9. Centralisme organique, centralisme démocratique, discipline

Notes sur Machiavel, sur la politique et sur le Prince moderne

Antonio Gramsci

9. Centralisme organique, centralisme démocratique, discipline

   Comment doit-on comprendre la discipline, si l’on veut signifier par ce terme un rapport continuel et permanent entre gouvernés et gouvernants, réalisant une volonté collective ? Certainement pas comme une acceptation passive et paresseuse des ordres, comme l’exécution mécanique d’une consigne (ce qui sera pourtant nécessaire dans certaines occasions, au cours d’une action déjà décidée et commencée par exem­ple), mais comme une assimilation consciente et lucide de la directive à réaliser. La discipline n’annihile donc pas la personnalité au sens organique, elle limite seule­ment l’arbitraire et l’impulsivité irresponsables, pour ne pas parler de la vanité qui consiste à se mettre en avant. Il en va de même, si l’on y réfléchit, du concept de « pré­destination » propre à quelques courants du christianisme qui n’annihile pas ce qu’on appelle « libre arbitre » dans la conception catholique, puisque l’individu accepte « vo­lontairement » le vouloir divin (c’est ainsi que Manzoni pose le problème dans la Pentecôte auquel, il est vrai, il ne pourrait pas s’opposer, mais auquel il collabore ou non de toutes ses forces morales. La discipline n’annihile donc ni la personnalité, ni la liberté : la question de « la personnalité et de la liberté » ne se pose pas pour le fait de la discipline; elle se pose au niveau de l’ « origine du pouvoir qui com­mande la disci­pline ». Si cette origine est « démocratique », c’est-à-dire si l’auto­rité est une fonc­tion technique spécialisée et non pas un « arbitraire » ou une obligation extrinsèque et extérieure, la discipline est un élément nécessaire de l’ordre démocra­tique, de la liberté. Il faut dire fonction technique spécialisée lorsque l’autorité est exercée dans un groupe socialement (ou nationalement) homogène ; quand elle est exercée par un groupe sur un autre groupe, la discipline sera autonomie et liberté pour le premier groupe, mais pas pour le second.

   Dans le cas d’une action commencée ou même déjà décidée (sans qu’on ait le temps de remettre utilement en discussion la décision), la discipline peut aussi sem­bler extrinsèque et autoritaire. Mais elle est alors justifiée par d’autres éléments. Il s’agit d’une observation de sens commun : une décision (orientation) partiellement faus­se peut faire moins de mal qu’une désobéissance même justifiée par des raisons géné­rales, puisqu’aux dommages partiels de l’orientation partiellement fausse s’ajou­tent d’autres dommages provoqués par la désobéissance et par la multiplication des orientations (cela s’est souvent vérifié dans les guerres, lorsque des généraux n’ont pas obéi à des ordres partiellement erronés ou dangereux, en provoquant des catas­trophes pires et souvent irrémédiables).

(P.P., pp. 65-66, et G.q. 14, § 48, pp. 1706-1707.)

[1932-1933]

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