers sont concentrés dans 18 entreprises qui emploient en moyenne 15,6 salariés chacune((Quelques-unes de ces entreprises ont parfois été classées parmi les « fabriques et usines». V., par exemple, l’Index pour 1879, p. 126.)). Les «koustaris» n’effectuent qu’une partie des opérations: ils fabriquent les carres qu’ils vendent à des marchands de Moscou qui possèdent leur propre «atelier de finition». A leur tour, les «koustaris» emploient des «tondeuses» (femmes qui tondent le duvet). Dans l’ensemble, nous avons donc affaire à une coopération capitaliste basée sur la division du travail avec les formes les plus diverses de dépendance économique. Dans le centre de cette industrie (bourg de Klenovo, district de Podolsk) ceux qui travaillent dans la chapellerie sont complètement détachés de l’agriculture((Voir plus haut, chapitre V, § VII.)) (surtout les salariés) et on observe une élévation du niveau de leurs besoins: ils vivent beaucoup plus «convenablement», ils portent des vêtements d’indienne et même de drap, ils achètent des samovars et abandonnent les anciennes coutumes, provoquant ainsi les doléances amères des admirateurs locaux du bon vieux temps((Recueil de renseignements statistiques pour la province de Moscou, t. VI, fasc. 1, pp. 282-287.)). On a même vu apparaître des chapeliers qui partent chercher du travail hors de leur contrée.

   L’industrie de la chapellerie du bourg de Molvitino, district de Bouï, province de Kostroma, nous fournit un exemple typique de manufacture capitaliste((Voir Travaux de la commission artisanale, IX et Comptes rendus et enquêtes, III.)). «La principale activité de ce bourg et de 36 villages environnants est la fabrication des chapeaux.» L’agriculture est délaissée. Après 1861, l’industrie s’est beaucoup développée et on s’est mis à utiliser les machines à coudre sur une vaste échelle. A Molvitino même, on compte 10 ateliers qui travaillent d’un bout de l’année à l’autre. Ils emploient de 5 à 25 ouvriers et de 1 à 5 ouvrières. «Le meilleur atelier a un chiffre d’affaires d’environ 100000 roubles par an((Par un singulier hasard, ces ateliers n’ont pas figuré jusqu’ici parmi les «fabriques et usines».)).» On pratique également la distribution du travail à domicile; par exemple pour la préparation des matériaux destinés à la calotte des chapeaux, qui est exécutée à domicile par les femmes). La division du travail provoque des mutilations chez les ouvriers qui se trouvent placés dans des conditions extrêmement antihygiéniques et chez qui les cas de tuberculose sont très nombreux. Ce métier existe depuis une longue période (plus de 200 ans) et de ce fait, les artisans sont d’une très grande habileté: ceux de Molvitino sont renommés dans les deux capitales et dans les provinces les plus éloignées.

   Le centre de l’industrie du chanvre du district de Médyne (province de Kalouga) est le bourg de Polotniany Zavod. C’est un gros village (on y a recensé 3685 habitants en 1897) dont la population n’a pas de terre et est très industrielle (plus de 1000 «koustaris»). C’est le centre des industries «artisanales» du district de Médyne. L’industrie y est organisée de la façon suivante: les gros patrons (ils sont 3 et plus important est Iérokhine) ont des ateliers avec des ouvriers salariés et un capital circulant plus ou moins considérable pour l’achat des matières premières. Le peignage du chanvre, de même que l’ourdissage a lieu à la «fabrique»; le filage est effectué à domicile par des femmes, le tordage et le tissage se font à la fabrique et à domicile. En 1878, on comptait 841 «koustaris». Iérokhine qui employait 94 ouvriers en 1890, 64 en 1894-1895, et qui, selon les Comptes rendus et recherches (t. II. page 187), fait travailler des «centaines de paysans», est classé à la fois parmi les «koustaris» et parmi les «fabricants».

   La corderie de la province de Nijni-Novgorod a son centre dans les bourgs industriels non agricoles de Nijni et Verkhni Izbyletz, district de Gorbatov((D’après les données de la statistique des zemstvos (Matériaux, fasc. VII, Nijni-Novgorod 1892), on y comptait, en 1889, 341 et 119 foyers, avec une population de 1277 et 540 âmes. 253 et 103 de ces foyers avaient des lots de terre communautaire, 284 et 91 exerçaient des métiers et dans ce nombre 257 et 32 ne s’occupant pas d’agriculture. Il y avait 218 et 5 foyers sans chevaux et 237 et 53 qui donnaient leur lot en location.)). Selon les données de M. Karpov (Travaux de la commission, fascicule VIII), la région de corderie et de câblerie de Gorbatov-Izbyletz forme un tout: une partie des habitants de Gorbatov travaille dans la corderie et les bourgs de Verkhni et Nijni Izbyletz «font quasiment partie de la ville de Gorbatov». Les gens y vivent comme des citadins, ils boivent du thé tous les jours, achètent des habits, mangent du pain blanc. Dans un ensemble de 32 villages, près des 2/3 de la population (4701 personnes, 2096 hommes et 2605 femmes) sont employés dans l’industrie. La production est d’environ 1500000 roubles. Cette industrie est implantée depuis deux cents ans, mais à l’heure actuelle elle est en décadence. Elle est organisée de la façon suivante: tous ceux qui y sont employés travaillent pour 29 patrons avec du matériel fourni par ces derniers. Ils sont payés à la pièce, se trouvent «sous la dépendance absolue des patrons» et font des journées de 14 à 15 heures. Selon la statistique des zemstvos (1889) le nombre des ouvriers du sexe masculin est de 1699 (auquel il faut ajouter 558 femmes et enfants). Sur 1648, il n’y en a que 197 qui travaillent pour la vente; 1340 travaillent pour le compte d’un patron((Cf. Recueil de Nijni-Novgorod, t. IV, article du prêtre Roslavlev.)) et 111 sont employés comme salariés dans les ateliers de 58 patrons. Sur 1288 foyers qui disposent d’un lot concédé, il n’y en a que 727, soit un peu plus de la moitié, qui cultivent ce lot en entier et sur 1573 ouvriers pourvus d’un lot, on en recense 306, soit 19,4% qui ne s’occupent pas du tout d’agriculture. Si nous voulons parler des «patrons» il nous faut abandonner la catégorie de l’«industrie artisanale» et aborder celle des «usines et fabriques». En 1894-95, la Liste relevait en effet deux fabriques de cordes qui employaient 231 ouvriers sur place et 1155 au-dehors, avec une production de 423000. Elles avaient fait l’acquisition de moteurs mécaniques (en 1879 et en 1890, elles n’en avaient encore aucun). Il est donc évident que ces deux fabriques sont en train de passer du stade de la manufacture capitaliste à celui de l’industrie mécanique capitaliste et que les «koustaris» et les revendeurs qui distribuent le travail sont en train de se transformer en véritables fabricants.

   Dans la province de Perm, le recensement artisanal de 1894-95 a enregistré 68 corderies et câbleries paysannes occupant 343 ouvriers (dont 143 salariés) et produisant pour 115000 roubles de marchandises((Esquisses sur l’état de l’industrie artisanale dans la province de Perm, p- 158; le bilan du tableau comporte une erreur ou une coquille.)). A la tête de ces petits établissements, on trouve de grosses manufactures qui ont été groupées ensemble par le recensement : 6 patrons occupent 101 ouvriers (dont 91 salariés) et ont une production de 81000 roubles((Ibid., p. 40 et tableau 188. Ces mêmes établissements paraissent figurer dans la Liste, p. 152. Pour pouvoir comparer les grandes entreprises avec les petites, nous avons mis à part les cultivateurs-producteurs de marchandises; voir Etudes, p. 136. )). La façon dont la production est organisée dans ces entreprises nous donne un magnifique exemple de ce que Marx appelle la «manufacture sérielle», c’est-à-dire d’une manufacture où les différentes opérations successives de la transformation de la matière première sont effectuées par des ouvriers différents: 1° écangage de la fibre de chanvre, 2° peignage, 3° filage, 4° bobinage, 5° goudronnage, 6° dévidage sur le touret. 7° passage des fils dans les lames ou 8° dans une filière en fonte, 9° toronnage, torsion et commettage des câbles((Les petites industries de la province de Perm à l’Exposition de la Sibérie et de l’Oural, fasc. III, pp. 47 et suivantes.)).

   L’industrie du chanvre de la province d’Orel est organisée de façon analogue: on y retrouve un nombre important de petits établissements d’où l’on voit se détacher de grosses manufactures, principalement dans les villes, qui sont classées parmi les «usines et fabriques». (En 1890, l’Index recensait dans la province d’Orel 100 fabriques employant 1671 ouvriers et produisant pour 795000 roubles de marchandises.) Les paysans travaillent à la pièce pour des «marchands» (ce sont probablement les manufacturiers dont nous venons de parler) avec du matériel appartenant à ces derniers. Le travail est divisé en opérations spécialisées: les «broyeurs» écanguent la fibre, les «fileurs» s’occupent du filage, d’autres ouvriers enlèvent la chènevotte, d’autres encore tournent les rouets. Ce travail est très pénible et de nombreux ouvriers attrapent la tuberculose ou des hernies. II y a une telle poussière que «si on n’est pas habitué on ne peut pas tenir plus d’un quart d’heure». Le travail s’effectue du lever au coucher du soleil, dans de simples hangars, de mai à septembre((Voir les recueils statistiques des zemstvos pour les districts de Troubtchevsk, Karatchev et Orel (province d’Orel). La connexion des grandes manufactures avec les petites entreprises paysannes ressort aussi du fait que ces dernières commencent à faire usage du travail salarié; ainsi, dans le district d’Orel, 16 paysans, propriétaires de filatures, emploient 77 ouvriers.)).

4. Industries du bois

   Dans cette branche, c’est l’industrie des coffres qui fournit l’exemple le plus typique de la manufacture capitaliste. A en juger, par exemple, d’après les données des enquêteurs de Perm, «cette industrie est organisée de la façon suivante: un certain nombre de gros patrons qui possèdent des ateliers et qui emploient des ouvriers salariés achètent des matières premières. Une partie des articles est fabriquée chez eux, mais pour l’essentiel, ils distribuent les matières premières à de petits ateliers de détail, puis ils assemblent les diverses pièces et les ajustent dans leurs propres ateliers. Quand l’article est terminé, ils l’envoient au marché. La division du travail … est appliquée ici sur une vaste échelle; la fabrication d’un coffre nécessite en effet 10-12 opérations et chacune de ces opérations est exécutée par un artisan parcellaire. On voit que l’organisation de l’industrie réside dans la réunion des ouvriers parcellaires (Teilarbeiter, pour reprendre la terminologie du Capital) sous la direction du capital. Il s’agit là d’une manufacture hétérogène (heterogene Manufaktur), comme dit Marx où les différents ouvriers exécutent non pas les opérations successives nécessaires à la transformation de la matière première en produit, mais les diverses parties de ce produit qui sont rassemblées ultérieurement. Si les capitalistes préfèrent le travail à domicile des «koustaris», cela s’explique en partie par le caractère de cette manufacture et en partie (et pour l’essentiel) par le fait que le travail à domicile est moins payé((Voir là-dessus les chiffres précis du recensement de l’industrie artisanale de Perm, p. 177.)). Notons que les plus gros ateliers sont parfois classés dans la catégorie des «usines et fabriques»((Voir l’Index et la Liste pour cette même province de Perm et ce même «Névianski Zavod», bourg non agricole, qui est le centre de «l’industrie artisanales.)).

