Le féminisme socialiste

Les courants philosophiques dans le mouvement féministe

Anuradha Ghandy

2006

5. Le féminisme socialiste

   Les femmes socialistes ou marxistes qui étaient actives dans la Nouvelle Gauche, dans le mouvement étudiant contre la guerre du Vietnam durant les années 1960 ont rejoint le mouvement de libération des femmes qui avait spontanément émergé. Influencées par les arguments féministes soulevées au sein du mouvement, elles ont soulevé des questions au sujet de leur propre rôle dans le vaste mouvement démocratique, et sur l’analyse de la question des femmes comme étant mis en avant par la Nouvelle Gauche (essentiellement de tendance gauchiste révisionniste trotskiste, critique de l’Union soviétique et de la Chine) dont elles faisaient partie. Bien qu’elles aient critiqué les socialistes et les communistes comme ignorant la question des femmes, contrairement à la tendance féministe radicale, elles n’ont pas rompu avec le mouvement socialiste, mais ont concentré leurs efforts sur la combinaison du marxisme avec les idées féministes radicales. Il y a eu un large spectre de pensées.

   À une extrémité du spectre se trouvait une section appelée féministes marxistes qui se différencient du féminisme socialiste parce qu’elles adhéraient plus étroitement à Marx, Engels, et aux écrits de Lénine, et ont concentré leur analyse sur l’exploitation des femmes dans l’économie politique capitaliste. À l’autre extrémité du spectre étaient celles qui ont mis l’accent sur la façon dont l’identité de genre est créée par les pratiques d’éducations des enfants. Elles ont mis l’accent sur les processus psychologiques et ont été influencées par Freud. Elles sont aussi appelées féministes psycho-analytiques. Le terme féministe est utilisé par chacune d’elles.

   Certaines féministes qui sont impliquées dans des études sérieuses et dans une activité politique avec une perspective marxiste se disent également féministes marxistes pour désigner à la fois leur différence des féministes socialistes et leur sérieux à propos de la question des femmes. Les féministes marxistes comme Mariarosa Dalla Costa et d’autres à partir d’un groupe féministe d’Italie ont fait une analyse théorique des travaux ménagers sous le capitalisme. Dalla Costa a analysé minutieusement le fait que par le travail domestique, les femmes deviennent des travailleuses et une marchandise.

   Ainsi, selon elles, il est erroné de considérer que seules les valeurs d’usages sont créées par le travail domestique. Le travail domestique produit également des valeurs d’échange – une force de travail. Lorsque la demande de salaire pour les travaux ménagers a surgi, Dalla Costa l’a soutenu comme une tactique pour permettre à la société de réaliser la valeur du travail domestique. Bien que la plupart ne soit pas d’accord avec la conclusion que le travail domestique crée de la plus-value, ni appuyé la demande de salaire pour les travaux ménagers, mais leurs analyses ont suscité beaucoup de discussions dans les milieux féministes et marxistes du monde entier et ont conduit à une prise de conscience de la façon dont les travaux ménagers servent le capital. La plupart des féministes socialistes ont critiqué cette demande mais elle a été longuement débattue. Initialement, la question du travail ménager (au début des années 70) était une partie importante de leurs discussions, mais après les années 1980, il est devenu clair qu’une grande proportion de femmes travaillaient à l’extérieur de la maison ou ont travaillé à l’extérieur de la maison une partie de leur vie.

   Aux États-Unis, au début des années 1980, 45 % de l’effectif total de la force de travail était constitué de femmes. Alors leur objet d’étude est devenu la situation des femmes dans la main-d’œuvre de leur pays. Les féministes socialistes ont analysé comment les femmes aux États-Unis ont été victimes de discrimination en terme d’emplois et de salaires. Elles ont documenté en détail la ségrégation des sexes dans les emplois (concentration des femmes dans certains types d’emplois qui sont à bas salaires). Ces études ont été utiles pour exposer la nature patriarcale du capitalisme. Mais l’objectif de cet article est uniquement de considérer la position théorique de l’oppression des femmes par le capitalisme, et c’est cela que nous analyserons. Nous allons présenter la position mise en avant par Heidi Hartmann dans un article bien diffusé et débattu, Le mariage malheureux du marxisme et du féminisme : Vers une plus grande union progressiste pour comprendre la position féministe socialiste de base.

