Discours sur la dissolution de l’Assemblée constituante prononcé à la séance du Comité exécutif central du 6 (19) janvier 1918

Discours sur la dissolution de l’Assemblée constituante prononcé à la séance du Comité exécutif central du 6 (19) janvier 1918

Lénine

   Paru dans la « Pravda » n° 6, 22 (9) janvier 1918

   Camarades, le conflit entre le pouvoir des Soviets et l’Assemblée constituante a été préparé par toute l’histoire de la révolution russe, qui a dû faire face à des tâches sans précédent imposées par la transformation socialiste de la société. Après les événements de 1905, il était hors de doute que le tsarisme vivait ses derniers jours et n’a réussi à se tirer de l’abîme que grâce au retard et à l’ignorance des campagnes. La révolution de 1917 s’est produite dans des circonstances particulières : d’une part, le parti impérialiste bourgeois s’était transformé, par la force des événements, en parti républicain ; d’autre part, il était apparu des organisations démocratiques, les Soviets, créées pour la première fois en 1905, car, déjà à cette époque, les socialistes avaient compris que l’organisation de ces Soviets inaugurait quelque chose de grand, de nouveau, d’inconnu jusqu’alors dans l’histoire des révolutions. Les Soviets, que le peuple a su créer de sa seule initiative, sont une forme de démocratie sans équivalent dans aucun autre pays.

   La révolution a mis deux forces au premier plan : l’union des masses pour renverser le tsarisme et l’organisation du peuple travailleur. Quand j’entends les adversaires de la Révolution d’Octobre crier à la chimère et à l’utopie des idées du socialisme, je leur pose habituellement une question simple et claire : que représentent les Soviets ? Qu’est-ce qui a provoqué l’apparition de ces institutions populaires, inconnues jusqu’ici dans l’histoire des révolutions ? A cette question aussi, je n’ai reçu et ne pouvais recevoir de qui que ce soit une réponse précise. Défenseurs routiniers du régime bourgeois, ils sont amenés à combattre ces puissantes organisations, dont l’apparition n’a encore jamais été observée dans aucune révolution au monde. Quiconque lutte contre les grands propriétaires fonciers va aux Soviets des députés paysans. Les Soviets comprennent tous ceux qui, ne voulant pas rester inactifs, suivent la voie du travail créateur. Ils ont couvert de leur réseau tout le pays ; et plus ce réseau des Soviets populaires sera serré, moins l’exploitation des représentants du peuple travailleur sera possible, car l’existence des Soviets est incompatible avec l’épanouissement du régime bourgeois : là est l’origine de toutes ces contradictions des représentants de la bourgeoisie qui mènent la lutte contre nos Soviets exclusivement au nom de leurs propres intérêts.

   Le passage du capitalisme au régime socialiste s’accompagne d’une lutte longue et tenace. Après avoir renversé le tsarisme, la Révolution russe devait constamment aller de l’avant, sans se limiter à la victoire de la révolution bourgeoise, car la guerre et les calamités sans précédent qu’elle a causées aux peuples exténués ont créé un terrain propice à l’explosion de la révolution sociale. C’est pourquoi rien n’est plus ridicule que de dire que le développement ultérieur de la révolution, la révolte ultérieure des masses ont été provoqués par tel ou tel parti, par telle ou telle personnalité ou, comme ils le proclament, par la volonté d’un « dictateur ». L’incendie de la révolution s’est embrasé exclusivement en raison des souffrances incroyables de la Russie et de l’ensemble des conditions créées par la guerre, qui a placé de façon brutale et décisive le peuple travailleur devant cette alternative : ou bien faire un pas hardi, décidé et intrépide, ou bien périr, mourir de faim.