   Il est fort probable que l’industrie des coffres du district de Mourom, province de Vladimir, où la Liste recense 9 «fabriques» (dans toutes, le travail se fait à la main) employant 89 ouvriers sur place et 114 à l’extérieur, avec une production de 69810 roubles, est organisée de façon analogue.

   On retrouve une organisation semblable dans l’industrie de la carrosserie de la province de Perm: de la masse des petits établissements, on voit se détacher des ateliers d’assemblage qui emploient des salariés; les petits «koustaris» sont des ouvriers parcellaires fabricant des pièces de carrosserie avec du matériel qui leur appartient ou qui leur est fourni par les «revendeurs» (c’est-à-dire par les propriétaires des ateliers d’assemblage) . Pour ce qui est de la province de Poltava, on relève dans le bourg d’Ardon, des ateliers qui emploient des salariés et qui distribuent du travail à domicile (les plus gros patrons occupent jusqu’à 20 ouvriers au-dehors)((Comptes rendus et recherches, t, I.)). Dans l’industrie des voitures de ville de la province de Kazan, la division du travail porte sur les articles: certains villages ne fabriquent que des traîneaux, d’autres ne produisent que des charrettes, etc. «Les voitures sont assemblées au village (mais sans les ferrures, les roues et les brancards) et livrées sur commande à des marchands de Kazan qui les donnent à ferrer à des artisans forgerons. De là, elles sont renvoyées aux boutiques et ateliers de la ville, où a lieu la finition, c’est-à-dire le capitonnage, la peinture … Autrefois, les voitures étaient ferrées à Kazan, mais ce travail a été peu à peu abandonné à des «koustaris» qui travaillent pour des salaires moins élevés que les artisans de la ville…»((Comptes rendus et recherches, t. III.)) Si le capital a une préférence pour la distribution du travail à domicile, c’est donc parce qu’elle lui permet de diminuer le prix de la main-d’œuvre. Il ressort donc de ces données que dans la majorité des cas l’organisation de l’industrie de la carrosserie se présente comme un système d’artisans parcellaires soumis au capital.

   Dans le district de Pavlovo (province de Voronèje), on trouve le gros bourg industriel de Vorontsovka (9541 habitants, en 1897) qui, pour ainsi dire, constitue à lui seul toute une manufacture d’articles en bois. (Travaux de la commission, fascicule IX, article du prêtre M. Popov.) L’industrie y occupe plus de 800 foyers (sans compter un certain nombre de foyers du faubourg d’Alexandrovka où vivent plus de 5000 habitants). On y fabrique des télègues, des tarantass, des roues, des coffres, etc., pour une somme totale de 267000 roubles. Les patrons indépendants représentent moins d’un tiers des personnes employées dans l’industrie. Dans les ateliers les ouvriers salariés sont rares((On compte quatorze gros marchands de bois. Ils ont des charronneries à vapeur (d’une valeur d’environ 300 roubles) ; il y en a 24 dans le bourg, occupant chacune 6 ouvriers. Les mêmes marchands distribuent de la matière première et asservissent les ouvriers par des avances en argent.)). La plupart des gens travaillent sur commande des paysans marchands de la localité et sont payés à la pièce. Les ouvriers ont contracté des dettes envers les patrons; ils doivent s’épuiser au travail et s’affaiblissent. Le faubourg a une population de type industriel, non rural; elle ne s’occupe quasiment pas d’agriculture (mis à part le jardinage) , et ses lots de terre sont insignifiants. L’industrie est établie ici depuis longtemps; elle ne cesse de détacher les gens de l’agriculture et d’approfondir le fossé entre les riches et les pauvres. La population est mal nourrie. Les gens s’habillent avec «plus de recherche qu’autrefois» mais au-dessus de leurs moyens (tous leurs habits sont achetés). «L’esprit industriel et commercial s’est emparé de la population.» «Ceux qui ne connaissent pas de métier sont presque tous commerçants … Sous l’influence du commerce et de l’industrie, les paysans ont pris des manières plus dégagées, ils sont plus cultivés, plus débrouillards qu’autrefois…((Il y a lieu ici de rappeler en général comment le capitalisme évolue dans l’industrie du bois. Les marchands ne vendent pas le bois tel quel, mais embauchent des ouvriers pour le travailler et fabriquer divers objets qu’ils vendent ensuite. Voir Travaux de la commission …, t. VIII, pp. 1268, 1314. Voir aussi Recueil de renseignements statistiques pour le district de Troubtchevsk, province d’Orel.))»

   De par son organisation, la célèbre industrie des cuillers de bois du district Sémionov (province de Nijni-Novgorod) se rapproche de la manufacture capitaliste. Certes, on n’y trouve aucun gros atelier émergeant de la masse des petits et la dominant. Par contre, la division du travail y est profondément enracinée et la masse des ouvriers parcellaires est entièrement soumise au capital. Avant d’être terminé, la cuiller doit passer par 10 personnes au minimum. Les revendeurs confient certaines opérations à des ouvriers salariés ou ils les distribuent à des spécialistes (c’est le cas, par exemple. pour la teinture) ; certains villages sont spécialisés dans des opérations bien déterminées (c’est ainsi, par exemple, que les habitants de Diakovo se chargent du tournage, ils exécutent les commandes des revendeurs et sont payés à la pièce, ceux de Khvostikova, de Dianova, de Joujelki se chargent de la teinture, etc. . Les revendeurs achètent du bois en gros dans diverses provinces: Samara, etc., où ils envoient des artels d’ouvriers salariés; ils possèdent leurs propres dépôts où ils stockent les matières premières et les produits fabriqués; ils confient les matériaux les plus précieux aux «koustaris». etc. La masse des ouvriers parcellaires forme un mécanisme de production complexe, entièrement soumis au capital. «Que les ouvriers travaillent dans l’atelier des patrons pour un salaire où qu’ils peinent dans leurs isbas, pour eux cela revient exactement au même car dans cette industrie, comme dans les autres, tout est pesé, compté, mesuré d’avance. Et de toutes façons, les ouvriers ne recevront jamais que le strict minimum vital((Travaux de la commission artisanale, fasc. II, 1879. Voir aussi les Matériaux de la statistique des zemstvos pour le district Sémionov, fasc. XI, 1893.)).» Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que les capitalistes qui dominent l’ensemble de l’industrie ne soient pas pressés d’installer des ateliers et que ce métier, fondé sur le travail à la main et la division traditionnelle du travail, reste figé dans son immobilisme et soit laissé à l’abandon. Les «koustaris» sont attachés à la terre et semblent somnoler dans leur routine: tout comme en 1879, en 1889, ils comptaient la monnaie à l’ancienne manière, non pas en roubles-argent mais en roubles-assignat.

   On retrouve des entreprises appartenant au type de la manufacture capitaliste à la tête de l’industrie du jouet de la province de Moscou((Les données statistiques que nous avons citées (ann. I au chapitre V, industries n°2, 7, 26) n’embrassent qu’une partie infime des artisans occupés à cette industrie; mais elles montrent qu’il existe déjà des ateliers de 11 à 18 ouvriers.)). Sur 481 ateliers, il y en a 20 qui emploient plus de 10 ouvriers. La division du travail, par article et par spécialité, est pratiquée sur une vaste échelle, ce qui provoque une élévation considérable de la productivité (acquise au prix de la mutilation des ouvriers). On estime, par exemple, que le revenu d’un petit atelier équivaut à 26% du prix de vente et celui d’un gros atelier, à 58% de ce prix [46]. Il va de soi que les gros patrons ont un capital fixe beaucoup plus important que les petits; chez eux, notamment, on trouve des innovations techniques (des séchoirs, par exemple). Le centre de l’industrie se trouve à Serguéievski Possad, qui est un bourg non agricole. Sur les 1398 ouvriers, 1055 y sont installés, et sur une production totale de 405000 roubles, 311000 sont fournis par cette localité où on a recensé, en 1897, 15155 habitants. Faisant allusion à la prédominance des petits ateliers, etc., l’auteur estime qu’il y a des chances que cette industrie évolue vers la manufacture (plus que vers la fabrique) mais que tout compte fait, ces chances ne sont pas tellement grandes. «Dans l’avenir, écrit-il, les petits producteurs auront toujours la possibilité de concurrencer, avec plus ou moins de succès, la grosse production» (l.c., page 93). Ce faisant, il oublie que le travail à la main que l’on trouvait dans les petites industries reste toujours la base technique de la manufacture; que la division du travail ne peut en aucun cas constituer un avantage assez décisif pour éliminer complètement les petits producteurs, surtout si ces derniers ont recours à des moyens comme l’allongement de la journée de travail, etc., que la manufacture n’est jamais en mesure d’englober l’ensemble de la production et qu’elle reste une superstructure dominant la masse des petites entreprises.

5. Les industries de traitement des produits animaux.

L’industrie des cuirs et peaux

   Les plus vastes régions où l’on trouve une industrie des cuirs et peaux nous offrent des exemples particulièrement frappants de fusion complète entre l’industrie «artisanale» et l’industrie en usine et fabrique, de manufactures capitalistes extrêmement développées (tant en étendue qu’en profondeur). Il est également intéressant de noter que les provinces où la production «en usine» des cuirs et peaux prend les plus vastes proportions (Viatka, Nijni-Novgorod. Perm, Tver) sont celles où les petites industries «artisanales» connexes sont le plus développées.

