Une question de tactique

Une question de tactique

Rosa Luxemburg

   Leipziger Volkszeitung, 6 juillet 1899

   L’entrée de Millerand dans le cabinet Waldeck-Rousseau mérite d’être étudiée au point de vue de la tactique et des principes, aussi bien par les socialistes français que par les socialistes étrangers. La participation active des socialistes à un gouvernement bourgeois est, en tout cas, un phénomène qui dépasse le cadre de l’activité habituelle du socialisme. S’agit-il ici d’une forme d’activité aussi justifiée et aussi opportune pour les intérêts du prolétariat que, par exemple, l’activité au parlement ou au conseil municipal ou, au contraire, d’une rupture avec les principes et la tactique socialistes ? Ou bien encore la participation des socialistes au gouvernement bourgeois n’est-elle qu’un cas exceptionnel, admissible et nécessaire sous certaines conditions, condamnable et même néfaste dans d’autres ?

   Au point de vue de la conception opportuniste du socialisme telle qu’elle s’est manifesté ces derniers temps dans notre parti et particulièrement dans les théories de Bernstein – c’est-à-dire au point de vue de l’introduction progressive du socialisme dans la société bourgeoise – l’entrée d’éléments socialistes au gouvernement doit sembler aussi souhaitable que naturelle. Si, d’une part, l’on arrive à faire pénétrer progressivement, par petites doses, le socialisme dans la société capitaliste et si l’Etat capitaliste arrive, peu à peu, à se transformer de lui-même en Etat socialiste, l’admission, de plus en plus large, de socialistes au sein du gouvernement bourgeois serait même une conséquence toute naturelle du développement progressif des Etats bourgeois, qui correspondrait entièrement à leur prétendue évolution vers une majorité socialiste dans les corps législatifs.

   Si donc la participation ministérielle de Millerand s’accorde ainsi avec la théorie opportuniste, elle ne répond pas moins à la pratique opportuniste. Etant donné que l’obtention de résultats immédiats et tangibles, par n’importe quels moyens, constitue la ligne directrice de cette pratique, l’entrée d’un socialiste au gouvernement bourgeois doit apparaître aux « politiques pratiques » comme un succès inappréciable. En effet, que ne saurait réaliser un ministre socialiste en fait de petites améliorations, d’adoucissements et de raccommodage social de toute sorte !

   Si, par contre, on part du point de vue que l’introduction du socialisme ne peut être envisagée qu’après la ruine de l’ordre capitaliste, et que l’activité socialiste se réduit présentement à la préparation objective et subjective de ce moment au moyen de la lutte de classes, la question se pose autrement. Certes, il est évident que la social-démocratie, pour mener une action effective, doit occuper toutes les positions accessibles dans l’Etat actuel et qu’elle doit gagner du terrain partout. Mais à une condition : c’est que ces positions permettent de mener la lutte de classes – la lutte contre la bourgeoisie et son Etat.

   Or, à ce point de vue, il y a une différence essentielle entre les corps législatifs et le gouvernement d’un Etat bourgeois. Lorsque, au parlement, les élus ouvriers ne réussissent pas à faire triompher leurs revendications, ils peuvent, tout au moins, continuer la lutte en persistant dans une attitude d’opposition. Le gouvernement, par contre, qui a pour tâche l’exécution des lois, l’action, n’a pas de place, dans ses cadres, pour une opposition de principes ; il doit agir constamment et par chacun de ses organes ; il doit, par conséquent, même lorsqu’il est formé de membres de différents partis, comme le sont en France depuis quelques années les ministères mixtes, avoir constamment une base de principes communs qui lui donne la possibilité d’agir, c’est-à-dire la base de l’ordre existant, autrement dit, la base de l’Etat bourgeois. Le représentant le plus extrême du radicalisme bourgeois peut en somme gouverner côté à côté avec le plus réactionnaire des conservateurs. Un adversaire principiel du régime existant se trouve par contre devant l’alternative suivante : ou bien faire à chaque instant de l’opposition à la majorité bourgeoise dans le gouvernement, c’est-à-dire de ne pas être en fait un membre actif du gouvernement, ce qui créerait évidemment une position intenable aboutissant à écarter le membre socialiste du gouvernement ; ou bien collaborer, s’acquitter quotidiennement des fonctions nécessaires au maintien et à la marche de la machine étatique, c’est-à-dire, en fait, ne pas être socialiste, tout au moins dans le cadre de ses fonctions gouvernementales.

