Le travail féminin dans la communauté agricole et dans la production artisanale

Conférences à l’université Sverdlov sur la libération des femmes

Alexandra Kollontaï

IV° conférence

Le travail féminin dans la communauté agricole et dans la production artisanale

   Nous analyserons maintenant les conditions de vie des autres classes. Quels droits avaient au Moyen Age les femmes des villes et des campagnes, comment vivaient-elles ? Nous commencerons par les paysannes. Pour elles, il est difficile de parler en termes de droits au cours d’une période aussi impitoyable que le Moyen Age et alors que régnait exclusivement le droit du plus fort. Paysans et paysannes étaient serfs de leur « seigneur ». Ce qui veut tout dire. Le pouvoir du propriétaire terrien sur la paysannerie était sans bornes.

   Pour comprendre les relations entre la chevalerie, les boyards ou nobles propriétaires terriens et les paysans, nous devons chercher à comprendre clairement ce qu’était le fondement du féodalisme. L’économie du féodalisme était totalement dépendante des plus grandes propriétés rurales sur lesquelles régnaient en maîtres absolus ceux – chevaliers et guerriers – qui dominaient le pays. Terres et champs du patrimoine du grand propriétaire terrien étaient cultivés par les paysans qui disposaient de leurs propres parcelles familiales. Les paysans n’étaient certes plus des esclaves comme dans l’Antiquité grecque, romaine ou égyptienne (l’esclave étant propriété privée de son maître et, partant, un individu non libre, alors que le paysan, lui, était libre), mais ils se trouvaient dans une situation de dépendance économique et politique telle que leur asservissement était inéluctable et qu’ils devinrent bientôt les serfs du propriétaire terrien.

   Naturellement, chevaliers et boyards se réservèrent les meilleures terres. Pour survivre, les paysans étaient contraints d’affermer les terres seigneuriales, pour lesquelles ils payaient fort cher, d’abord en nature, plus tard en argent, et ils devaient par ailleurs accomplir des corvées journalières pour leur seigneur. A l’origine, cet état de fait n’était pas réglementé juridiquement, les lois sur le servage proprement dit n’apparurent que bien plus tard (en Russie, au XVI° siècle). Nous avons affaire ici bien plus à une conséquence de ce droit du plus fort, qui conférait au seigneur un pouvoir sans restriction sur la paysannerie.

   Au Moyen Age, le propriétaire ne possédait pas seulement la terre, il détenait également des pouvoirs politiques extraordinaires. Dans la pratique, cela signifiait qu’il avait la pleine disposition de son patrimoine : il prenait des décrets, levait des impôts, infligeait des peines et des condamnations à mort et répartissait des fiefs. C’est ainsi que chaque grand seigneur propriétaire terrien finit par régner sur toute une série de petits seigneurs et propriétaires qui lui étaient soumis et qui, à leur tour, commandaient aux nobles qui leur étaient inférieurs. La hiérarchie nobiliaire, constituée de propriétaires terriens (seigneurs) et de princes et, dans d’autres pays, de suzerains et de vassaux (c’est-à-dire où les seconds se trouvaient en position inférieure par rapport aux premiers) était née. Ce réseau de subordination et de dépendance réciproque garantissait la stabilité du féodalisme et renforçait l’autorité des princes et des seigneurs. Dans cette chaîne aristocratique, les paysans étaient condamnés à une vie qui ressemblait à ceci : obéissance aveugle au seigneur et dur labeur dont les paysans eux-mêmes ne recueillaient pas les fruits, destinés en grande partie aux seigneurs des châteaux qui s’employaient à les dilapider.

   Ici, la position de la paysanne ne se distingue en rien de celle du paysan. Tous deux trimaient infatigablement du matin au soir et ne récoltaient pour prix de leurs peines que mépris et absence totale de droits. A cette époque, seules les propriétés des seigneurs étaient respectées. Eux seuls avaient des droits. Le fait que le paysan était aussi asservi que sa femme, contribua à diminuer, voire à effacer les différences entre eux. Homme et femme ployaient ensemble sous le joug de la seigneurie.