   En 1890, l’Index recensait dans le bourg de Bogorodskoïé, district de Gorbatov, province de Nijni-Novgorod, 58 «fabriques» employant 392 ouvriers et produisant pour 547000 roubles de marchandise: en 1894-95, la Liste y dénombrait 119 «usines» employant 1499 ouvriers sur place et 205 à l’extérieur avec une production de 934000 roubles (ces derniers chiffres ne concernent que le traitement des produits d’origine animale, principale branche de l’industrie locale). Mais ces données ne s’occupent que des entreprises dirigeantes de la manufacture capitaliste. En 1879, en effet, M. Karpov relevait dans ce bourg et dans la région environnante plus de 296 entreprises employant 5669 ouvriers (dont un grand nombre travaillaient à domicile pour les capitalistes). Il notait d’autre part que les industries du cuir, du collage, du tressage des corbeilles (pour les marchandises), de la bourrellerie, des harnais, des moufles et de la poterie (cette dernière industrie occupant une place à part) produisaient pour 1490000 roubles de marchandise((Travaux de la commission artisanale, IX.)). En 1889, d’autre part, le recensement du zemstvo dénombrait 4401 personnes occupées dans l’industrie et, sur les 1842 ouvriers à propos desquels il nous fournissait des renseignements plus détaillés, 1119 sont des salariés travaillant chez des étrangers et 405 travaillaient à domicile pour des patrons((Matériaux relatifs à l’estimation des terres dans le district de Gorbatov.)). «Avec ses 8000 habitants, Bogorodskoïé n’est qu’une immense usine de cuir où l’on ne chôme jamais((Travaux de la commission artisanale, IX.)).» Plus exactement, c’est une manufacture «sérielle» soumise à un petit nombre de gros capitalistes qui achètent les matières premières, travaillent les peaux, fabriquent divers articles, emploient plusieurs milliers d’ouvriers démunis de tout et se trouvent à la tête de petites entreprises((Ainsi, en tête de l’industrie des harnais se trouvent 13 grands patrons employant chacun de 10 à 30 ouvriers salariés et 5 à 10 travaillant au-dehors. Les gros fabricants coupent les moufles dans leurs ateliers (avec 2 ou 3 ouvriers salariés) et les donnent à coudre à 10 ou 20 femmes travaillant chez elles; ces dernières se divisent en doigtières et piqueuses. Les premières reçoivent le travail des patrons et le distribuent aux secondes qu’elles exploitent (renseignements pour 1879).)). Cette industrie existe depuis une très longue période (depuis le XVIIe siècle). Au début du XIXe siècle, la famille Chérémétiev (c’était une famille de gros propriétaires fonciers) y a joué un rôle considérable. Elle a beaucoup contribué à son développement et, entre autres choses, elle a défendu contre les richards locaux, le prolétariat qui s’était formé depuis déjà longtemps dans cette région. Après 1861, l’industrie s’est énormément développée et les grandes entreprises se sont multipliées aux dépens des petites; les siècles d’activité industrielle ont formé des ouvriers d’une grande habileté qui ont répandu le métier dans toute la Russie. Le renforcement des rapports capitalistes a provoqué la séparation de l’agriculture et de l’industrie: non seulement le bourg de Bogorodskoïé ne s’occupe quasiment pas d’agriculture, mais c’est à cause de lui que les paysans des alentours abandonnent la terre, parce qu’ils viennent s’installer dans cette «ville»((En 1889, 1469 foyers sur 1812 (avec 9241 habitants) ne semaient pas (en 1897, 12342 habitants). Les villages de Pavlovo et de Bogorodskoïé se distinguent des autres villages du district de Gorbatov en ce que leurs habitants n’émigrent pas; au contraire, de la totalité des paysans absents dans le district de Gorbatov 14,9 % habitent Pavlovo et 4,9% Bogorodskoïé. De 1858 à 1889, la population dans le district a augmenté de 22,1%, tandis qu’à Bogorodskoïé, l’accroissement est de 42%. (Voir les Matériaux de la statistique des zemstvos).)). A Bogorodskoïé, constate M. Karpov, «les habitants n’ont aucun des traits qui caractérisent les paysans» et on a «du mal» à s’imaginer qu’on se trouve non pas dans une ville mais dans un bourg». Ce bourg a une avance considérable sur Gorbatov et sur tous les autres chefs-lieux de district de la province de Nijni-Novgorod, à l’exception peut-être d’Arzamas. C’est «un des centres commerciaux et industriels les plus importants de la province; il produit et vend pour des millions de roubles». «La zone d’influence industrielle et commerciale de Bogorodskoïé est très étendue; mais avant toutes choses, il est uni par des liens très étroits à l’industrie de ses environs, qui s’étendent de 10 à 12 verstes à la ronde. Cette banlieue industrielle constitue en quelque sorte le prolongement de Bogorodskoïé.» «Les habitants de Bogorodskoïé ne ressemblent nullement aux moujiks incultes ordinaires: ce sont des petits bourgeois artisans, des gens débrouillards et avisés qui méprisent les paysans. Leur mode de vie et leur mentalité sont typiquement petit-bourgeois.» Il reste à ajouter que dans les bourgs industriels du district de Gorbatov, la population a un niveau d’instruction relativement élevé : à Pavlovo, Bogorodskoïé et Vorsma, on trouve en effet 37,8% des hommes et 20% des femmes qui savent lire et écrire ou qui vont à l’école, alors que dans le reste du district on n’en trouve respectivement que 21,5% et 4,4%. (Voir les Matériaux de la statistique des zemstvos.)

   On retrouve des rapports absolument analogues (encore que sur une moins grande échelle) dans l’industrie des cuirs et peaux des bourgs de Katounki et de Gorodetz (district de Balakhna ), de Bolchoïé Mourachkino (district de Kniaguinine), de Iourino (district de Vassilsoursk), de Toubanaïevka, de Spasskoïé, de Vatras et de Latychikha (même district). Dans toutes ces localités, on a des centres non agricoles entourés d’agglomérations agricoles, des industries diverses et un grand nombre de petites entreprises ainsi que des ouvriers à domicile) soumises aux gros entrepreneurs dont les ateliers capitalistes sont parfois classés dans la catégorie des «usines et fabriques»((Voir les Matériaux de la statistique des zemstvos pour les districts indiqués. – Travaux de la commission artisanale, IX et VI. – L’Index et la Liste.Comptes rendus et recherches, II.)). Sans entrer dans les détails statistiques qui n’apportent rien de nouveau par rapport à ce que nous venons d’exposer, citons seulement cette très intéressante caractéristique du bourg de Katounki((En 1889, il comptait 380 foyers (dont aucun n’ensemençait) avec 1305 habitants. Dans tout le canton de Katounki, 90,6% des foyers s’occupent d’industrie, 70,1% de travailleurs exercent exclusivement des métiers (c’est-à-dire ne font pas d’agriculture). Au point de vue de l’instruction, ce canton dépasse de beaucoup la moyenne du district, ne le cédant à cet égard qu’au canton de Tchernoretsk, également non agricole et ou les métiers activement exercés sont ceux des constructions fluviales. En 1887, le bourg de Bolchoïé Mourachkino comptait 856 foyers dont 853 ne semaient pas) avec 3473 habitants. Au recensement de 1897, Gorodetz a 6330 habitants, Bolchoïé, Mourachkino 5341, Iourino 2189, Spasskoïé 4494, Vatras 3012.)):

   «Dans ce bourg, le caractère artisanal de l’industrie est attesté par un certain esprit patriarcal, par la simplicité des rapports entre les ouvriers et les patrons, qui d’ailleurs ne sautent pas aux yeux à première vue et qui malheureusement (?) disparaissent chaque année un peu plus. C’est seulement ces derniers temps que l’industrie et la population ont commencé à prendre un caractère usinier, notamment sous l’influence de la ville avec qui les contacts ont été facilités grâce à l’instauration d’un service de bateaux à vapeur. A l’heure actuelle, le bourg prend tout à fait l’allure d’une agglomération industrielle: on n’y trouve aucune trace d’agriculture, les maisons sont rapprochées les unes des autres, presque comme dans une ville, les demeures en pierre des riches voisinent avec les misérables bicoques des pauvres et, en outre, on voit s’entasser les longs bâtiments de bois et de pierre des usines. Tout cela différencie nettement Katounki des villages avoisinants et montre bien la nature industrielle de sa population. D’ailleurs, par certains de leurs traits de caractère, les habitants rappellent le type de l’«ouvrier d’usine» qui s’est déjà constitué en Russie: leur ameublement, leurs vêtements et leurs manières présentent une certaine recherche, dans la plupart des cas ils mènent une vie déréglée, sans se soucier beaucoup du lendemain, ils ont un parler hardi, parfois même alambiqué, ils manifestent une certaine fierté devant les moujiks des campagnes. Ce sont là des traits que l’on retrouve chez tous les ouvriers de fabrique de Russie((Travaux de le commission art., IX, p. 2567. Renseignements de 1880.))

   A Arzamas (province de Nijni-Novgorod), la statistique des «usines et fabriques» ne recensait, en 1890, que 6 tanneries avec 64 ouvriers (Index); mais ce chiffre ne représente qu’une toute petite partie de la manufacture capitaliste englobant la pelleterie, l’industrie de la chaussure, etc. Les propriétaires de ces entreprises emploient des ouvriers à domicile, aussi bien à Arzamas (en 1878, on en dénombrait environ 400) que dans 5 localités des environs où sur 360 foyers de pelletiers 330 travaillent pour les marchands d’Arzamas avec du matériel fourni par ces derniers. Ils font des journées de 14 heures et sont payés de 6 à 9 roubles par mois((Comparativement, la situation des ouvriers des fabriques d’Arzamas est meilleure que celle de l’ouvrier rural. (Travaux de la commission art., III, p. 133))), ce qui explique leur pâleur, leur faiblesse et leur dégénérescence. Sur les 600 foyers de cordonnier du faubourg de Vyezdnaïa Sloboda, 500 travaillent pour des patrons qui leur livrent les bottes déjà coupées. L’industrie est ancienne (elle a environ 200 ans) et elle ne cesse de grandir et de se développer. Les gens ne s’occupent quasiment pas d’agriculture: ils ont un mode de vie typiquement urbain et vivent «dans le luxe». De même, dans les villages de pelletiers dont nous avons déjà parlé, «les gens considèrent avec mépris les paysans agriculteurs qu’ils traitent de «cul-terreux»((Travaux de la commission artisanale, III, p. 76. )).