   Selon Heidi Hartmann, le marxisme et le féminisme sont deux ensembles de systèmes d’analyse qui ont été mariées par un mariage malheureux parce que le marxisme, avec sa puissance analytique pour analyser le capital est dominant. Selon elle, alors que le marxisme procure une analyse du développement historique et du capital, il ne prend pas en compte les relations entre les hommes et les femmes Elle dit que les relations entre les hommes et les femmes sont aussi déterminées par un système qui est le patriarcat, et que les féministes ont analysé.

   Tant l’analyse matérialiste de l’histoire du marxisme que la compréhension du patriarcat comme une structure historique et sociale sont nécessaires pour comprendre le développement de la société capitaliste occidentale et la position des femmes en son sein, pour comprendre comment les relations entre les hommes et les femmes ont été créées et comment le patriarcat a façonné le cours du capitalisme. Elle est critique du marxisme sur la question des femmes. Elle dit que le marxisme a traité la question des femmes uniquement par rapport au système économique. Elle dit que les femmes sont considérées comme des travailleuses, et Engels pensait que la division sexuelle du travail serait détruite si les femmes entraient dans la production, et tous les aspects de la vie des femmes sont uniquement étudiés en fonction de la façon dont elles perpétuent le système capitaliste. Même l’étude sur les travaux ménagers traite de la relation des femmes au capital, mais pas aux hommes. Bien que les marxistes soient conscients des souffrances des femmes, ils ont porté leur attention sur la propriété privée et le capital comme source de l’oppression des femmes. Mais selon elle, les premiers marxistes ont omis de prendre en compte la différence dans l’expérience des hommes et des femmes sous le capitalisme et ont considéré le patriarcat comme un reliquat d’une période passée. Elle dit que le Capital et la propriété privée n’oppriment pas les femmes en tant que femmes ; donc leur abolition ne mettra pas un terme à l’oppression des femmes.

   Engels et d’autres marxistes n’ont pas analysé correctement le travail des femmes dans la famille. Elle demande qui profite du travail des femmes à la maison – pas seulement les capitalistes, mais les hommes aussi. Une approche matérialiste ne doit pas ignorer ce point crucial. Il en découle que les hommes ont un intérêt important dans la perpétuation de la subordination des femmes.

   En outre, son analyse a jugé que si le marxisme nous aide à comprendre la structure de la production capitaliste, sa structure opérationnelle et son idéologie dominante ses concepts d’armée de réserve, de travailleurs salariés, de classe sont aveugles au genre, car il ne fait aucune analyse pour savoir qui va occuper ces places vides, qui seront les travailleurs salariés, qui constituera l’armée de réserve, etc, etc. Pour le capitalisme, toute personne, sans distinction de sexe, de race, et de nationalité, peut les occuper. C’est ici, disent-elles, que la question des femmes en pâtit.

   Certaines féministes ont analysé le travail des femmes en utilisant la méthodologie marxiste, mais en l’adaptant. Juliet Mitchell par exemple analyse le travail des femmes dans le marché, son travail de reproduction, la sexualité et l’éducation des enfants. Selon elle, le travail de marché est une production, le reste est idéologique. Pour Mitchell, le patriarcat exploite dans le domaine de la reproduction, de la sexualité et de l’éducation des enfants. Elle a fait une étude psychanalytique sur la façon dont les personnalités basées sur le genre sont formées pour les hommes et femmes. Selon Mitchell, « nous avons affaire à deux entités autonomes qui sont : le mode économique du capitalisme et le mode idéologique du patriarcat. » Hartmann est en désaccord avec Mitchell parce qu’elle voit le patriarcat seulement comme idéologique et ne lui donne pas une base matérielle.

   Selon elle, la base matérielle du patriarcat est le contrôle des hommes sur la force de travail des femmes. Ils la contrôlent en refusant aux femmes l’accès aux ressources productives de la société (en lui refusant un emploi avec un salaire décent) et en limitant sa sexualité. Ce contrôle selon elle opère non seulement au sein de la famille mais aussi en dehors, sur le lieu de travail. Chez elle, elle sert le mari et au travail, elle sert le patron. Ici, il est important de noter que Hartmann ne fait aucune distinction entre les hommes des classes dirigeantes et les autres hommes. Hartmann conclut qu’il n’y a pas de patriarcat pur ni de capitalisme pur. La production et la reproduction sont combinées dans la société toute entière dans la façon dont elle est organisée et de fait, existe ce qu’elle appelle le capitalisme patriarcal.

