La Révolution dégoulinante

La Révolution dégoulinante

Arundhati Roy

20 Septembre 2010

   « La réponse ne réside pas dans les excès du capitalisme ou du communisme. Elle pourrait aussi bien provenir de nos obscures profondeurs. » Arundhati Roy

The law locks up the hapless felon – La loi enferme l’infortuné criminel

who steals the goose from off the common – qui vole l’oie à communauté

but lets the greater felon loose – mais libère le plus grand criminel

who steals the common from the goose – qui vole la communauté à l’oie
– Anonyme, Angleterre, 1821

   Dans les premières heures de la matinée du 2 juillet 2010, dans les forêts isolées d’Adilabad, la police de l’état d’Andhra Pradesh a tiré un coup de feu dans la poitrine d’un homme appelé Chemkuri Rajkumar, connu de ses camarades sous le nom d’Azad. Azad était un membre du Politburo du Parti Communiste d’Inde (Maoïste) interdit, et avait été désigné par son parti pour être son négociateur en chef pour les pourparlers de paix proposés avec le Gouvernement indien.

   Pourquoi la police a-t-elle tiré à bout portant et laissé ces marques de brûlures révélatrices, alors qu’elle aurait pu si facilement effacer ses traces? Etait-ce une erreur ou était-ce un message?

   Elle a assassiné une deuxième personne ce matin-là – Hemchandra Pandey, un jeune journaliste qui voyageait avec Azad quand il a été arrêté. Pourquoi l’a-t-il tué? Etait-ce pour s’assurer qu’aucun témoin oculaire ne reste en vie pour raconter l’histoire? Ou était-ce juste un caprice?

   Au cours d’une guerre, si, dans les étapes préliminaires d’une négociation de paix, un camp exécute l’émissaire de l’autre camp, on peut raisonnablement présumer que le camp qui a commis le meurtre ne veut pas la paix. Il semble tout à fait qu’Azad ait été tué parce que quelqu’un a décidé que les enjeux étaient trop élevés pour lui permettre de rester en vie. Cette décision pourrait s’avérer être une grave erreur de jugement. Pas juste en raison de ce qu’il était, mais à cause du climat politique aujourd’hui en Inde.

***

   Quelques jours après avoir dit au revoir aux camarades et avoir émergé de la forêt de Dandakaranya, je me suis surprise à prendre la direction épuisante mais familière du Jantar Mantar, sur Parliament Street à New Delhi. Le Jantar Mantar est un vieil observatoire construit en 1710 par le maharaja de Jaipur Sawai Jai Singh II. A l’époque, c’était une merveille scientifique, utilisée pour lire l’heure, prédire le temps et étudier les planètes. Aujourd’hui, c’est une attraction touristique pas terrible, qui se dédouble en salle d’exposition pour la démocratie de Delhi.

   Depuis quelques années maintenant, les manifestations – à moins qu’elles ne soient parrainées par les partis politiques ou les organisations religieuses – ont été interdites à Delhi. Le Boat Club sur le Rajpath (ndlt: avenue centrale de la ville), qui a, dans le passé, vu des rassemblements énormes, historiques, qui duraient parfois des jours, est aujourd’hui interdit pour l’activité politique et n’est à disposition que pour les pique-niques, les marchands de ballons et les promenades en bateau. Quant à l’India Gate, aux veillées aux chandelles et aux manifestations de boutiques pour les causes de la classe moyenne telles que ‘Justice for Jessica’ – la mannequin assassinée dans un bar de Delhi par un voyou ayant des relations politiques – elles sont autorisées, mais rien de plus. La Section 144, une vieille loi du 19ème siècle qui interdit le rassemblement de plus de cinq personnes – qui ont ‘un but commun qui est illégal’ – dans un lieu public a été imposée sur des parties de la ville. La loi avait été votée par les Britanniques en 1861 pour éviter la répétition de la mutinerie de 1857. Elle était sensée être une mesure d’urgence, mais fait maintenant partie des meubles dans de nombreuses parties du pays. Peut-être était-ce en gratitude de lois telles que celles-ci que notre premier ministre, en acceptant un titre honorifique de la part d’Oxford, a remercié les Britanniques de nous avoir légué un héritage tellement riche: ‘Notre magistrature, notre système juridique, notre bureaucratie et notre police sont toutes de grandes institutions, dérivées de l’administration britannico-indienne, et elles ont bien servi le pays’.

   Le Jantar Mantar est le seul endroit à Delhi où la Section 144 n’est pas en vigueur. Des gens originaires de partout dans le pays, qui en ont marre d’être ignorés par l’establishment politique et les médias convergent là, espérant désespérément une audience. Certains font de long voyages en train. Certains, comme les victimes de la fuite de gaz de Bhopal, ont marché pendant des semaines, tout le chemin jusque Delhi. Bien qu’ils devaient se battre les uns les autres pour le meilleur coin de trottoir brûlant (ou glacial), il y a peu de temps encore, les protestataires étaient autorisés à camper au Jantar Mantar aussi longtemps qu’ils le voulaient – des semaines, des mois, même des années. Sous le regard malveillant de la police et de la Special Branch (ndlt: unité spéciale de la police chargée du renseignement, notamment concernant les menaces terroristes et extrémistes), ils hissaient leurs ‘shamianas’ (ndlt: tentes populaires indiennes généralement utilisées lors des mariages, des fêtes à l’extérieur) et leurs bannières délavées. D’ici, il ont proclamé leur confiance dans la démocratie en publiant leurs circulaires, en annonçant leurs plans de protestation et en faisant leurs grèves de la faim illimitées. D’ici, ils ont essayé (mais jamais réussi) de marcher sur le Parlement. D’ici, ils ont espéré.

   Ces derniers temps pourtant, les timings de la Démocratie ont été transformés. Maintenant, ce sont strictement les horaires de bureau, de 9 à 17. Pas d’heures supplémentaires. Interdiction de passer la nuit. Peu importe d’où les gens sont venus, peu importe s’ils n’ont aucun abri dans la ville – s’ils ne sont pas partis pour 18h, ils sont dispersés de force, par la police si nécessaire, avec des matraques et des canons à eau si les choses échappent à tout contrôle. Les nouveaux timings ont été soi-disant établis pour s’assurer que les Jeux du Commonwealth 2010 que New Delhi accueille se passent bien. Mais personne ne s’attend au retour rapide des anciens timings. Peut-être est-ce dans l’ordre des choses que ce qu’il reste de notre démocratie soit repris pour un événement qui a été créé pour célébrer l’empire britannique. Peut-être est-il seulement normal que 400.000 personnes aient du avoir leurs maisons démolies et aient du être chassées de la ville du jour au lendemain. Ou que des centaines de milliers de marchands de rue aient du avoir leur gagne-pain brusquement retiré par ordre de la Cour Suprême afin que les centres commerciaux de la ville puissent reprendre leurs parts du business. Et que des dizaines de milliers d’indigents aient été expédiés hors de la ville pendant que plus de 100.000 galériens étaient envoyés pour construire les ponts routiers, les tunnels de métro, les piscines de dimensions olympiques, les stades d’échauffement et les logements de luxe pour les athlètes. Il se peut que le Vieil Empire n’existe pas. Mais visiblement, notre tradition de servilité est devenue une entreprise trop lucrative pour la démanteler.

   J’étais au Jantar Mantar parce qu’un millier de ‘pavement-dwellers’ (ndlt: habitants de logements construits dans les rues entre les murs et les clôtures qui séparent les immeubles de la rue. Ils sont fait de tissu, de tôle ondulée, de carton, de bois, de plastique, et parfois de brique et de ciment) de villes de tout le pays étaient venus pour réclamer quelques droits fondamentaux: le droit au logement, à la nourriture (cartes de rationnement), à la vie (protection contre la violence policière et l’extorsion criminelle des policiers municipaux). C’était le début du printemps, le soleil était vif, mais encore convenable. C’est terrible de devoir dire cela, mais c’est vrai: on pouvait sentir la manifestation depuis une distance considérable. C’était l’odeur accumulée d’un millier de corps humains qui avaient été déshumanisés, privés des besoins de base pour la santé et l’hygiène humaine (ou même animale) depuis des années, si pas une vie entière. Des corps qui avaient été marinés dans les ordures de nos villes, des corps qui n’avaient aucun abri contre le temps rigoureux, aucun accès à de l’eau propre, au soin hygiénique et médical. Aucun endroit de ce grand pays, aucun des projets soi-disant progressistes, pas une seule institution n’a été conçue pour les loger. Pas de ‘Jawaharlal Nehru National Urban Renewal Mission’ (ndlt: projet de modernisation massive de la ville lancé en 2005 par le gouvernement indien), pas un seul autre programme de développement des quartiers pauvres, de garantie d’emploi ou d’aide sociale. Même pas de système d’égouts – ils lui chient dessus. Ce sont des gens de l’ombre, qui vivent dans les fissures qui passent entre les projets et les institutions. Ils dorment dans la rue, mangent dans la rue, font l’amour dans la rue, accouchent dans la rue, sont violés dans la rue, coupent leurs légumes dans la rues, lavent leurs vêtements, élèvent leurs enfants, vivent et meurent dans la rue.

   Si le film était un moyen d’expression artistique qui impliquait les sens olfactifs – en d’autres mots, si le cinéma sentait – alors les films comme Slumdog Millionaire ne gagneraient pas d’Oscars. La puanteur de ce genre de pauvreté n’irait pas bien avec l’arôme du pop-corn chaud.

   Les personnes à la manifestation au Jantar Mantar ce jour-là n’étaient même pas des chiens des bidonvilles, c’étaient des ‘pavement-dwellers’. Qui étaient-ils? D’où étaient-ils venus? C’étaient les réfugiés de l’Inde rayonnante, les personnes qui sont renversées comme un effluent toxique dans un processus industriel devenu fou furieux. Les représentants de plus de soixante millions de personnes qui ont été déplacées, par le dénuement rural, par la lente inanition, par les inondations et la sécheresse (un grand nombre d’entre elles artificielles), par les mines, les usines sidérurgiques et les hauts fourneaux d’aluminium, par les routes nationales et les autoroutes, par les 3300 grands barrages construits depuis l’Indépendance et maintenant par les Special Economic Zones (ndlt: Zones Economiques Spéciales). Ils font partie des 830 millions de personnes en Inde qui vivent avec moins de vingt roupies (ndlt: trente centimes d’euro) par jour, celles qui meurent de faim pendant que des millions de tonnes de céréales alimentaires sont soit mangées par les rats dans les entrepôts du gouvernement soit brûlées en gros (parce que ça coûte moins cher de brûler la nourriture que de la distribuer aux pauvres). Ce sont les parents des dizaines de millions d’enfants qui souffrent de malnutrition dans notre pays, des deux millions qui décèdent chaque année avant d’avoir atteint l’âge de cinq ans. Ils sont les millions à former les chaînes de forçats, transportés de ville en ville pour construire la Nouvelle Inde. Est-ce cela qui est connu comme de jouir des ‘fruits du développement moderne’?