   Certes, le programme de la social-démocratie contient bien des revendications qui pourraient – abstraitement parlant – être acceptées par un gouvernement ou par un parlement bourgeois. On pourrait donc s’imaginer à première vue qu’un socialiste peut, au gouvernement aussi bien qu’au parlement, servir la cause du prolétariat en s’efforçant d’arracher en sa faveur tout ce qu’il est possible d’obtenir dans le domaine des réformes sociales. Mais, là encore, apparaît un fait que la politique opportuniste oublie toujours, le fait que, dans la lutte que mène la social-démocratie, ce n’est pas le quoi, mais le comment qui importe. Lorsque les représentants social-démocrates cherchent à réaliser dans les corps législatifs des réformes sociales, ils ont la pleine possibilité par leur opposition simultanée à la législation et au gouvernement bourgeois dans leur ensemble – ce qui trouve son expression manifeste dans le refus du budget, par exemple – de donner également à leur lutte pour des réformes bourgeois un caractère socialiste et principiel, le caractère d’une lutte de classes prolétarienne. Par contre, un social-démocrate qui chercherait à introduire les mêmes réformes sociales en tant que membre du gouvernement, c’est-à-dire en soutenant en même temps l’Etat bourgeois, réduit en fait son socialisme (en mettant les choses au mieux) à un démocratisme bourgeois ou à une politique ouvrière bourgeoise. Ainsi, tandis que la progression des social-démocrates dans les représentations populaires conduit au renforcement de la lutte de classes, leur pénétration dans les gouvernements ne peut qu’apporter la corruption et le trouble dans les rangs de la social-démocratie. Les représentants de la classe ouvrière ne peuvent, sans renier leur raison d’être, entrer dans un gouvernement bourgeois qu’en un seul cas : pour s’en emparer et le transformer en gouvernement de la classe ouvrière maîtresse du pouvoir.

   Sans doute il peut y avoir dans l’évolution, ou plutôt dans le déclin de la société bourgeoise, des moments où la prose finale du pouvoir par les représentants du prolétariat ne serait pas encore possible et où, cependant, leur participation au gouvernement bourgeois apparaîtrait comme nécessaire : lorsqu’il s’agirait par exemple de la liberté du pays ou de conquêtes démocratiques telles que la République, à un moment où le gouvernement bourgeois serait précisément trop compromis et déjà trop désorganisé pour déterminer, sans l’appui des députés ouvriers, le peuple à le suivre. En pareil cas, bien entendu, les représentants du peuple travailleur n’auraient pas le droit, par amour abstrait des principes, de se refuser à la défense de la cause commune. Mais, même en ce cas, la participation des social-démocrates au gouvernement devrait être pratiquée sous des formes ne laissant ni à la bourgeoisie ni au peuple le moindre doute sur le caractère passager et le but exclusif de leur action. En d’autres termes, la participation des socialistes au gouvernement ne devrait pas, même alors, aller jusqu’à la solidarité, en général, avec l’activité et l’existence de ce dernier. Il ne semble pas qu’une telle situation se soit précisément présentée actuellement en France. Les partis socialistes s’étaient déclarés prêts, de prime abord, et sans envisager la participation ministérielle, à soutenir tout gouvernement sincèrement républicain. Mais aujourd’hui, depuis l’entrée de Millerand au ministère, entrée qui s’est, en tout cas, produite sans l’assentiment de ses collègues, ce soutien effraie, en partie, les socialistes.

   Quoi qu’il en soit, il ne s’agit pas pour nous de juger le cas spécial du cabinet Waldeck-Rousseau, mais de déduire de nos principes fondamentaux une règle de conduite générale. A ce point de vue, la participation socialiste à des gouvernements bourgeois apparaît comme une expérience qui ne peut se terminer qu’au grand dommage de la lutte de classes.

   Dans la société bourgeoise, la social-démocratie, de par son essence même, est destinée à jouer le rôle d’un parti d’opposition ; elle ne peut accéder au gouvernement que sur les ruines de l’Etat bourgeois.

flechesommaire2