   Selon elle, il y a un partenariat solide entre patriarcat et capitalisme. Elle estime que le marxisme a sous-estimé la force et la flexibilité du patriarcat et surestimé la force du capital. Le patriarcat s’adapte et le capital est flexible quand il rencontre des modes de production anciens et il les a adapté en fonction de ses besoins d’accumulation de capital. Le rôle des femmes dans le marché du travail et leur travail domestique sont déterminés par la division sexuelle du travail et le capitalisme l’a utilisé pour traiter les femmes comme des travailleurs secondaires et pour diviser la classe ouvrière.

   Certaines autres féministes socialistes ne sont pas d’accord avec la position de Hartmann selon laquelle il y aurait deux systèmes autonomes d’exploitation, l’un, le capitalisme dans le domaine de la production, et le second, le patriarcat dans le domaine de la reproduction et de l’idéologie, et elles appellent cela la théorie des systèmes doubles. Iris Young par exemple estime que le système double de Hartmann fait du patriarcat une sorte de phénomène universel qui existait avant le capitalisme et dans chaque société connue, ce qui est anti-historique et sujet à des préjugés culturels et raciaux. Iris Young et d’autres féministes socialistes soutiennent qu’il n’y a qu’un seul système qui est le patriarcat capitaliste.

   Selon Young, le concept qui peut aider à analyser cela clairement n’est pas la classe, car elle est aveugle au genre, mais la division du travail. Elle fait valoir que la division sexuée du travail est centrale, fondamentale à la structure des rapports de production. Une des plus influentes féministes socialistes récentes est Maria Mies (elle a également développé l’éco-féministe) qui se concentre également sur la division du travail – « La division hiérarchique du travail entre les hommes et les femmes et sa dynamique forment une partie intégrante des rapports de production dominants, c’est-à-dire des relations de classe d’une époque et d’une société particulière et des divisions nationales et internationales plus larges de travail. »

   Selon elle, une explication matérialiste nous oblige à analyser la nature des interactions des femmes et des hommes et à travers elle à construire leur nature humaine ou sociale. Dans ce contexte, elle reproche à Engels de ne pas considérer cet aspect. Dans chaque époque historique, la féminité et la masculinité sont définies différemment. Ainsi, jadis dans ce qu’elle appelle les sociétés matristiques, les femmes étaient importantes car elles étaient productives – elles étaient productrices actives de la vie. Sous les conditions capitalistes cela a changé et elles sont devenues femmes au foyer, vide de toutes les qualités créatives et productives. Les femmes comme productrices d’enfants et de lait, comme cueilleuses et agricultrices avaient une relation avec la nature qui était différente de celle des hommes. Les hommes étaient liés à la nature grâce aux outils. La suprématie des hommes ne venait pas d’une contribution économique supérieure, mais du fait qu’ils ont inventé des outils destructeurs à travers lesquels ils contrôlaient les femmes, la nature et les autres hommes. De plus, elle ajoute que ce fut sous l’économie pastorale que les relations patriarcales ont été établies. Les hommes ont appris le rôle de mâle par imprégnation. Leur monopole sur les armes et sur la connaissance du rôle de l’homme dans la reproduction ont conduit à des changements dans la division du travail. Les femmes étaient plus importantes en tant que cueilleuses d’aliments ou en tant que productrices, mais leur rôle était de nourrir les enfants. Ainsi, elle conclut que, « nous pouvons attribuer la division asymétrique du travail entre les hommes et les femmes à ce mode d’éviction de la production, ou plutôt à l’appropriation, qui est basée sur le monopole des hommes sur les moyens de coercition, c’est-à-dire sur les armes et la violence directe par des moyens par lesquels des relations permanentes d’exploitation et de domination entre les sexes ont été créés et maintenues ».