   Que doivent-ils penser, ces gens, d’un gouvernement qui juge bon de dépenser neuf milliards de dollars de deniers publics (2000% en plus que l’estimation initiale) pour un spectacle sportif somptueux de deux semaines auquel, de peur du terrorisme, de la malaria, de la dengue et de la nouvelle ‘superbug’ (ndlt: bactérie résistant aux antibiotiques) de New Delhi, de nombreux athlètes internationaux ont refusé de participer? Que la reine d’Angleterre, dirigeante titulaire du Commonwealth, n’a pas envisagé de présider, même pas dans ses rêves les plus irréfléchis. Que doivent-ils penser du fait que la plupart de ces milliards ont été volés et mis à gauche par les politiciens et les responsables des Jeux? Pas grand chose, je suppose. Parce que pour des gens qui vivent avec moins de vingt roupies par jour, l’argent à cette échelle doit ressembler à de la science fiction. Cela ne leur vient probablement pas à l’esprit que c’est leur argent. Voilà pourquoi en Inde, les politiciens corrompus n’ont jamais de problème pour revenir au pouvoir, utilisant l’argent qu’ils ont volé pour acheter les élections. (Alors, ils feignent l’indignation et demandent, ‘Pourquoi les Maoïstes ne se présentent-ils pas aux élections?’).

   Debout là, dans cette sombre foule en cette journée radieuse, j’ai pensé à toutes ces luttes qui sont menées par la population dans ce pays – contre les grands barrages dans la Narmada Valley, à Polavaram, dans le Arunachal Pradesh; contre les mines dans l’Orissa, le Chhattisgarh et le Jharkhand; contre la police par les adivasis (ndlt: aborigènes) du Lalgarh; contre la saisie de leurs terres pour les industries et les Zones Economiques Spéciales à travers tout le pays. Combien d’années (et de combien de manières) les gens ont-ils lutté pour éviter un tel sort. J’ai pensé à Maase, Narmada, Roopi, Nity, Mangtu, Madhav, Saroja, Raju, Gudsa Usendi et au camarade Kamal (mon jeune garde du corps durant la période que j’ai passé avec les Maoïstes dans la jungle) avec leurs fusils en bandoulière. J’ai pensé à la grande dignité de la forêt dans laquelle j’avais récemment marché et au rythme des tambours adivasis à la fête de Bhumkal dans le Bastar, ressemblant à la bande sonore de l’accélération du pouls d’une nation furieuse.

   J’ai pensé à Padma avec qui j’ai voyagé jusqu’à Warangal. Elle n’est que dans la trentaine mais quand elle monte les escaliers, elle doit tenir la rampe et traîner son corps derrière elle. Elle a été arrêtée juste une semaine après avoir subi une opération de l’appendicite. Elle a été battue jusqu’à ce qu’elle ait une hémorragie interne et ait du se faire enlever plusieurs organes. Quand ils ont cassé ses genoux, la police a obligeamment expliqué que c’était pour s’assurer ‘qu’elle ne marcherait plus jamais dans la jungle’. Elle a été libérée après avoir purgé une peine de huit ans de prison. Aujourd’hui, elle gère le ‘Amarula Bhadhu Mitrula Committee’, le Comité des Parents et des Amis des Martyrs. Il récupère les corps des personnes tuées dans les ‘fake encounters’ (ndlt: attaques des forces de sécurité maquillées en combat). Padma passe son temps à sillonner le nord de l’Andhra Pradesh, quel que soit le moyen de transport qu’elle trouve, généralement un tracteur, transportant les cadavres des personnes dont les parents ou les conjoints sont trop pauvres pour faire le trajet pour récupérer les corps de leurs proches.

   La ténacité, la sagesse et le courage de ceux qui se battent depuis des années, depuis des décennies, pour apporter un changement, ou encore le murmure de la justice dans leurs vies sont extraordinaires. Que les gens luttent pour renverser l’état indien, ou qu’ils luttent contre les Grands Barrages ou qu’ils ne luttent que contre une installation sidérurgique, une mine ou une Zone Economique Spéciale précise, le fond du problème est qu’ils se battent pour leur dignité, pour le droit de vivre et de sentir comme des être humains. Ils luttent parce que, en ce qui les concerne, ‘les fruits du développement moderne’ empestent tel du bétail mort sur la route nationale.

   Le jour du 64ème anniversaire de l’Indépendance de l’Inde, le Premier Ministre Manmohan Singh est monté à bord de son auto sans moteur blindée dans le ‘Red Fort’ (ndlt: Fort Rouge, forteresse d’architecture moghole de Delhi) pour prononcer à la nation un discours sans passion, banal à glacer le sang. A l’écouter, qui aurait deviné qu’il s’adressait à un pays qui, bien qu’il ait le deuxième taux de croissance économique le plus élevé du monde, a plus de personnes pauvres que 26 des pays africains les plus pauvres mis ensemble? ‘Chacun d’entre vous a contribué au succès de l’Inde’, a-t-il dit, ‘le dur travail de nos ouvriers, de nos artisans, de nos agriculteurs a amené notre pays là où il se trouve maintenant… Nous bâtissons une Inde nouvelle dans laquelle chaque citoyens a un intérêt, une Inde qui serait prospère et dans laquelle tous les citoyens pourraient vivre une vie d’honneur et de dignité dans un environnement de paix et de bonne volonté. Une Inde dans laquelle tous les problèmes pourraient être résolus par des moyens démocratiques. Une Inde dans laquelle tous les droits fondamentaux de chaque citoyen seraient protégés’. Certains appelleraient ceci de l’humour caverneux. Il aurait aussi bien pu être en train de parler à des gens en Finlande ou en Suède.

   Si la réputation ‘d’intégrité personnelle’ de notre premier ministre se prolongeait au texte de ses discours, ceci est ce qu’il aurait du dire:

   ‘Frères et soeurs, salutations à vous en ce jour au cours duquel nous commémorons notre magnifique passé. Les choses deviennent un peu chères, je le sais, et vous ne cessez pas de gémir à propos des prix de la nourriture, mais regardez-le de cette façon – plus de 650 millions d’entre vous sont occupés à, ou vivent de l’agriculture en tant que fermiers et ouvriers agricoles. Mais vos efforts communs contribuent à moins de 18% de notre PIB. Donc quelle est votre utilité? Regardez notre secteur informatique. Il emploie 0,2% de la population et représente 5% de notre PIB.

   Pouvez-vous égaler cela? Il est vrai que dans notre pays, l’emploi n’a pas gardé le rythme de la croissance, mais heureusement, 60% de notre population active est indépendante. 90% de notre main d’oeuvre est employée par le secteur non-organisé. Vrai, ils ne parviennent à trouver du travail que pour quelques mois dans l’année, mais puisque nous n’avons pas de catégorie appelée ‘sous-employé’, nous gardons simplement cette partie un peu floue. Ce ne serait pas exact de les inscrire dans nos comptes en tant que chômeurs. Pour en venir aux statistiques qui disent que nous avons la mortalité infantile et maternelle la plus élevée du monde – nous devons nous unir comme un nation et ne pas tenir compte des mauvaises nouvelles pour l’instant. Nous pouvons aborder ces problèmes plus tard, après notre Révolution Dégoulinante, quand le secteur de la santé aura été complètement privatisé. En attendant, j’espère que vous achetez tous une assurance maladie.

   Comme le fait que la disponibilité de céréales vivrières par personne a vraiment diminué au cours des vingt dernières années – qui se trouve être la période la plus rapide de notre croissance économique – croyez-moi, il s’agit juste d’une coïncidence.

   ‘Mes concitoyens, nous construisons une Inde nouvelle dans laquelle nos cent personnes les plus riches, millionnaires et milliardaires, détiennent des actifs pour une valeur totale de 25% de notre PIB. Une richesse concentrée dans de moins en moins de mains est toujours plus efficace. Vous avez tous entendu le dicton qui dit que trop de cuisiniers gâchent le bouillon. Nous voulons que nos milliardaires chéris, nos quelques centaines de millionnaires, ceux qui leur sont proches et chers, et leurs associés politiques et d’affaire soient prospères et qu’ils vivent une vie d’honneur et de dignité dans un environnement de paix et de bonne volonté dans lequel leurs droits fondamentaux sont protégés’.

   ‘Je suis content que mes rêves ne puissent pas se réaliser en utilisant uniquement des moyens démocratiques. En fait, j’en suis venu à croire que la véritable démocratie se répand par le canon du fusil. C’est pourquoi nous avons déployé l’Armée, la Police, la Central Reserve Police Force (ndlt: Force de Réserve Centrale de la Police), la Border Security Force (ndlt: Force de Sécurité Frontalière – gardes frontières), la Central Industrial Security Force (ndlt: Force de Sécurité Industrielle Centrale), le Pradeshik Armed Constabulary (ndlt: Gendarmerie Armée Pradeshik), la Indo-Tibetan Border Police (ndlt: Police Frontalière Indo-Tibétaine), les Eastern Frontier Rifles (ndlt: Infanterie Frontalière Orientale) – aussi bien que les Scorpions, les Greyhounds et les Cobras -pour écraser les insurrections peu judicieuses qui éclatent dans nos régions riches en minerais’.

   ‘Nos expériences avec la démocratie ont commencé dans le Nagaland, le Manipur et le Cachemire. Le Cachemire, je n’ai pas besoin de le réaffirmer, est une partie intégrante de l’Inde. Nous avons déployé plus d’un demi million de soldats pour apporter la démocratie aux gens là-bas. Les jeunes cachemiriens qui ont risqué leurs vies en défiant le couvre-feu et en jetant des pierres à la police au cours des deux derniers mois sont des militants de Lashkar-e-Toiba qui au fond, veulent du travail, pas la liberté. Tragiquement, soixante d’entre eux ont perdu la vie avant que nous ayons pu étudier leurs candidatures à un emploi. J’ai chargé la police d’à partir de maintenant, tirer pour estropier plutôt que pour tuer ces jeunes égarés’.

   Au cours de ses sept années de mandat, Manmohan Singh s’est permis de jouer le rôle d’une Sonia Gandhi provisoire, subalterne d’un naturel doux. C’est un excellent déguisement pour un homme qui, pendant ces vingt dernières années, d’abord en tant que ministre des finances et puis en tant que premier ministre, a gouverné par l’intermédiaire d’un régime de nouvelles politiques économiques qui a amené l’Inde dans la situation dans laquelle elle se trouve maintenant. Ce n’est pas pour insinuer que Manmohan Singh n’est pas un subalterne. Seulement que tous ses ordres ne viennent pas de Sonia Gandhi. Dans son auto-biographie (A Prattler’s Tale), Ashok Mitra, ancien ministre des finances du Bengale occidental, révèle son histoire sur comment Manmohan Singh s’est élevé au pouvoir. En 1991, quand les réserves de devises étrangères en Inde étaient dangereusement basses, le gouvernement de Narasimha Rao s’est adressé au Fonds Monétaire International (FMI) pour un prêt d’urgence. Le FMI a accepté à deux conditions. La première était le ‘Structural Adjustment and Economic Reform’ (ndlt: Ajustement Structurel et Réforme Economique). La seconde était la nomination d’un ministre des finances de son choix. Cet homme, affirme Mitra, était Manmohan Singh.

   Au fil des ans, il a rempli son cabinet et sa bureaucratie de personnes qui sont évangéliquement engagées au rachat d’entreprise (OPA) de tout – eau, électricité, minerais, agriculture, terre, télécommunications, éducation, santé – peu importe les conséquences.

