Discours de Trotsky

3e Congrès

IIIe Internationale

Discours de Trotsky
La situation économique mondiale

23 juin 1921

   Cet article reprend un discours prononcé au 3e congrès de l’Internationale Communiste, il fut en tous cas publié comme tel en juillet 1921 dans Le Bulletin Communiste – mais le texte publié dans Les cinq premières années de l’Internationale Communiste ne correspond pas.


   Dans nos manifestes des 1er et 2e Congrès, nous avons donné une caractéristique de la situation économique sans entrer néanmoins dans son examen et son analyse détaillée. Depuis lors, il s’est produit certains changements dans le rapport des forces, changement impossible à nier. La question est seulement de savoir si nous avons affaire à un changement radical ou de caractère superficiel. Il faut constater que la bourgeoisie se sent aujourd’hui sinon plus forte qu’il y a un an, du moins plus forte qu’en 1919. Il suffit de parcourir la presse capitaliste la plus influente pendant les derniers mois de cette année pour apporter une série d’extraits éloquents montrant à quel point a diminué sa panique devant le danger universel du communisme, bien qu’elle reconnaisse elle-même que les communistes de petits groupes isolés qu’ils étaient, se sont changés en un grand mouvement de masses. Mais il est une autre source dont on pourrait tirer un caractéristique changement. Prenons, par exemple, la résolution du Parti Communiste de Pologne, adoptée par lui au printemps dernier, lors des élections à la Diète. La modification du rapport des forces politiques y trouve son expression en ce fait que, partout les social-démocrates et les indépendants sont sortis des gouvernements. En Allemagne, ils y entrèrent d’abord sous la pression de l’extérieur. Non moins significatif est le bon voisinage de l’Internationale d’Amsterdam et des Internationales politiques 2 et 2 1/2, mariage à trois qui cependant ne choque en rien aucune des ces trois belles.

Le mouvement révolutionnaire mondial

   Les années d’après-guerre sont marquées par un essor inouï du mouvement révolutionnaire. En mars 1917, se produisit le renversement du tsarisme en Russie ; en mai 1917 se développe, en Angleterre, un mouvement gréviste ; en novembre de la même année, le prolétariat russe s’empare du pouvoir gouvernemental. Je ne dissimulerai pas que, à cette époque, la prise du pouvoir dans les autres pays d’Europe nous semblait bien plus proche qu’elle n’est en réalité. En novembre 1918 se produisit le renversement des monarchies allemande et austro-hongroise. Le mouvement gréviste embrasse une série de pays d’Occident. En mars 1919, la République Soviétiste est proclamée en Hongrie. Depuis la fin de 1919, les Etats-Unis sont bouleversés par les grèves orageuses des métallurgistes, des mineurs et des cheminots. La France atteint l’apogée de sa tension politique intérieure en mai 1920. En Italie se développe en septembre 1920, un mouvement du prolétariat pour prendre possession des usines. Le prolétariat tchèque, en décembre 1920, recourt à la grève générale politique. En mars 1921 se soulèvent les ouvriers de l’Allemagne centrale, et les mineurs anglais commencent leur grève gigantesque.

   L’année écoulée a été également marquée par des défaites de la classe ouvrière. En août 1920 se termina malheureusement l’offensive de l’Armée Rouge sur Varsovie. En septembre 1920 demeura sans résultats le mouvement du prolétariat Italien. Si M. Turati déclare que ce mouvement a échoué parce que les ouvriers italiens n’étaient pas mûrs pour s’emparer de l’industrie et la diriger, nous sommes obligés de constater avec regret que le mouvement italien ne s’est pas encore débarrassé de M. Turati et des turatistes. De même se termina sans succès immédiat l’insurrection des ouvriers allemands en mars 1921.

   Tout cela conduit M. Otto Bauer à cette conclusion que les Communistes ont fait faillite, car, d’après lui, ils avaient parié, avec la Seconde Internationale, que la Révolution aurait lieu sinon en 1918, du moins en 1919. La fixation de cette date contiendrait même, d’après lui, tout le sens du communisme, en le différenciant des tendances réformistes et opportunistes.