   Afin de respecter cela, la famille, l’État et la religion ont joué un rôle important. Bien que Mies dise que nous devrions rejeter le déterminisme biologique, elle tend également vers lui. Plusieurs de leurs propositions pour le changement social, comme celles des féministes radicales, sont orientés vers la transformation des relations homme-femme et vers la responsabilité de l’éducation des enfants. Selon elle, la préoccupation centrale des féministes socialistes est la liberté de reproduction. Cela signifie que les femmes doivent avoir le contrôle sur l’opportunité d’avoir des enfants et quand avoir des enfants.

   La liberté reproductive inclut le droit à de bonnes mesures de contrôle de naissances, au droit à l’avortement, aux centres de soins de jour, à un salaire décent qui permettrait de s’occuper des enfants, des soins médicaux et d’un logement. Elle comprend également la liberté de choix sexuel ; qui est le droit d’avoir des enfants en dehors de la norme socio-culturelle que les enfants ne peuvent venir au monde que dans une famille composée d’une femme et d’un homme. Les femmes en dehors de cette configuration devraient également être autorisées à avoir et à élever des enfants. Et l’éducation des enfants doit être transformée à long terme d’une tâche de femmes, à celle des hommes et des femmes. Les femmes ne devraient pas souffrir de l’absence d’enfants ou en raison d’une maternité obligatoire. Mais elles reconnaissent que pour garantir tout ce qui précède, la structure de la société salariale doit changer, le rôle des femmes doit changer, l’hétérosexualité obligatoire doit prendre fin, la garde des enfants doit devenir une entreprise collective et tout cela est impossible dans le système capitaliste. Le mode de production capitaliste doit être transformé, mais pas uniquement, les deux (également le mode de procréation) doivent être transformés ensemble.

   Parmi les écrivaines postérieures, une contribution importante est venue de Gerda Lerner. Dans son livre, La Création du Patriarcat, elle se lance dans une explication détaillée des origines du patriarcat. Elle soutient qu’il ne s’agit pas d’un processus historique qui aurait existé à un moment de l’histoire, en raison, non pas d’une seule cause, mais d’un processus qui a existé pendant plus de 2500 ans, d’environ -3100 à -600. Elle affirme qu’Engels dans son travail de pionnier a fait d’importantes contributions à notre compréhension de la position des femmes dans la société et dans l’histoire. Il a défini les grandes questions théoriques pour les cent prochaines années. Il a fait des propositions concernant l’historicité de la subordination des femmes, mais il a été incapable de justifier ses propositions. Elle conclut de son étude des sociétés et États antiques, qu’ils étaient l’appropriation de la capacité sexuelle et reproductive des femmes par les hommes qui étaient à la base de la propriété privée ; cela a précédé la propriété privée. Les premiers États (Mésopotamie et Égypte) ont été organisés sous la forme de patriarcat.

   D’anciens codes de lois ont institutionnalisé la subordination sexuelle des femmes (et le contrôle des hommes sur la famille) et l’esclavage, et cela a été appliqué à l’aide de la puissance de l’État. Cela a été fait par la force, la dépendance économique des femmes et des privilèges de classe accordés aux femmes des classes supérieures. À partir de son étude de la Mésopotamie et d’autres anciens États, elle retrace comment les idées, les symboles et les métaphores ont été développés à travers lesquels les relations patriarcales sexe / genre ont été incorporées dans la civilisation occidentale. Les hommes ont appris comment dominer d’autres sociétés en dominant leurs propres femmes. Mais les femmes ont continué à jouer un rôle important en tant que prêtresses, guérisseuses, etc. comme on le voit au travers du culte des déesses. Et ce ne fut que plus tard que la dévaluation des femmes eut également lieu dans la religion. Les féministes socialistes utilisent des termes comme marxistes mécaniques, marxistes traditionnels ou marxistes économistes pour ceux qui défendent la théorie marxiste en se concentrant sur l’étude et l’analyse de l’économie capitaliste et de la politique en les différenciant. Elles critiquent tous les marxistes pour ne pas considérer la lutte contre l’oppression des femmes comme l’aspect central de la lutte contre le capitalisme. Selon elles, organiser des femmes (projets d’organisation féministe) doit être considéré comme un travail politique socialiste et l’activité politique socialiste doit avoir un aspect féministe à côté.