   Sonia Gandhi et son fils jouent un rôle important dans tout ceci. Leur job est de gérer le Ministère de la Compassion et du Charisme et de gagner les élections. Ils sont autorisés à prendre (et également à s’en attribuer le mérite) des décisions qui ont l’air progressistes mais qui, à vrai dire, sont tactiques et symboliques, destinées à calmer la colère populaire et à permettre au grand navire de continuer à fonctionner. (Le meilleur exemple de ceci est le rassemblement qui a été organisé pour Rahul Gandhi pour revendiquer la victoire de l’annulation de l’autorisation de Vedanta à extraire le bauxite à Niyamgiri – un combat que la tribu Dongria Kondh et une coalition de militants, locaux aussi bien qu’internationaux, ont mené pendant des années. Au rassemblement, Rahul Gandhi a annoncé qu’il était ‘un soldat pour la population tribale’. Il n’a pas mentionné que les politiques économiques de son parti sont fondées sur le déplacement massif de la population tribale. Ou que chaque autre ‘giri’ – colline – de bauxite des environs a eut son gisement vachement exploité, pendant que ce ‘soldat pour la population tribale’ détournait le regard. Il se peut que Rahul Gandhi soit un honnête homme. Mais qu’il circule en parlant des deux Inde – ‘Inde Riche’ et ‘Inde Pauvre’ – comme si le parti qu’il représentait n’avait rien à voir avec ça, c’est une insulte à l’intelligence de tout le monde, y compris de la sienne).

   La division du travail entre les politiciens qui ont une base de masse et gagnent les élections, et ceux qui gèrent vraiment le pays, mais n’ont soit pas besoin (juges et bureaucrates), soit ont été libérés de la contrainte de gagner les élections (comme le premier ministre) est une subversion brillante de la pratique démocratique. Imaginer que Sonia et Rahul Gandhi sont à la tête du gouvernement serait une erreur. Le véritable pouvoir est passé dans les mains d’une assemblée de l’oligarchie – juges, bureaucrates et politiciens. Ils sont à tour de rôle dirigés comme des chevaux de courses professionnels par les quelques sociétés qui possèdent plus ou moins tout dans le pays.

   Ils peuvent appartenir à des partis politiques différents et présenter un grand spectacle de rivaux politiques, mais c’est juste un subterfuge destiné à la consommation publique. L’unique véritable rivalité est la rivalité commerciale entre les sociétés. Un membre supérieur de l’assemblée est P. Chidambaram, dont certains disent qu’il est tellement populaire auprès de l’Opposition qu’il se peut qu’il continue à être ministre de l’intérieur même si le Congrès venait à perdre la prochaine élection. C’est probablement tout aussi bien. Il aura peut être besoin de quelques années supplémentaires à son poste pour achever la tâche qu’il s’est vu confiée. Mais peu importe s’il reste ou s’il part. Le sort en est jeté. Dans une conférence à Harvard, son ancienne université, en octobre 2007, Chidambaram a tracé le contour de cette tâche. La conférence avait pour titre: ‘Pauvres Pays Riches: Les Défis du Développement’. Il a qualifié les trois décennies après l’Indépendance ‘d’années perdues’ et s’est réjouit du taux de croissance du PIB qui s’est élevé de 6,9% en 2002 à 9,4% en 2007. Ce qu’il a dit est assez important que pour que je vous inflige un morceau de sa prose dénuée de charme:

   ‘On aurait pu penser que le défi du développement – dans une démocratie – deviendrait moins redoutable au moment où l’économie avance sans difficulté dans la voie de la croissance élevée. La réalité est l’inverse. La démocratie – plutôt, les institutions de la démocratie – et l’héritage de l’ère socialiste sont à vrai dire, ajoutés au défi du développement. Que je vous explique avec quelques exemples. Les ressources en minerais de l’Inde comprennent le charbon – les 4ème plus grandes réserves du monde – le minerai de fer, le manganèse, le mica, le bauxite, le minerai de titane, le chrome, les diamants, le gaz naturel, le pétrole et le calcaire. Le bon sens nous dit que nous devrions extraire ces ressources rapidement et efficacement. Cela requiert un énorme capital, des organisations efficaces et un environnement politique qui permettra aux forces du marché de fonctionner. Aucun de ces facteurs n’est présent aujourd’hui dans le secteur minier. Les lois en ce nom sont périmées et le Parlement n’a été capable que de faire des retouches à la marge. Nos efforts pour attirer l’investissement privé dans la prospection et l’exploitation minière ont, globalement, échoué. En attendant, le secteur reste pratiquement captif dans les mains des gouvernements de l’état. Les groupes qui embrassent – assez légitimement – la cause des forêts ou de l’environnement ou de la population tribale s’opposent à tout changement dans le statut quo. Il y a également les partis politiques qui considèrent l’exploitation minière comme le monopole naturel de l’Etat et ont des objections idéologiques à l’entrée du secteur privé. Ils recueillent le soutien des syndicats réguliers. Derrière les syndicats – connue d’eux ou non – se trouve la mafia commerciale. Le résultat: l’investissement réel est faible, le secteur minier s’accroit à un rythme lent et il agit comme un frein sur l’économie. Je vais vous donner un autre exemple. Une vaste superficie de terre est requise pour implanter des industries. Les industries basées sur les minerais tels que l’acier et l’aluminium exigent de larges étendues de terre pour l’extraction minière, le traitement et la production. Les projets d’infrastructure tels que les aéroports, les ports de mer, les barrages et les centrales électriques ont besoin de très grandes étendues de terre afin qu’ils puissent procurer la connectivité routière et ferroviaire et les équipements auxiliaires et de soutien. Jusqu’ici, la terre était achetée par les gouvernements dans l’exercice de leur pouvoir d’expropriation. La seule question était le paiement d’une indemnisation adéquate. Cette situation a changé. Il y a de nouvelles parties prenantes dans chaque projet, et leurs revendications doivent être reconnues.

   Nous sommes maintenant obligés d’aborder des problèmes tels que l’estimation de l’impact environnemental, la justification de l’expropriation obligatoire, la juste indemnisation, la compensation, la réhabilitation et la relocalisation des personnes déplacées, les sites de logement et de terres arables alternatifs, et un emploi pour chaque famille affectée…’

Chidambaram, Ministre de l’Intérieur

   Autoriser les ‘forces du marché’ à extraire les ressources ‘rapidement et efficacement’ est ce que les colonisateurs ont fait à leurs colonies, que l’Espagne et l’Amérique du Nord ont fait à l’Amérique du Sud, ce que l’Europe a fait (et continue à faire) en Afrique. C’est ce que le régime d’Apartheid a fait en Afrique du Sud. Ce que les dictateurs fantoches des petits pays font pour saigner leur population. C’est une forme de croissance et de développement mais pour quelqu’un d’autre.

   C’est une vieille, vieille, vieille histoire – devons-nous vraiment encore ressasser ces questions?

   Maintenant que les permis d’exploitation minière ont été délivrés dans une urgence que l’on associerait à une vente de détresse à prix cassé, et que les arnaques qui émergent se sont élevées à des milliards de dollars, maintenant que les compagnies minières ont pollué les rivières, miné les frontières de l’état, détruit les écosystèmes et déclenché la guerre civile, la conséquence de ce quel’assemblée a mis en mouvement est en train de se jouer. Comme une ancienne lamentation sur les paysages en ruine et les corps des pauvres.

   Notez le regret avec lequel le ministre, dans sa conférence, parle de la démocratie et des obligations qu’elle suppose: ‘La démocratie – plutôt, les institutions de la démocratie – et l’héritage de l’ère socialiste se sont à vrai dire, ajoutés au défi du développement’. Il complète cela avec le lot standard de mensonges concernant l’indemnisation, la réhabilitation et les emplois. Quelle indemnisation? Quelle compensation? Quelle réhabilitation? Et quel emploi pour chaque famille? (Soixante années d’industrialisation en Inde ont créé de l’emploi pour 6% de la population active).

   Quant à être ‘obligé’ de fournir une ‘justification’ pour ‘l’acquisition obligatoire’ de la terre, un membre du Conseil des ministres sait certainement qu’acquérir d’office la terre tribale (où la plupart des minéraux se trouvent) et la livrer aux sociétés minières privées est illégal et anticonstitutionnel en vertu du Panchayat (Extension to Scheduled Areas) Act ou PESA. Adopté en 1996, le PESA est un amendement qui tente de redresser certaines des injustices faites à la population tribale par la Constitution indienne quand elle a été adoptée par le Parlement en 1950. Il outre-passe toutes les lois existantes avec lesquelles il peut être en conflit. C’est une loi qui reconnait la marginalisation de plus en plus profonde des communautés tribales et est censée remanier radicalement l’équilibre des pouvoirs. En tant que loi, elle est unique parce qu’elle fait de la communauté – le collectif – une personne morale et qu’elle accorde aux sociétés qui vivent dans les ‘scheduled areas’ (ndlt: zones répertoriées) le droit à l’auto-gouvernance. En vertu du PESA, ‘l’acquisition obligatoire’ de la terre tribale ne peut se justifier à aucun point de vue. Donc, ironiquement, ceux qui sont appelés ‘Maoïstes’ (ce qui comprend tous ceux qui s’opposent à l’acquisition de la terre) se battent en fait pour faire respecter la Constitution. Pendant que le gouvernement fait de son mieux pour la saccager.

   Entre 2008 et 2009, le ministère de ‘panchayati raj’ (administration du village) a donné mission à deux chercheurs d’écrire un chapitre pour un rapport sur le progrès du ‘panchayati raj’ dans le pays.

   Le chapitre s’appelle: ‘PESA, Left-Wing Extremism and Governance: Concerns and Challenges in India’s Tribal Districts’ (ndlt: PESA, extrémisme de gauche et autorité: Inquiétudes et défis dans les districts tribaux en Inde). Ajay Dandekar et Chitrangada Choudhury en sont les auteurs. Voici quelques extraits:

   ‘Le Central Land Acquisition Act de 1984 n’a jusqu’à ce jour pas été amendé pour être aligné sur les clauses du PESA… A l’heure qu’il est, cette loi de l’ère coloniale est largement détournée sur le terrain pour acquérir la terre individuelle et de la communauté par la force pour l’industrie privée.

   Dans plusieurs cas, la pratique du gouvernement d’état est de signer avec des entreprises des MoUs (ndlt: Memorandum of Understanding – Protocoles d’Entente) très discutés, et puis de se mettre à utiliser l’Acquisition Act pour soi-disant acheter la terre pour les sociétés industrielles de l’état.

   Alors, cet organe loue simplement la terre à bail à la société privée – un simulacre complet du terme ‘acquisition à des fins publiques’, étant donné qu’il est autorisé par la loi…

   Il y a des cas où les résolutions officielles des ‘gram sabhas’ (ndlt: base la plus puissante de la gouvernance décentralisée) exprimant une différence d’opinion ont été détruites et remplacées par des documents falsifiés. Le pire, c’est qu’aucune mesure n’a été prise par l’état contre les officiels concernés même après que les faits aient été établis. Le message est clair et menaçant. Il y a collusion dans ces marchés à de nombreux niveaux…

   La vente des terres tribales à des non-tribaux dans les zones ‘Schedule Five’ (ndlt: zones définies dans le cadre de PESA dans le but de faciliter la démocratie participative dans les zones tribales en autorisant le ‘gram sabha’ à gérer et à contrôler ses propres ressources) est interdite dans tous ces états. Cependant, les transferts continuent à avoir lieu et sont devenus plus perceptibles dans la période post-libération. Les causes principales sont – transfert grâce à des moyens frauduleux, transferts non-enregistrés sur base de transactions orales, transferts par déformation des faits et en rapportant incorrectement l’objectif, occupation par effraction des terres tribales, transferts par l’entremise de mariages illégaux, de requêtes collusoires de titre, d’enregistrement erroné au moment de l’étude, du processus d’acquisition de la terre, de l’expulsion des empiètements et au nom de l’exploitation du bois de construction et des produits de la forêt, et même sous prétexte du développement de la théorie de l’Etat-providence’.