   On retrouve des phénomènes absolument analogues dans la province de Viatka où les districts de Viatka et Slobodskoï sont les centres d’une production de cuirs et peaux qui s’effectue de façon artisanale et «en usine». Dans le district de Viatka, les tanneries artisanales sont groupées aux environs de la ville et viennent «compléter» l’activité industrielle des grandes usines, par exemple, en travaillant pour le compte des gros patrons((Travaux de la commission artisanale, fasc. XI, p. 3084 (cf. l’Index de 1890). Le paysan agriculteur Dolgouchine, possédant une usine avec 60 ouvriers, est classé parmi les «koustaris». Et des «koustaris» de ce genre, il y en a plusieurs.)). C’est également pour eux que travaille la majorité des artisans bourreliers et des fabricants de colle. Les gros pelletiers emploient des centaines d’ouvriers à domicile pour coudre les peaux de mouton, etc. Nous nous trouvons en présence d’une manufacture capitaliste comprenant diverses branches: tannage des peaux et confection des pelisses de mouton, bourrellerie et industrie du harnais, etc. Dans le district Slobodskoï (le centre de l’industrie se trouve dans le faubourg de Démianka) les rapports sont encore plus nets. A la tête des artisans corroyeurs (870 personnes), cordonniers et fabricants de moufles (855), tanneurs de peaux de mouton (940), tailleurs (309) qui confectionnent les demi-pelisses sur commande des capitalistes, on trouve un petit nombre de gros propriétaires d’usine((D’après l’Index de 1890, environ 27 patrons emploient plus de 700 ouvriers.)). D’une façon générale, ce type d’organisation semble extrêmement répandu dans la production des articles du cuir: c’est ainsi, par exemple, à Sarapoul (province de Viatka) la Liste recense 6 tanneries qui fabriquent également des chaussures et qui emploient 214 ouvriers sur place et 1080 au-dehors (page 495). Que resterait-il de nos «koustaris», ces représentants de l’industrie «populaire» tant vantés par les Manilov de tout acabit, si tous les marchands et les fabricants de Russie comptaient de façon aussi précise et aussi détaillée les ouvriers qu’ils font travailler à domicile !((Voir aussi la Liste, p. 489, sur le célèbre bourg artisanal de Dounilovo, district de Chouïa (province de Vladimir). L’Index de 1890 comptait ici 6 pelleteries avec 151 ouvriers, et d’après les Travaux de la commission artisanale (fasc. X) cette région occupe environ 2200 pelletiers et 2300 pelissiers. En 1877, on y comptait jusqu’à 5500 «koustaris». L’industrie des tamis de crin qui occupe dans le même district environ 40 villages et jusqu’à 4000 ouvriers, portant le nom local de «mardasstsy» (commun à toute la région) est probablement organisée sur un modèle analogue. Nous avons décrit dans nos Etudes, pp. 171 et suiv., une organisation analogue des industries du cuir et de la cordonnerie dans la province de Perm.))

   Il convient encore de mentionner le bourg industriel de Raskazovo (province et district de Tambov). Ce bourg, qui comptait 8283 habitants en 1897, est un centre d’industries en «fabrique et usine» (drap, savon, cuirs et peaux, distillerie de vin) et d’industries artisanales, ces dernières étant étroitement liées aux premières. Les métiers pratiqués sont ceux du cuir, du feutre (environ 70 patrons; il existe des établissements employant de 20 à 30 ouvriers), de la colle, de la cordonnerie, du tricotage des bas (il n’y a pas un seul foyer où on ne tricote pas de bas avec de la laine distribuée au poids par les «revendeurs»). Non loin de là se trouve le faubourg de Bélaïa Poliana (300 foyers) qui est réputé pour des industries analogues. Dans le district de Morchansk, les petites industries artisanales ont leur centre au bourg de Pokrovskoïé-Vassilievskoïé, tout comme les usines et fabriques. (Voir l’Index et les Comptes rendus et recherches, t. III.) Dans la province de Koursk, les localités suivantes sont à la fois des agglomérations industrielles et des centres «artisanaux»: Véliko-Mikhaïlovka (district de Novy Oskol, 11853 habitants, en 1897), Borissovka (district de Graïvoron, 18071 habitants), Tomarovka (district de Biélgorod, 8716 habitants), Miropolié (district de Soudja, plus de 10000 habitants. Voir Comptes rendus et recherches, t. I, renseignements de 1888-1889). Dans toutes ces localités, on trouve également des «usines» de cuir (voir l’Index pour 1890). La principale industrie «artisanale» est celle du cuir et de la chaussure. Elle est apparue dès la première moitié du XVIIIe siècle et a connu son apogée vers les années 60 du XIXe où elle est devenue une «solide organisation de caractère strictement commercial». Elle avait été entièrement monopolisée par les entrepreneurs qui achetaient le cuir qu’ils donnaient à travailler aux «koustaris». Mais par suite de l’installation des chemins de fer, le capital a perdu ce caractère de monopole et les entrepreneurs capitalistes ont transféré leurs investissements dans des entreprises plus rentables. Actuellement, l’organisation est la suivante; on trouve environ 120 gros entrepreneurs qui possèdent des ateliers où ils emploient des salariés et qui, en plus, distribuent du travail à domicile; environ 3000 artisans indépendants (qui cependant doivent acheter leur cuir aux gros entrepreneurs) ; 400 travailleurs à domicile (pour les gros patrons) et 400 salariés, sans compter les apprentis, soit au total plus de 4000 cordonniers. A cela, il faut ajouter des potiers, des fabricants d’iconostases, de nappes, des imagiers, etc.

   Dans le district de Kargopol (province d’Olonetz), l’industrie du petit-gris nous fournit un exemple de manufacture capitaliste tout à fait typique. Dans Les Travaux de la commission artisanal, (fascicule IV), on trouve une excellente description de cette industrie (qui existe depuis le début du XIXe siècle) faite par un maître-artisan qui évoque de façon saisissante toute la vie de la population industrielle. Selon cette description (datant de 1878), 8 patrons emploient 175 ouvriers, plus environ 1000 couturières à domicile et 35 familles de pelletiers dispersés dans plusieurs villages, soit un total de 1300 à 1500 personnes produisant pour 336000 roubles de marchandises. A titre de curiosité, notons que tant que cette industrie a été prospère, la statistique des «usines et fabriques» l’a ignorée (l’Index de 1879 ne la mentionne pas) et qu’elle ne s’en est occupée qu’à partir du moment où elle a commencé à péricliter. En 1890, l’Index recensait dans la ville et le district de Kargopol 7 usines employant 121 ouvriers et produisant pour 50000 roubles de marchandises. La Liste, quant à elle, dénombrait 5 usines avec 79 ouvriers (plus 57 travaillant à domicile) et une production de 49000 roubles((Voici des renseignements sur les «koustaris» ayant trait à 1894. «Ce sont les femmes pauvres de la ville de Kargopol et les villageoises du canton de Pavlovo, qui cousent les peaux de petits-gris déjà apprêtées. Elles touchent un salaire dérisoire»: une couseuse gagne de 2 roubles 40 à 3 roubles par mois, son entretien étant à sa charge; pour cela elle doit travailler 12 heures par jour sans relever la tête (le travail étant payé à la pièce). «Le travail est exténuant par son intensité et son assiduité.» Le nombre des ouvrières s’élève maintenant à 200 (L’industrie artisanale dans la province d’Olonetz, esquisse de MM. Blagovéchtchenski et Gariazine, Pétrozavodsk 1895, pp. 92-93).)). L’organisation de cette manufacture capitaliste est riche d’enseignements car elle montre bien comment fonctionnent les «industries artisanales», traditionnelles, purement russes, qui sont perdues dans les coins les plus reculés de la Russie. Les ouvriers travaillent 15 heures par jour dans une atmosphère extrêmement insalubre pour un salaire de 8 roubles par mois, soit moins de 60-70 roubles par an. Les patrons ont un revenu annuel d’environ 5000 roubles. Les rapports entre patrons et ouvriers ont un caractère «patriarcal»: suivant la coutume ancienne, les patrons fournissent gratuitement aux ouvriers le kvass et le sel que ces derniers vont quémander à la cuisinière de la maison. Pour marquer leur reconnaissance envers le patron (pour le travail qu’il leur «donne»), les ouvriers viennent arracher les queues de petits-gris sans demander de salaire et restent après le travail pour nettoyer les fourrures. Ils vivent toute la semaine dans les ateliers où ils sont à la merci des caprices des patrons qui les battent (page 218, 1. c.) et leur font exécuter toutes sortes de travaux: remuer les foins, déblayer la neige, porter l’eau, laver le linge, etc. Le prix de la main-d’œuvre est extrêmement bas, même à Kargopol. Pour ce qui est des paysans des environs, «ils sont prêts à travailler quasiment pour rien». La production repose sur le travail à la main et une division systématique du travail avec une très longue période d’apprentissage (8 à 12 ans). On imagine sans peine quel est le sort des apprentis.

6. Autres industries de transformation des produits d’origine animale

   La fameuse industrie de la chaussure de Kimry et des environs (district de Kortchéva, province de Tver) offre un exemple particulièrement remarquable de manufacture capitaliste((Voir Annales statistiques de l’Empire russe, t. II, fasc. III, St-Pétersbourg, 1872, Matériaux pour l’étude de l’industrie artisanale et du travail manuel en Russie, rédigés par L. Maïkov. Article de V. Pletnev. Ce travail est le meilleur par la clarté avec laquelle est décrite toute l’organisation de l’industrie. Les travaux plus récents fournissent de précieuses données statistiques et ethnographiques, mais expliquent moins bien le régime économique de cette industrie complexe. Voir aussi les Travaux de la commission artisanale, fasc. VIII, article de M. Pokrovski. – Comptes rendus et recherches, t. I.)). C’est une industrie ancienne, qui remonte au XVIe siècle et qui a continué à se développer après l’abolition du servage. Alors qu’au début des années 70, Pletnev dénombrait 4 cantons où cette industrie était implantée, en 1888, on en dénombrait déjà 9. La production est organisée de la façon suivante: on trouve à sa tête des patrons de gros ateliers qui emploient des ouvriers salariés et qui distribuent le cuir découpé pour qu’il soit cousu à domicile. Selon les estimations de M. Pletnev, ces patrons sont au nombre de 20; ils font travailler 124 ouvriers et 60 jeunes garçons et ils produisent pour 818000 roubles de marchandises. De plus, ils emploient environ 1769 adultes et 1833 enfants travaillant à domicile. Ensuite. viennent 224 petits patrons qui emploient 460 ouvriers salariés (de 1 à 5 par patron) et 301 enfants (de 1 à 3 par patron), et produisent pour 187000 roubles de marchandises. L’essentiel de leur production est écoulé sur les marchés de Kimry. Il y a donc en tout dans cette industrie 244 patrons, 2353 ouvriers adultes (dont 1769 à domicile) et 2194 enfants (dont 1833 à domicile), avec une production totale de 1005000 roubles. A cela il faut ajouter divers ateliers qui exécutent toutes sortes d’opérations de détail: le raclage du cuir, le collage de déchets provenant du raclage; des camionneurs chargés de transporter la marchandise (4 patrons, 16 ouvriers, 50 chevaux environ) ; des menuisiers qui fabriquent les caisses, etc.((Cf. Comptes rendus et recherches: 7 groupes d’industriels; 1° marchands d’articles de cuir; 2° revendeurs de chaussures; 3° propriétaire de grands atelier, (5 à 6 ouvr.) faisant l’empeigne et la donnant à coudre à domicile; 4° patrons de petits ateliers avec ouvriers salariés, distribuant également du travail à domicile; 5° ouvriers isolés travaillant seuls pour le marché ou pour les patrons (sub. 3 et 4); 6° ouvriers salariés (maîtres, compagnons, apprentis); 7° «fabricants de formes, faiseurs d’entailles, ainsi que patrons et ouvriers des ateliers de raclage, de graissage et de collage p. 227. l.c.). Le recensement de 1897 dénombre à Kimry 7017 habitants.)). M. Pletnev estime la production de toute la région à 4700000 roubles. En 1881, on recensait 10638 «koustaris» (en ajoutant ceux qui venaient de l’extérieur, leur nombre s’élevait à 26000) et on estimait leur production à 3700000 roubles. Pour ce qui est des conditions de travail, il faut noter que les journées durent de 14 à 15 heures, que l’hygiène est déplorable, que les salaires sont payés en nature, etc. Le bourg de Kimry, qui est le centre de l’industrie, «ressemble plutôt à une petite ville» (Comptes rendus et recherches, t. I, page 224). Ses habitants sont de mauvais cultivateurs et s’occupent d’industrie pendant toute l’année; seuls les «koustaris» quittent le métier pour la fenaison. Les maisons de Kimry sont de type urbain, et les habitants ont des habitudes de citadins (par exemple, par leurs prétentions à l’élégance). Jusqu’à ces derniers temps cette industrie ne figurait pas dans la «statistique des fabriques et usines» sans doute parce que les patrons «se disent volontiers petits producteurs autonomes» (ibid., p. 228). Pour la première fois, la Liste a mentionné 6 ateliers de chaussures dans le district de Kimry; employant de 15 à 40 ouvriers sur place et aucun à l’extérieur. Il va sans dire que dans ce relevé, les lacunes sont innombrables.