La stratégie socialiste-féministe pour la libération des femmes

   Après avoir retracé l’histoire de la relation entre le mouvement de gauche et le mouvement féministe aux États-Unis, une histoire où ils ont marché séparément, Hartmann croit fermement que la lutte contre le capitalisme ne peut être couronnée de succès sans que les questions féministes ne soient également reprises. Elle met en avant une stratégie dans laquelle elle affirme que la lutte pour le socialisme doit être une alliance avec des groupes ayant des intérêts différents (par exemple les intérêts des femmes sont différents des intérêts de la classe ouvrière en général) et d’autre part, elle dit que les femmes ne doivent pas faire confiance aux hommes pour les libérer après la révolution. Les femmes doivent avoir leur propre organisation séparée et leur propre base de pouvoir. Young aussi soutient la formation de groupes autonomes de femmes, mais pense qu’il n’y a pas de questions concernant les femmes qui ne comportent pas également d’attaques contre le capitalisme.

   En ce qui concerne sa stratégie, elle déclare qu’il n’y a pas besoin d’un parti d’avant-garde pour mener à bien une révolution et que les groupes de femmes doivent être indépendants de l’organisation socialiste. Jagger l’exprime clairement en écrivant que « le but du féminisme socialiste est de renverser tout l’ordre social de ce que certains appellent le patriarcat capitaliste dans lequel les femmes souffrent d’aliénation dans chaque aspect de leur vie. La stratégie socialiste féministe est de soutenir certaines organisations socialistes « mixtes ». Mais aussi de former des groupes de femmes indépendants et, finalement, un mouvement des femmes indépendant engagé avec autant de dévouement à la destruction du capitalisme qu’à la destruction de la domination masculine. Le mouvement des femmes se joindra à des coalitions avec d’autres mouvements révolutionnaires, mais il ne renoncera pas à son indépendance organisationnelle. »

   Elles ont développé une agitation et une propagande sur les questions de l’anti-capitalisme et contre la domination masculine. Puisqu’elles identifient le mode de reproduction (la procréation, etc.) comme base de l’oppression des femmes, elles l’ont inclus dans le concept marxiste de la base de la société. Donc, elles croient que la plupart des luttes menées, comme la lutte contre le viol, le harcèlement sexuel, pour l’avortement libre, sont à la fois anti-capitalistes et un défi à la domination masculine. Elles ont soutenu les efforts pour le développement de la culture des femmes qui encourage l’esprit collectif. Elles soutiennent également les efforts pour bâtir des institutions alternatives, comme des établissements de soins de santé et encouragent la vie en communauté ou pour d’autres formes d’arrangement à mi-chemin. En cela, elles sont proches des féministes radicales. Mais contrairement aux féministes radicales dont le but est que ces institutions puissent permettre aux femmes de changer la culture patriarcale blanche en leur propre paradis, les féministes socialistes ne croient pas qu’une telle retraite soit possible dans le cadre du capitalisme. En bref, les féministes socialistes voient cela comme un moyen d’organiser et d’aider les femmes, tandis que les féministes radicales voient cela comme un objectif pour se séparer complètement des hommes. Les féministes socialistes, comme les féministes radicales, estiment que les efforts visant à changer la structure de la famille, qui est ce qu’elles appellent la pierre angulaire de l’oppression des femmes, doit commencer dès maintenant. Donc, elles ont encouragé la vie en communauté, ou des arrangements à mi-chemin où les gens essaient de surmonter la division entre les genres dans le partage du travail, les soins des enfants, où les lesbiennes et les hétérosexuelles peuvent vivre ensemble.

   Bien qu’elles soient conscientes que ceci est seulement partiel, et que le succès ne peut être atteint dans une société capitaliste, elles estiment qu’il est important de faire cet effort. Les féministes radicales affirment que de tels arrangements permettent de « vivre la révolution. » Cela signifie que cet acte serait la révolution elle-même. Les féministes socialistes sont conscientes que la transformation ne viendra pas lentement, qu’il y aura des périodes de bouleversement, mais que ceux-ci sont des préparations.