   Dans leur section finale, ils disent:

   ‘Les Memorandums of Understanding signés par les gouvernements de l’état avec les compagnies industrielles, y compris les sociétés minières, doivent être réexaminés dans un exercice public, avec les ‘gram sabhas’ au centre de cette enquête’.

   Le voici donc – pas des militants gênants, pas les Maoïstes, mais un rapport du gouvernement exigeant que les MoUs miniers soient de nouveau examinés. Que fait le gouvernement avec ce document? Comment répond-il? Le 24 avril 2010, lors d’une cérémonie officielle, le premier ministre a sorti le rapport. Courageux de sa part, penseriez-vous. Sauf que ce chapitre n’y était pas.

   Il avait été supprimé.

   Il y a un demi-siècle, exactement un an avant d’être tué, Che Guevara a écrit: ‘Quand les forces oppressives se maintiennent au pouvoir contre les lois qu’elles ont elles-mêmes instaurées, la paix doit déjà être considérée comme brisée’.

   Effectivement, elle doit l’être. En 2009, Manmohan Singh a dit au Parlement, ‘Si l’extrémisme de gauche continue à prospérer dans des parties qui ont des ressources naturelles de minerais, le climat pour l’investissement serait certainement affecté’. C’était une déclaration de guerre furtive.

   (Permettez-moi ici une petite digression, un moment pour raconter une petite Histoire de Deux Sikhs. Dans sa dernière requête au gouverneur du Punjab, avant d’être pendu par le gouvernement britannique en 1931, Bhagat Singh, le célèbre révolutionnaire Sikh – et marxiste – a dit: ‘Laissez nous proclamer que l’état de guerre existe et qu’il existera aussi longtemps que les masses travailleuses et les ressources naturelles indiennes seront exploitées par une poignée de parasites.

   Ils peuvent être purement Capitalistes Britanniques, ou Britanniques et Indiens mélangés ou même purement Indiens… Toutes ces choses ne changent rien’).

   Si vous faites attention à un grand nombre de luttes qui ont lieu en Inde, les gens n’exigent rien de plus que leurs droits constitutionnels. Mais le Gouvernement indien n’éprouve plus le besoin de se conformer à la Constitution indienne, qui est censée être le cadre légal et moral sur lequel se repose notre démocratie. Pour une constitution, c’est un document éclairé, mais ses éclaircissements ne sont pas utilisés pour protéger la population. Plutôt le contraire. Il est utilisé comme un gourdin garni de clous pour battre ceux qui protestent contre la vague de violence croissante perpétrée par un Etat sur la population au nom du ‘bien public’. Dans un article récent dans Outlook (3 mai), B.G. Verghese est sorti en brandissant ce gourdin pour défendre l’Etat et les grandes sociétés: ‘Les Maoïstes vont s’affaiblir, l’Inde démocratique et la Constitution vont l’emporter, en dépit du temps que cela prend et la souffrance en jeu’. A ceci, Azad a répliqué.

   C’est le dernier article qu’il a écrit avant d’être assassiné (Outlook, 19 juillet 2010).

   ‘Dans quelle partie de l’Inde la Constitution règne-t-elle, Mr Verghese? Dans le Dantewada, à Bijapur, Kanker, Narayanpur, Rajnandgaon? Dans le Jharkhand, l’Orissa? Dans le Lalgarh, à Jangalmahal? Dans la vallée du Cachemire? Dans le Manipur? Où se cachait votre Constitution pendant 25 longues années après que des milliers de Sikhs aient été massacrés? Quand des milliers de Musulmans ont été décimés? Quand des centaines de milliers de paysans sont contraints de se suicider? Quand des milliers de personnes sont assassinées par les gangs de la Salwa Judum (ndlt: milice anti-naxalite) parrainés par l’état? Quand les femmes adivasis subissent des viols collectifs? Quand les gens sont simplement kidnappés par des hommes de main en uniforme? Notre Constitution est un bout de papier qui n’a même pas valeur de papier toilette pour l’immense majorité de la population indienne’.

   Après qu’Azad ait été tué, plusieurs reporters des médias ont tenté de dissimuler le crime en retournant sans la moindre gêne ce qu’il avait dit dans cet article, l’accusant de qualifier la Constitution indienne de morceau de papier toilette.

   En admettant que le gouvernement ne respectera pas la Constitution, peut-être devons nous pousser pour un amendement du Préambule lui-même. ‘Nous, Peuple de l’Inde, avons solennellement décidé de constituer l’Inde en une République Souveraine Démocratique Laïque Socialiste’ pourrait être remplacé par ‘Nous, les castes et les classes supérieures de l’Inde, avons secrètement décidé de constituer l’Inde en un Etat Satellite Hindou d’Entreprise…’

   L’insurrection dans la campagne indienne, en particulier dans le coeur tribal, représente un problème radical non seulement pour l’Etat indien, mais aussi pour les mouvements de résistance.

   Elle met en doute les idées répandues de ce qui constitue le progrès, le développement et d’ailleurs, la civilisation elle-même. Elle interroge les morales aussi bien que l’efficacité des différentes stratégies de résistance. Oui, ces questions ont été posées auparavant. Elles ont été posées obstinément, paisiblement, années après années, de cent manières différentes ) par le Chhattisgarh Mukti Morcha (ndlt: Front de Libération du Chhattisgarh), par les troubles de Koel Karo et de Gandhamaradhan – et des centaines d’autres mouvements populaires. Elles ont été posées de façon plus persuasive et peut-être plus manifestement par le Narmada Bachao Andolan, le mouvement anti-barrage dans la vallée de Narmada. L’unique réponse du Gouvernement indien a été la répression, la fourberie et une espèce d’opacité qui ne peut provenir que d’un manque de respect pathologique pour le commun des mortels. Pire, il est allé de l’avant et a activé le processus de déplacement et d’expropriation jusqu’à un point où la colère de la population a augmenté d’une manière qui ne peut pas être contrôlée. Aujourd’hui, la population la plus pauvre du monde a réussi à arrêter sur leur passage certaines des sociétés les plus riches. C’est une immense victoire. Ceux qui se sont révoltés sont conscients que leur pays est en état d’Urgence. Ils sont conscients que comme la population du Cachemire, du Manipur, du Nagaland et de l’Assam, eux aussi maintenant ont été dépouillés de leurs droits civils par des lois telles que le Unlawful Activities Prevention Act (UAPA) et le Chhattisgarh Special Public Security Act (CSPSA) qui criminalisent tous les types de différence d’opinion – de parole, d’actes et même d’intention.

   Durant la période d’Urgence, aussi sinistre qu’elle ait été, la population s’est toujours autorisée à rêver à améliorer son sort, à rêver de justice. Lorsque Indira Gandhi a proclamé l’Urgence à minuit le 25 juin 1975, elle l’a fait pour écraser une révolution naissante. La révolte Naxalite du Bengale a été plus ou moins décimée. Mais à l’époque, des millions de personnes se ralliaient à l’appel de Jayaprakash Narayan pour la ‘Sampoorna Kranti’ (Révolution Totale). Au coeur de toute l’agitation se trouvait l’exigence pour la Terre au Laboureur. (Même à l’époque, ce n’était pas différent – on avait besoin d’une révolution pour mettre en oeuvre la redistribution de la terre, qui est un des principes directeurs de la Constitution).

   35 ans plus tard, les choses ont considérablement changé. La justice, cette prestigieuse, superbe idée, a été taillée au couteau pour signifier droits de l’homme. L’égalité est un fantasme utopique.

   Le mot a plus ou moins été expulsé de notre vocabulaire. Les pauvres ont été mis au pied du mur.

   Depuis le combat de la terre pour les sans-terre, les partis révolutionnaires et les mouvements de résistance ont du baisser leur ligne de mire pour se battre pour les droits des gens à se cramponner à la petite terre qu’ils ont. La seule espèce de redistribution de la terre qui semble être au programme est la saisie de la terre aux pauvres pour qu’elle soit redistribuée aux riches, pour leurs réserves foncières connues sous le nom de SEZs. Les sans-terre (principalement Dalits – ndlt: opprimés, intouchables), les chômeurs, les habitants des bidonvilles et la classe ouvrière urbaine ne sont plus ou moins pas pris en compte. A des endroits tels que Lalgarh, dans le Bengale occidental, la population demande simplement à la police et au gouvernement qu’ils les laissent tranquilles.

   L’organisation adivasi appelée le People’s Committee Against Police Atrocities (PCAPA) a commencé avec une simple exigence – que le Commissaire de Police vienne à Lalgarh et s’excuse auprès de la population pour les atrocités que ses hommes avaient commis sur les villageois. Cela a été considéré comme ridicule. (Comment des sauvages à moitié nus pourraient-ils espérer qu’un membre du gouvernement s’excuse auprès d’eux?) Donc les gens ont barricadé leurs villages et ont refusé de laisser entrer la police. La police a intensifié la violence. La population a répondu avec fureur. Aujourd’hui, au bout de deux ans, et de nombreux horribles viols, assassinats et ‘fake encounters’ plus tard, c’est la guerre totale. Le PCAPA a été interdit et surnommé groupe Maoïste.

   Ses dirigeants ont été mis en prison ou abattus. (Un sort similaire est advenu au Chasi Mulya Adivasi Sangh à Narayapatna dans l’Orissa et au Visthappen Virodhi Ekta Manch à Potka dans le Jharkhand)

   Des gens qui, autrefois, ont rêvé de justice et d’égalité, qui ont osé exiger la terre pour les laboureurs, ont été réduits à demander une excuse de la police pour avoir été battus et mutilés – est ce cela le progrès?

   Pendant l’Urgence, comme on dit, quand Mme Gandhi a demandé à la presse de se courber, elle a rampé. Et encore, à l’époque, il y avait des exemples où des quotidiens nationaux ont, d’un air de défi, publié des éditoriaux blancs pour protester contre la censure. (Comble de l’ironie – un de ces rédacteurs en chef rebelle était B.G. Verghese.)

   Cette fois-ci, dans une urgence non-déclarée, il n’y a pas beaucoup de possibilité de défi parce que les médias sont le gouvernement. Personne, à l’exception des sociétés qui les contrôlent, ne peut leur dire ce qu’ils doivent faire. Les politiciens, les ministres et les officiers supérieurs de l’establishment sécuritaire rivalisent pour passer à la télévision, implorant faiblement Arnab Goswami ou Barkha Dutt pour avoir la permission d’interrompre le sermon du jour. Plusieurs chaînes de télévision et plusieurs journaux sont ouvertement de faction dans la salle de guerre de l’Opération Green Hunt et de sa campagne de désinformation. L’article à propos de ‘1500-core Maoist Industry’ (ndlt: intraduisible) formulé de façon identique est parue avec la signature de différents journalistes dans plusieurs journaux différents. Presque tous les journaux et les chaînes de télévision ont publié des articles condamnant le PCAPA (utilisé de façon interchangeable avec ‘Maoïste’) pour l’atroce déraillement de train à proximité de Jhargram dans le Bengale occidental en mai 2010 dans lequel 140 personnes sont mortes. Deux des principaux suspects ont été abattus par la police dans des ‘encounters’, bien que le mystère autour de cet accident de chemin de fer ne soit pas encore éclairci. Le Press Trust of India (ndlt: agence de presse) a publié plusieurs articles mensongers, fidèlement présentés par le Indian Express, dont un au sujet de Maoïstes mutilant les corps de policiers qu’ils avaient tués. (Le démenti, qui est venu de la police elle-même, a été publié à la taille d’un timbre-poste dans les pages centrales) Il y a plusieurs interviews identiques avec une femme guérillero, tous annoncés comme ‘exlusifs’, sur comment elle avait été ‘violée et re-violée’ par les dirigeants maoïstes. Elle s’était soi-disant récemment échappée des forêts, et des griffes des Maoïstes pour raconter son histoire au monde. Aujourd’hui, il s’avère qu’elle a été en garde à vue pendant des mois.