   Néanmoins, la question se pose à l’Internationale Communiste et à toute la classe ouvrière, de savoir dans quelle mesure les relations politiques nouvelles entre la bourgeoisie et le prolétariat correspondent à la réalité du rapport des forces. Y a-t-il des raisons valables de croire que les secousses politiques et les luttes de classes céderont la place à une époque prolongée de restauration et de croissance du capitalisme ? Ne s’ensuit-il pas de là la nécessité de réviser le programme et la tactique de l’Internationale Communiste ?

La situation mondiale

   En passant à l’examen et à l’analyse de la situation économique, je voudrais noter que c’est là une tâche extrêmement complexe et difficile, car la statistique même qui doit être à la base d’une analyse semblable porte les traces du chaos économique qui règne actuellement. Malgré tout, les chiffres en notre possession doivent nous donner une certaine idée de la situation économique générale.

   Dans l’agriculture, si on compare la récolte de 1920 avec la moyenne des cinq années précédent la guerre, on voit qu’elle n’est pas inférieure. Mais si on prend seulement l’Europe, la récolte de 1920 est de 120 millions de quintaux inférieure, l’Amérique fournissant au contraire un excédent équilibrant le déficit européen.

   On peut en dire autant dans l’ensemble de l’élevage. Si on considère que la population de l’Europe a augmenté de 80 millions par rapport à celle d’avant-guerre, malgré les pertes colossales de cette période et que les stocks de blé ont diminué de 120 millions de quintaux, on voit se dessiner avec des contours frappants le fait de l’appauvrissement de l’humanité par rapport à la période précédente.

   Si on prend les mines, le tableau est le même, mais encore plus net. La récolte mondiale de charbon en 1920 donne seulement 75% de 1913. Le déficit est de 18% pour l’Europe, tandis que l’Amérique augmente ses extractions de 13%. Le fer et les autres branches principales d’industrie fournissent un tableau analogue.

   Si nous entreprenons d’examiner la situation économique non plus du monde entier dans son ensemble, mais de tel ou tel pays particulier, l’appauvrissement résultant de la guerre ressort encore plus clairement. La richesse nationale de toutes les puissances belligérantes était pendant la guerre de 2 400 000 000 de marks en or et leur revenu national annuel de 300 milliards. La guerre a anéanti, d’après les calculs d’économistes autorisés au moins la moitié de toute la richesse nationale de ces Etats. Si l’on considère que la guerre n’a pas pu affecter qu’un tiers environ des revenus nationaux annuels, nous constatons le fait que la richesse nationale des pays belligérants avait diminué en 1919 d’un tiers au moins et devait donc être évaluée à 1.800 milliards de marks or au maximum. Par contre, on constate une inflation extraordinaire du papier-monnaie. De 28 milliards de marks avant la guerre, elle est montée à 300 milliards, soit plus du décuple. Cette dernière circonstance exprime la vérité que le revenu nationale a diminué, dans une proportion moindre cependant que la richesse nationale. Par suite de l’exaspération jusqu’alors inouïe des antagonismes intérieurs de la société capitaliste, ce processus a pris l’apparence extérieure d’un enrichissement. L’Etat a lancé emprunts sur emprunts, inondant le marché de papier-monnaie destiné à combler les pertes matérielles qui ne sont que trop réelles.

   Pendant ce temps, les installations mécaniques s’usaient sans être renouvelées. Le capital fictif augmentait dans la même mesure dans laquelle l’équipement matériel se détruisait. Le système de crédit devenait un moyen pour mobiliser la richesse nationale en vue de la guerre.

   Ce qui caractérise le mieux ce processus d’appauvrissement, c’est l’acuité de la crise des logements dans tous les pays participant à la guerre. Le bâtiment est une des branches les plus importantes de l’économie nationale, et il a été entièrement délaissé.

   Cet appauvrissement de l’humanité est inégalement réparti selon les pays. D’un côté se trouve la Russie, à l’autre pôle sont les Etats-Unis. Mais il faut parler de la part de la Russie comme étape non capitaliste. C’est pourquoi la première place dans notre revue sera occupée par l’Allemagne.