   Donc, cela est leur priorité. Aussi bien féministes radicales que féministes socialistes ont subi de fortes attaques des femmes noires pour avoir essentiellement ignoré la situation des femmes noires et pour avoir concentré toute leur analyse sur la situation des femmes blanches de la classe moyenne et de théoriser en partant de là. Par exemple, Joseph, souligne que la condition des femmes esclaves noires n’a jamais été considérée comme « féminine ». Dans les champs et les plantations, dans le travail et dans les punitions, elles ont été traitées de la même manière que les hommes. La famille noire n’a jamais pu se stabiliser dans les conditions de l’esclavage et les hommes noirs étaient à peine en état de dominer leurs femmes, vu qu’ils étaient déjà esclaves. Aussi plus tard, les femmes noires ont eu à travailler pour gagner leur vie et beaucoup d’entre elles ont été domestiques dans de riches maisons blanches. Le harcèlement auquel elles ont été confronté, les longues heures de travail, ont très fortement différencié leurs expériences de celles des femmes blanches. Par conséquent, elles ne sont pas d’accord avec les concepts faisant de la famille la source de l’oppression (pour les Noirs, elle était une source de résistance au racisme), sur la dépendance des femmes envers les hommes (les femmes noires peuvent difficilement être dépendantes des hommes noirs étant donné les taux élevés de chômage parmi eux) et le rôle de la reproduction des femmes (elles ont reproduit le travail et les enfants blancs par le biais de leur emploi de domestique dans les maisons blanches). Le racisme est une situation omniprésente pour elles, et cela les pousse à préférer s’allier avec des hommes noirs plutôt qu’avec des femmes blanches. Ensuite, elle soutient que les femmes blanches ont elles-mêmes été impliquées dans la perpétuation du racisme et elles devraient se questionner là-dessus. Initialement les femmes noires ne participaient que peu au mouvement féministe des années 1980, puis lentement un mouvement féministe noir s’est développé en tentant de combiner la lutte contre la domination masculine avec la lutte contre le racisme et le capitalisme. Ces critiques et d’autres similaires, venant des femmes d’autres pays du tiers monde ont donné lieu à une tendance au sein du féminisme appelé le féminisme mondial (global feminism). Dans ce contexte, le post-modernisme a également gagné une partie des féministes.

Critique

   Fondamentalement, si nous voyons les principaux écrits théoriques des féministes socialistes, nous pouvons voir qu’elles ont essayé de combiner la théorie marxiste avec la théorie féministe radicale en cherchant à prouver que l’oppression des femmes est la force centrale et mobilisatrice de la lutte au sein de la société. Les écrits théoriques ont été principalement écrits en Europe et aux États-Unis et ils sont concentrés sur la situation dans la société capitaliste avancée. Toute leur analyse est liée au capitalisme dans leur pays. Même leur compréhension du marxisme est limitée à l’étude de la dialectique d’une économie capitaliste.

   Il y a une tendance à universaliser l’expérience et la structure des pays capitalistes avancés au monde entier. Par exemple, en Asie du Sud et en Chine qui ont eu une longue période féodale, nous voyons que l’oppression des femmes dans cette période a été beaucoup plus sévère. La perspective maoïste sur la question des femmes en Inde identifie également le patriarcat comme une institution qui a été la cause de l’oppression des femmes dans la société de classes. Mais il ne l’identifie pas comme un système séparé avec ses propres lois. La compréhension est que le patriarcat prend un contenu et des formes différents selon les sociétés en fonction de leur niveau de développement, de l’histoire et de l’état spécifique de cette société en particulier ; il a été et est utilisé par les classes dominantes pour servir leurs intérêts. Par conséquent, il n’y a pas d’ennemi séparé pour le patriarcat.

   Les mêmes classes dirigeantes, qu’elles soient impérialistes, capitalistes, féodales ainsi que l’État qu’elles contrôlent, sont les ennemis des femmes, parce qu’elles maintiennent et perpétuent la famille patriarcale, la discrimination sexuelle et l’idéologie patriarcale au sein de cette société. Elles obtiennent le soutien d’hommes ordinaires qu’elles imbibent des idées patriarcales, qui sont les idées des classes au pouvoir et qui oppriment les femmes. Mais la position d’hommes ordinaires et celle des classes dirigeantes ne peut être comparée. Les féministes socialistes, en insistant sur la reproduction, sous-estiment l’importance du rôle des femmes dans la production sociale. La question cruciale est que sans les femmes, qui auraient le contrôle sur les moyens de production et sur les moyens de produire des biens et de la richesse, comment la subordination des femmes pourra-t-elle finir un jour ?

   Ceci est non seulement une question économique, mais aussi une question de pouvoir, une question politique.