   Parmi les manufactures. il nous faut classer également l’industrie des boutons des districts de Bronnitsy et de Bogorodsk, province de Moscou. Les boutons sont fabriqués à partir des sabots et des cornes de moutons. Cette industrie emploie 487 ouvriers dans 52 établissements avec une production de 264000 roubles. 16 entreprises ont moins de 5 ouvriers, 26 en ont 5 à 10 et 10 en ont 10 et plus. 10 patrons seulement n’emploient aucun ouvrier salarié: ils travaillent pour les gros entrepreneurs avec du matériel fourni par ces derniers. Seuls les gros entrepreneurs sont tout à fait indépendants (comme il ressort des chiffres cités, ils emploient de 17 à 21 ouvriers par établissement) et il y a tout lieu de penser que ce sont eux que l’Index classe dans la catégorie des «fabricants» (voir p. 291: 2 établissements avec 73 ouvriers et une production de 4000 roubles). C’est la «manufacture sérielle». Les cornes sont tout d’abord soumises à l’action de la vapeur dans une isba à fourneau appelée «forge», puis on les envoie à l’atelier. Là on les découpe à la presse, on exécute le dessin à l’estampeuse et on procède au montage et au polissage à la machine. Dans cette industrie, on trouve des apprentis. La journée de travail est de 14 heures et, en règle générale, les salaires sont payés en nature. Les rapports entre les ouvriers et les patrons sont de type patriarcal: le patron appelle ses ouvriers «mes enfants» et le livret de paie le «livre des enfants». Au moment de payer les ouvriers, il leur fait la morale et il ne satisfait jamais entièrement leurs «demandes» en argent.

   L’industrie de la corne qui figure dans notre tableau des petites industries (annexe I du chapitre V, industries n°s 31 et 33) appartient à un type analogue. On y retrouve des «koustaris» qui emploient des dizaines d’ouvriers salariés et que l’Index classe parmi les «fabricants» (page 291) ainsi que la division du travail et la distribution du travail à domicile (aux polisseurs de peignes). Le centre de cette industrie se trouve à Khotéitchi, district de Bogorodsk. Il s’agit d’un gros bourg (2494 habitants, en 1897) où l’agriculture est déjà en train de passer au second plan. La publication du zemstvo de Moscou, Les industries artisanales du district de Bogorodsk, province de Moscou, en 1890, note avec raison que ce bourg «n’est qu’une vaste manufacture de peignes» (p. 24, souligné par nous). En 1890, on y recensait plus de 500 personnes qui étaient employées dans l’industrie et qui produisaient de 3500 000 à 5500 000 peignes. «La plupart du temps, les marchands de corne sont également revendeurs d’objets fabriqués et il arrive souvent qu’ils soient aussi de gros fabricants des peignes.» Les patrons qui sont obligés de prendre des cornes «a la pièce» se trouvent dans une situation particulièrement difficile: «en fait, ils vivent plus mal que les ouvriers qui travaillent dans les grandes entreprises». Ils sont contraints par la misère d’exploiter férocement toute leur famille, d’allonger leur journée de travail, de faire travailler leurs enfants. «En hiver, la journée commence à l’heure du matin et il est difficile de dire à quelle heure elle finit dans les isbas des petits producteurs «indépendants» qui travaillent aux pièces.» Le payement en nature est très répandu. «Ce système, qu’on a eu tant de peine à déraciner des fabriques, est encore florissant dans les petites entreprises artisanales» (p. 27). Il est probable que l’industrie de la corne que l’on trouve dans le bourg d’Oustié et dans 58 villages environnants (district de Kadnikov, province de Vologda) est organisée de façon analogue. Selon M. Borissov (Travaux de la commission artisanale, fascicule IX), cette industrie occupe ici 388 «koustaris» et produit pour 45000 roubles de marchandises. Tous les «koustaris» travaillent pour des capitalistes qui achètent la corne à Saint-Pétersbourg et l’écaille de tortue à l’étranger.

   A la tête de l’industrie des brosses de la province de Moscou (voir annexe I au chapitre V, industrie n° 20), on trouve de grosses entreprises qui emploient un grand nombre d’ouvriers salariés et qui appliquent la division du travail de façon systématique((Le «scieur» découpe à la scie les montures de brosses; le «perceur» y perce des trous; l’«apprêteur» lessive les crins; le «monteur» fixe les crins: le «planqueur» colle le placage (Recueil de rens. stat, pour la province de Moscou, t. VI, fasc. I, p. 18).)). Entre 1879 et 1895, l’organisation de cette industrie a connu de grands changements qu’il est intéressant de noter (voir la publication du zemstvo de Moscou sur l’Industrie des brosses d’après l’enquête de 1895). Un certain nombre d’entrepreneurs aisés se sont installés à Moscou pour s’adonner à cette industrie. Le nombre des personnes occupées dans l’industrie a augmenté de 70%: le nombre de femmes a surtout augmenté (+ 170%) et celui des jeunes filles (+ 159%). Le nombre des gros ateliers employant des ouvriers salariés a baissé: de 62%, ils sont passé à 39%. Ces phénomènes sont dus au fait que les patrons ont adopté le système de la distribution du travail à domicile. D’autre part, l’emploi des perceuses (qui servent à percer les montures de brosse) s’est généralisé et cela a provoqué une accélération et une simplification d’une des principales opérations de la fabrication des brosses. II y a eu accroissement de la demande en monteurs (ouvriers qui «plantent» le crin dans la monture) et comme ce travail se spécialisait de plus en plus, il a été confié à des femmes qui constituent une main-d’œuvre moins onéreuse et qui travaillent à la pièce à domicile. On voit que dans cette industrie, c’est le progrès de la technique (les perceuses), de la division du travail (les femmes sont chargées uniquement de fixer les crins) et de l’exploitation capitaliste (la main-d’œuvre féminine est moins onéreuse) qui a provoqué l’intensification du travail à domicile. Cet exemple montre très clairement que le travail à domicile n’est nullement incompatible avec le concept de manufacture capitaliste et que parfois, au contraire, il est même l’indice d’un développement de cette manufacture.

7. Industrie de traitement des produits minéraux

   Pour l’industrie de la céramique, nous avons un exemple de manufacture dans la région de Gjel (25 villages des districts de Bronnitsy et de Bogorodsk, province de Moscou). Les industries de Gjel sont au nombre de trois: il y a celle de la porcelaine, celle de la poterie et celle de la peinture, et elles sont très différentes les unes des autres. Mais sur les statistiques concernant cette région (elles figurent d’après notre tableau, annexe I du chapitre V, industries n° 15, 28 et 37), on peut voir que les transitions existant entre les différents groupes d’entreprises de chaque industrie estompent ces différences et que nous obtenons toute une série d’ateliers dont les dimensions sont régulièrement croissantes. Voici quel est le nombre moyen des ouvriers employés par entreprise dans les diverses catégories des trois industries: 2,4 – 4,3 – 8,4 – 4,4 – 7,9 – 13,5 – 18 – 69 – 226,4. Comme on le voit, la série part de l’atelier le plus petit pour en arriver au plus grand. Il est absolument indubitable que les grosses entreprises sont à classer parmi les manufactures capitalistes (dans la mesure où elles n’ont pas introduit le machinisme et où elles ne se sont pas transformées en fabriques). Cela est important, certes. Mais ce qui l’est encore davantage c’est le fait que dans cette région, les petites entreprises sont liées aux grosses et que nous avons affaire à une seule et même structure industrielle et non à des ateliers séparés appartenant tantôt à un type d’organisation économique, tantôt à un autre. «Gjel forme un tout économique» (Issaïev, 1. c., p. 138) et les grands ateliers se sont formés à partir des petits, lentement et graduellement (ibid., page 121). La production repose sur le travail à la main((Notons que dans cette industrie comme dans les industries textiles ci-dessus décrites, la manufacture capitaliste est, à proprement parler, un régime économique dépassé. L’époque d’après l’abolition du servage se caractérise par la transformation de cette manufacture en grande industrie mécanique. Le nombre des usines de Gjel qui emploient des machines à vapeur était de 1 en 1866, 2 en 1879, 3 en 1890 (d’après l’Annuaire du ministère des Finances, fasc. I, et l’Index pour 1879 et 1890).)) et la division du travail est appliquée sur une vaste échelle: chez les potiers, par exemple, on trouve des tourneurs (spécialisés dans une sorte d’article bien déterminée), des ouvriers chargés de la cuisson, etc.; parfois, il y a même un ouvrier qui s’occupe spécialement de la préparation des couleurs. Dans la porcelaine, la division du travail est poussée très loin; on a des broyeurs, des tourneurs, des ouvriers chargés d’enfourner, des chauffeurs, des peintres, etc. Les tourneurs sont spécialisés dans certaines variétés d’articles (Issaïev, 1. c., page 140; il y a un cas où a productivité a augmenté de 25%). Les ateliers de peinture travaillent pour les propriétaires d’usines de porcelaines et ne sont rien d’autre que des succursales de leurs manufactures, chargées d’exécuter certaines opérations de détail. La force physique elle-même devient une spécialité et cela est tout à fait caractéristique d’une manufacture capitaliste «adulte». C’est ainsi qu’il existe certains villages dont presque tous les habitants sont employés à l’extraction de la terre glaise et que pour les travaux pénibles qui ne demandent pas une habileté particulière (le travail de broyeur), on embauche presque uniquement des ouvriers venus des provinces de Toula et de Riazan qui sont plus forts et plus résistants que les chétifs habitants de Gjel. Le paiement en nature est très répandu. L’agriculture est en mauvais état. «Les habitants de Gjel sont en pleine dégénérescence» (Issaïev, p. 168) ; ils ont les épaules étroites, ils sont faibles de la poitrine, peu robustes; les peintres perdent la vue de bonne heure, etc. La division capitaliste du travail broie les hommes et les mutile. La journée de travail est de 12 à 13 heures.

