III. La petite bourgeoisie

Analyse des classes de Norvège

Tjen Folket

La petite bourgeoisie

   La petite bourgeoisie est un ensemble varié de groupes et de couches sociales qui se distinguent à la fois du prolétariat et de la bourgeoisie. La petite bourgeoisie peut être divisée en trois couches, où la couche la plus élevée est proche de la bourgeoisie et où la couche la plus basse se rapproche du prolétariat. Le sommet de la petite bourgeoisie est difficile à séparer de la bourgeoisie, à la fois objectivement, selon leur position et subjectivement, selon leur conscience politique. La couche inférieure est difficile à séparer du prolétariat, car ils peuvent par exemple avoir un revenu inférieur au prolétariat le mieux payé.

   La petite bourgeoisie se distingue comme une classe spéciale par sa position relativement médiane selon les critères de Lénine pour l’analyse de classe. La petite bourgeoisie norvégienne est divisée en trois groupes ou parties principaux: 1) la petite bourgeoisie dans l’agriculture et la pêche, 2) la petite bourgeoisie dans le commerce et l’artisanat, 3) l’intelligentsia, les académiciens et les fonctionnaires.

La petite bourgeoisie dans l’agriculture et la pêche

   Selon la SSB((Bureau central des statistiques de Norvège)), au début du XXe siècle, 38% des personnes employées dans le pays, soit 370 000 personnes, travaillaient dans l’agriculture. Aujourd’hui, ce secteur emploie directement moins de 2% de tous les salariés. C’est-à-dire que les personnes qui travaillent dans l’agriculture et la pêche constituaient le groupe d’emplois le plus important il y a environ un siècle, mais qu’elles sont actuellement moins de 50 000. Pourtant, indirectement, le secteur emploie encore plus de personnes et un certain nombre de groupes sont directement liés au « secteur primaire ». Presque tous ceux qui vivent dans les zones rurales dépendent indirectement de telles entreprises.

   Voici où m’on peut trouver les classes moyennes traditionnelles de la Norvège rurale, les agriculteurs indépendants. Les paysans, les locataires terriens et les groupes similaires ont plus ou moins disparu. Les fermiers sont, dans une large mesure, propriétaires de petites entreprises qui ont beaucoup en commun avec la petite bourgeoisie dans le commerce et l’artisanat. Ils ont souvent des dettes importantes pour financer le capital et ont de faibles marges de profit. Ils doivent travailler dur pour faire fonctionner leurs fermes. Ici aussi, on trouvera des pêcheurs qui possèdent leurs propres bateaux, et d’autres personnes similaires.

   Cette partie de la petite bourgeoisie doit souvent effectuer un travail manuel lourd et, en règle générale, elle travaille étroitement avec la nature et les machines. Ils entretiennent une forte déception et une méfiance vis-à-vis de l’État et du capital monopoliste. Les couches supérieures sont plus proches des autres propriétaires d’entreprise. Ils emploient des substituts et d’autres employés et ont un certain nombre d’intérêts et de points de vue communs avec la bourgeoisie. La couche inférieure a du mal à subvenir à ses besoins et est constamment menacée de faillite et de prolétarisation.

   Pendant longtemps, cette partie de la petite bourgeoisie était l’allié le plus proche du prolétariat. Ils étaient ceux qui se tenaient le plus près du prolétariat, ce qui a été confirmé par le fait que cette partie de la petite bourgeoisie a été réduite au maximum par le développement social des cinquante dernières années. Cependant, il y a eu aussi de forts courants réactionnaires dans cette couche, caractérisés par le chauvinisme religieux et national et le scepticisme envers le mouvement syndical.

   La composition politique de la plus haute couche de ce groupe est la base la plus importante de Senterpartiet [Parti du Centre]. Ils dominent l’appareil politique de la petite bourgeoisie rurale du « district-Norvège ». Entre les organisations d’agriculteurs et les coopératives, ils ont beaucoup de pouvoir et ils constituent une force politique beaucoup plus forte que ne le suggèrent leurs chiffres. Cela s’est manifesté, par exemple, dans la lutte de l’UE en 1994. Il existe de fortes contradictions entre eux et les détaillants, l’État et le capital bancaire, ce qui entraîne des conflits réguliers. Ils n’aiment pas le capital monopoliste et ont un certain nombre d’intérêts communs avec le prolétariat.

   Stratégiquement, l’objectif est que le prolétariat détache les couches les plus basses de la petite bourgeoisie rurale du domaine politique des couches supérieures, ce qui peut être fait si l’on insiste sur les intérêts communs du prolétariat et des agriculteurs et pêcheurs : l’utilisation de toutes les terres du pays, l’augmentation de la production agricole, et l’inversion de la centralisation capitaliste de l’établissement et de l’emploi.