   La situation économique actuelle de l’Allemagne est caractérisée avec assez de relief par les chiffres de Richard Calver, dans son livre sur la faillite gouvernementale. Si la valeur des richesses matérielles produites en Allemagne en 1917 était évaluée à 11,3 millions d’unité de travail, elle ne vaut plus maintenant que 5,8 millions, c’est-à-dire 42% d’avant-guerre. Dans le domaine de l’agriculture, la récolte d’avant-guerre (15 millions de tonnes) est réduite en 1919 à 6,6 et en 1920 à 5,2. Dans le domaine de l’élevage, Calver constate de même un empirement de moitié. La dette nationale de l’Allemagne a atteint 250 milliards de marks or. La quantité de papier-monnaie a augmenté de plus de 16 fois, et la valeur réelle du mark ne dépasse pas 7 pfennigs d’avant-guerre. La richesse nationale, estimée avant la guerre à 225 milliards de marks or, est aujourd’hui réduite à 100. Le revenu national, au lieu de 40 milliards, est estimé à 16, soit un appauvrissement de 60%. L’Allemagne, déclare Calver, est aujourd’hui plus pauvre que vers 1895, au début de l’époque du « Sturm und Drang » du capitalisme. L’obligation des soi disant réparations, qui ne sont qu’une contribution déguisée, coûte à l’Allemagne 2 milliards de marks or chaque année. C’est pourquoi il n’y a rien d’étonnant à ce que Calver constate l’impossibilité complète pour ce pays de rétablir le rapport normal entre le mark or et les finances gouvernementales, et qualifie la situation de l’Allemagne comme la banqueroute générale de l’Etat. En Allemagne, dans ces derniers temps, on parle et on écrit beaucoup sur la banqueroute nationale au point de vue économique, politique, philosophique, moral, etc. Avec morale ou sans morale, ces messieurs n’échapperont pas à la banqueroute.

   Il est infiniment plus difficile de parler de la France. C’est là que les chiffres sont les plus cachés et les plus menteurs, quand par hasard on les fournit. Le revenu national de la France peut être estimé de la façon suivante. La quantité du bétail a diminué d’environ 5 millions de têtes, celle du froment de 24 millions de quintaux, celle du charbon de 16 millions de tonnes et en tenant compte de l’Alsace-Lorraine et de la Sarre, de 6 millions. La production de l’acier a diminué de plus de moitié. Bien caractéristique est le bilan commercial de la France. En 1919 et 1920 il s’est soldé par un passif de 37 milliards de francs. Il est vrai que dans le premier trimestre de 1921, ce bilan s’est amélioré. Les importations et les exportations se sont équilibrées, mais, comme en témoigne le Temps, c’est uniquement grâce à une diminution des importations des matières et non point à une augmentation des exportations de produits manufacturés. La dette nationale a décuplé de 1913 à 1921. La quantité du papier monnaie a augmenté de 7 fois. Le déficit normal sans compter les dépenses dites de restauration, pour lesquelles les chances de paiement par l’Allemagne nous sont déjà connues, s’élève à 5 milliards et demi de francs. Rien d’étonnant à ce que M. Chéron dise, d’une part, que la France s’est changée en une énorme machine bureaucratique, incapable d’aucun travail et, d’autre part, que le seul moyen de canaliser l’inondation de papier est la banqueroute déclarée. La France est tout simplement l’Etat le plus parasitaire de l’Europe et du monde. Elle ne se maintient que par le pillage de l’Allemagne et des colonies. Dans ce pillage l’Allemagne perd le double de ce qu’en retire la France. Telle est la situation de la France qui joue aujourd’hui, sans conteste, le premier rôle en Europe.

   L’Angleterre est celui de tous les Etats occidentaux qui a été le moins touché par la guerre . Si son agriculture s’est quelque peu améliorée, cela n’a été que provisoirement, grâce aux subsides extraordinaires du gouvernement. L’industrie minière, clé de voûte de la richesse anglaise, a diminué de 20% au cours des sept années de guerre. Le même phénomène se constate dans les aciéries. En 1921 le premier trimestre a déjà fourni une courbe descendante pour les extractions de charbon, et il est inutile de s’étendre sur la grandiose grève actuelle. Les exportations de charbon, article essentiel des relations extérieures de l’Angleterre, ont diminué de 75% pendant ces sept ans. Au cours des 5 premiers mois de 1921 elles atteignent seulement un sixième de celle d’avant-guerre. D’une façon générale le commerce extérieur est réduit d’un tiers.

