3. La théorie marxiste sur l’État en général

Les Cahiers de Contre-Enseignement Prolétarien

#18 – L’État et ses fonctions

3. La théorie marxiste sur l’État en général

    Les conditions objectives de I’existence de l’État

    L’État n’a pas existé de tout temps. Il y a eu des sociétés, et notamment les sociétés primitives, clans, sociétés patriarcales, etc., qui s’en sont passé et qui n’avaient ni notion ni besoin de l’État et du pouvoir politique et gouvernemental.

    L’État donc, comme tout phénomène naturel et social, a des conditions d’apparition ou de disparition. Au lieu d’adorer l’État, ou de le combattre à vide (comme les anarchistes) il faut étudier ces conditions.

    Voyons donc ses caractères précis. Le trait principal et bien visible de l’État va nous montrer sa nature et ses conditions. Ce trait, ce caractère, est, avant tout, l’existence d’une force armée distincte de l’ensemble de la population, et qui  est à la disposition de l’État et du gouvernement, sur tout le territoire. Cette force de coercition, c’est le pouvoir public, les tribunaux, la justice, l’armée, la police, les gendarmes, etc. Là où il n’y a pas pouvoirs publics avec les institutions qui s’y joignent, on ne peut pas dire qu’il y a un État.

    Mais s’il y a besoin d’une force permanente à la disposition de l’État, c’est qu’il y a dans la population des divisions, des oppositions. L’État et le gouvernement, caractérisés par « une force spéciale d’oppression » (Engels) accompagnent donc la naissance de grandes oppositions sociales : les oppositions de classe.

    Comment se sont formées ces oppositions ? Ce sont naturellement les oppositions d’intérêts, et surtout l’antagonisme des possédants et des non-possédants. L’État accompagne donc la domination de la propriété. Dans cette formation, la religion, les idées de toute sorte ont évidemment joué un grand rôle. Le roi est le possesseur absolu en étant le chef religieux (Hubert, 202). Plus même. Le « tabou » dont parlent tant les sociologues à la Durkheim, a été très vite, sinon initialement, la forme de l’appropriation. Pour dire que quelque chose appartient à quelqu’un (tribu ou individu, ou caste privilégiée), on le déclare tabou, sacré. Tout cet aspect de la réalité sociale est dédaigné par cette école de sociologie.

    « L’État est le produit et la manifestation de l’antagonisme inconciliable des classes. » (Lénine.) Historiquement, il est incontestable qu’il n’existe que là où existent des classes : esclaves et hommes libres, praticiens et plébéiens, serfs et seigneurs, prolétaires et bourgeois.

    Formation et rôle de l’État

    Mais voyons d’un peu plus près comment il fonctionne. S’il n’apparaît qu’avec l’antagonisme inconciliable des classes, son existence montre que celui-ci rend nécessaire une force en apparence au-dessus de la société pour maintenir l’ensemble, l’empêcher de s’épuiser dans des luttes indéfinies et stériles, et maintenir habilement la domination de la classe la plus forte (LÉNINE : l’État et la Révolution, les premières pages.)

    Lorsqu’il y a des classes en présence, il en est une qui est la plus puissante économiquement, c’est-à-dire par la propriété, par la possession des biens et des instruments de production des choses nécessaires à la vie. Cette domination économique, en mettant entre ses mains les moyens d’existence des autres classes, fait d’elle aussi la plus puissante politiquement. Cette classe dominante doit évidemment créer un organe de domination, aussi habilement que possible. Elle créera donc un système politique lui permettant de contrôler, de surveiller l’autre classe, de la mater, de lui extirper du travail et de l’argent.

    D’autre part, cet État, ce gouvernement, devra empêcher l’écrasement complet de la classe opprimée ; dans l’intérêt même de l’ensemble des oppresseurs, il interviendra pour empêcher tel ou tel d’entre eux de saigner à blanc les opprimés. Pour faire cela, ou en le faisant, l’État semblera au-dessus de la société et des classes. C’est ainsi qu’au moyen-âge, ou sous la royauté, les pouvoirs centraux intervenaient parfois pour protéger paysans et bourgeois contre les exactions. Ces pouvoirs n’en étaient pas moins l’expression de la féodalité ; et, ce faisant, ils agissaient dans l’intérêt même de la féodalité tout entière. Tel était le sens de leur justice, ou des initiatives « charitables » de l’Église !

    L’État est donc la création d’un ordre qui légalise et consolide l’asservissement, en amortissant la collision des classes. Il fait durer la domination d’une classe, tout en la masquant. Sorti de l’antagonisme des classes, et de la nécessité de le refréner, il est la création de la classe la plus puissante économiquement et politiquement, et elle acquiert ainsi de nouveaux moyens, plus souples, plus habiles, plus durables, d’exploiter les opprimés. Sa création, son organe, sa force politique, l’État, maintient les conflits « dans les limites de l’ordre », il empêche le renversement de la domination des oppresseurs, et la destruction des opprimés.

