V. Le matérialisme contemporain

   Essai sur le développement de la conception moniste de l’histoire

   Georgi Plekhanov

   V. Le matérialisme contemporain

   L’impuissance de l’idéalisme à expliquer les phénomènes de la nature et l’évolution des sociétés devait obliger – et a effectivement obligé – les êtres qui pensent (c’est-à-dire ni les éclectiques, ni les dualistes) à revenir à une conception matérialiste de l’univers. Mais ce nouveau matérialisme ne pouvait plus être la simple répétition de la doctrine des matérialistes français de la fin du dix-huitième siècle. Le matérialisme ressuscite enrichi de toutes les acquisitions de l’idéalisme, dont la plus importante, la méthode dialectique, l’étude des phénomènes dans leur développement, leur génération et leur destruction. C’est Karl Marx qui a représenté avec génie cette orientation nouvelle.

   Il n’était pas le premier à prendre les armes contre l’idéalisme. Ludwig Feuerbach avait levé l’étendard de la révolte. Puis un peu plus tard, étaient entrés en scène les frères Bauer, dont les idées requièrent des lecteurs russes d’aujourd’hui une particulière attention. Réaction contre l’idéalisme de Hegel, elles n’en étaient pas moins imprégnées d’un idéalisme éclectique fort superficiel et très étroit.

   Les grands idéalistes allemands, on l’a vu, n’avaient pas réussi à comprendre la véritable nature des sociétés, à découvrir leur fondement réel. Ils tenaient leur évolution pour un processus nécessaire, soumis à des lois; et, sur ce point, ils avaient absolument raison. Mais, qu’on vint à parler du moteur premier du devenir historique, et ils invoquaient aussitôt l’Idée Absolue, dont les propriétés devaient fournir l’ultime, la plus profonde explication de ce processus. C’était le point faible de l’idéalisme et ce fut contre lui que la révolution philosophique dirigea d’abord ses coups : l’extrême-gauche hégélienne prit les armes contre « l’Idée Absolue ».

   Si tant est qu’elle existe, l’Idée Absolue existe en dehors du temps et de l’espace, à tout le moins en dehors des cerveaux individuels. En reproduisant dans son évolution historique le devenir logique de l’Idée Absolue, l’humanité obéit à une force qui lui est étrangère, transcendante. Quand ils prenaient les armes contre l’Idée Absolue, c’est d’abord au nom de l’indépendance de l’homme que se révoltaient les Jeunes Hégéliens, au nom d’une raison humaine finie.

   « La philosophie spéculative, écrit Edgar Bauer, commet une grosse faute en parlant de la raison comme d’une force abstraite et absolue… La raison n’est pas un abstrait objectif au prix duquel l’homme ne serait que du subjectif, de l’accidentel, du transitoire. Non, c’est l’homme, sa conscience, qui commande tout; la raison n’est qu’une force à l’intérieure de cette conscience. Il n’y a donc pas de Raison Absolue, mais seulement une raison se renouvelant éternellement avec le développement de la conscience, pas de raison qui est, mais seulement une raison qui devient (( Edgar Bauer : Der Streit der Kritik mit Kirche und Staat, Bern, 1844, S. 184. [Controverse de la critique avec l’Eglise et l’Etat.])). »