   Dans sa vie de famille cependant, le serf soumis et dépouillé de tout droit, ne se comportait pas moins en seigneur et maître à l’égard de sa femme et de ses enfants. Tout comme le chevalier dans son château qui commandait à sa femme munie de titres de noblesse, le paysan exerçait sa tutelle sur son épouse. Tandis que le chevalier était autorisé à jouer sa femme aux dés ou à l’enfermer dans un couvent, le paysan, quant à lui, pouvait chasser sa femme de son exploitation ou la vendre à l’encan sur la place du marché. Lorsque la propriété privée réussit à s’imposer au sein de la classe paysanne, le droit paternel et, partant, le droit de l’homme sur la femme et les enfants s’en trouva renforcé. A partir de là, les paysans se mirent eux aussi à contracter des mariages d’intérêt et non plus des mariages d’amour. Il est vrai que ces derniers étaient souvent contrariés par les seigneurs qui ordonnaient tout bonnement à Ivan de tel village d’épouser Maria de tel autre. C’est ainsi que la paysanne servait deux maîtres à la fois, son seigneur, à qui elle devait sa subsistance, et son propre mari.

   Le chevalier et ses fils n’avaient aucun égard pour les paysans. Pour la « Dame de son cœur », bien évidemment de haute naissance, le chevalier était capable de veiller des nuits entières, pieds nus et en dépit du froid glacial, en guise de démonstration d’amour et d’admiration. En revanche, vis-à-vis des femmes et des filles de paysans, le même homme se comportait de la façon la plus ignoble et sans aucune retenue. Pour égayer ses beuveries, il était capable d’ordonner de rassembler toutes les jeunes femmes du village le plus proche. Et si une paysanne avait le malheur de lui plaire, sans plus de façons, il faisait chasser le mari de sa propre maison. A tout moment, le seigneur avait le pouvoir de transformer ateliers et dépendances de son château en harem. C’est ainsi que la chevalerie, tout en célébrant en vers la gloire des femmes, écrasait sans pitié la volonté et les sentiments des femmes du peuple. C’était là une bien sombre époque fertile en maux de toutes sortes.

   Ce n’est que vers la fin du Moyen Age que les paysans commencèrent à se révolter contre les abus des seigneurs. Les femmes jouèrent un rôle très actif au cours des révoltes paysannes. Lors de la « Jacquerie » (soulèvement des paysans français en 1358), les femmes étaient les plus enthousiastes à brûler les châteaux et à massacrer les habitants à coups de hache ou de fourche. On rapporte des faits identiques concernant les femmes des lollards en Angleterre (secte religieuse des XIV° et XV° siècles à caractère social et qui subit de rudes persécutions), les femmes des paysans allemands, des hussites et des adeptes de Thomas Münzer. Les historiens décrivent les paysannes révoltées comme des créatures vindicatives, insensibles et sanguinaires qui dépassaient même en cruauté la colère déchaînée des paysans. Comment pouvait-il d’ailleurs en être autrement ? Les paysannes, de par les droits et les usages qui s’étaient établis à leur encontre et qui découlaient du droit patriarcal, menaient une vie de chien. Elles subissaient l’autorité du chef de famille et n’étaient rien d’autre que des bêtes de somme. Elles labouraient, récoltaient et gardaient le bétail. Aucun travail n’était trop dur pour elles. Ces conditions sont d’ailleurs inchangées dans les régions les plus reculées et retardées de la Russie et dans d’autres pays économiquement sous-développés. La paysanne n’avait aucun droit alors qu’elle occupait la même place que le paysan au sein de la production. Comment cela était-il possible ?

   Nous avons déjà dit que le système économique au Moyen Age était fondé sur la propriété privée. Or, là où prédomine la propriété privée, l’accent n’est pas mis sur le travail ni sur son résultat direct – j’entends par là la confection des indispensables biens de consommation – seulement sur certains revenus que l’on retire, grâce au droit d’usage de la propriété privée, du travail d’autrui, c’est-à-dire les profits. Vous vous souvenez sans doute que les esclaves en Grèce étaient les véritables producteurs de toutes les richesses, et quelles richesses ! Cependant, le travail des esclaves n’avait aucune valeur aux yeux des Grecs. Ils n’étaient considérés qua comme force de travail, et ceux qui exploitaient cette force de travail étaient seuls à être reconnus socialement. Ce qui, en clair, signifiait que les propriétaires obtenaient un profit maximal en exploitant leurs esclaves. II n’en allait pas autrement avec le travail des serfs. L’avènement de la propriété privée entraîna un éclatement de l’exploitation agricole en petites unités indépendantes. Néanmoins prés et forêts étaient encore propriété communale. Chaque serf possédait sa propre exploitation qui n’appartenait pas à la femme mais à l’homme – l’époux, le père ou le frère. Cette conception du droit reposant sur les coutumes patriarcales se développa et se renforça.