   Et la flamme révolutionnaire s’est manifestée par la création des Soviets, ce rempart de la révolution des travailleurs. Le peuple russe d’un bond gigantesque est passé du tsarisme aux Soviets. C’est un fait irréfutable et sans aucun précédent. Et tandis que les parlements bourgeois de tous les pays et de tous les Etats, prisonniers du cadre du capitalisme et de la propriété, n’ont jamais et nulle part apporté le moindre soutien au mouvement révolutionnaire, les Soviets, attisant l’incendie de la révolution, dictent au peuple cet ordre impératif : lutte, prends tout en main et organise-toi. Il est hors de doute que, dans le cours du développement de la révolution, développement dû à la force des Soviets, il y aura toutes sortes d’erreurs et d’échecs. Mais ce n’est un secret pour personne que tout mouvement révolutionnaire s’accompagne constamment de manifestations temporaires de chaos, de marasme économique et de désordres. La société bourgeoise, c’est toujours la guerre, c’est toujours le carnage ; et ceci a provoqué et aggravé le conflit entre l’Assemblée constituante et les Soviets ; et tous ceux qui nous reprochent de « disperser » aujourd’hui l’Assemblée constituante après l’avoir naguère défendue n’ont pas un grain de bon sens et ne font que des phrases pompeuses et vides. Car, naguère, comparée au tsarisme et à la république de Kérenski, l’Assemblée constituante valait mieux pour nous que leurs fameux organismes du pouvoir ; mais, à mesure que naissaient les Soviets, ceux-ci, bien entendu, en tant qu’organisations révolutionnaires du peuple tout entier, devenaient incomparablement supérieurs à tous les parlements du monde ; ce que je soulignais déjà en avril. En détruisant radicalement la propriété bourgeoise et foncière, en favorisant la révolution définitive qui balaie tous les vestiges du régime bourgeois, les Soviets nous ont poussés sur la voie qui a conduit le peuple à édifier sa propre vie. Nous nous sommes déjà attelés à cette grande œuvre d’édification, et nous avons bien fait. Il est hors de doute que la révolution socialiste ne peut être présentée d’un seul coup au peuple sous un aspect bien net, bien lisse, irréprochable ; elle ne peut pas ne pas s’accompagner de la guerre civile et de manifestations de sabotage et de résistance. Ceux qui veulent vous prouver le contraire sont ou bien des menteurs, ou bien des maniaques qui vivent dans du coton. (Vifs applaudissements.) Les événements du 20 avril, jour où le peuple est intervenu seul, de sa propre initiative, sans ordres quels qu’ils fussent émanant de «dictateurs» ou de partis, contre le gouvernement de conciliation, ont montré dès cette date toute la faiblesse et l’inconsistance des fondements de la bourgeoisie. Les masses ont senti leur force et, pour leur complaire, on a commencé ce célèbre chassé-croisé ministériel qui avait pour but de tromper le peuple ; mais celui-ci eut tôt fait de voir clair dans ce jeu, surtout après que Kérenski, les poches bourrées d’accords secrets de brigandage avec les impérialistes, eut lancé l’offensive. Toute l’activité des conciliateurs apparut peu à peu clairement au peuple trompé, qui commençait à perdre patience ; et le résultat de tout cela, ce fuit la Révolution d’Octobre. Le peuple s’est instruit à ses dépens, à travers les tortures, les exécutions, les fusillades en masse, et c’est en vain que les bourreaux cherchent à le convaincre que les bolchéviks ou je ne sais quels «dictateurs» sont responsables du soulèvement des travailleurs. C’est ce que prouve la scission au sein des masses populaires, dans les congrès, les assemblées, les conférences, etc. Le peuple, jusqu’ici, n’a pas encore fini de s’assimiler la Révolution d’Octobre. Cette révolution a montré dans les faits comment le peuple doit procéder pour prendre possession de la terre et comment il doit faire passer les richesses naturelles, les moyens de transport et les moyens de production aux mains de l’Etat ouvrier et paysan. Tout le pouvoir aux Soviets, avons-nous dit ; et c’est pour cela que nous luttons. Le peuple voulait convoquer l’Assemblée constituante, nous l’avons convoquée. Mais il a tout de suite senti ce qu’elle était, la fameuse Assemblée constituante. Et aujourd’hui, nous avons exécuté la volonté du peuple, volonté qui proclame : tout le pouvoir aux Soviets. Quant aux saboteurs, nous les briserons. Quand je suis passé de la vie bouillonnante de Smolny au Palais de Tauride j’ai eu l’impression de me trouver parmi des cadavres et des momies desséchées. Usant de tous les moyens existants pour lutter contre le socialisme, recourant à la violence, au sabotage, ces hommes ont transformé jusqu’à la grande fierté de l’humanité – la connaissance – en un instrument d’exploitation du peuple travailleur ; et bien que, par ce moyen, ils aient quelque peu entravé la marche vers la révolution socialiste, ils n’ont cependant pas réussi à saper celle-ci et ils n’y réussiront jamais. Car, doués d’une grande puissance, les Soviets ont commencé à détruire les fondements périmés du régime bourgeois, non pas comme de grands seigneurs, mais à la manière des prolétaires, des paysans.

   Et la remise de tout le pouvoir à l’Assemblée constituante n’est autre chose que la politique de conciliation avec la néfaste bourgeoisie. Les Soviets de Russie placent les intérêts des masses laborieuses bien au-dessus des intérêts de la perfide politique de conciliation, parée de vêtements nouveaux. Il s’exhalait une odeur de vieillerie, de suranné, de moisi, des discours de Tchernov et de Tsérétéli, ces hommes qui ont fait leur temps et qui continuent comme auparavant à réclamer dans leurs écœurantes litanies la fin de la guerre civile. Mais tant qu’il existera un Kalédine et que le mot d’ordre : Tout le pouvoir à l’Assemblée constituante ! dissimulera le mot d’ordre : A bas le pouvoir des Soviets ! nous n’échapperons pas à la guerre civile, car pour rien au monde nous n’abdiquerons le pouvoir des Soviets ! (Vifs applaudissements.) Et quand l’Assemblée constituante a de nouveau affirmé son intention d’ajourner l’étude de toutes les questions et de toutes les tâches urgentes, venues à maturité, que les Soviets lui ont soumises, nous avons répondu à ces gens qu’ils ne saurait y avoir une minute de retard. Et, par la volonté du pouvoir des Soviets, l’Assemblée constituante, qui n’a pas reconnu le pouvoir du peuple, est dissoute. Les Riabouchinski ont perdu leur mise, et leur résistance ne fera qu’aggraver la guerre civile, en en provoquant une nouvelle explosion.

   L’Assemblée constituante est dissoute et la République révolutionnaire des Soviets triomphera quoi qu’il advienne. (Vifs applaudissements qui tournent en ovation)

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