   En ce qui concerne la dette nationale du pays, elle a augmenté de plus de 11 fois, le budget militaire a triplé dans le même temps. Enfin, le fait le plus caractéristique pour l’Angleterre qui perd si elle ne l’a pas déjà perdue son ancienne situation internationale dominante, c’est que la livre sterling, dont le seul nom symbolisait la domination de la monnaie anglaise sur l’univers, a perdu toute son auréole en faveur du dollar américain et par rapport à lui est tombée au début de ce mois à 24% de sa valeur réelle.

   Si les trois Etats capitalistes les plus importants d’avant-guerre se trouvent ainsi ruinée par la guerre à leurs dépends, aux dépends de l’appauvrissement de l’Europe, s’est puissamment développée l’industrie américaine. Aux Etats-Unis, l’industrie minière a plus que décuplé. Les extractions de pétrole ont presque doublé. Les Etats-Unis détiennent aujourd’hui 45 % du charbon mondial, 30 % du tonnage mondial, 85 % de la production d’automobiles. Tandis que pour l’ensemble du globe terrestre on a un moteur pour 100 000 habitants, l’Amérique en a un pour 12. Si avant la guerre l’exportation américaine était composée pour un tiers seulement de produits manufacturés et pour 2/3 de denrées alimentaires et de matières premières, après la guerre cette proportion a été nettement modifiée et les produits manufacturés composent maintenant 60 % de cette exportation. De pays d’exportation agricole, les Etats-Unis sont devenus un pays presque monopolaire d’exportation industrielles. De 1915 à 1920 les exportations ont dépassé les importations de 18 millions de dollars. Il n’est pas sans intérêt de remarquer les Etats-Unis, ayant 6 % de la population du globe et 7 % de sa superficie, possédant 50 % du zinc, 45 % du charbon, 80 % de l’aluminium, du cuivre et du coton, 66 % du pétrole, 70% du maïs, et 85 % des automobiles. En même temps la dette des Etats-Unis s’élève à 18 milliards de dollars et augmente chaque jour de 10 millions.

   Ainsi l’Amérique, concentrant chez elle la moitié de l’or du globe, continue sans relâche à puiser dans les autres pays ce qui peut en rester. Nous avons déjà parlé de la situation internationale du dollar.

   Le Japon donne le spectacle d’un progrès semblable. Lui aussi s’est servi de la guerre pour élargie son marché mondial, néanmoins son développement est incomparablement inférieur à celui des Etats-Unis, et porte dans plusieurs branches d’industrie, un caractère de forcerie. Il faut néanmoins remarquer que les extractions de charbon en Asie ont augmenté pendant la guerre de 36%. Cet essor a été accompagné au Japon d’une colossale multiplication de l’armée ouvrière, qui compte maintenant 2.400.000 hommes, dont environ 12% sont organisés en syndicats.

   En continuant je voudrais faire une simple remarque concernant la Russie, bien qu’un rapport spécial sur elle doit être présenté par Lénine. Les hommes d’Etat et les économistes bourgeois peuvent dire que la Russie non plus n’a pas amélioré sa situation économique pendant la guerre. Le ministre Hugues, dans sa lettre au trop fameux Gompers, déclare au sujet de la reprise des relations commerciales avec la Russie, qu’elle n’a aucune perspective d’avenir, car la Russie n’est qu’un immense désert économique. La désorganisation de l’industrie russe, dit-il. Ne résulte nullement du blocus, ni de la mobilisation qui, d’après lui, a été numériquement bien inférieure à celle qui a précédé la prise du pouvoir par les bolcheviks. Je ne peux, malheureusement, pas actuellement, en plein cours de démobilisation, indiquer le chiffre exact des effectifs qui ont pris part à la guerre civile. Je dois seulement dire que les deux motifs de M. Hugues sont absolument mensongers. D’une part, au moment de la plus grande tension, l’armée rouge a compté plusieurs milliers d’hommes, dont environ un quart d’ouvriers qualifiés, ce qui a nécessairement entraîné un affaiblissement de l’industrie. D’autre part, mes amis m’ont aimablement fourni des données sur de nombreux objets qui auparavant n’avaient jamais été fabriqués en Russie où ils étaient importés d’Allemagne et de d’Angleterre. Il est également un grand nombre d’accessoires pour le travail des mines, de la métallurgie, de l’industrie textile, de la papeterie, qu’il suffirait à la Russie de posséder pour pouvoir, dans un court laps de temps, déployer toute son activité et dépasser même la production d’avant-guerre. Voilà comment on peut dire que le blocus n’exerce aucune influence sur l’état de l’industrie russe, voilà quel est ce prétendu désert s’opposant à la reprise des relations commerciales avec elle.