   Les analyses basées sur l’atrocité qui nous sont criées sur les écrans de télévision sont destinées à jeter de la poudre aux yeux, et à nous pousser à penser: ‘Oui, les tribaux ont été délaissés et en voient de dures; oui, ils ont besoin du développement; oui, c’est la faute du gouvernement, mais en ce moment, il y a une crise. Nous devons nous débarrasser des Maoïstes, prendre le contrôle de la terre et puis nous pourrons aider les tribaux’. Alors que la guerre se rapproche, les forces armées ont annoncé (de la seule façon dont elles sont capables) qu’elles aussi se lancent de l’entreprise de s’amuser avec nos têtes. En juin 2010, elles ont publié deux ‘doctrines d’intervention’. L’une était une doctrine commune pour les opérations air-terre. L’autre était une doctrine sur les Opérations Militaires Psychologiques, qui ‘établi un processus planifié pour communiquer un message à un public cible choisi, pour favoriser les sujets particuliers qui entrainent les attitudes et le comportement voulus, qui influent sur la réussite des objectifs politiques et militaires du pays… La Doctrine fourni également des indications pour les activités liées à la gestion de la perception dans les opérations sous-conventionnelles, surtout dans un environnement interne où il se peut que la population fourvoyée doive être amenée dans le courant dominant’. Le communiqué de presse a poursuivi en disant que ‘la doctrine sur les Opérations Militaires Psychologiques est un document de politique générale, de planification et de mise en oeuvre qui vise à créer un environnement propice pour que les forces armées fonctionnent en utilisant les médias à disposition des Services dans leur intérêt’.

   Un mois plus tard, au cours d’une réunion des ministres-chefs des états touchés par les Naxalites, une décision a été prise pour intensifier la guerre. 36 bataillons de la ‘India Reserve Force’ (ndlt: Réserve Militaire de l’Inde) ont été ajoutés aux 105 bataillons existants, et 16000 Special Police Officers (civils armés et engagés pour jouer le rôle de la police) ont été ajoutés au 30000 existants.

   Le ministre de l’intérieur a promis d’embaucher 175000 policiers au cours des cinq prochaines années. (C’est un bon modèle de plan de garantie d’emploi: engager la moitié de la population pour abattre l’autre moitié. Vous pouvez perdre votre temps avec les proportions si vous voulez) Deux jours plus tard, le chef de l’armée a ordonné à ses officiers supérieurs d’être ‘mentalement préparés à entrer dans la lutte contre le Naxalisme… Ce sera peut-être dans six mois ou dans une année ou deux, mais si nous devons conserver notre pertinence en tant qu’outil de l’état, nous devrons nous charger des choses que la nation veut que nous fassions’. Dès le mois d’août, les journaux rapportaient que l’option incertaine d’utiliser la force aérienne était à nouveau en marche.

   ‘La force aérienne indienne peut tirer pour se défendre dans les opérations anti-Maoïstes’ a dit le Hindustan Times. ‘L’autorisation a été accordée mais avec des conditionnalités très strictes. Nous ne pouvons pas utiliser les roquettes ou les canons complets des hélicoptères et nous ne pouvons riposter que si on nous a tiré dessus… A cette fin, nous avons des mitrailleuses fixées sur le côté de nos hélicoptères qui sont utilisés par nos ‘Garuds’ (commandos de la Force Aérienne Indienne)’.

   C’est un soulagement. Pas de canons complets, juste des mitrailleuses fixées sur les côtés.

   Peut-être que ‘six mois ou dans une années au deux’ est environ le temps qu’il faudra pour que le quartier général de la brigade à Bilaspur et la base aérienne à Rajnangaon soient prêts. Peut-être qu’à ce moment-là, dans une grande démonstration d’esprit démocratique, le gouvernement cèdera à la colère populaire et abrogera l’AFSPA, le Armed Forces Special Powers Act (qui autorise les sous-officiers à tuer sur base de présomptions) dans le Manipur, le Nagaland, l’Assam et le Cachemire. Une fois les applaudissements calmés et la fête essoufflée, l’AFSPA sera remanié, comme le ministre de l’intérieur l’a suggéré, sur les positions du rapport de Jeevan Reddy. (Pour avoir l’air plus bienveillant mais pour être plus meurtrier) Alors, il pourra être promulgué partout dans le pays sous un nouveau nom. Peut-être que cela donnera aux forces armées l’impunité dont elles ont besoin pour faire ce que ‘la nation’ veut qu’elles fassent – être déployées dans des parties de l’Inde contre les plus pauvres des pauvres qui se battent pour leur propre survie.

   Peut-être est-ce comme ça que la camarade Kamal mourra – en essayant d’abattre un hélicoptère de combat ou un avion-école militaire avec son pistolet. Ou peut-être qu’à ce moment-là, elle aura obtenu un AK-47 (ndlt: Kalachnikov) ou une mitrailleuse légère pillée dans un dépôt d’armes du gouvernement ou sur un policier assassiné. Peut-être qu’à ce moment-là, les médias ‘à la disposition des Services’ auront ‘manoeuvré’ les perceptions de ceux d’entre nous qui continuent à être ‘dans l’erreur’ pour qu’ils reçoivent les nouvelles de sa mort avec sérénité. Donc, voici l’Etat indien, dans toute sa splendeur démocratique, disposé à piller, à affamer, à assiéger et maintenant à déployer la force aérienne ‘ pour se défendre’ contre ses plus pauvres citoyens.

   Autodéfense. Ah oui. L’Opération Green Hunt est menée en légitime défense par un gouvernement qui tente de restituer la terre aux pauvres dont la terre a été saisie par les Sociétés Cocos (ndlt: communistes, terme péjoratif).

   Quand le gouvernement utilise une proposition de pourparlers de paix pour attirer les poissons nageant en eaux profondes jusqu’à la surface et puis les tue, les pourparlers de paix ont-ils un avenir? L’un ou l’autre camp est-il sincèrement intéressé par la paix ou la justice? Une des questions que se pose la population, les Maoïstes sont-ils réellement intéressés par la paix? Y a-t-il quelque chose qui puisse être proposé à l’intérieur du système existant qui détournera les Maoïstes de leur objectif fixé qui est de renverser l’Etat indien? La réponse à cela, bien sûr, est non. Les Maoïstes ne croient pas que le système actuel puisse délivrer la justice. En fait, un nombre croissant de personnes commencent à être d’accord avec eux. Si nous vivions dans une société ayant vraiment un élan démocratique, une société dans laquelle le commun des mortels ressentirait qu’il peut au moins espérer trouver la justice, alors les Maoïstes ne seraient qu’un petit groupe marginalisé de militants ayant très peu d’attrait populaire.

   L’autre assertion est que les Maoïstes veulent un cessez-le-feu pour pouvoir souffler pendant un moment afin de pouvoir utiliser le temps pour se regrouper et consolider leur position. Dans un interview à The Hindu (14 avril 2010), Azad était étrangement franc à propos de cela: ‘Il n’y a pas besoin de beaucoup de bon sens pour comprendre que les deux camps utiliseront la situation du cessez-le-feu pour renforcer leurs camps respectifs’. Il a ensuite poursuivi pour expliquer qu’un cessez-le-feu, même temporaire, donnerait du répit aux gens ordinaires qui sont pris dans la zone de guerre.

   D’autre part, le gouvernement a terriblement besoin de cette guerre. (Lisez les journaux d’affaire pour voir comment terriblement) Les yeux de la communauté internationale des affaires percent des trous dans son dos. Il se doit d’être à la hauteur, et vite. Pour empêcher son masque de tomber, il doit continuer à proposer des pourparlers d’une part et à les saper de l’autre. L’élimination de Azad était une victoire importante parce qu’elle a réduit au silence une voix qui avait commencé à sembler dangereusement raisonnable. Pour le moment au moins, les pourparlers de paix ont été avortés avec succès.

   Il y a une abondance de choses à propos desquelles être cynique dans le débat autour des pourparlers de paix. La chose dont il faut se souvenir est que pour nous, gens ordinaires, pas de pourparlers de paix signifie une intensification de la guerre.

   Durant ces quelques derniers mois, le gouvernement a déversé des dizaines de milliers de troupes paramilitaires lourdement armées dans la forêt. Les Maoïstes ont répondu par une suite d’attaques et d’embuscades agressives. Plus de 200 policiers ont été tués. Les corps continuent à sortir de la forêt. Des policiers morts enveloppés dans le drapeau national; des Maoïstes morts, exhibés comme les trophées des chasseurs, leurs poignets et leurs chevilles attachés à des perches de bambous; des corps criblés de balles; des corps qui n’ont plus l’air humain, mutilés dans les embuscades, les décapitations et les exécutions sommaires. Des corps enterrés dans la forêt, nous n’avons aucune nouvelle. Le théâtre de la guerre a été encerclé d’un cordon de sécurité, fermé aux militants et aux journalistes. Donc il n’y a aucun décompte des corps.

   Le 6 avril 2010, dans la plus grande attaque qu’elle ait jamais faite, la People’s Liberation Guerilla Army (PLGA) a tendu une embuscade à une compagnie de la CRPF dans le Dantewada et a tué 76 policiers. Le parti a publié une déclaration froidement triomphale. La télévision a exploité la tragédie pour tout ce qui en valait la peine. On a demandé à la nation de condamner le massacre.

   Beaucoup d’entre nous n’y étaient pas prêts – pas parce que nous glorifions le massacre, ni parce que nous sommes tous Maoïstes, mais en raison de nos opinions épineuses, noueuses concernant l’Opération Green Hunt. Pour avoir refusé d’acheter des actions dans l’industrie de la condamnation à croissance rapide, nous avons été catalogué comme ‘sympathisants terroristes’ et nos photos sont apparues à plusieurs reprises à la télévision, comme des criminels recherchés. Que faisait un contingent de la CRPF à patrouiller dans les villages tribaux avec 21 fusils AK-47 (ndlt: Kalashnikov), 38 fusils INSAS (ndlt: fusil d’assaut nouvelle génération en service dans l’armée indienne depuis les années 80), 7 SLR (ndlt: fusil d’assaut indien de la génération précédente), 6 mitrailleuses légères, une mitraillette légère et un mortier de deux pouces (2-inch mortar)? Poser cette question équivalait presque à un acte de trahison.