8. Industrie de traitement des métaux.

Les industries de Pavlovo

   Les célèbres industries de la serrurerie sur acier de Pavlovo englobent toute une région du district de Gorbatov (province de Nijni-Novgorod) et du district de Mourom (province de Vladimir). Ces industries remontent à une date très ancienne. Selon Smirnov (qui cite les livres de cens)((Les livres de cens étaient les documents utilisés pour déterminer à combien devait s’élever le cens pour les habitants des villes, des bourgs et des villages. Ils indiquaient les caractères des terres, les revenus de la population, décrivaient les rues, les faubourgs, les monastères; etc. Ces relevés étaient établis sur place par des commissaires venus du centre. Les plus anciens «livres de cens» dataient du XVe siècle. Mais la majorité de ceux qui ont été conservés ne remonte pas au-delà du XVIIe s. )), Pavlova comptait 11 forges en 1621. Vers le milieu du XIXe siècle, elles formaient déjà un vaste réseau de rapports capitalistes parfaitement établis. Après l’abolition du servage, elles ont continué à se développer en étendue et en profondeur. En 1889, le recensement du zemstvo indiquait que dans 13 cantons et 119 villages du district de Gorbatov ces industries occupaient 5953 foyers, 6570 ouvriers du sexe masculin (soit 54% du nombre total des ouvriers de ces villages) et 2741 vieillards, femmes et enfants, en tout 9311 personnes. Pour ce qui est du district de Mourom, M. Grigoriev y relevait, en 1881, 6 cantons industriels avec 66 villages occupant 1545 foyers et 2205 ouvriers du sexe masculin (39% du total). On a vu se former de gros bourgs industriels (Pavlovo, Vorsma) qui ne s’occupent pas d’agriculture et même les paysans des environs ont été amenés à délaisser la culture du sol: dans le district de Gorbatov, en dehors de Pavlovo et de Vorsma, on trouvait 4492 ouvriers d’industrie dont 2357, c’est-à-dire plus de la moitié, ne s’occupaient pas d’agriculture. Dans les centres comme Pavlovo, la vie a pris un caractère tout à fait urbain et les gens ont de plus gros besoins, un niveau de culture plus élevé, une certaine recherche dans les habits et un mode de vie plus évolué que les paysans «incultes» des environs((Voir plus haut sur le degré d’instruction plus élevé des habitants de Pavlovo et de Vorsma et sur l’émigration des paysans vers ces centres.)).

   Quand on aborde le problème de l’organisation économique des industries de Pavlovo, il y a un fait indubitable que l’on doit constater avant tout: c’est qu’à la tête des «koustaris» se trouvent des manufactures capitalistes absolument typiques. Dans l’entreprise des Zavialov, par exemple (qui, dans les années 60, occupait dans ses ateliers déjà plus de 100 ouvriers et qui maintenant a acquis un moteur à vapeur), un canif avant d’être terminé doit passer par 8 ou 9 ouvriers différents: un forgeron, un affûteur, un fabricant de manches (qui, en règle générale, travaille à domicile), un trempeur, une polisseuse, un repasseur, un poinçonneur. Il s’agit donc d’une vaste coopération capitaliste qui repose sur la division du travail et où une partie importante des ouvriers parcellaires est employée à domicile. Selon les données que nous fournit M. Labzine (1866) sur les principales entreprises de Pavlovo, Vorsma et Vatcha dans toutes les branches industrielles, on trouvait 15 patrons qui employaient 500 ouvriers dans leurs entreprises et 1134 à domicile (soit 1634 au total) et qui produisaient pour 351700 roubles de marchandises. Le tableau suivant va nous montrer dans quelle mesure cette façon de caractériser les rapports économiques de l’ensemble de la région est encore valable à l’heure actuelle((Chiffres des Matériaux de la statistique des zemstvos et du Compte rendu de Annenski, ainsi que de l’enquête de A. Potressov (citée plus haut). Les chiffres pour la région de Mourom sont approximatifs. Le nombre des habitants, d’après le recensement de 1897, est de 4674 à Vorsma, et de 12431 à Pavlovo.)).

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   On voit que c’est bien l’organisation industrielle dont nous venons de donner les traits essentiels qui prédomine dans toutes ces localités. Dans l’ensemble, environ trois cinquièmes des ouvriers se livrent à une occupation de type capitaliste. Cela veut dire que la manufacture tient une place prépondérante dans l’organisation générale de l’industrie((Les chiffres cités sont loin d’exprimer pleinement cette prédominance: la suite du texte montre que les «koustaris» qui travaillent pour le marché, sont soumis bien plus au capital que ceux qui travaillent pour le compte des patrons, et que ceux-là à leur tour le sont encore plus que les ouvriers salariés. Les industries de Pavlovo montrent d’une façon particulièrement frappante la liaison indissoluble qui existe entre le capital commercial et le capital industriel, liaison propre en général à la manufacture capitaliste dans ses rapports avec les petits producteurs.)), que la masse des ouvriers lui est soumise mais qu’elle n’est pas en mesure d’extirper radicalement la petite production. La relative vitalité de cette dernière s’explique parfaitement 1) du fait que certaines branches industrielles de Pavlovo (la serrurerie, par exemple) ne sont pas encore mécanisées et 2) du fait que pour se maintenir les petits producteurs n’hésitent pas à employer des moyens qui les placent dans une situation bien inférieure à celle des ouvriers salariés. Ces moyens sont la prolongation de la journée de travail, l’abaissement du niveau de vie et la diminution des besoins. «Dans le groupe des «koustaris» qui travaillent pour les patrons, les gains sont plus stables» (Grigoriev, 1. c., p. 65). Chez Zavialov, par exemple, les gens les moins payés sont ceux qui fabriquent les manches: «Il travaillent à domicile et par conséquent ils doivent se contenter d’une paye inférieure à celle des autres» (p. 68). Quand ils sont employés par un «fabricant», les «koustaris» ont la possibilité de gagner un salaire un peu supérieur au gain moyen de ceux qui vont porter leur produit au marché. Cette augmentation des gains est particulièrement sensible chez les ouvriers qui logent à l’intérieur même de la fabrique» (70)((Le lien avec la terre joue, lui aussi, un rôle important dans la diminution du gain. Les «koustaris» de la campagne «gagnent en moyenne moins que les serruriers de Pavlovo» (Annenski, Rapport, p. 61). Il est vrai qu’on doit tenir compte du fait que les premiers ont toujours leur pain; néanmoins «on ne saurait dire que la situation du simple «koustar» soit meilleure que celle d’un serrurier moyen de Pavlovo» (p. 61).)). Alors que dans «les fabriques» la journée de travail est de 14 heures 1/2, 15 heures, 16 heures au maximum, «chez les «koustaris» qui travaillent à domicile, elle n’est jamais inférieure à 17 heures et parfois elle atteint 18 et même 19 heures». (Ibid.) Il ne serait pas étonnant que la loi du 2 juin 1897(( La loi du 2 juin 1897 limitait la journée de travail à 11 heures et demie pour les ouvriers des entreprises industrielles et des ateliers de chemin de fer. Avant cette loi, rien ne limitait la journée de travail en Russie, qui atteignait 14, 15 heures et même davantage. Le gouvernement tsariste fut contraint de promulguer cette loi sous la pression du mouvement ouvrier dirigé par l’« Union pour la libération de la classe ouvrière» fondée par Lénine. Cette loi fut examinée en détail et critiquée par Lénine dans la brochure: La nouvelle loi ouvrière. (Voir Œuvres, Paris-Moscou, t. 2. pp. 269-320.)  )) provoque ici une intensification du travail à domicile. Il y a déjà longtemps que ce genre de «koustaris» aurait dû s’efforcer par tous les moyens d’obtenir que les patrons ouvrent des fabriques! Que le lecteur se rappelle aussi toutes les formes d’humiliation et de servitudes personnelles auxquelles sont soumis les soi-disant indépendants petits producteurs de Pavlovo: les fameuses «avances», l’«échange», la «mise en gage des femmes», etc.((Il arrive pendant les crises que l’on travaille littéralement pour rien, on échange «le blanc contre le noir», c’est-à-dire le produit fini contre la matière première, et cela arrive «assez souvent» (Grigoriev, ibid., p. 93).)). Par bonheur, la grosse industrie mécanique qui se développe à un rythme rapide ne s’accommode pas aussi facilement que la manufacture de formes d’exploitation aussi éhontée. Encore qu’elles empiètent sur la suite de notre exposé, voici des données concernant les progrès accomplis par la grosse production mécanique dans cette région((Chiffres de l’Index et de la Liste pour l’ensemble de la localité y compris Sélitba et Vatcha, avec leurs environs. L’Index pour 1890 a sans doute inclut les ouvriers à domicile dans le total des ouvriers de fabriques et usines; nous avons établi le nombre des ouvriers à domicile approximativement, en nous bornant à faire la correction d’après les deux plus grands établissements (les Zavialov et F. Varypaïev). Pour pouvoir comparer le nombre des (fabriques et usines» figurant dans la Liste et dans les Index il ne faut prendre en considération que les entreprises avec 15 ouvriers et plus. (Voir là-dessus le détail dans nos Etudes, article: «A propos de notre statistique des fabriques et des usines».) )).

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   Comme on le voit, il y a de plus en plus d’ouvriers employés dans les grosses entreprises qui passent à l’emploi des machines((Dans une des branches de l’industrie de Pavlovo, à savoir la fabrication des serrures, on observe au contraire une diminution du nombre des ateliers avec ouvriers salariés. A. Potressov (l.c.), qui a constaté ce fait avec force détails, en a également indiqué la raison: la concurrence de la fabrique de serrures dans la province de Kovno (fabrique des frères Schmidt, 500 ouvriers et une production de 500000 roubles en 1890, 625 ouvriers et une production de 730000 roubles en 1894-1895).))