La petite bourgeoisie dans le commerce et l’artisanat

   Les propriétaires de petites entreprises, de petites firmes, les artisans avec peu ou pas d’employés, les propriétaires uniques, etc., constituent cette partie de la petite bourgeoisie. Ils exploitent peu d’autres personnes et ils ne peuvent pas vivre d’une telle exploitation, bien qu’ils fassent généralement de cela leur objectif. Ils souhaitent devenir de plus grands capitalistes. Ils sont politiquement plus proches de la bourgeoisie que, par exemple, de la petite bourgeoisie dans l’agriculture. Ils sont souvent organisés politiquement et socialement avec la bourgeoisie.

   Cette partie de la petite bourgeoisie a des contradictions avec l’État et le capital monopoliste d’État. Ils sont plus étroitement liés à la bourgeoisie dans le commerce de détail, mais ils ont aussi des contradictions avec eux quand ils sont en concurrence et sont régulièrement menacés d’être écrasés par la bourgeoisie monopoliste. Formant une contreréaction, on peut généralement les trouver comme des soutiens sociaux aux partis réactionnaires, comme Fremskrittspartiet [Parti du progrès, ci-après FrP], et peut-être Senterpartiet. Ils veulent mettre un terme au développement ou le réduire, car la tendance à la monopolisation et au corporatisme constitue une menace pour leurs petites entreprises. Ils peuvent facilement tomber pour le populisme de droite et les démagogues, généralement des célébrités riches qui attaquent « l’élite », comme Silvio Berlusconi en Italie et Donald Trump aux États-Unis. Certains d’entre eux peuvent également se joindre à des partis plus libéraux, comme Venstre, à des partis de valeurs conservatrices comme Kristlig Folkeparti [Parti démocrate-chrétien, ci-après KrF] ou, dans des circonstances « normales », à Høyre.

   En temps de crise, ce groupe de la petite bourgeoisie et les agriculteurs de niveau intermédiaire ont constitué le noyau de la base électorale des partis réactionnaires et fascistes, comme le NSDAP allemand. Ce n’est pas un hasard si les partis du centre bourgeois et libéral ont été presque complètement éliminés par le NSDAP lors des élections allemandes qui ont mené à la prise de pouvoir de Hitler. Cela rappelle également ce que Marx et Engels appellent le « socialisme réactionnaire » auquel ils consacrent une section dans le Manifeste communiste.

   Cette partie de la petite bourgeoisie a tendance à posséder des valeurs telles que les libertés individuelles, les élections libres, les carrières, la mentalité « bootstrap » et « le triomphe de la volonté ». Cela contribue à leur scepticisme et à leur animosité directe envers le communisme et le mouvement prolétarien. D’autre part, les niveaux inférieurs feront souvent l’expérience de la lutte avec persistance pour survivre. Ils subissent les menaces du capital monopoliste, des pressions fiscales exercées par l’État de ce capital monopoliste, des obstacles au paiement des loyers aux spéculateurs immobiliers, et des dettes envers la banque. Ils percevront souvent la « mondialisation », les « acteurs peu sérieux », les agences de placement et d’autres expressions de la tendance du capitalisme aux marchés mondiaux et à la monopolisation comme des menaces. Il y en a aussi beaucoup dans cette couche qui vivent le racisme et qui ont un passé en lien avec le tiers monde qui en fait des ennemis de l’impérialisme, en particulier de l’impérialisme états-unien.

   La couche inférieure se voit rapidement partager des intérêts communs avec le prolétariat, du moins parce qu’ils ont un ennemi commun. Pourtant, les couches moyennes et supérieures se déplaceront rapidement vers les directions les plus réactionnaires et deviendront donc un défi ; il peut être nécessaire de les neutraliser politiquement au lieu d’essayer de les gagner aux côtés du prolétariat.

   Une méthode que le prolétariat peut utiliser avec ces groupes est de faire preuve de force et de pouvoir. Ce sont des qualités que ces groupes ont particulièrement tendance à respecter. Un prolétariat fort, bien organisé et prêt à se battre dans la pratique, peut gagner le niveau le plus bas et même une partie de la couche intermédiaire de ce groupe – et peut-être, ce qui est tout aussi important, effrayer les éléments plus réactionnaires et les rendre passifs.

L’intelligentsia, les académiciens, et les fonctionnaires petit-bourgeois

   L’intelligentsia n’est pas une classe à proprement parler, mais une couche née de la division historique entre travail manuel et travail intellectuel. Ses représentants ont toujours été fortement liés aux classes dirigeantes et aux oppresseurs et ont eu pour tâche de servir ces groupes de différentes manières. Les fonctionnaires sont les techniciens, les spécialistes, les cadres intermédiaires et les hommes de main des États, des monopoles et des capitalistes non monopolistes. Dans les pays capitalistes modernes, ils ont constitué le groupe à la croissance la plus rapide en dehors de la classe ouvrière moderne.

   La petite bourgeoisie est le principal soutien social de la dictature de la bourgeoisie, et cela s’applique avant tout aux fonctionnaires et à l’intelligentsia. De tous les groupes extérieurs à la bourgeoisie, ils sont les plus fidèles aux lois et à la justice bourgeoises, à l’État bourgeois et ce sont ceux qui diffusent le plus largement la pensée de la bourgeoisie dans la société.