   Quelques jours après l’embuscade, je suis tombée par hasard sur deux commandos paramilitaires bavardant avec un groupe de chauffeurs dans un parking. Ils attendaient que leur VIP sorte d’un restaurant, d’un club de remise en forme ou d’un hôtel. Leur opinion sur ce qui se passe n’impliquait ni le chagrin ni le patriotisme. C’était une simple comptabilisation. Un bilan. Ils parlaient de combien de centaines de milliers de roupies de pot-de-vin il faut à un homme pour qu’il obtienne un emploi dans les forces paramilitaires et de comment la majeur partie des familles contractent d’énormes dettes pour payer ce pot-de-vin. Cette dette ne peut jamais être remboursée par les salaires pitoyables payés à un ‘jawan’ (ndlt: soldat indien). La seule façon de rembourser est de faire ce que font les policiers en Inde – faire chanter et menacer les gens, extorquer de l’argent par intimidation, exiger des pot-de-vin, faire des sales affaires. (Dans le cas du Dantewada, piller les villageois, voler de l’argent et des bijoux) Mais si l’homme meurt d’une mort prématurée, cela laisse les familles extrêmement endettées. La colère des hommes dans le parking était proférée contre le gouvernement et les policiers haut-placés qui font fortune des pots-de-vin et puis envoient avec désinvolture les jeunes hommes à la mort. Ils savaient que la belle indemnisation qui était annoncée pour la mort dans l’attaque du 6 avril était juste destinée à atténuer les conséquences du scandale. Cela n’allait jamais être l’usage pour chaque policier qui meurt dans cette guerre sordide.

   Petit miracle donc que les nouvelles de la zone de guerre soient que les hommes de la CRPF sont de plus en plus réticents à aller en patrouille. Il y aurait des hommes qui truquent leurs journaux de bord journaliers, les remplissant de patrouilles fantômes. Peut-être commencent-ils à se rendre compte qu’ils ne sont que de pauvres ordures en kaki, de la chair à canon dans une Guerre d’Homme Riche. Et il y en a des milliers qui attendent pour remplacer chacun d’entre eux quand ils sont partis.

   Le 17 mai 2010, dans une autre grosse attaque, les Maoïstes ont fait sauter un bus dans le Dantewada et ont tué environ 44 personnes. Parmi elles, 16 étaient des Special Police Officers (SPOs), en d’autres mots, membres de la redoutée milice populaire parrainée par le gouvernement, la Salwa Judum. Le reste des morts étaient, scandaleusement, des gens normaux, principalement des adivasis. Les Maoïstes ont exprimé un regret indifférent d’avoir tué des civils, mais ont été beaucoup plus proches d’une imitation de l’Etat dans la défense des ‘dommages collatéraux’.

   Le mois dernier, les Maoïstes ont kidnappé quatre policiers dans le Bihar et ont exigé la libération de certains de leurs dirigeants haut-placés. Après quelques jours du drame des otages, ils en ont tué un, un policier adivasi appelé Lucas Tete. Deux jours plus tard, ils ont libéré les trois autres. En tuant un prisonnier en captivité, les Maoïstes ont encore une fois nuit à leur propre cause. C’était un autre exemple de la morale hypocrite de la ‘violence révolutionnaire’ à laquelle nous pouvons nous attendre dans une zone de guerre, dans laquelle les tactiques renchérissent sur la rectitude et font du monde un endroit plus mauvais.

   Peu d’analystes et de reporters qui étaient peinés par le massacre maoïste des civils dans le Dantewada ont remarqué que, exactement en même temps que les Maoïstes faisaient exploser le bus dans le Dantewada, la police avait encerclé plusieurs villages à Kalinganagar dans l’Orissa et à Balitutha et à Potko dans le Jharkhand, et avait tiré sur des milliers de protestataires s’opposant au rachat de leurs terres par Tata, Jindal et Posco. Le siège se poursuit encore aujourd’hui. Les blessés ne peuvent pas être conduits à l’hôpital en raison des cordons policiers. Les vidéos téléchargées sur YouTube montrent les unités anti-émeute armées regroupées par centaines, confrontées à des villageois ordinaires, dont certains sont armées d’arcs et de flèches.

   La seule faveur que l’Opération Green Hunt a fait au commun des mortels est qu’elle lui a clarifié les choses. Même les enfants dans les villages savent que la police travaille pour les ‘sociétés’ et que l’Opération Green Hunt n’est pas une guerre contre les Maoïstes. C’est une guerre contre les pauvres.

   Il n’y a rien de léger au sujet de ce qui se passe. Nous observons une démocratie qui s’en prend à elle-même, tentant de manger ses propres membres. Nous regardons d’un air incrédule alors que ces membres refusent d’être mangés.

   De toutes les différentes organisations politiques impliquées dans l’insurrection actuelle, aucune n’est plus controversée que le CPI(Maoïste). La raison la plus évidente est sa mise en avant convaincue de la lutte armée comme unique chemin vers la révolution. Le livre de Sumanta Banerjee In the Wake of Naxalbari est l’un des compte-rendus les plus détaillés du mouvement. Il décrit les premières années, la façon pratiquement insensée avec laquelle les Naxalites ont essayé de faire démarrer la Révolution Indienne en ‘écrasant l’ennemi de classe’ et en espérant que les masses se révoltent spontanément. Il décrit les contorsions qu’il devait faire afin de rester aligné sur la politique extérieur de la Chine, comment le Naxalisme s’est propagé d’état en état et comment il a été impitoyablement écrasé.

   Enterré profondément dans la fureur est dirigée contre eux par la Gauche orthodoxe comme par l’intelligentsia libérale, il y a un malaise qu’ils semblent ressentir avec eux-mêmes et une attitude protectrice énigmatique, presque mystique, envers l’Etat indien. C’est comme si, quand ils sont confrontés à une situation qui a un réel potentiel révolutionnaire, ils clignaient des yeux. Ils trouvent des raisons pour détourner le regard. Les partis politiques – et les individus – qui n’ont, au cours des 25 dernières années, jamais accordé leur soutien au, disons, Narmada Bachao Andolan (ndlt: mouvement populaire contre la construction du barrage Sradar Sarovar), ou manifesté en solidarité avec l’un des nombreux mouvements populaires pacifiques dans le pays, ont tout à coup commencé à chanter les louanges de la non-violence et le Satyagraha de Gandhi. D’autre part, il se peut que ceux qui ont été activement impliqués dans ces luttes soient fermement en désaccord avec les Maoïstes; ils sont prudents, exaspérés même, mais ils les voient comme faisant partie de la même résistance.

   Il est difficile de dire qui éprouve le plus d’antipathie pour les Maoïstes: l’Etat indien, son armée d’experts stratégiques et sa classe moyenne instinctivement de droite, ou le Parti Communiste d’Inde et le Parti Communiste d’Inde (Marxiste), généralement appelé le CPI(M), et les plusieurs factions dissidentes qui faisaient partie des premiers Marxistes-Léninistes, ou la gauche libérale. Le débat commence avec la nomenclature. Les Communistes les plus orthodoxes ne croient pas du tout que ‘Maoïsme’ soit un ‘isme’. (Les Maoïstes, à leur tour, appellent les Communistes parlementaires dominants ‘social-fascistes’ et les accuse ‘d’économisme’ – en fait, de progressivement négocier l’éloignement des perspectives de la révolution.) Chaque faction se croit l’unique parti ou organisation politique Marxiste révolutionnaire. Chacune croit que l’autre a mal interprété la théorie communiste et a mal compris l’histoire. Quiconque n’étant pas un membre adhérent de l’un ou l’autre groupe sera capable de voir qu’aucun d’entre eux n’a totalement tort ou totalement raison dans ce qu’il dit. Mais les scissions profondes, pas dissemblables à celles des sectes religieuses, sont le corollaire naturel de la conformité stricte à la ligne du parti exigée par tous les partis communistes. Alors, ils plongent dans une mare d’insultes qui remonte aux révolutions russes et chinoises, aux grands débats entre Lénine, Trotsky et Staline, au livre rouge du président Mao, et ils se les lancent les uns autres. Ils s’accusent mutuellement de ‘l’application incorrecte’ de la ‘Pensée Marxiste-Léniniste-Mao Zedong’, presque comme si c’était une pommade frottée au mauvais endroit. (Mon précédent essai Walking with the Comrades a débarqué directement dans la trajectoire de ce débat. Il a obtenu sa juste part d’insultes divertissantes, qui méritent une brochure bien à elles)

   A part le débat au sujet de l’entrée ou non dans la politique électorale, le désaccord majeur entre les divers rangs du Communisme en Inde se concentre autour de leur interprétation de savoir si les conditions dans le pays sont réunies pour la révolution. La plaine est-elle prête pour le feu, comme Mao l’a annoncé en Chine, ou est-elle encore trop humide pour qu’une seule étincelle y mette le feu? L’ennui, c’est que l’Inde vit simultanément dans plusieurs siècles, donc peut-être la ‘prairie’, cette vaste étendue de mornes herbages, est-elle une mauvaise analogie pour le paysage social et politique de l’Inde. Peut-être que ‘labyrinthe’ en serai une meilleure. Parvenir à un accord général concernant le moment de la révolution est probablement impossible. Donc tout le monde marche à son propre battement de tambour. Le CPI et le CPI(M) ont plus ou moins reporté la révolution à la vie après la mort. Pour Charu Majumdar, fondateur du mouvement Naxalite, elle était censée avoir eu lieu il y a trente ans. Selon Ganapathi, actuel chef des Maoïstes, il s’agit de cinquante ans.

   Aujourd’hui, quarante ans après le soulèvement Naxalbari, la principale accusation de la Gauche parlementaire contre les Maoïstes continue à être ce qu’elle a toujours été. Ils sont accusés de souffrir de ce que Lénine appelait une ‘maladie infantile’, de remplacer la politique de masse par le militarisme et de ne pas avoir travaillé à la construction d’un prolétariat réellement révolutionnaire.

   Ils sont perçus comme ayant du mépris pour la classe ouvrière urbaine, comme étant une force idéologiquement ossifiée qui ne fonctionne que comme une grenouille sur le dos de la population tribale ‘innocente’ (lisez primitive) habitant dans la jungle qui, selon les Marxistes orthodoxes, n’ont pas de réel potentiel révolutionnaire. (Il n’y a peut-être pas la place pour discuter une vision qui dit que les gens doivent d’abord devenir des salariés, asservis à un système industriel centralisé, avant qu’ils puissent être considérés comme révolutionnaires) L’accusation que les Maoïstes ne se sentent pas concernés par les mouvements de la classe ouvrière urbaine, par le mouvement Dalit, par les difficultés des fermiers et des ouvriers agricoles à l’extérieur des forêts est exacte. Il n’y a aucun doute que la politique militarisée des Maoïstes rend presque impossible son fonctionnement dans les endroits où il n’y a pas de couverture forestière.

   Cependant, on pourrait de la même manière, indiquer que les partis communistes principaux ne se sont débrouillés pour survivre dans le courant dominant qu’en compromettant si radicalement leurs idéologies qu’il est maintenant impossible de distinguer la différences entre eux et les autres partis politiques bourgeois. On pourrait argumenter que les plus petites factions qui sont restées relativement intransigeantes ont réussi à le faire parce qu’elles ne constituent une menace pour personne. Quelles que soient leurs fautes ou leurs réussites en tant que partis bourgeois, peu de gens associeraient encore le mot ‘révolutionnaire’ au CPI ou au CPI(M). (Le CPI joue bien un rôle dans quelques unes des luttes contre les compagnies minières dans l’Orissa) Mais même dans leur sphère d’influence choisie, ils ne peuvent pas prétendre avoir rendu un grand service au prolétariat qu’ils disent représenter. En dehors de leurs bastions traditionnels dans Kerala et au Bengale occidental, dans lesquels ils perdent le contrôle de la situation, ils ont très peu de présence de toute autre partie du pays, urbaine ou rurale, forêts ou plaines. Ils ont épuisé leurs syndicats. Ils n’ont pas été capables d’arrêter les pertes d’emplois massives, et la quasi-dispersion de la population active officielle qu’ont causé la mécanisation et la nouvelle politique économique. Ils n’ont pas été capables d’empêcher le démantèlement systématique des droits des ouvriers. Ils ont réussi à s’aliéner presque totalement des communautés adivasi et Dalit. Dans le Kerala, beaucoup diraient qu’ils ont fait un meilleur travail que les autres partis politiques, leur ‘autorité’ durant trente ans dans le Bengale occidental a laissé cet état en ruines. La répression qu’ils ont déclenché dans le Nandigram et à Singur, et maintenant contre les adivasis de Jangalmahal, les chassera probablement du pouvoir pour quelques années. (Juste le temps qu’il faudra à Mamata Banerjee pour prouver qu’elle n’est pas le navire dans lequel la population devrait placer ses espoirs)

   Tout de même, en énumérant une litanie de leurs péchés, il faut dire que la fin des partis Communistes dominants n’est pas quelque chose qui doit être célébré. Au moins pas à moins que ne soit ouverte en Inde la voie pour un mouvement neuf, plus vital et réellement de Gauche.