   On doit également tenir compte de ce qui suit : malgré sa position subordonnée au sein de sa propre famille, la femme jouissait néanmoins d’une certaine estime dans son clan, en particulier dans les sociétés issues des anciens peuples agraires et ayant vécu une période matriarcale. Pour ce qui a trait à la position de la femme, le servage chez les Français, les Anglais et les Allemands ne revêtait pas des formes aussi marquées que chez les tribus d’éleveurs, comme les Huns et les Tatars qui terrorisèrent les paisibles paysans d’Europe par leurs invasions.

   La lutte entre les deux formes de propriété de la terre, c’est-à-dire, d’une part, la propriété privée et, d’autre part, la propriété communale, était loin d’être achevée. En Russie, ce droit de possession collective resta très longtemps en vigueur, grâce au système du mir et ne fut aboli que sous le règne de Nicolas II, par les lois du ministre Stolypine. Pour l’économie villageoise, la femme représentait une importante force de travail. La prospérité dépendait autant de son travail que du travail du paysan. C’est pour cette raison qu’elle pouvait assister en de nombreux cas aux délibérations des villageois, alors que chez elle, vis-à-vis de son père ou de son époux, elle n’avait pratiquement pas voix au chapitre. Aux réunions, même les anciens étaient prêts à l’écouter. Dans une province Russe, une coutume autorisait les paysannes – en particulier lors de l’absence de leur mari – à assister aux réunions du mir et cela malgré la perte de leurs droits ancestraux et le fait que le pater familias avait considérablement élargi ses prérogatives. Les choses ne commencèrent véritablement à changer pour la paysanne qu’avec l’introduction particulièrement humiliante du statut de bru. A partir de ce moment-là l’homme pouvait bafouer et maltraiter impunément sa femme. Ce statut signifiait que la femme, au cas où son époux partait à l’étranger, devait rester auprès de son beau-père et avoir avec lui des rapports sexuels.

   La position de la paysanne serve se distinguait cependant avantageusement sur un point de celle de son homologue noble. Car, même si le seigneur exerçait un pouvoir illimité sur ses paysans, forçant leurs mariages et leurs séparations et pratiquant à leur égard le fameux et dégradant droit de cuissage, il y avait au sein de la paysannerie nettement plus de mariages d’amour que dans la noblesse. (Le droit de cuissage signifie le droit du seigneur de passer la première nuit des noces avec la nouvelle mariée.) Les filles de paysans avaient davantage de possibilités de décider de leurs propres mariages que les filles des aristocrates. Ce dont témoignent également les chansons populaires et les légendes.

   Il est intéressant de remarquer que la fille du chevalier qui avait eu des rapports intimes avec un homme avant son mariage jetait le discrédit non seulement sur elle-même, mais aussi sur toute sa famille – de sorte qu’aucun homme n’acceptait plus de l’épouser -, alors que chez les paysans, ces histoires n’étaient en fait pas aussi graves. Les relations avant le mariage étaient appréhendées naturellement et n’apparaissaient pas comme déshonorantes. Pourquoi ? Pour des raisons économiques. Chez les paysans de cette époque, la force de travail, étant donné les conditions difficiles exigées par le travail agricole, revêtait une valeur particulièrement élevée. Chaque enfant signifiait une force de travail supplémentaire et, partant, avantageuse pour l’économie paysanne. C’est aussi pour cela que le paysan pouvait s’accommoder du droit de cuissage, sans être pour autant obligé de chasser sa femme ; il n’y voyait pas le comble de l’opprobre, mais une épreuve désagréable, sans plus. Ces coutumes se modifièrent par la suite, lorsque les exploitations s’individualisèrent et que s’amenuisa l’étendue de la propriété communale. A partir de ce moment-là, le père chassait sa fille si elle se retrouvait enceinte hors du mariage, et la femme adultère était fouettée jusqu’au sang par son mari.

   C’est ainsi que l’avènement de la propriété privée dans la paysannerie allait de pair avec l’aggravation de la situation de la femme, situation de plus en plus désespérée et insupportable, la dépouillant de tout droit. Le prétendu « destin féminin » devint le lot des paysannes partout où était répandue la domination violente du grand propriétaire terrien, bref, dans tout système économique sur le servage et la propriété privée de la terre.

   En résumé, on peut décrire la situation de l’aristocrate et de la paysanne comme suit : au cours du Moyen Age et pour des raisons essentiellement économiques, aucune égalité, aucune indépendance, aucun droit humain fondamental, rien n’était respecté.