    L’État est donc issu de la société, et d’abord des bases économiques de la société. Mais il s’en éloigne ; il s’élève au-dessus de la société et des classes. Et cela pour jouer son rôle. Mais il ne faut pas être dupe de cette apparence — surtout dans le régime démocratique bourgeois actuel, qui est, comme nous le verrons, l’instrument le plus perfectionné de domination d’une classe. L’État (l’État démocratique, par exemple) peut châtier un banquier véreux ou un industriel malhonnête ; il le fait en général avec douceur, mais ce qu’il en fait, c’est pour sauvegarder l’ensemble de la classe bourgeoise, dont il est l’émanation.

    Ainsi, si l’esclave de l’antiquité connaissait l’exploitation la plus féroce, si le serf du moyen-âge possédait déjà quelques libertés plus grandes quoique très restreintes, si le prolétaire du régime capitaliste possède sur l’un et l’autre l’avantage d’avoir conquis par la lutte des libertés démocratiques (suffrage universel, instruction primaire, droit syndical, etc.) qui sont pour lui d’importants moyens de défense, l’exploitation du prolétariat par la classe capitaliste n’en est pas moins la caractéristique essentielle de la démocratie bourgeoise. L’État démocratique bourgeois a pour fonction de maintenir et régulariser cette exploitation. En se mettant au-dessus de tout, l’État prétend être impartial, sacré, divin. Ainsi le roi se dit le père de ses sujets, de droit divin. Ainsi, l’État démocratique bourgeois peut prétendre agir dans l’intérêt de tous, au nom du suffrage universel, et des droits sacrés de l’homme !

    La lutte des classes au sein de l’État

    La preuve que rien n’est changé, c’est que la lutte continue. Sous des formes politiques, à l’intérieur de l’État, elle continue de plus belle dès que les opprimés ne se laissent plus berner et intimider par le déploiement de forces — la parade de discours, de symboles – l’étalage d’oripeaux de toute espèce. Ils réagissent, et c’est ainsi qu’ils obtiennent quelques améliorations. C’est par la lutte, au sein de l’État des exploiteurs et contre lui que les opprimés conquièrent quelque place. La lutte économique (grève) ; lutte politique ; lutte unitaire (guerre civile, insurrection, révolution), telles sont les formes de la lutte des classes au sein de l’État. Du rapport réel des forces entre les oppresseurs et les opprimés, des combats et de leur issue, résulte la condition des opprimés. (Ex.: la réforme agraire, les Gracques, à Rome, la conquête du droit syndical, la journée de 8 heures, par la grève et l’action directe, etc.)

    Si les opprimés sont forts et unis, la classe dominante s’adoucit et procède par la ruse et le libéralisme. S’ils sont faibles, ils sentent aussitôt tout le poids des lois, des tribunaux, du fisc, de la police, etc. L’ancienne Rome, ou l’histoire contemporaine fourmillent d’exemples.

    L’État n’est jamais réellement au-dessus des classes et de la société. Les moments historiques où il acquiert une certaine indépendance réelle sont ceux où des classes en présence sont en équilibre de forces. À ce moment, l’État est arbitre entre elles. Il peut régner en divisant, en s’appuyant sur l’une puis sur l’autre. Ainsi, seulement, il a une certaine existence au-dessus de toute la société. Ce sont les moments de la « grande politique », de la diplomatie. Au XVIIe siècle, la féodalité est encore puissante ; la bourgeoisie (tiers-État) l’est déjà beaucoup. Les rois sont arbitres du conflit ; ils en profitent avec habileté. Ils se placent en dehors, au-dessus de la lutte. C’est le temps de la monarchie absolue (Louis XIV: « L’État, c’est moi »). Il se sert des bourgeois contre la féodalité.

    L’explication marxiste de l’histoire

    C’est ainsi que nous, marxistes, nous abordons l’étude des faits et nous expliquons scientifiquement l’histoire. Nous expliquons les formes de l’État, nous les voyons naître. Nous voyons des forces sociales, économiques, politiques. Nous voyons leurs résultantes, leurs rapports, et nous pouvons alors dire pourquoi les événements sont arrivés.

    Les savants bourgeois ne peuvent pas faire cela. Ils constatent, ils n’expliquent pas. Ils parlent de la société en général, sans reconnaître les forces qui la travaillent ; ils n’ont comme raisonnement, la plupart du temps, que de vagues analogies avec la « Société » et un organisme. Et en parlant de l’État comme d’une émanation ou d’une fonction de la Société prise comme un tout, ils tombent précisément dans le piège : dans le piège de l’apparence « sacrée » que l’État s’est toujours donnée pour remplir son rôle d’oppresseur.

    Tomber dans une illusion ne fut jamais scientifique.

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