   Les Maoïstes (dans leurs avatars habituels tout comme dans ceux d’autrefois) ont eu une trajectoire politique différente. La redistribution de la terre, par des moyens violents si nécessaire, a toujours été la clé de voûte de leur activité politique. Leur tentative pour cela a été totalement infructueuse.

   Mais leurs interventions militantes, que des milliers de leurs cadres – aussi bien que de gens ordinaires – ont payés de leurs vies, a éclairé l’injustice structurelle profondément ancrée dans la société indienne. Au moins, depuis le mouvement du Telangana, qui à certains égards a été le précurseur du soulèvement à Naxalbari, le mouvement Naxalite, malgré toutes ses erreurs, a déclenché la colère d’être exploité et le désir du respect de soi dans certaines des communautés les plus opprimées. Dans le Bengale occidental, il a provoqué l’Opération Barga (un ‘bargadar’ est un métayer), et dans une bien moindre mesure dans l’Andhra Pradesh, il a obligé, en leur faisant honte, les gouvernement à mettre en oeuvre une réforme agraire. Même aujourd’hui, tous les propos du premier ministre au sujet du ‘développement inégal’ et de ‘l’exploitation’ des zones tribales, les projets du gouvernement pour transférer les fonds du Joint Forest Management depuis le ministère des forêts directement vers les ‘gram panchayats’ (ndlt: gouvernements locaux qui fonctionnent au niveau des villages), l’annonce faite par la Planning Commission qu’elle affectera 140 milliards de roupies (ndlt: plus de deux milliards d’euros) pour le développement tribal sont devenus une stratégie pour désamorcer la ‘menace’ maoïste. Si ces fonds finissent par profiter à la communauté adivasi, au lieu d’être détournés par les intermédiaires, alors la ‘menace’ recevrait certainement un certain crédit. Bien que les Maoïstes n’aient pratiquement aucune présence politique en dehors des zones boisées, ils ont une présence, de plus en plus sympathique, dans l’imagination populaire comme étant un parti qui défend les pauvres contre l’intimidation et le harcèlement de l’Etat. Si l’Opération Green Hunt devient finalement une guerre totale au lieu d’une guerre ‘sous conventionnelle’, si les adivasis ordinaires se mettent à mourir en très grand nombre, cette sympathie pourrait s’enflammer de manière inattendue.

   Parmi les accusations les plus sérieuses portées contre les Maoïstes est celle que ses dirigeants ont tout intérêt à garder les gens pauvres et analphabètes afin de maintenir leur emprise sur eux. Les critiques demandent pourquoi, après avoir travaillé dans des zones telles que le Dantewada pendant trente ans, ils ne dirigent pas encore d’écoles ni de cliniques, pourquoi ils n’ont pas de barrages de retenue ni d’agriculture de pointe, et pourquoi les gens meurent encore de la malaria et de malnutrition. Bonne question. Mais elle ne tient pas compte de la réalité de ce que cela signifie d’être une organisation interdite dont les membres – même si ils sont médecins ou professeurs – risquent d’être abattus à vue. Il serait plus utile d’adresser la même question au Gouvernement de l’Inde qui n’a aucune de ces contraintes. Pourquoi est-ce que dans les zones tribales qui ne sont pas envahies par les Maoïstes, il n’y a pas d’écoles, pas d’hôpitaux, pas de barrages de retenue? Pourquoi les gens dans le Chhattisgarh sont-ils atteints d’une malnutrition tellement grave que les médecins ont commencé à l’appeler ‘aides nutritionnelles’ en raison de la conséquence qu’elle a sur le système immunitaire humain?

   Dans le chapitre censuré du rapport du ministère du ‘panchayati raj’, Ajay Dandekar et Chitrangada Choudhury (pas supporters des Maoïstes – ils considèrent l’idéologie du parti ‘brutale et cynique’) écrivent:

   ‘Donc aujourd’hui, les Maoïstes ont un double effet sur le terrain dans les zones PESA. En raison du fusil qu’ils brandissent, ils sont capables de susciter une certaine crainte dans l’administration au niveau du village/quartier/district. Par conséquent, ils empêchent l’impuissance des villageois ordinaires pour le manquement ou la violation des lois de protection telles que PESA, par exemple, en mettant en garde un talati (ndlt: terme en dialecte Marathi et Gujarati pour désigner le bureau qui se charge, entre autre, de collecter les impôts dans les villages, ainsi que son responsable,), qui pourrait exiger des pots-de-vin en échange de l’accomplissement du devoir qui lui est mandaté en vertu du Forest Right Acts, un commerçant qui pourrait payer un taux exploiteur pour les produits forestiers, ou un entrepreneur qui viole le salaire minimum. Le parti a également fait énormément de travail pour le développement rural, tel que la mobilisation de la main d’oeuvre de la population locale pour les étangs d’élevage, les travaux pour la récolte de l’eau de pluie et la protection de la terre dans la région de Dantakaranya, dont les villageois ont témoigné qu’ils avaient amélioré leurs récolte et leur situation quant à la sécurité alimentaire’.

   Dans leur analyse empirique du fonctionnement du National Rural Employment Guarantee Scheme (NREGA) dans 200 districts touchés par les Maoïstes dans l’Orissa, le Chhattisgarh et le Jharkhand, récemment publiée dans le Economic and Political Weekly, les auteurs Kaustav Banerjee et Partha Saha disent:

   ‘L’enquête de terrain a révélé que l’accusation selon laquelle les Maoïstes ont entravé les plans de croissance ne semble pas beaucoup tenir la route. En fait, le Bastar a l’air de faire beaucoup mieux sur le plan du NREGA que d’autres zones … en plus de cela, les luttes salariales, la mise en application des salaires minimum peuvent être attribuées aux luttes salariales dirigées par les Maoïstes dans cette zone. Un résultat évident sur lequel nous sommes tombés est le doublement du niveau des salaires pour le ramassage des feuilles de ‘tendu’ (ndlt: ou temburini, utilisées pour rouler les beedies, petits cigarillos indiens) dans la majeure partie des zones maoïstes. Les Maoïstes ont également encouragé la conduite [sic] d’audits sociaux puisque cela favorise la création d’un nouveau genre de pratique démocratique jusqu’ici inédit en Inde’.

   On trouve de manière implicite dans une grande partie du débat autour des Maoïstes la vieille tendance condescendante à cataloguer ‘les masses’, la population adivasi dans ce cas, dans un rôle de foule idiote, totalement contrôlée par une poignée de méchants ‘étrangers’. Un professeur d’université, un célèbre chasseur de Maoïstes, a accusé les dirigeants du parti d’être des parasites s’attaquant continuellement aux pauvres adivasis. Pour soutenir son exemple, il a comparé le manque de développement dans le Dandakaranya avec la prospérité dans le Kerala. Après avoir insinué que tous les dirigeants non-adivasi étaient tous des lâches ‘se cachant en toute sécurité dans la forêt’, il a fait appel à tous les guérilleros maoïstes adivasis et toutes les milices de villages pour qu’ils capitulent devant un groupe de militants gandhiens de la classe moyenne (choisis par lui). Il a demandé que les dirigeants non-adivasis soient jugés pour crimes de guerre. Pourquoi les Gandhiens non-adivasis sont admissibles et pas les Maoïstes non-adivasis, il ne l’a pas dit. Il y a quelque chose de très troublant au sujet de cette incapacité à reconnaître aux personnes ordinaires la capacité d’étudier les avantages et de prendre leurs propres décisions. Dans l’Orissa, par exemple, il y a une quantité de luttes diverses qui sont menées par des mouvements de résistance non-armés qui ont souvent de nettes différences les uns avec les autres. Et jusqu’à présent, à eux tous, ils ont réussi à empêcher temporairement certaines sociétés majeures de pouvoir poursuivre leurs projets – Tatas à Kalinganagar, Posco à Jagatsinghpur, Vedanta à Niyamgiri.  Contrairement au Bastar, où ils contrôlent le territoire et sont bien établis, les Maoïstes ont tendance à n’utiliser l’Orissa que comme un couloir à travers lequel leurs escouades passent. Alors que les forces de sécurité se rapprochent de la population et augmentent la répression, elles doivent penser très sérieusement aux avantages et aux inconvénients d’impliquer les Maoïstes dans leurs luttes. Leurs escouades armées vont-elles rester et combattre la répression de l’Etat qui suivra inévitablement une ‘action’ maoïste? Ou battront-elles en retraite ou laisseront-elles la population non-armée supporter la terreur policière? Les militants et les personnes ordinaires, accusés à tort d’être Maoïstes, sont déjà en prison. Un grand nombre ont déjà été assassinés de sang-froid. Mais une danse troublée et tendue se poursuit entre les mouvements de résistance non-armés et le CPI (Maoïste).

   A l’occasion, le parti a fait des choses irresponsables qui ont provoqué des conséquences terribles pour les gens ordinaires. En 2006, à l’apogée de la tension entre les communautés Dalit et adivasi dans le district de Kandhamal, les Maoïstes ont abattu Laxamanananda Saraswati, le dirigeant du Vishwa Hindu Parishad (VHP), un groupe fasciste de convertis, travaillant parmi les adivasis pour les ‘ramener dans le pli hindou’. Après le meurtre, les tribaux Kandha enragés qui avaient récemment été convertis à l’Hindouisme ont été encouragés à tout saccager. Presque 400 villages ont été décomposés par la violence anti-Chrétienne. 54 Chrétiens Panna Dalit ont été tués, plus de 200 églises incendiées, des dizaines de milliers de personnes ont dû fuir leurs maisons. Beaucoup vivent encore dans des camps, dans l’impossibilité de rentrer. Une situation relativement différente mais tout aussi dangereuse couve dans les districts de Naryanpatna et de Koraput, dans lesquels le Chasi Mulya Adivasi Sangh (dont la police dit que c’est une ‘couverture’ maoïste) lutte pour restituer aux adivasis la terre que se sont illégalement appropriée les usuriers et les dealers de spiritueux locaux (pour la plupart Dalit). Ces zones chancellent sous la terreur policière, des centaines d’adivasis étant jeté en prison à Koraput, et des milliers vivant dans les forêts, effrayés de rentrer chez eux.