La crise industrielle

   Quand on caractérise la situation mondiale, il faut reconnaître que l’essor et l’animation qui se sont remarqués dans l’industrie depuis le printemps 1919 n’ont été qu’une apparence trompeuse de prospérité nationale.

   Le tournant survenu après quatre ans de guerre, la démobilisation, le passage de la guerre à l’état de paix, avec la crise inévitable qui s’ensuit le chaos et l’épuisement résultant de la guerre, ont fait place, semble-t-il, au bout de quelques mois, à un essor industriel. L’industrie a presque entièrement englouti les ouvriers démobilisés, et quoique les salaires soient dans l’ensemble très en retard sur la hausse des prix des objets de consommation, néanmoins ils ont augmenté aussi, donnant l’apparence d’un résultat économique obtenu. Voilà les circonstances favorables qui, en 1919 et 1920, ont allégé la période aiguë de liquidation de la guerre, déterminé par un regain d’assurance de la bourgeoisie et posé la question de l’avènement d’une nouvelle époque de développement capitaliste. Or, l’essor de 1919-1920 n’était pas du tout le début d’une restauration de l’économie capitaliste, mais au contraire la continuation de l’apparence de prospérité créée par la guerre. La guerre a enfanté un marché presque illimité pour les principales branches d’industrie, qui, en outre, ont été défendues contre toute espèce de concurrence. La fabrication des moyens de production a été remplacée par la fabrication des instruments de destruction. Si, de cette façon, l’animation de la Bourse, la hausse des prix, le succès extraordinaire de la spéculation, ont donné l’apparence d’une situation favorable en 1919-1920, l’état réel de l’industrie a prouvé, par contre, le caractère illusoire de cette prospérité.

   Dans toute l’Europe orientale, occidentale et sud-orientale, nous assistons à la chute de l’industrie. En France, la vie continue par le pillage de l’Allemagne. En France, c’est le marasme. Nous devons constater partout, en Europe, l’absence de condition favorable à la production, et en Amérique, leur présence seulement partielle. La hausse des prix, l’accroissement des bénéfices, une spéculation furieuse, la chute du change européen par rapport au dollar, tous ces signes caractéristiques de la spéculation sont visibles plus que partout en Allemagne. Cette situation favorable n’est qu’une vente aux enchères. Les débris de la richesse nationale sont exportés à l’étranger a des prix dérisoires. La conséquence de cette prétendue prospérité économique a été une inondation de papier-monnaie et le transport du centre de gravité économique dans les Etats-Unis. Mais dans le domaine politique, la conséquence a été le salut provisoire des Etats capitalistes.

   Cela n’aboutit-t-il pas cependant à l’avènement d’une époque nouvelle du capitalisme ? C’est ce que semblent penser quelques camarades qui se réfèrent à des citations de Marx et d’Engels parlant de la Révolution de 1848 comme une conséquence de la crise de 1847, et de la réaction des années suivantes comme d’une conséquence de l’essor économique capitaliste de 1850-51. Cette interprétation ne peut s’expliquer que par un malentendu. Le développement de l’économie capitaliste ne se ramène pas à une suite de crises et d’essors, de flux et de reflux de l’activité industrielle. Cette suite n’est qu’un phénomène accessoire du processus économique. Son essence est la marche de la courbe. Cet accident peut se produire aussi bien en cas de stagnations, de chutes ou de progrès. Si la moyenne de ces fluctuations donne une courbe montante, nous avons affaire en réalité à un progrès industriel continu, et alors l’analyse du développement industriel dans le dernier demi-siècle nous fournit une courbe montante avant la guerre et une courbe descendante depuis la guerre, quelles que puissent être les alternatives de crise et de prospérité, les déviations provisoires dans tel ou tel sens, dans la première ou dans la seconde période.

   Voilà pourquoi l’époque actuelle ne doit aucunement être regardée comme un développement organique du capitalisme. La crise grandissante a commencé précisément dans les pays où l’industrie semble la plus florissante. Le Japon et l’Amérique ont les premières été soumises à cette crise. La chute de la faculté d’achat de l’Europe, son endettement complet vis-à-vis des Etats-Unis, ont été la première cause extérieure de cette crise ; le développement artificiel du Japon n’a pas pu durer longtemps. Le marché mondial s’est montré absolument désorganisé.