   Nous allons maintenant aborder la situation de la femme de la troisième catégorie sociale, la bourgeoisie, qui, par la suite, se divisera en deux classes opposées et ennemies, la bourgeoisie et le prolétariat. Nous avons déjà parlé de la naissance des villes. Elles s’étaient développées essentiellement à partir des marchés, plaques tournantes de commerce et d’échanges, Dans les villes vivaient avant tout des commerçants et des artisans. Par bourgeoises, nous entendrons habituellement les femmes des artisans et des commerçants n’ayant pas joué de rôle autonome. Ce qui était probablement la conséquence du fait que les commerçants travaillaient le plus souvent avec de la marchandise étrangère, ce qui réclamait une mobilité et une indépendance que la femme ne possédait tout simplement pas. Ce n’est que vers la fin du Moyen Age (aux XIII° et XIV° siècles) que l’échange des marchandises s’effectua par des marchands intermédiaires, au lieu d’être directe, comme c’était le cas jusque-là, entre deux producteurs, c’est-à-dire entre un artisan et un paysan ou deux artisans de professions différentes.

   La femme de la classe commerçante était hôtesse et épouse. Son activité productive se limitait au travail ménager, qui était alors, il est vrai, plutôt compliqué, puisque la satisfaction des besoins quotidiens dépendait exclusivement de lui. Ce travail domestique ne satisfaisait cependant que des besoins immédiats et ne produisait aucune précieuse marchandise. Il en découla que le travail de la femme n’était pas estimé. Dans la classe commerçante des villes, l’homme était chef et habituellement seul soutien de famille.

   Il en allait tout autrement pour les femmes et les filles des artisans qui eux vivaient du travail de leurs mains et non pas du profit que les commerçants retiraient de la vente d’une marchandise étrangère ou du travail improductif du marchandage. Plus l’artisan produisait de bottes, de tables, d’armoires, de selles ou de vêtements, plus sa vie en était améliorée. Par conséquent, il était tout à fait naturel que l’artisan cherchât de l’aide auprès de sa femme ou des autres membres de sa famille. Ce n’est qu’ainsi qu’il pouvait espérer « monter » un atelier. Plus il y avait de mains, mieux et plus vite avançait le travail. Les clients préféraient des maîtres qui exécutaient la commande le plus rapidement possible. Les artisans célibataires étaient donc obligés d’engager des aides pour pouvoir rivaliser avec leurs concurrents et leur famille. L’artisan prenait des apprentis qui pouvaient ainsi apprendre le métier et qui devenaient par la suite ses aides ou ses compagnons. Un tout nouveau mode de production naquit de la sorte, l’artisanat, avec un maître artisan au sommet et tout un bataillon d’apprentis et de compagnons qui lui étaient subordonnés. Ceux-ci n’étaient pas des esclaves, mais des travailleurs libres sous la direction du maître. Les artisans se regroupèrent dans des associations, formant des corporations en vue de réglementer les rapports entre clients et artisans et d’atténuer la concurrence qui menaçait d’affecter sérieusement le niveau de vie de l’artisan. L’artisanat existait parallèlement au servage des paysans et complétait le système féodal.

   Dans les métiers artisanaux, la femme jouait un rôle important, particulièrement entre le XII° et XIV° siècle. Dans certains corps de métiers, le travail des femmes était prédominant : par exemple, le tissage, la confection de dentelles aux fuseaux, de franges, de bas, de bourses, etc. Jusqu’au XIV° siècle, le maître prenait en apprentissage les filles comme les garçons. Les femmes travaillaient avec leur mari. Si le mari mourait, la femme héritait de l’atelier et du titre de maître, elle n’avait cependant pas le droit d’engager de nouveaux apprentis. C’est pour cette raison qu’elle ne pouvait poursuivre le travail de son mari que si elle épousait l’un de ses compagnons. Ce compagnon devenait alors maître à son tour et avait non seulement toute liberté de diriger, mais aussi d’agrandir son affaire (par un mariage de ce type, les droits des deux maîtres de corporation se cumulaient et permettaient l’augmentation du nombre d’apprentis, ce qui était bien entendu très avantageux pour le propriétaire d’un atelier).

   Entre le XII° et le XIV° siècle, le travail des femmes était si répandu dans de nombreuses villes d’Angleterre, d’Allemagne : de France et d’Italie que certaines corporations étaient uniquement composées d’artisanes. C’était le cas pour le filage de la laine qui depuis toujours a été l’apanage des femmes, et au Moyen Age il y avait des corporations spécifiques de fileuses, de cardeuses et de dévideuses. A Cologne, centre industriel allemand ancien, la guilde des dévideuses était très puissante. En France, les deux corporations réunissant les fabricantes de bourses et les modistes s’épanouirent tout particulièrement. Le tissage d’étoffes de laine était considéré comme un travail uniquement féminin. Le tissage, comme le lavage des voiles, était exclusivement réservé aux femmes. Il existait même une corporation de tisseuses d’étoffes délicates et, aux XIV° et XV° siècles, une corporation de cordelières.