9. Autres industries de traitement des métaux

   Parmi les manufactures capitalistes, il nous faut classer également les industries du bourg de Bezvodnoïé, district et province de Nijni-Novgorod. Là encore, il s’agit d’un de ces bourgs industriels dont la majeure partie des habitants ne s’occupe absolument pas d’agriculture et qui constituent les centres d’une industrie englobant plusieurs villages environnants (Matériaux, fascicule VIII, N.-N. 1895). Selon le recensement du zemstvo, il y avait, en 1889, 67,3% des 581 foyers du canton de Bezvodnoïé qui n’ensemençaient pas, 78,3% qui n’avaient pas de cheval, 82,4% qui exerçaient un métier et 57,7% qui comptaient des membres sachant lire et écrire ou fréquentant l’école (pour l’ensemble du district, la moyenne était de 44,6%). L’industrie de Bezvodnoïé est celle des objets métalliques: chaînes, hameçons, toiles métalliques, etc. Selon les estimations, elle produisait pour 2500000 roubles de marchandises en 1883((Travaux de la comm. artisanale, t. IX. Le village de Bezvodnoïé comptait 3296 habitants en 1897.)), et pour 1500000 en 1888-89((Comptes rendus et recherches, t. I. La Liste indique dans cette région 4 «fabriques» avec 21 ouvriers travaillant dans l’atelier et 29 ouvriers à domicile; prod. 68000 roubles.)). Elle est organisée de la façon suivante: les patrons répartissent les matières premières entre des ouvriers parcellaires; une partie du travail est effectuée dans les ateliers du patron et une autre partie à domicile. La fabrication des hameçons, par exemple, nécessite plusieurs opérations qui sont exécutées par les «courbeurs», les «coupeurs» (qui travaillent dans un local spécial), les «appointeurs» (ce sont des femmes et des enfants employés à domicile). Tous ces ouvriers travaillent pour un capitaliste et sont payés aux pièces. Le courbeur remet de son côté le travail aux coupeurs et aux appointeurs. «De nos jours, l’étirage des fils de fer est effectué au moyen de treuils actionnés par des chevaux, mais auparavant, il était confié à des aveugles qui affluaient en masse dans la région …» Voilà une des «spécialités» de la manufacture capitaliste! «De par les conditions de travail qui y règnent, cette branche, où les gens doivent travailler dans une atmosphère étouffante, empuantie par les émanations délétères du crottin de cheval, se distingue nettement des «autres»((Comptes rendus et recherches, I, p. 186.)). Dans la province de Moscou, on retrouve le type de manufacture capitaliste, que nous venons de décrire dans les industries des tamis((Annexe I au chapitre V, industrie n° 29.)), des épingles((Ibid., n° 32)), de la cannetille((Recueil de rens. statistiques pour la province de Moscou, t. VII, fasc. 1, 2e partie et Ind. du district de Bogor. en 1890.)). Au début des années 80, on recensait, dans cette dernière; 66 entreprises qui employaient 670 ouvriers (79% d’entre eux étaient des salariés) et qui produisaient pour 368500 roubles de marchandises (il arrive parfois que certaines de ces entreprises capitalistes soient classées parmi les «usines et fabriques»)((Voir, par exemple, la Liste, n° 8819.)).

   Il y a tout lieu de penser que c’est également sur ce modèle qu’est organisée l’industrie de la serrurerie du canton de Bourmakino (et des cantons environnants), province et district de Iaroslavl. Du moins retrouvons-nous dans cette industrie la même division du travail (forgerons, souffleurs. serruriers), le même développement intense du travail salarié (sur les 307 forges du canton de Bourmakino, 231 emploient des ouvriers salariés), la même domination du gros capital sur tous les ouvriers parcellaires (les revendeurs tiennent le haut du pavé, c’est pour eux que travaillent les forgerons qui font travailler les serruriers), la même combinaison des opérations des revendeurs et de la production d’articles dans les ateliers capitalistes dont certains sont parfois classés parmi les «usines et fabriques»((Travaux de la commission artisanale, fasc. VI, enquête de 1880. – Comptes rendus et recherches, t. I (1888-1889), cf. p. 271: «presque toute la production… est concentrée dans les ateliers employant des ouvriers salariés». Cf. aussi la Revue de la province de Iaroslavl, fasc. II, laroslavl 1896, p. 8, 11. – La Liste, p. 403.)).

   Les données reproduites dans l’annexe au chapitre V et relatives aux industries de la chaudronnerie et des plateaux((Annexe I au chapitre V, industries n°s 19 et 30.)) de la province de Moscou (la chaudronnerie est concentrée dans la région de Zagarié) montrent que ces industries font une place considérable au travail salarié et qu’elles sont dirigées par de gros ateliers (chacun d’entre eux emploie en moyenne de 18 à 23 ouvriers salariés et a une production de 16000 à 17000 roubles). Si on ajoute à cela que la division du travail y est appliquée sur une très vaste échelle((Chez les chaudronniers, cinq opérations sont exécutées par des ouvriers différents; chez les fabricants de plateaux il y en a au moins 3, tandis qu’un «atelier normal» demande 9 ouvriers. «Dans les grands établissements» on emploie une «division (du travail) raffinée ayant pour but d’élever la productivité du travail» (Issaïev, l.c., pp. 27 et 31).)), il apparaîtra clairement que nous avons une fois de plus affaire à une manufacture capitaliste((L’Index de 1890 compte dans la région de Zagarié 14 usines avec 184 ouvriers et une production de 37000 roubles. La comparaison de ces chiffres avec ceux de la statistique des zemstvos, cités plus haut, montre que la statistique des fabriques et usines n’a enregistré, cette fois encore que les sommets de la manufacture capitaliste dans tout son développement,.)). «Etant donné la technique et la division du travail qui existent dans ces industries, les petites unités industrielles y constituent une anomalie et ne peuvent se maintenir à côté des grands ateliers qu’en allongeant au maximum la journée de travail» (Issaïev, l.c., p. 33), par exemple, jusqu’à 19 heures chez les fabricants de plateaux. Alors que d’une façon générale, la journée de travail est de 13-15 heures, elle atteint 16-17 heures chez les petits patrons. Dans de nombreux cas, les salaires sont payés en nature (cela est valable pour 1890 comme pour 1876)((Cf. L’industrie artisanale du district de Bogorodsk.)). Ajoutons que dans cette industrie qui existe depuis longtemps (elle est apparue avant le début du XIXe siècle), la spécialisation est très poussée et, de ce fait, les ouvriers y sont extrêmement habiles (ceux de Zagarié sont très renommés). Cependant, on y a également vu apparaître des spécialités qui ne nécessitent aucun apprentissage préalable et qui sont directement accessibles aux tout jeunes ouvriers. Comme le remarque justement M. Issaïev «le fait même qu’il est possible de devenir ouvrier dès l’enfance, sans préparation, et d’apprendre son métier sans avoir à étudier montre bien que l’«esprit artisanal» qui demande une main-d’œuvre spécialisée est en train de disparaître; la simplicité d’un grand nombre d’opérations marque le passage du métier à la manufacture» (l.c., page 34). Notons toutefois que la manufacture repose sur le travail à la main et que, de ce fait, l’«esprit artisanal» continue toujours à s’y manifester jusqu’à un certain point.

10. Bijouterie.

La fabrication des samovars et des accordéons

   Le bourg de Krasnoïé (province et district de Kostroma) est un de ces bourgs industriels qui, en règle générale, constituent les centres de nos manufactures capitalistes «populaires». C’est un gros village (2612 habitants en 1897) qui a un caractère purement urbain, les gens y vivent comme des petits bourgeois et, à quelques exceptions près, ne s’occupent pas d’agriculture. Ce bourg est le centre d’une industrie de joaillerie englobant 4 cantons, 51 localités (dont le canton de Sidorovskié, district de Nérekhta), 735 foyers et environ 1706 ouvriers((Travaux de la commission artisanale, fasc. IX, l’article de M. Tillo.- Comptes rendus et recherches, t. III (1893). L’industrie ne cesse de se développer. Cf. La correspondance parue dans les Rousskié Viédomosti, n° 231, 1897. Le Messager des Finances, n° 42, 1898. Le montant de la production est supérieur à 1 million de roubles dont 200000 roubles environ couvrent les frais de la main-d’œuvre et près de 300000 roubles vont aux revendeurs et aux marchands.)). «Il est indubitable, écrit M. Tillo, que les gros industriels de Krasnoïé, les Pouchilov, les Mazov, les Sorokine, les Tchoulkov et autres marchands doivent être considérés comme les principaux représentants de cette industrie. Ce sont eux qui achètent les matières premières (or, argent, cuivre), qui entretiennent les maîtres-ouvriers, qui accaparent les articles finis, qui passent les commandes à domicile, qui fournissent les modèles à exécuter, etc.» (2043). De même, ce sont eux qui possèdent les ateliers («les laboratoires») où sont fondus et forgés les métaux qui seront ensuite distribués à des «koustaris» pour être travaillés. Enfin, ils sont propriétaires de tout un outillage: presses, estampeuses (qui servent à découper les pièces), «frappeuses» (pour imprimer les dessins), «étireuses» (pour étirer les métaux), établis, etc. La division du travail est très poussée. «Les articles doivent presque tous passer par plusieurs ouvriers, selon un ordre fixé d’avance. Ainsi, par exemple, pour fabriquer des boucles d’oreilles, l’argent est d’abord traité dans l’atelier du patron (une partie de cet argent est lamée et une autre est étirée en fil), ensuite la matière première ainsi obtenue est remise à un artisan spécialiste. Si celui-ci possède une famille, il partage le travail qu’on lui a commandé entre plusieurs personnes: l’une donne à la plaque d’argent le dessin et la forme de la boucle d’oreille; une autre fabrique les anneaux qu’on passe dans l’oreille, une troisième est chargée de la soudure, une quatrième, enfin, doit polir la boucle quand elle est terminée. Le travail n’est pas difficile et ne demande pas un long apprentissage. Il arrive très souvent que la soudure et le polissage soient confiés aux femmes et aux enfants dès qu’ils atteignent l’âge de 7-8 ans» (2041)((«Chaque variété et même chaque partie de l’objet chez les «koustaris» de Krasnoïé a ces spécialistes; c’est pourquoi il est très rare qu’on fasse par ex., dans une même maison les bagues et les boucles d’oreilles, les bracelets, les broches, etc. Ordinairement, les parties d’un article sont fabriquées par des ouvriers spécialistes habitant non seulement différentes maisons, mais même différents villages» (Comptes rendus et recherches, t. III, p. 76).)). Là encore, la journée de travail est excessivement longue et atteint d’ordinaire 16 heures. Il est d’usage de faire le paiement en nature.