   Mais une question peut surgir : cette crise ne sera-t-elle pas remplacée par une époque nouvelle de prospérité industrielle ? N’assisterons-nous pas à un renouveau organique ? Ne s’ensuivra-t-il pas en même temps que la révolution sera remise pour de longues années ?

   Cette liaison entre les périodes d’essor ou de chute et la révolution ne doit pas être considérée. Rappelez-vous la Russie après 1905. La défaite de la première révolution a coïncidé avec les années de crise industrielle, alors qu’au contraire, les années 1908 à 1912 ont été marquées à la fois par un essor industriel et par un progrès du mouvement ouvrier qui prit la forme de grandes manifestations dans les rues à la veille même de la guerre mondiale.

   Est-il permis alors, me dira-t-on, de considérer comme impossible une restauration de l’équilibre capitaliste ? Théoriquement parlant, la chose est possible. La situation actuelle ne s’est en rien modifiée depuis le premier et le second Congrès. Si à cette époque nous avions un but immédiat et une route y menant tout droit, aujourd’hui, après en avoir parcouru une partie, nous commençons à voir que cette route tantôt s’élève et tantôt s’abaisse, sans jamais abandonner la direction précédemment déterminée par nous. Il ne s’agit pas de ce qu’on peut affirmer théoriquement. Il s’agit de considérer les conditions réelles qui rendent effectivement impossible la restauration de l’équilibre capitaliste sur le globe terrestre.

   Les opportunistes aiment se rapporter à la restauration automatique du développement capitaliste, et le fait est très caractéristique de ces gens. On dirait qu’il s’agit non pas de deux classes en lutte, mais d’un processus mécanique s’accomplissant lors de la volonté des masses, hors de toute dépendance du rapport politique entre ces classes. Ce mépris des opportunistes pour la volonté des masses est extrêmement significatif pour la tactique qu’ils mènent et qu’ils prêchent. C’est avouer qu’ils ne se rendent aucunement compte de l’exaspération colossale des antagonismes sociaux qui se produit à côté de la crise industrielle. Tandis que la production des richesses matérielles a décru, la différenciation et la lutte des classes progressent à pas de géants. Elles progressent si rapidement que nous avons en face de nous non pas une classe ouvrière unique, mais tout un ensemble de diverses catégories d’ouvriers. A côté de ceux qui ont été politiquement éduqués dans les traditions du mouvement ouvrier, nous avons l’énorme couche des ouvriers appelés à la vie par la guerre, parmi eux un nombre énorme de femmes entrées depuis peu dans la carrière de la lutte de classe. A côté des couches ouvrières montrant parfois une excessive prudence, nous avons des couches embrasées par l’idéal révolutionnaire et la soif de combat, mais ignorantes des conséquences.

   D’autre part, la situation est profondément modifiée au sein de la bourgeoisie, tandis qu’à l’avant de la lutte politique dans les Etats bourgeois, nous voyons la bourgeoisie syndiquée, la petite bourgeoisie non syndiquée et appauvrie relativement et absolument, se dégrade socialement et entre en opposition déclarée contre la bourgeoisie syndiquée. Néanmoins, nous n’avons aucunement l’intention de nous mettre, comme les réformistes et les indépendants, à la tête de cette bourgeoisie, mais il faut constater qu’à mesure que le prolétariat consolide ses forces, les couches bourgeoises en question, si elles ne sont pas entraînées par le prolétariat au moment de la lutte décisive, seront du moins neutralisées. Cette vérité concerne des couches importantes des pays moyens, qui se sont soi-disant enrichies de l’afflux du papier monnaie, et qui, en réalité, ont été les premières victimes de la chute de la grande industrie.