   Au XIV° siècle, l’Angleterre comptait autant de femmes que d’hommes dans 495 guildes sur 500. Une loi promulguée au milieu du XIV° siècle par Edouard III nous permet d’imaginer l’importance du travail des femmes dans les différents corps de métiers : en effet, cette loi contient des réglementations sur le droit des femmes occupées dans les brasseries, les boulangeries, les ateliers de tissage, etc. En Angleterre, deux métiers féminins étaient particulièrement répandus : tenancière d’auberge et lavandière. La brasserie était également considérée comme un travail typiquement féminin. Les femmes se sont imposées tout particulièrement dans les métiers suivants : le tissage, le foulage du drap, le filage du lin, la broderie d’or, la fabrication des bougies, la couture, la boulangerie, la fabrication de dentelles, de bas et de franges.

   La préparation des bains et la lessive ont été en tout temps l’apanage des femmes. Le métier de coiffeuse était aussi exercé par des femmes. Et, si les femmes n’étaient pas représentées dans le grand commerce, le petit commerce était presque exclusivement aux mains des femmes. Cela était particulièrement valable pour le Moyen Age finissant. Les femmes offraient bruyamment sur le marché poulets, oies, fleurs, fruits, légumes et autres produits de consommation. Beaucoup d’entre elles vendaient également de vieux vêtements.

   Quand une corporation était composée d’autant d’hommes que de femmes, ces dernières bénéficiaient généralement des mêmes droits que les premiers. Jusqu’au XIV° siècle, dans les villes allemandes, telles que Munich, Cologne ou Danzig, chaque maître pouvait engager comme apprenti indifféremment garçon ou fille. A Hambourg et Strasbourg, la corporation de tisserands était composée uniquement de femmes. Les femmes travaillaient aussi dans des ateliers de cuir, des orfèvreries et appartenaient à la guilde des fileuses d’or.

   Le travail des femmes dans les métiers artisanaux prit finalement une telle extension qu’on finit par le réglementer par des décrets. Le maître d’un atelier d’orfèvrerie ne pouvait prendre à son service que trois enfants au maximum, les femmes continuant cependant à travailler comme aides. En 1920, les fabricants de tapis interdirent le travail pour les femmes enceintes, d’une part pour ménager leur grossesse, d’autre part pour freiner la concurrence des femmes. Plus tard, aux XV° et XVI° siècles, lorsque la concurrence entre les artisans s’était notablement aggravée, on commença à refuser l’entrée des femmes dans les corporations. Cependant, lors de la période d’expansion de l’artisanat, le travail des femmes jouait un rôle important dans les villes. Si le travail féminin était tellement répandu, c’est parce que la bourgeoisie du Moyen Age comptait une majorité de femmes. Les statistiques de plusieurs villes des XIII° et XIV° siècles montrent qu’il y avait environ 1200 à 1 250 habitantes pour 1 000 habitants. Par moments, la partie féminine de la population était plus grande encore. L’absence d’hommes obligeait ces femmes à gagner leur propre vie, toutes ne réussissant pas à se faire entretenir dans le mariage.

   L’excédent de la population féminine dans les villes est explicable par la grande saignée des habitants masculins, occasionnée par les guerres incessantes. Ces guerres exterminèrent un nombre incalculable d’êtres humains, en particulier, des hommes. Par ailleurs, on assista à un exode massif des femmes des campagnes à la ville, ce qui représentait pour elles la seule possibilité de se soustraire à la tyrannie du grand propriétaire terrien. Pour échapper au servage, la fille du paysan était obligée de trouver un emploi à la ville. Le fils du paysan, quant à lui, pouvait partir pour la guerre en s’engageant comme soldat. Pour une femme, les seules échappatoires étaient le couvent ou la ville.

   Les femmes allèrent donc en ville pour assurer par leur travail leur propre entretien et le plus souvent celui de leurs enfants. Si elles n’y réussissaient pas, il leur restait toujours la possibilité de vendre leur corps. Cette manière de gagner de l’argent était si répandue que les prostituées formèrent dans beaucoup de villes leurs propres corporations. Ces corporations furent légalisées par les notables de la ville, et les prostituées poursuivaient impitoyablement toute femme qui tentait de se prostituer hors des organisations officielles. C’est pour cela qu’il était très difficile de gagner sa vie comme prostituée en dehors des établissements de filles, c’est-à-dire des bordels.

