La séparation complète de l’Industrie et de l’agriculture

Le développement du capitalisme en Russie

Lénine

Chapitre VII : LE DÉVELOPPEMENT DE LA GRANDE INDUSTRIE MÉCANIQUE

XI. LA SÉPARATION COMPLÈTE DE L’INDUSTRIE ET DE L’AGRICULTURE

   Seule la grande industrie mécanique amène une séparation complète de l’industrie et de l’agriculture. Les données russes viennent entièrement confirmer cette thèse que l’auteur du Capital avait établie pour d’autres pays et qu’en règle générale les économistes populistes ignorent. Dans ses «Essais», M. N.-on ne cesse de disserter à propos et hors propos sur «la séparation de l’agriculture et de l’industrie» mais à aucun moment il ne se donne la peine d’analyser à l’aide de données exactes la façon dont ce processus évolue et les formes diverses qu’il prend. Pour ce qui est de M. V.V., il mentionne les attaches qui relient notre ouvrier industriel à la terre (dans la manufacture; mais encore qu’il fasse semblant de suivre la théorie de Marx, notre auteur juge superflu d’établir une distinction entre les différents stades du capitalisme!) pour se répandre en lamentations sur le fait que «notre (souligné par l’auteur) production capitaliste est honteusement (sic) dépendante des ouvriers agriculteurs» (Les destinées du capitalisme, pp. 114 et autres). Visiblement, M.V.V. n’a jamais entendu dire que ce n’est pas seulement «chez nous» mais dans tous les pays d’Occident, que le capitalisme d’avant la grande industrie mécanique a été incapable de rompre définitivement les liens qui rattachaient les ouvriers à la terre. Ou s’il en a entendu parler, il l’a oublié. Ces derniers temps, enfin, nous avons vu M. Kabloukov présenter à des étudiants cette stupéfiante falsification des faits: «Alors qu’en Occident, le travail dans les fabriques est la seule source de revenus dont dispose l’ouvrier, chez nous, ce travail est considéré par l’ouvrier, à quelques exceptions près (sic !!), comme une occupation accessoire et les ouvriers sont davantage attirés par la terre((Leçons d’économie rurale (sic), publication pour les étudiants. Moscou. 1897, p. 13. Notre savant statisticien oublierait-il que ces «quelques exceptions» constituent 85% des cas (voir le texte ci-dessous)? ))».

   Ce problème a été traité de façon concrète par la statistique sanitaire de Moscou et notamment par M. Démentiev dans son ouvrage sur «les liaisons des ouvriers de fabrique avec la terre»((Recueil de renseignements statistiques sur la province de Moscou. Section de la statistique sanitaire, t. IV, IIe partie. Moscou, 1893. Réimprimé dans le livre bien connu de Démentiev. La fabrique, etc.)). Les données de cet ouvrage qui ont été rassemblées de façon systématique et qui portent sur environ 20000 ouvriers, montrent qu’il n’y a pas plus de 14,1% des ouvriers de fabrique qui vont travailler aux champs. Mais M. Démentiev nous apporte la preuve amplement détaillée d’un fait encore beaucoup plus important, à savoir que c’est précisément la production mécanique qui détache les ouvriers de la terre. A l’appui de cette thèse, l’ouvrage donne toute une série de chiffres, dont nous extrayons les plus éloquents((Recueil de renseignements stat., 1.c. p. 292. La fabrique, 2e éd., p .36. )):