   Bien que cela puisse être considéré dans le contexte de la division sexiste du travail, dans la pratique, elles mettent l’accent sur les relations au sein de la famille hétérosexuelle et sur l’idéologie du patriarcat. D’autre part, la perspective marxiste souligne le rôle des femmes dans la production sociale et le fait qu’elles ne jouent pas un rôle important dans la production sociale a été la base pour sa subordination dans la société de classes. Nous sommes donc préoccupés par la façon dont la division du travail, les relations entre les moyens de production et le travail lui-même dans une société donnée est organisé pour comprendre comment les classes dirigeantes exploitent les femmes, les contraignent à la subordination. Les normes et les règles patriarcales ont contribué à intensifier l’exploitation des femmes et à réduire la valeur de leur travail.

   Soutenant l’argument de Firestone, les féministes socialistes insistent sur le rôle des femmes dans la reproduction pour construire la totalité de leur argumentation. Elles prennent la citation suivante d’Engels : « Selon la conception matérialiste, le facteur déterminant, en dernier ressort, dans l’histoire, c’est la production et la reproduction de la vie immédiate. Mais, à son tour, cette production a une double nature. D’une part, la production de moyens d’existence, d’objets servant à la nourriture, à l’habillement, au logement, et des outils qu’ils nécessitent ; d’autre part, la production des hommes mêmes, la propagation de l’espèce. Les institutions sociales sous lesquelles vivent les hommes d’une certaine époque historique et d’un certain pays sont déterminées par ces deux sortes de production. » (L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État)

   Sur la base de cette citation, elles font remarquer que, dans leur analyse et étude, elles se concentrent sur la production en ignorant totalement la reproduction. La citation d’Engels donne le cadre de base d’une formation sociale. Le matérialisme historique, notre étude de l’histoire, explicite que tout aspect ne peut pas être isolé ou même compris sans prendre en compte l’autre. Le fait que dans l’histoire, les femmes ont joué un rôle important dans la production sociale, et l’ignorer pour affirmer que le rôle des femmes dans la sphère de la reproduction est l’aspect central, et qu’il devrait être leur principal objectif, est une manière d’accepter l’argument des classes patriarcales dirigeantes que le rôle social des femmes dans la reproduction est le plus important et qu’aucun autre ne l’est.

   Les féministes socialistes déforment et vident de son sens le concept de base et de superstructure dans leur analyse. Firestone dit que (ainsi que le font les féministes socialistes comme Hartmann) la reproduction est une partie de la base. Il en résulte que toutes les relations sociales qui s’y rattachent doivent être considérées comme faisant partie de la base – la famille, les autres relations hommes-femmes, etc. Si toutes les relations économiques et les relations de procréation font partie de la base, le concept de base devient tellement large qu’il perd complètement sa signification et qu’il ne peut pas être l’outil analytique qu’il doit être.

   La division sexuelle du travail a été un outil utile pour analyser l’impact du patriarcat sur la structure économique des différentes sociétés. Mais les féministes socialistes qui mettent en avant le concept de la division sexuelle du travail comme étant plus utile que la propriété privée, obscurcissent historiquement et analytiquement l’idée. La première division du travail était entre les hommes et les femmes. Et cela était dû à des causes naturelles ou biologiques – le rôle des femmes dans le fait de porter les enfants. Mais cela ne signifie pas l’inégalité entre eux – la domination d’un sexe sur l’autre.

   La contribution des femmes dans la survie du groupe était très importante – la cueillette, qu’elles faisaient, la découverte de la culture de plantes, la domestication des animaux étaient essentielles pour la survie et le progrès du groupe. En même temps, la division du travail n’était pas encore fondée sur le sexe. L’invention de nouveaux outils, les connaissances relatives à la domestication des animaux, à la poterie, au travail du métal, à l’agriculture, tout cela a contribué à rendre plus complexe la division du travail.