   En plein accord avec cette espérance de restauration de l’équilibre social sont les espérances de restauration de l’équilibre international. Si le but immédiat de la guerre impérialiste a été de remplacer un grand nombre d’Etats nationaux par un seul Etat universel, il faut dire que les auteurs de la guerre ont manqué dans une large mesure leur but. La guerre a conduit précisément aux résultats contraires. Il s’est constitué en Europe une série de petits Etats. Preuve que les géants impérialistes ont été impuissants à faire entre eux le partage de l’influence mondiale. De là une série de crises politiques internationales incessantes. La France joue le rôle d’Etat directeur en Europe, se heurtant à chaque pas à la politique anglaise, dont les intérêts diffèrent de plus en plus des siens, surtout par rapport à l’Allemagne. Mais s’il est permis de parler quelque part d’automatisme, c’est exclusivement dans les rapports entre l’Angleterre et les Etats-Unis. Aujourd’hui deux ouvriers américains produisent autant que peuvent produire 5 ouvriers anglais. Aujourd’hui 45% de tout le charbon du monde est entre les mains de l’Amérique, ainsi que plus d’un tiers du pétrole. Pour ce dernier, la situation est moins simple. Autre chose est le pétrole dans sa prévision géologique et dans son existence réelle. Les économistes américains sonnent déjà l’alarme parce que dans dix ans les Etats-Unis seront sans pétrole et tous leurs transports automobiles, qui dépassent de six fois ceux du reste du globe, devront s’arrêter. Ajoutons à cela les dettes de l’Europe envers l’Amérique, les tendances couronnées de succès de cette dernière à concentrer entre leurs mains tous les câbles télégraphiques du globe, l’accroissement extraordinairement rapide de leur tonnage, qui atteint déjà 30% du tonnage mondial. On comprendra alors non seulement l’alliance politique de l’Angleterre et du Japon, mais encore toutes les conséquences de cette alliance. En 1924, la flotte américaine aura plus de tonnage que les flottes anglaise et japonaise réunies. Mais comme la Grande-Bretagne domine sur les mers et que le maître des mers est le maître du monde, il ne faut pas être un grand prophète pour prévoir que nous allons tout droit vers un conflit armé entre l’Angleterre et les Etats-Unis. Nous sommes dans une de ces occasions rares où ce conflit peut être daté avec l’exactitude maximale. L’Angleterre n’a qu’une alternative : ou bien renoncer à jamais à sa primauté mondiale ou bien jouer dans une guerre toute sa destinée, toute sa richesse nationale.

   D’autre part les armées européennes ont augmenté d’environ 30% relativement à l’époque d’avant-guerre. Le fait s’explique par le morcellement national colossal, par la nécessité pour chaque nouvelle étape d’entretenir ses douanes, ses gardes frontières, ses gendarmes, ses forces militaires. Nous pouvons constater avec certitude que la caractéristique donnée par nous au premier et au second congrès à la situation mondiale demeure entièrement vraie. Il n’est survenu aucune espèce d’équilibre social, il n’a été obtenu aucune espèce d’équilibre dans la politique internationale du capitalisme. Le prolétariat mondial est aujourd’hui, comme il l’était alors, à la veille d’un antagonisme social grandissant, d’une part, et d’un conflit impérialiste imminent, d’autre part.

Le rôle du Parti Communiste

   La chute des forces productrices de l’Europe, le progrès du mouvement ouvrier en Orient, l’exaspération des antagonismes sociaux en Amérique, la consolidation plus grande de la classe ouvrière, l’expérience toujours plus riche qu’elle accumule dans sa lutte de classe, tout cela nous indique la rectitude de la position de principe prise par nous, la justesse de notre tactique et de notre méthode de combat. Nous devons seulement analyser soigneusement les questions tactiques, afin de nous adapter aux conditions et aux exigences diverses de chaque pays particulier. C’est là le centre de gravité de notre Congrès. Notre but essentiel consiste à former dans l’Internationale Communiste des partis d’action. L’Internationale doit être à la tête des masses en lutte, elle formule de façon claire et distincte les mots d’ordre de combat, elle démasque constamment les mots d’ordre conciliateurs et transactionnels de la social-démocratie. Elle doit largement pratiquer la stratégie de la lutte de classe, apprendre à manœuvrer avec les diverses couches de la classe ouvrière, afin de les enrichir toutes de nouvelles méthodes de lutte, afin de constituer avec elles, pour le moment de la rencontre avec les forces adverses, une armée inébranlable. Chaque répit doit être utilisé par le Parti Communiste pour retirer des précédents combats toutes les leçons possibles, pour approfondir et élargir les antagonismes sociaux, pour les coordonner à l’échelle nationale ou internationale par un but et une action unique, pour triompher ainsi de tous les obstacles sur la route de la dictature et de la révolution sociale.

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