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   Pour compléter le tableau de M. Démentiev, nous avons indiqué pour 8 productions si elles se faisaient à la main ou mécaniquement. Pour ce qui est de la 9e production (celle du drap), elle se fait en partie à la main et en partie mécaniquement. Nous voyons donc que dans les fabriques qui fonctionnent à la main, il y a environ 63% des tisserands qui vont travailler aux champs, dans celles qui emploient des moteurs il n’y en a aucun et dans les ateliers mécanisés des fabriques de drap il y en a 3,3 %. «Le remplacement de la production manuelle par la production mécanique est donc bien la principale cause qui oblige les ouvriers à rompre leurs attaches avec la terre. Encore que le nombre des fabriques qui fonctionnent à la main soit toujours relativement important, le nombre des ouvriers qu’elles emploient est insignifiant par rapport au nombre des ouvriers travaillant dans les fabriques mécanisées. C’est ce qui explique que le pourcentage de ceux qui vont travailler aux champs (14,1% du total des ouvriers adultes et 13,4% des ouvriers adultes de condition paysanne) soit si peu élevé((Recueil, page 280. La fabrique, page 26. )).» Il faut rappeler que d’après l’enquête sanitaire de Moscou, les fabriques équipées de moteurs mécaniques emploient 80,7% des ouvriers alors qu’elles ne représentent que 22,6% du nombre total des fabriques (18,4% ont des moteurs à vapeur). Les fabriques fonctionnant à la main n’occupent que 16,2% des ouvriers alors qu’elles représentent 69,2% du total. 244 fabriques équipées de moteurs emploient 92302 ouvriers (soit une moyenne de 378 chacune); 747 fonctionnant à la main n’en occupent que 18520 (soit 25 chacune en moyenne)((Recueil, t. IV, 1re partie, pp. 167, 170, 177. )). Nous savons déjà à quel point est poussée la concentration des ouvriers de fabrique russes dans les plus grandes entreprises, pour la plupart mécanisées et employant une moyenne de 488 personnes chacune. M. Démentiev a étudié en détail l’influence qu’exercent le lieu de naissance, les différences existant entre les ouvriers qui travaillent dans leur localité d’origine et les ouvriers venus d’ailleurs, les différences de conditions (petits bourgeois et paysans) sur la rupture des liens avec la terre, et il en est arrivé à la conclusion que l’action exercée par toutes ces différences s’effaçaient devant l’influence du facteur essentiel, à savoir le passage de la production manuelle à la production mécanisée((Dans son Enquête sanitaire sur les fabriques et usines de la province de Smolensk (Smolensk, 1894-96), M. Jbankov estime, par approximation, que dans la manufacture de Iartsévo, il n’y a pas plus de 10 à 15% des ouvriers qui vont se louer aux champs (t. II, pp. 307, 445; en 1893-94, cette manufacture employait 3106 ouvriers sur les 8810 ouvriers des fabriques et usines de la province de Smolensk). La proportion des ouvriers non permanents à cette fabrique était de 28% pour les hommes (dans toutes les fabriques, 29%) et de 18,6% pour les femmes (dans toutes les fabriques, 21%. Voir t. II, p. 469). Notons que parmi les ouvriers non permanents on range ici: 1° ceux qui travaillent à la fabrique depuis moins d’un an; 2° ceux qui s’en vont aux travaux des champs et 3° ceux qui «en général ont quitté le travail pour plusieurs années, pour une raison quelconque» (t. II, p. 445). )). «Quelles que puissent être les causes qui contribuent à transformer l’ancien agriculteur en ouvrier de fabrique, le fait est qu’à l’heure actuelle ces ouvriers spécialisés existent déjà. Quoiqu’ils soient enregistrés dans la catégorie des paysans, les seules attaches qu’ils conservent avec la terre sont les impôts qu’ils doivent payer au moment où ils changent de passeport. En fait, ils ne possèdent aucune exploitation à la campagne et souvent ils n’y ont même pas de maison car, en règle générale. ils l’ont vendue. S’ils conservent un droit à la terre, c’est uniquement sur le plan juridique. Les troubles qui ont éclaté dans de nombreuses fabriques en 1885-86 ont d’ailleurs montré que ces ouvriers eux-mêmes considéraient qu’ils n’avaient absolument rien à voir avec la campagne et que les paysans de leurs villages d’origine les regardaient comme des étrangers. Nous sommes donc en présence d’une classe