   Tout cela doit être compris dans le contexte de l’ensemble de la société et de sa structure – du développement de structures claniques et tribales, d’interaction et d’affrontements avec d’autres groupes et de contrôle sur les moyens de production qui ont été mis au point. C’est avec la génération de surplus, avec les guerres et l’asservissement d’autres groupes qui pouvaient être contraints au travail, que le processus de retrait des femmes de la production sociale semble avoir commencé. Cela a conduit à la concentration des moyens de production et du surplus dans les mains des chefs de clan ou chefs de tribu, qui a commencé à être la manifestation de la domination masculine. Que ce contrôle des moyens de production soit resté communal dans sa forme, ou qu’il se soit développé sous la forme de la propriété privée, cela a dans tous les cas mené en partie ou complètement à la formation de classes dans les différentes sociétés. Nous devons étudier les faits particuliers des sociétés spécifiques. Partant des informations disponibles à son époque, Engels a retracé le processus en Europe occidentale dans les temps anciens, et c’est à nous de retracer ce processus dans nos sociétés respectives. L’institutionnalisation à part entière du patriarcat ne pouvait venir que plus tard, c’est à dire que la défense ou la justification idéologique du retrait des femmes de la production sociale et de leur rôle comme étant limité à la reproduction dans des relations monogames, ne pouvait venir qu’après le plein développement de la société de classe et l’émergence de l’État.

   Donc le simple fait qu’il y ait une division sexuelle du travail n’explique pas l’inégalité. Affirmer que la division sexuelle du travail est la base de l’oppression des femmes plutôt que de classe pose encore une question. Si nous ne trouvons pas les raisons sociales et matérielles pour l’inégalité, nous sommes forcés d’accepter l’argument selon lequel les hommes ont un besoin inné de pouvoir et de domination. Un tel argument est voué à l’échec parce que cela signifie qu’il est inutile de lutter pour l’égalité. Elle ne pourra jamais être réalisée. La tâche de procréer par elle-même ne peut pas être la raison de cette inégalité non plus, car, comme nous l’avons dit plus tôt, c’était un rôle qui était salué et glorifié dans la société primitive. D’autres raisons matérielles, que les féministes radicales et socialistes n’ont pas étudiées, doivent en être la cause. Dans leur idéologie, les féministes socialistes ont fait des analyses détaillées exposant la culture patriarcale dans leur société, par exemple, le mythe de la maternité.

   Mais l’accent mis unilatéralement par certaines d’entre elles qui se concentrent uniquement sur les facteurs idéologiques et psychologiques, leur fait perdre de vue la structure socio-économique plus large sur laquelle sont basées cette idéologie et cette psychologie. Sur les questions d’organisation, les féministes socialistes sont à la traîne des féministes radicales et anarcha-féministes. Elles ont clairement défini leur stratégie, mais ce n’est pas une stratégie pour la révolution socialiste. C’est une stratégie complètement réformiste parce qu’elle ne traite pas de la question de savoir comment le socialisme peut être mis en place. Si, comme elles le croient, les partis socialistes / communistes ne devraient pas la mener, alors les groupes de femmes doivent donner naissance à une stratégie sur la façon dont elles veulent renverser les hommes de la bourgeoisie monopoliste. Elles limitent leurs activités pratiques à l’organisation de petits groupes, la construction de communautés alternatives, à la propagande générale et à la mobilisation autour de revendications spécifiques. Ceci est une forme de pratique économiste. Ces activités en elles-mêmes sont utiles pour organiser les gens à la base, mais ce n’est pas suffisant pour renverser le capitalisme et pour faire avancer le processus de la libération des femmes. Cela implique un important travail d’organisation impliquant la confrontation avec l’Etat – avec ses forces de renseignements et sa force armée.

   Les féministes socialistes ont laissé cette question de côté, et l’ont laissé aux partis révisionnistes et révolutionnaires qu’elles critiquent. Ainsi l’ensemble de leur orientation est réformiste, visant à entreprendre l’organisation et une propagande limitée dans le système actuel. Un grand nombre des théoriciennes de la tendance féministe radicale et féministe socialiste ont été absorbées dans des emplois bien rémunérés de la classe moyenne, en particulier dans les universités et facultés et cela se reflète dans l’élitisme qui s’est glissé dans leurs écrits et leur distance par rapport au mouvement de masse. Cela se reflète également dans le domaine de la théorie. Une féministe marxiste a écrit : « Dans les années 1980, beaucoup de féministes socialistes et marxistes qui travaillaient dans ou près des universités et des facultés avaient non seulement été complètement intégrées dans la classe moyenne professionnelle, mais avaient également abandonné l’analyse de classe et le matérialisme historique… »

flechesommaire2   flechedroite