   De par sa participation à la production, l’artisane menait une vie totalement différente de ses contemporaines, paysannes et aristocrates. Elle avait voix au chapitre quant aux décisions relatives à la politique de production de la ville ; elle gérait ses propres bénéfices et participait activement aux nombreuses fêtes et beuveries de l’époque. Elle était incontestablement indépendante et libre. Même en Russie, qui vivait encore au XVI° siècle à l’heure du Moyen Age, la femme de la ville avait une position plus avantageuse que l’aristocrate. Cela était particulièrement vrai pour les villes libres de Pskov, de Novgorod et autres. Martha Posadwitz, mairesse de Novgorod-la-Grande, en fut un vivant exemple, qui lutta passionnément pour la liberté de sa ville et contre le pillage et le vandalisme des nobles. Ce qui est une preuve que les femmes faisaient de la politique et que cela n’avait manifestement rien de répréhensible aux yeux des bourgeois. Chez les artisans, la relation entre les époux était aussi nettement plus égalitaire reposant sur une reconnaissance réciproque, que, plus tard, au sein de la famille bourgeoise. Cet état de fait s’explique assez bien comme suit : au Moyen Age, beaucoup de femmes participaient de façon active à la production des ateliers d’artisanat des villes, dans une période où l’artisanat régional était la forme économique dominante. Le fait qu’hommes et femmes fabriquaient des produits de même valeur atténuait considérablement les coutumes patriarcales, et l’exercice du droit du plus fort de l’homme sur la femme s’en trouva momentanément supprimé.

   Il ne faut pourtant pas surestimer l’importance du rôle de la femme dans l’économie des villes et le système de production en général de l’époque. Même si un grand nombre de femmes assuraient leur propre subsistance, la grande majorité d’entre elles demeuraient opprimées, dépendantes du travail de leur mari dont elles tenaient le ménage. Ces femmes fournissaient un travail qui occupait dans l’économie une place de second ordre. II était donc naturel que les droits des artisanes et membres féminins des guildes ne fussent pas absolument égaux à ceux de leurs époux et de leurs frères. Ces dernières ne pouvaient pas prétendre à une égalité totale de droits tant que la majorité des femmes – ou du moins une grande partie d’entre elles – ne produisaient pas elles-mêmes des marchandises et n’effectuaient pas un travail utile à l’ensemble de la société. En dernier ressort, l’homme était et restait le producteur principal et créateur de toutes les richesses et de tous les produits, quelle que soit sa position. C’est aussi pour cela que la femme demeura dépouillée de ses droits au sein de la société et de l’État et que sa dépendance dans le mariage et la famille resta inchangée.

   Les historiens bourgeois voient habituellement le Moyen Age comme une époque bénie où la vie de famille des habitants des villes était heureuse et où la citadine bénéficiait d’une indépendance et d’une estime raisonnables. Même les femmes plus âgées étaient adulées par les hommes. Sous la plume de ces écrivains bourgeois, le Moyen Age tout entier apparaît nimbé de romantisme. Nous savons cependant ce qu’il en était réellement. Nous connaissons la cruauté et la barbarie de cette époque. Les femmes, quel qu’ait été leur rang social, vivaient pour la plupart dans des conditions difficiles et étaient exposées à toutes sortes d’inimaginables souffrances, conséquences de l’obscurantisme de l’époque. C’est alors que se répandit la croyance aberrante que la femme était un « instrument du diable ». Le christianisme répandit la « mortification de la chair » introduisit des exercices de prière jusqu’à épuisement et prêcha de surcroît le jeûne et l’abstinence. L’Eglise catholique n’exigeait pas seulement le célibat de ses prêtres et de ses moines, elle attendait la même chose du reste de la population. Le mariage était considéré comme l’expression de la concupiscence de la chair. L’Eglise, en dépit du fait qu’elle en avait fait un sacrement, ne considérait pas moins la vie conjugale des époux comme un abandon au péché. Lors d’un concile de l’Eglise à Mâcon (France) au IX° siècle, on déclara que tout véritable chrétien devait se soumettre à la «mortification de la chair ». Il nous est facile d’imaginer les conséquences qu’entraînèrent de telles conceptions sur le corps et les besoins humains de la femme.