d’ouvriers qui ne possèdent pas de domicile fixe, qui en fait n’ont aucune propriété, qui ne sont liés à rien et qui vivent au jour le jour. Et cette classe ne date pas d’hier. Elle possède déjà sa généalogie et, pour une grande partie des ouvriers, on en est déjà à la troisième génération((Recueil, p. 296. La fabrique, p. 46. )).» Sur cette rupture entre la fabrique et l’agriculture, la dernière statistique des usines et fabriques nous fournit des données extrêmement intéressantes. Dans la Liste des fabriques et usines (pour 1894-95), par exemple, on trouve des renseignements sur le nombre des journées de travail effectuées chaque année dans chacune des fabriques. M. Kaspérov s’est empressé d’utiliser ces chiffres au profit des thèses populistes. Il a en effet calculé qu’«en moyenne, la fabrique russe travaillait 165 jours par an» et que «35% d’entre elles travaillaient moins de 200 jours»((Statistique du développement industriel de la Russie. Rapport de M.I. T.-Baranovski, membre de la Société Libre d’Economie, et débats sur ce rapport dans les séances de la IIIe section. St-Pétersbourg 1898, p. 41. )). Mais, étant donné le caractère imprécis du concept de «fabrique», il n’est pas difficile de comprendre que tant qu’on n’a pas indiqué combien il y a d’ouvriers qui travaillent tel ou tel nombre de jours, les chiffres globaux de ce genre n’ont quasiment aucune signification. Nous avons vu plus haut (au paragraphe VII) que les 3/4 environ des ouvriers de fabriques et d’usines étaient employés dans les grandes entreprises de plus de 100 ouvriers. Nous avons donc pris les données de la Liste qui portent sur ces entreprises, et de la sorte nous avons obtenu les moyennes suivantes: groupe A: 242 journées de travail par an; groupe B: 235; groupe C: 273((Rappelons que le groupe A comprend les fabriques de 100 à 499 ouvriers; le groupe B, les fabriques qui en emploient de 500 à 999 et le groupe C, celles qui en emploient 1000 et plus.)), soit une moyenne générale de 244 jours pour l’ensemble des grandes fabriques et une moyenne de 253 jours par ouvrier. Sur les 12 catégories entre lesquelles la Liste divise la production il n’y en a qu’une seule, la XIe (celle des produits alimentaires) où la moyenne annuelle des journées de travail n’atteint pas 200 pour les groupes inférieurs. Pour cette catégorie, en effet, on obtient les chiffres suivants: groupe A: 189; groupe B: 148; groupe C: 280 jours; les fabriques des deux premiers groupes emploient 110588 ouvriers soit 16,2% du total des ouvriers des grandes fabriques (655670). Il faut toutefois noter que cette catégorie groupe des industries très diverses comme par exemple l’industrie du tabac et du sucre, les distilleries, les minoteries, etc. Pour les autres catégories, par contre, la moyenne des journées de travail par fabrique est la suivante: A: 259; B: 271; C: 272. On voit donc que plus les fabriques sont importantes, moins elles ont de jours chômés. Ainsi, les données générales sur les plus grandes fabriques de la Russie d’Europe confirment les conclusions de la statistique sanitaire de Moscou et prouvent que la fabrique aboutit bien à la formation d’une classe d’ouvriers industriels permanents.

   Comme on le voit, les données concernant les ouvriers de fabrique russe viennent entièrement confirmer la théorie du Capital, selon laquelle la grande industrie mécanique provoque une révolution complète et décisive dans les conditions de vie de la population industrielle qu’elle détache définitivement de l’agriculture et des traditions patriarcales séculaires qui y sont liées. Mais en détruisant les rapports patriarcaux et petits-bourgeois, la grande industrie mécanique crée, d’autre part, des conditions qui rapprochent les ouvriers salariés de l’industrie et ceux de l’agriculture: premièrement, elle apporte dans les campagnes le mode de vie industriel et commercial qui s’est élaboré dans les centres non agricoles; deuxièmement, elle rend la population mobile et crée de vastes marchés du travail pour les ouvriers agricoles comme pour les ouvriers d’industrie; enfin, en introduisant les machines dans l’agriculture, elle amène dans les campagnes des ouvriers d’industrie expérimentés dont le niveau de vie est sensiblement plus élevé.

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