   Les données statistiques suivantes (qui ont été publiées tout dernièrement par l’inspecteur du bureau local du titre) montrent clairement quelle est la structure économique de cette industrie((Ce tableau a été établi à partir d’un tableau plus détaillé publié par le Messager des Finances (n° 42, 1898).)):

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   «Plutôt qu’à des «koustaris», les artisans de deux premiers groupes (qui rassemblent les 2/3 environ des maîtres-ouvriers) doivent être assimilés à des ouvriers de fabrique travaillant à domicile.» Dans le groupe supérieur «le travail salarié est de plus en plus employé … et les artisans commencent à acheter les articles fabriqués par d’autres». Dans les couches supérieures du groupe «ce sont d’ailleurs les achats qui prédominent et 4 revendeurs n’ont pas d’atelier»((Messager des Finances, 1898, n° 42.)).

   On retrouve un exemple tout à fait typique de manufacture capitaliste dans l’industrie des samovars et des accordéons de la ville de Toula et des environs. D’une façon générale, les industries «artisanales» de cette région se caractérisent par leur ancienneté: elles remontent au XVe siècles((Voir l’article de M. V. Borissov dans les Travaux de la commission artisanale, fasc. IX.)) et se sont particulièrement développées dans la seconde moitié du XVIIe siècle (selon M. Borissov, c’est à cette époque qu’a commencé la 2e période de leur développement). En 1637, le Hollandais Vinius construit la première fonderie. Les armuriers de Toula habitent un faubourg à part, forment une corporation particulière et bénéficient des droits et de privilèges spéciaux. En 1696, on voit apparaître à Toula la première fonderie équipée par un forgeron de la ville et l’industrie gagne l’Oural et la Sibérie((Le forgeron Nikita Démidov Antoufiev de Toula gagna la bienveillance de Pierre le Grand en construisant une usine en face de Toula et obtint, en 1702, l’usine de Néviansk. Ses descendants sont les fameux Démidov, maîtres de forges de l’Oural.)). Cela marque le début de la 3e période de l’histoire des industries de Toula. Les artisans se mettent à fonder leurs propres ateliers et apprennent le métier aux paysans des alentours. Entre 1810 et 1820 apparaissent les premières fabriques de samovars. «Dès 1825, on trouve à Toula 43 fabriques appartenant à des armuriers; à l’heure actuelle d’ailleurs, presque toutes les fabriques de la ville appartiennent à d’anciens armuriers devenus marchands» (l.c., 2262). On voit donc qu’il y a un lien de filiation direct entre les anciens membres des corporations et les maîtres actuels de la manufacture capitaliste. En 1864, les armuriers sont libérés du servage((Avant 1864, les ouvriers des manufactures d’armes de Toula étaient des serfs appartenant à l’Etat. Ils habitaient dans des faubourgs à part (celui des forgerons, etc.) et étaient répartis dans différents ateliers: canons des fusées, montures, culasses mobiles, garnitures, etc. Pour effectuer les travaux accessoires, on avait affecté aux usines de Toula les serfs de plusieurs villages. Ces paysans préparaient le charbon de bois, gardaient les forêts appartenant aux entreprises, travaillaient dans les cours des usines. Au moment de l’abolition du servage, on dénombrait à Toula près de 4000 armuriers dont 1276 travaillaient dans les usines et 2362 à domicile. Avec leurs familles, les armuriers formaient une population de plus de 20000 âmes)) et reclassés parmi les bourgeois des villes; les gains diminuent par suite de la forte concurrence des «koustaris» de la campagne (cette concurrence pousse les gens qui s’occupent d’industrie à abandonner la ville et à retourner vers les campagnes); les ouvriers se tournent vers les industries du samovar, vers la serrurerie, la coutellerie et l’industrie des accordéons (les premiers accordéons de Toula ont fait leur apparition en 1830-1835).

   A l’heure actuelle, l’industrie des samovars est organisée de la façon suivante: on trouve à sa tête de gros capitalistes qui possèdent des ateliers employant des dizaines et des centaines d’ouvriers et qui, en plus, confient un grand nombre d’opérations parcellaires à des ouvriers travaillant à domicile, en ville ou à la campagne; il arrive parfois que ces exécutants possèdent eux-mêmes un atelier et emploient également des ouvriers salariés. Il va de soi qu’à côté des grands ateliers, il y en a de petits qui dépendent plus ou moins des capitalistes (on trouve tous les degrés de cette dépendance). La base générale de toute la production est la division du travail. La fabrication d’un samovar nécessite en effet les opérations suivantes: 1° la mise en tubes de la plaque de cuivre (ajustage); 2° la soudure; 3° le limage des soudures; 4° le raccord du fond; 5° le forgeage des détails (ce qu’on appelle l’«achevage»); 6° le nettoyage de l’intérieur; 7° le tournage du samovar et du col; 8° l’étamage; 9° le perçage mécanique des trous du fond et de la collerette; 10° le montage du samovar. A cela, il faut encore ajouter la fonte des petites pièces de cuivre, qui comprend: a) le moulage et b) la fonte proprement dite((Tavaux de la commission artisanale, fasc. X, on y trouve une belle description de l’industrie du samovar à Souksoun (province de Perm) par M. Manokhine. L’organisation est la même que dans la province de Toula. Cf. ibid., fasc. IX, article de M. Borissov sur les petites industries à l’Exposition de 1882.)). Quand le travail est distribué à domicile, chacune de ces opérations peut constituer une industrie «artisanale» distincte des autres. Dans le fascicule VII des Travaux de la commission artisanale, M. Borissov nous décrit une de ces «industries», la mise en tube, qui est la première des opérations de détail dont nous avons parlé plus haut. Les paysans qui en sont chargés travaillent avec du matériel fourni par les marchands et sont payés à la pièce. Après 1861, les «koustaris» ont quitté Toula pour s’installer à la campagne où la vie est moins chère et les besoins moins grands (l.c., page 893). M. Borissov note avec raison que cette vitalité des «koustaris» est due au fait que les samovars continuent à être forgés à la main: «Les fabricants qui passent les commandes auront toujours avantage à faire travailler les «koustaris» de la campagne qui sont payés de 10 à 20%. moins cher que ceux des villes» (916).

   En 1882, selon M. Borissov, la production des samovars était d’environ 5 millions de roubles et occupaient de 4 à 5000 ouvriers («koustaris», si l’on veut). Une fois de plus, la statistique des fabriques et des usines ne porte que sur une toute petite partie de la manufacture capitaliste. En 1879, l’Index recensait dans la province de Toula 53 «fabriques» de samovars (fonctionnant toutes à la main) qui employaient 1479 ouvriers et produisaient pour 836000 roubles de marchandise. En 1890, il recensait 162 fabriques avec 2175 ouvriers et une production de 1100000 roubles, mais le relevé nominal n’en indiquait que 50 (dont 1 qui fonctionnait à la vapeur) avec 1326 ouvriers et une production de 698000 roubles. Il est donc évident que pour cette fois on a classé parmi les «fabriques» une centaine de petites entreprises. En 1894-95, enfin. la Liste relevait 25 fabriques (dont 4 fonctionnant à la vapeur) avec 1202 ouvriers (+ 607 à domicile) et une production de 1613000 roubles. Pour les raisons que nous avons indiquées plus haut et du fait que dans les années passées on a mélangé les ouvriers employés dans les entreprises et ceux qui travaillaient à domicile, ces données ne permettent de comparer ni les chiffres qui portent sur les fabriques ni ceux qui portent sur les ouvriers. La seule chose certaine, c’est que la manufacture est progressivement éliminée par la grosse industrie mécanique: en 1879, il y avait 2 fabriques qui employaient 100 ouvriers et plus, en 1890, on en trouvait 2 (dont une fonctionnait à la vapeur) et. en 1894-95, 4 (dont 3 à la vapeur)((Il y a visiblement des traits analogues dans l’organisation de la serrurerie de Toula et de ses environs. M. Borissov estimait, en 1882, que ces industries occupaient de 2000 à 3000 ouvriers produisant pour 2500000 roubles environ. La soumission de ces «koustaris» au capital commercial est très grande. Les «fabriques» de quincaillerie de la province de Toula emploient parfois aussi des ouvriers à domicile (cf. la Liste, pp. 393-395).)).

   L’industrie des accordéons n’a pas encore atteint au stade de développement économique aussi élevé, mais est organisée de façon absolument analogue((L’évolution de l’industrie de l’accordéon est également intéressante en tant que processus d’éviction des instruments populaires primitifs et de formation d’un marché national étendu: en l’absence de ce marché il ne saurait y avoir de division du travail par opérations de détail et sans la division du travail le produit à bon marché serait impossible. «Grâce à leur prix bas les accordéons ont presque partout évincé l’instrument musical primitif à cordes, la «balalaïka». (Travaux de la commission artisanale, fasc. IX, p. 2276.))). «La production des accordéons nécessite plus de dix spécialités.» (Travaux de la commission artisanale, IX, 236.) La fabrication des différentes pièces et un certain nombre d’opérations parcellaires ont donné naissance à des industries «artisanales» particulières, quasi-indépendantes. «Pendant les périodes d’accalmie, tous les «koustaris» travaillent pour des fabriques ou des ateliers plus ou moins importants avec du matériel fourni par les patrons; quand la demande s’accroît, on voit apparaître une masse de petits producteurs qui achètent les pièces détachées aux «koustaris», procèdent eux-mêmes à l’assemblage et livrent les instruments ainsi obtenus aux magasins de la localité qui les leur achètent sans faire aucune difficulté» (ibid.). En 1882, selon M. Borissov, cette industrie employait de 2000 à 3000 ouvriers et produisait pour environ 4000000 de roubles de marchandise. La Statistique des usines et fabriques, quant à elle, recensait, en 1879, deux «fabriques» avec 22 ouvriers et une production de 5000 roubles. En 1890, elle en relevait dix-neuf avec 275 ouvriers et une production de 82000 roubles et en 1894-95, une avec 23 ouvriers (plus 17 à domicile) et une production de 20000 roubles((Le recensement de la ville de Toula du 29 novembre 1891 enregistre dans cette ville 36 établissements faisant le commerce d’accordéons et 34 ateliers d’accordéons (voir le Mémento de la province de Toula pour 1895, Toula 1895) . )). Les machines à vapeur sont absolument inconnues. Si ces chiffres sont tellement irréguliers, c’est parce qu’on a pris absolument au hasard tel ou tel établissement qui est partie intégrante de l’organisme complexe de la manufacture capitaliste.

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