   La principale caractéristique de ces groupes dans la petite bourgeoisie est qu’ils exercent un travail intellectuel et qu’ils vivent de leurs propres ressources intellectuelles et de leurs connaissances. Les membres de la couche supérieure deviendront des professeurs et des juges et pourront éventuellement faire partie de la bourgeoisie. Le niveau le plus bas repose sur des emplois occasionnels, des postes temporaires et le financement de projets, ce qui leur procure un revenu inférieur à la moyenne de la classe ouvrière; en retour, ils ont une certaine liberté pour déterminer leur propre journée de travail.

   Ils oscillent entre deux extrêmes : ils peuvent avoir une vue d’ensemble générale qui les rend superflus et dogmatiques, ou bien ils peuvent être très spécialisés et se concentrer sur un domaine, ce qui les rend unilatéraux et empiriques. Ces deux formes de pensée s’opposent à la méthode prolétarienne, dialectique et matérialiste. Les révolutions technologiques et scientifiques ont permis à cette partie de la petite bourgeoisie d’atteindre des perspectives très profondes et multiformes, mais sans les outils du marxisme pour trier les perceptions et comprendre cette information du point de vue du prolétariat, le monde et la société deviennent tout à fait écrasants pour elle. Par conséquent, ces gens là se saisiront souvent, comme d’autres parties de la petite bourgeoisie, des « systèmes » simples et des explications telles que les théories du complot, des points de vue unilatéraux sur la biologie, sur la culture, etc. Ils favoriseront souvent la conviction que « le voyage est plus important que la destination », la manière dont les éducateurs modernes peuvent se concentrer sur les méthodes plutôt que sur ce qu’ils souhaitent réaliser.

   Lorsque le radicalisme fait irruption dans ces couches, il est souvent lié aux modes de vie ou aux méthodologies plutôt que de proposer un objectif pour le développement de la société. En voici quelques exemples : le pacifisme en tant que fin en soi, les tendances à la mode alternative, aux habitudes sexuelles ou alimentaires différentes, divers types de musique ou de formes d’art rebelles.

   Le prolétariat et les communistes peuvent bien sûr trouver beaucoup de bons alliés et serviteurs parmi ce groupe. Comme d’autres, ils sont généralement bien intentionnés et peuvent être convaincus de rejoindre le bon côté de l’Histoire, à la fois dans les questions individuelles et dans la lutte stratégique. À certaines périodes de l’Histoire, le marxisme a traversé les universités occidentales, en particulier à la suite des guerres de libération anticoloniales, des mouvements anti-guerre, de la révolution culturelle et de la reprise de la lutte des classes dans les années 60 et 70. Historiquement, le socialisme a été livré au prolétariat par des intellectuels qui, grâce au travail théorique, ont acquis la conscience socialiste. Mais aujourd’hui, ces groupes sont dominés par les idéologies de la petite bourgeoisie, la politique identitaire, le libéralisme, l’opportunisme et le réformisme.

   Il est en outre important que le prolétariat ou les communistes n’acceptent pas un chef petit bourgeois pour leur mouvement. Là où les petits bourgeois – en particulier les intellectuels – participent, ils cherchent souvent à faire la chose la plus naturelle au monde : dominer ou faire les choses à leur manière. Ces groupes sont nés de la contradiction entre le travail manuel et le travail intellectuel, et ils se verront donc comme des leaders naturels dans tout ce qui ressemble à l’éducation et à d’autres formes de travail intellectuel. Les petites orientations et les idéologies bourgeoises ont souvent gagné l’hégémonie au sein des organisations et des groupes de gauche et les ont, soit directement éloignées du marxisme, ou les ont poussés vers des interprétations superflues, mécaniques ou idéalistes du marxisme.

   Cette partie de la petite bourgeoisie soutiendra souvent d’autres groupes dans le commerce et l’artisanat. Ces deux ailes de la petite bourgeoisie ont aujourd’hui un point de vue très différent sur l’État et sur les questions politiques des aides sociales et des impôts. Ils peuvent même avoir des contradictions encore plus grandes avec les prétendues « questions globales », comme leurs opinions sur le féminisme, sur les questions de vues libérales versus conservatrices, la religion, l’immigration, etc. Cette partie de la petite bourgeoisie se joint principalement à AP ou à Sosialistisk Venstreparti [Parti de la gauche socialiste, ci-après appelé SV]. Cela est en lien avec les performances que ces partis donnent en matière d’aide sociale et d’éducation, des entreprises où la majorité de cette aile de la petite bourgeoisie est employée. Ils croient rejoindre ces partis pour « le bien de la communauté ». Apparemment, le « bien de la communauté » signifie donner aux universitaires et aux fonctionnaires de meilleurs salaires, de meilleurs contrats, plus de liberté et plus de pouvoir …

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