   Toutes les religions marquées par le patriarcat se sont rendues coupables de discriminations envers les femmes, essentiellement pour avoir érigé en loi divine l’infériorité de la femme par rapport à l’homme. Le christianisme, au départ religion des esclaves, mais dont les riches et les puissants ont su rapidement tirer parti, a de ce point de vue particulièrement frappé les femmes. Le christianisme doit sa formidable expansion au Moyen Age à son empressement à légaliser la propriété privée, l’abîme creusé entre les classes et la violence envers les pauvres. Le christianisme élevait la pauvreté, la douceur et la patience au rang de vertus que les serfs sans droits avaient le devoir de pratiquer et pour lesquelles un jour, dans l’au-delà, ils seraient largement récompensés. L’effet soporifique de la religion sur la pensée et la volonté empêchait tout réveil : « Crois sans douter !» La classe des grands propriétaires terriens avait besoin d’être appuyée par Dieu lui-même pour assurer sa suprématie. Se « mortifier » était extrêmement désagréable. Les chevaliers, les propriétaires terriens ou même les représentants fanatiques de l’Eglise respectaient-ils ces saintes règles de vie ? Non, d’aucune manière ! Ils menaient une vie de débauche écœurante et abandonnèrent aux moines et aux ermites le soin de « mortifier leur corps ». Ils versaient des dons aux couvents pour le rachat de leurs péchés.

   Le christianisme était donc, et à tous égards, une religion très commode pour les puissants, puisqu’elle confirmait les classes non possédantes et dominées et en particulier les femmes appartenant à ces classes dans leur oppression et les terrorisait. L’appel au Tout-Puissant légalisa le droit du plus fort au sein de la famille et l’assujettissement de la femme à la tyrannie de l’homme. Ce qui eut naturellement des conséquences catastrophiques sur le futur destin de la femme. Le christianisme reprochait à la femme d’inciter l’homme à l’amour charnel. Les pères de l’Eglise du Moyen Age remplirent d’énormes grimoires pour tenter de prouver la nature pécheresse de la femme. Ils rendirent les femmes responsables de leur propre concupiscence. Et le peuple, simple et inculte, qui n’avait pas appris à penser par lui-même, croyait aveuglément les enseignements de l’Eglise.

   En réalité, la corruption des mœurs n’en diminua pas pour autant. Au Moyen Age, la prostitution était florissante, et si nous examinons plus attentivement les mœurs de l’époque, nous découvrons bientôt que, sur le plan de la débauche, elles n’avaient rien à envier à notre siècle capitaliste bourgeois. Avec l’apparition de la « double morale » qui pesait de tout son poids sur la femme, le climat de bigoterie et d’hypocrisie ne cessa de s’aggraver. L’Eglise, l’homme de la rue, tous se mêlèrent des affaires conjugales, et c’est ainsi que débuta la persécution brutale des mères célibataires. Fréquemment, ces femmes attentèrent à leur vie ou à celle de leur enfant. Mais parmi les crimes que la religion chrétienne avait à se reprocher, les pires étaient cependant les procès de sorcières.

   Le christianisme soutenait la paresse de l’esprit et le conservatisme, reculait devant toute innovation et considérait naturellement toute forme de travail intellectuel comme néfaste. Les sciences, par exemple, étaient persécutées parce que l’Eglise soupçonnait les savants capables de découvrir le charlatanisme religieux et de dessiller les yeux des croyants. Tous ceux qui exerçaient une influence spirituelle sur leur entourage sans porter soutane étaient énergiquement poursuivis par l’Eglise.