   Les gens qui vivent dans des situations telles que celle-ci ne suivent pas simplement les consignes d’une poignée d’idéologues qui apparaissent comme par miracle en brandissant des fusils. Leurs décisions sur quelles stratégies employer tiennent compte de toute une série de considérations: l’histoire de la lutte, la nature de la répression, l’urgence de la situation et le paysage dans lequel leur lutte a lieu. La décision d’être soit un Gandhien soit un Maoïste, militant ou pacifique, ou un peu des deux (comme à Nandigram) n’est pas toujours une décision morale ou idéologique.  Assez souvent, c’est une décision tactique. La ‘satyagraha’ (ndlt: principe de non-violence pour la désobéissance civile) gandhienne, par exemple, est une sorte de théâtre politique. Afin d’être efficace, elle a besoin d’un public bienveillant, ce que n’ont pas les villageois au coeur de la forêt.

   La nuit, quand un détachement de 800 policiers étend un cordon autour d’un village dans la forêt et commence à mettre le feu aux maisons et à fusiller les gens, une grève de la faim servira-t-elle à quelque chose? (Des affamés peuvent-ils entrer en grève de la faim? Et les grèves de la faim fonctionnent-elles quand elles ne passent pas à la télévision?) De la même manière, la guérilla est une stratégie que les villages dans les plaines, qui n’ont pas de couverture pour la retraite tactique ne peuvent pas se permettre. Heureusement, les gens sont capables de sortir des catégories idéologiques, et d’être Gandhien au Jantar Mantar, militant dans les plaines et guérillero dans la forêt sans forcément souffrir d’une crise d’identité. La force de l’insurrection en Inde est sa diversité, pas l’uniformité.

   Puisque le gouvernement a élargi sa définition de ‘Maoïste’ pour inclure quiconque s’oppose à lui, cela ne devrait pas être une surprise que les Maoïstes soient passés sur le devant de la scène.

   Cependant, leur rigidité doctrinale, leur soi-disant incapacité à admettre la différence d’opinion, à travailler avec d’autres organisations politiques et, par dessus tout, leur imagination militaire résolue et sinistre les rend trop petits pour remplir la paire de bottines géantes qui est actuellement disponible.

   (Quand j’ai rencontré la camarade Roopi dans la forêt, la première chose qu’a fait l’as de la technologie après m’avoir salué a été de m’interroger sur un entretien avec moi publié peu après que les Maoïstes aient attaqué Rani Bodili, une école de fille devenue un camp policier à Dantewada. Plus de cinquante policiers et SPOs ont été tués. ‘Nous étions bien contents’ a-t-elle dit ‘que vous ayez refusé de condamner notre attaque sur Rani Bodili, mais ensuite, dans le même interview, vous avez dit que si jamais les Maoïstes arrivaient au pouvoir, la première personne que nous ferions pendre serait probablement vous. Pourquoi avez-vous dit ça? Pourquoi  pensez-vous que nous sommes comme ça?’ Je me concentrait sur ma longue réponse, mais nous avons été distraites. J’aurais probablement commencé avec les purges de Staline – dans lesquelles des millions de personnes ordinaires et presque la moitié des 75000 officiers de l’Armée Rouge, ont été ou mis en prison, ou abattus, et 98 des 139 des membres du Comités Central ont été arrêtés, pour continuer avec l’énorme prix payé par la population pour le Grand Bond en Avant et la Révolution Culturelle en Chine, et il se peut que j’aie conclu avec l’incident de Pedamallapuram dans l’Andhra Pradesh, lorsque les Maoïstes, dans leur précédent avatar de ‘People’s War’ ont tué le ‘sarpanch’ (ndlt: représentant élu démocratiquement d’un panchayat) du village et ont agressé des femmes militantes pour avoir refusé de se conformer à leur appel au boycott des élections).

   Pour en revenir à la question: Qui peut remplir cette paire de bottines géantes? Peut-être que cela ne peut pas, et ne doit pas être une seule paire de pied. Parfois, il semble presque que ceux qui ont une vision radicale pour un nouveau monde meilleur n’ont pas l’acier qu’il faut pour résister à l’attaque militaire et que ceux qui ont l’acier n’ont pas la vision.

   En ce moment, les Maoïstes sont à l’extrémité la plus militante d’un débit de mouvements de résistances combattant l’assaut d’un cartel de compagnies minières et d’infrastructures sur les patries adivasis. Déduire de cela que le CPI(Maoïste) est, en principe, un parti avec une nouvelle manière de penser le ‘développement’ ou l’environnement est peut-être un peu tiré par les cheveux. (Le seul signe rassurant est qu’il a prudemment dit qu’il était contre les grands barrages. S’il pense ce qu’il dit, cela seul entraînerait automatiquement un modèle de développement radicalement différent). Pour un parti politique qui est largement considéré comme un parti s’opposant à l’attaque de l’exploitation minière des entreprises, la politique maoïste (et sa pratique) sur l’exploitation minière reste assez confuse. Dans plusieurs endroits où la population combat les compagnies minières, il y a une opinion tenace selon laquelle les Maoïstes ne sont pas contre le fait d’autoriser que l’exploitation minière et les projets d’infrastructure relatifs à l’exploitation minière se poursuivent tant qu’ils reçoivent une protection financière. Ce qui ressort des interviews et des déclarations faites par leurs dirigeants supérieurs à propos de l’exploitation minière est juste une démarche du genre ‘nous ferons un meilleur travail’. Ils promettent vaguement une exploitation minière ‘écologiquement durable’, des royalties plus élevées, une meilleure relocalisation pour les personnes déplacées et des poteaux plus élevés pour les ‘parties prenantes’. (L’actuel ministre pour les ressources minières et minérales, dans le même ordre d’idée, s’est levé au Parlement et a promis que 26% des ‘bénéfices’ de l’exploitation minière seraient investis dans le ‘développement tribal’. Quel festin cela sera pour les cochons à l’auge!) Mais jetons un bref coup d’oeil la principale attraction de la ceinture minière – les plusieurs trillions de dollars de bauxite. Il n’y a aucune manière écologiquement durable d’extraire le bauxite et de le transformer en aluminium. C’est un processus extrêmement toxique qui a été exporté par la plupart des pays occidentaux à l’extérieur de leurs environnements. Pour produire une tonne d’aluminium, il faut environ six tonnes de bauxite, plus de mille tonnes d’eau et une énorme quantité d’électricité.

   Pour cette quantité d’eau captive et d’électricité, il faut des grands barrages qui, comme nous le savons, sous-entendent leur propre cycle de destruction cataclysmique. Enfin et surtout – la grande question – à quoi sert l’aluminium? Où va-t-il? L’aluminium est l’élément principal de l’industrie de l’armement – pour les industries ‘d’armement’ d’autres pays. Cela étant donné, que serait une politique minière raisonnable et ‘durable’? Supposons, à titre d’exemple, que le CPI(Maoïste) reçoive le contrôle du prétendu Corridor Rouge, la patrie tribale – avec ses richesses en uranium, bauxite, calcaire, dolomite, charbon, étain, granit, marbre – comment procéderait-il pour la question de l’élaboration des lois et de l’autorité? Extrairait-il les minéraux pour les mettre sur le marché afin de créer des recettes, de construire l’infrastructure et d’étendre ses opérations? Ou bien extrairait-il juste assez pour satisfaire les besoins fondamentaux de la population? Comment définirait-il les ‘besoins fondamentaux’? Par exemple, les armes nucléaires seraient-elles un ‘besoin fondamental’ dans un Etat-nation maoïste?

   A en juger par ce qui se passe en Russie, en Chine et même au Vietnam, finalement, les sociétés communistes et capitalistes ont une chose en commun – l’ADN de leurs rêves. Après leurs révolutions, après la construction de sociétés socialistes pour lesquelles des millions d’ouvriers et de paysans ont payé de leurs vies, les deux pays ont maintenant des économies capitalistes effrénées. Pour eux aussi, la capacité à consommer est devenu le critère par lequel est mesuré le progrès. Pour ce genre de ‘progrès’, il y a besoin de l’industrie. Pour ravitailler l’industrie, il faut un approvisionnement régulier en matière première. Pour cela, il faut des mines, des barrages, la domination, des colonies, la guerre. Les vieilles puissances blêmissent, de nouvelles s’élèvent.

   Même histoire, différents personnages – pays riches pillant les pauvres. Hier, c’était l’Europe et l’Amérique, aujourd’hui, c’est l’Inde et la Chine. Peut-être que demain, ce sera l’Afrique. Y aura-t- il un demain? Peut-être est-il trop tard pour le demander, mais l’espoir n’a pas grand chose à voir avec la raison.

   Peut-on espérer qu’une alternative à ce qui ressemble à une mort certaine pour la planète viendra de l’imagination qui a en premier lieu provoqué cette crise? Cela semble peu probable.

   L’alternative, s’il y en a une, émergera des lieux et des gens qui se sont opposés à l’impulsion hégémonique du capitalisme et de l’impérialisme au lieu d’être récupérés par celle-ci.

   Ici en Inde, même au milieu de toute la violence et l’avidité, il y a encore un énorme espoir. Si n’importe qui peut le faire, nous pouvons le faire. Nous avons toujours une population qui n’a pas encore été totalement colonisée par ce rêve consumériste. Nous avons la tradition vivante de ceux qui ont lutté pour la vision de durabilité et d’autonomie de Gandhi, pour les idées socialistes d’égalitarisme et de justice sociale. Nous avons la vision de Ambedkar, qui défie de manière sérieuse les Gandhiens aussi bien que les Socialistes. Nous avons la coalition la plus impressionnante de mouvements de résistance ayant l’expérience, la compréhension et la vision.

   Ce qui est le plus important, c’est que l’Inde a une population adivasi survivante de presque cent millions de personnes. Ce sont elles qui connaissent encore les secrets d’une vie durable. Si elles disparaissent, elles prendront ces secrets avec elles. Des guerres telles que l’Opération Green Hunt les fera disparaître. Donc la victoire des entremetteurs de ces guerres renfermera en son sein les germes de la destruction, pas juste des adivasis, mais finalement, de la race humaine. C’est la raison pour laquelle la guerre en Inde Centrale est tellement importante. C’est pourquoi nous avons besoin d’une conversation véritable et absolue entre toutes ces organisations politiques qui s’opposent à cette guerre.

   Le jour où le capitalisme sera obligé de tolérer les sociétés non-capitalistes en son sein et d’admettre les limites de sa quête de domination, le jour où il sera obligé de reconnaître que sa réserve de matière première ne sera pas infinie est le jour où le changement viendra. S’il y a le moindre espoir pour le monde, il ne vit pas dans les salles de conférence sur les changements climatiques ou dans les villes de hauts immeubles. Il vit tout en bas, sur le sol, ses bras entourant les gens qui vont se battre tous les jours pour protéger leurs forêts, leurs montagnes et leurs rivières parce qu’ils savent que les forêts, les montagnes et les rivières les protègent.

   Le premier vers la ré-imagination d’un monde qui a terriblement mal tourné serait d’arrêter l’anéantissement de ceux qui ont une imagination différente – une imagination qui est hors du capitalisme comme du communisme. Une imagination qui a une conception complètement différente de ce qui constitue le bonheur et l’épanouissement. Pour obtenir cet espace philosophique, il est nécessaire de concéder de l’espace physique pour la survie de ceux qui peuvent ressembler aux gardiens de notre passé, mais qui seront peut-être vraiment les guides de notre avenir. Pour faire cela, nous devons interroger nos dirigeants: Pouvez-vous laisser l’eau dans les rivières? Les arbres dans la forêt? Pouvez-vous laisser le bauxite dans la montagne?

   S’ils disent qu’ils ne peuvent pas, alors peut-être doivent-ils arrêter de prôner la morale aux victimes de leurs guerres.

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