   Mais les femmes, ces « instruments du diable », étaient en beaucoup de domaines nettement plus cultivées que les hommes. Le chevalier était tout à ses guerres, à ses actes de vandalisme et à ses débauches. Il se rendait coupable d’indescriptibles cruautés, mais de son cerveau il ne se servait guère. II laissait à d’autres le soin de penser. S’il avait péché, il s’en allait trouver son confesseur. Et celui-ci lui octroyait généreusement l’absolution. Chez les femmes issues de la noblesse, il en allait tout autrement. Leur culture plus élevée et les responsabilités qu’elles prenaient dans la conduite de l’économie féodale formèrent leur faculté de penser et les rendirent spirituellement supérieures à leurs maris. Le confesseur était forcé à d’autant plus de vigilance. Il devait à tout prix réussir à mettre leurs pensées et leur volonté sous son influence. S’il n’y parvenait pas, une lutte sans merci s’engageait entre le confesseur et la femme du chevalier. Et gare à elle, si le chevalier suivait les sages avis de son épouse au lieu d’écouter le mauvais conseil du prêtre ou du moine. L’Eglise ne pardonnait jamais une telle victoire à la femme. Elle la poursuivait et la persécutait sans relâche, guettant l’occasion propice pour la précipiter à sa perte. Ce qui n’était ma foi guère difficile pour un « bon chrétien », la femme n’étant de toute façon qu’un « instrument du diable » et une « source de tentation ». Même les bonnes qualités de cette femme devenaient pour le prêtre ou le moine autant d’armes dirigées contre elle. Lorsque, par exemple, une paysanne réussissait à guérir la maladie de sa voisine et gagnait de ce fait son respect et sa reconnaissance, l’Eglise voyait en elle une rivale, puisqu’elle pouvait exercer une influence spirituelle sur son entourage. C’est pour cela que l’Eglise s’empressa de susciter la méfiance à son égard : son travail était l’« œuvre de Satan » ou plus simplement encore de la « sorcellerie ». Plus une femme était intelligente et cultivée et plus elle avait de risques d’être qualifiée de sorcière par le clergé. A partir de là, l’Eglise mit en scène, pour plusieurs siècles, une série de procès de sorcières, au cours desquels des femmes furent persécutées et assassinées de manière épouvantable. Entre le XV° et le XVII° siècle, des milliers de prétendues sorcières montèrent au bûcher. Au cours d’une seule année, par exemple, sept cents « sorcières » furent brûlées vives dans la seule ville de Fulda, et dans la région entourant le lac de Côme, au nord de l’Italie, pas moins d’une centaine de femmes furent jugées pour avoir « commerce avec le diable ». Un ouvrage spécialisé, le Marteau de la sorcière, indiquait avec forces détails comment reconnaître facilement une sorcière et comment se comporter à son égard au cas où elle vous jetterait un sort. De nombreuses victimes de cette « dévotion » chrétienne s’effondrèrent sous d’horribles tortures et reconnurent d’invraisemblables histoires, naturellement totalement inventées. Elles affirmaient qu’elles avaient assisté à la « fête des sorcières » sur le mont Chauve, qu’elles avaient signé un pacte avec le diable, qu’elles s’étaient métamorphosées en animal, qu’elles avaient ensorcelé des hommes ou qu’elles leur avaient apporté le malheur et la maladie, etc.

   Le simple peuple, inculte et abusé, croyait à tous ces « péchés », et le clergé y trouvait son compte. Pour nous, ce qui nous intéresse ici, c’est le fait que les femmes étaient alors tout autre chose que des filles obéissantes et des serviteurs de l’Eglise, sinon les esprits bornés n’auraient pas déployé une telle rage à leur égard lors des innombrables procès de sorcières. Ce n’est qu’avec le temps que les femmes furent définitivement apprivoisées, lorsque les conditions économiques lui ôtèrent toute initiative et qu’elle perdit ses facultés intellectuelles et pratiques. La persécution des femmes pour magie et sorcellerie débuta environ au milieu du Moyen Age. Ce processus une fois enclenché ne semblait plus vouloir s’arrêter. Il se poursuivit de nombreux siècles, même après que la femme eut été reléguée à ses fourneaux et fut réduite à n’être plus que le complément et le faire-valoir de son mari.

   Nous résumerons la conférence d’aujourd’hui comme suit : du IX° au XV° siècle, donc à l’époque du féodalisme et de l’économie naturelle, la femme, bien que dépendante et dépourvue de droits, se trouvait dans une position bien meilleure qu’à l’époque suivante, annonçant l’économie capitaliste, et se caractérisant par l’essor du commerce, du capital et de la manufacture.

   L’aristocrate, responsable de l’organisation domestique du château, jouissait de certains privilèges découlant de sa fortune. qui lui conféraient un pouvoir sur les autres classes de la société. Mais vis-à-vis de son mari, elle était totalement dépourvue de droits et, selon la loi, sa subordonnée. Il n’y avait pas d’égalité entre les sexes. L’artisane qui, dans sa spécialité comme représentante d’un métier productif, avait certains droits, n’en avait aucun au sein de sa famille où le pouvoir du maître de maison sur la femme et les enfants ne souffrait aucune discussion. Et il en allait de même dans la famille paysanne. Théoriquement, plus symboliquement et comme une nostalgie du passé, le paysan estimait sa femme, la reconnaissant comme conservatrice du clan et producteur principal de l’économie ; dans la pratique, le paysan traitait néanmoins sa femme comme sa servante ou son esclave. C’est ainsi que vivait la femme dans le système féodal.

   Mais avant de pouvoir définitivement se débarrasser de ce lourd fardeau, le rôle de servante ou d’esclave dépourvue de tout droit, la femme dut encore subir de rudes épreuves, je veux dire par là qu’elle dut gagner sa vie comme esclave salariée sous la domination du capital. Le capitalisme permit à la femme d’accéder à un travail productif et créa ainsi la condition nécessaire à la lutte des femmes pour l’égalité des droits et sa propre libération. Mais la libération définitive de la femme n’est possible que dans un système de production plus développé de notre époque – le système communiste – en l’occurrence lorsque l’on emploiera utilement les forces de la femme de façon productive pour la collectivité.

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