   Il n’y a en somme pas d’Idée Absolue, pas de Raison Absolue, mais seulement la conscience de l’homme, une raison humaine finie et qui se modifie éternellement. C’est tout à fait juste. Même M. Mikhaïlovski ne le contesterait pas, lui qui, on le sait, « peut discuter » de tout avec un plus ou moins douteux succès. Mais, par un étrange mystère, plus nous montons en épingle cette idée juste, et plus notre situation devient difficile. Les vieux idéalistes allemands rattachaient à l’Idée Absolue les lois qui président à l’ensemble des processus de la nature et de l’histoire. A quoi rattacherons-nous alors ces lois, une fois détruite l’Idée Absolue, leur support ? Au regard de la nature la réponse peut tenir en une ligne : nous les rattacherons aux propriétés de la matière. Mais, au regard de l’histoire, l’affaire n’est pas du tout si simple, puisque le facteur clé y est une conscience humaine, une raison humaine finie qui se modifie sans cesse. Y a-t-il quelque loi présidant au devenir de cette raison ? Edgar Bauer aurait certes répondu affirmativement, puisque l’homme, pour lui, par suite, sa raison, ne sont rien moins que contingents. Mais qu’on demande à ce même Bauer d’expliquer ce qu’il entend par loi du devenir de la raison humaine, qu’on lui demande, par exemple, pourquoi la raison évolue de façon différente selon les époques, et l’on n’en tirera à proprement parler aucune réponse. Il nous dira bien que cette « raison qui devient crée les formes de la société », que « la raison historique est le moteur de l’histoire universelle », que, pour ce motif, chaque régime social se révèle périmé dès que la raison accomplit un nouveau progrès(( Loc. cit., S. 185.)), et ainsi de suite. Mais, loin d’être une réponse, ces assertions ne font que tourner autour de la question : pourquoi la raison humaine progresse-t-elle, pourquoi dans tel sens plutôt que dans tel autre ? Et, réduit à y répondre, Edgar Bauer s’empressera de l’esquiver par quelque stérile référence aux propriétés d’une raison humaine finie en perpétuel devenir, de la même façon que les vieux idéalistes s’en tiraient par le recours aux propriétés de l’Idée Absolue.

   Tenir la raison pour le moteur de l’histoire universelle, et en expliquer le progrès par quelque qualité inhérente à son essence, revient à en faire un inconditionné, en d’autres termes, à ressusciter sous une forme nouvelle l’Idée Absolue qu’on vient de proclamer enterrée à jamais. Et le vice fondamental de cette ressuscitée, c’est qu’elle s’accommode fort bien du dualisme le plus absolu, plus exactement qu’elle le suppose. Les processus de la nature n’étant point en effet conditionnés par la raison humaine finie en perpétuel devenir, on se trouve en présence de deux facteurs — la matière dans la nature, et la raison de l’homme dans l’histoire — sans aucun pont pour relier le mouvement de la matière au devenir de la raison, le règne de la nécessité à celui de la liberté. C’est en ceci que réside l’idéalisme éclectique si superficiel et si étroit, qui, nous l’avons dit, imprègne les idées de Bauer.

   « L’opinion gouverne le monde », disaient les Philosophes. C’est ce que répètent les frères Bauer révoltés contre l’idéalisme hégélien. Mais, si l’opinion gouverne le monde, le moteur premier de l’histoire, ce sont les hommes dont la pensée soumet les opinions vieilles à sa critique pour en créer de nouvelles. Les frères Bauer le pensent effectivement. L’essentiel du processus historique se ramène, pour eux, à l’élaboration par « l’esprit critique » de la provision d’opinions en cours et des formes de vie sociale que conditionne cette provision. L’idée a été transplantée telle quelle en Russie par l’auteur des Lettres historiques, à cette retouche près qu’il parle de « pensée » et non d’« esprit » critique, puisque le mot était proscrit par le Sovrémennik.

   En se prenant pour le Grand Architecte, le Démiurge de l’histoire, l’homme « qui pense critiquement » s’érige du même coup, lui et ses pareils, en variété particulière et supérieure de l’espèce humaine. A cette variété supérieure s’oppose la masse, fermée à la pensée critique et tout juste capable de jouer le rôle d’argile entre les mains des créateurs « qui pensent critiquement »; aux « héros » s’oppose « la foule ». Pour autant qu’il aime cette foule, si fort qu’il compatisse à sa séculaire misère et à ses perpétuelles souffrances, le héros ne saurait la regarder autrement que de haut en bas, il ne saurait se débarrasser du sentiment que tout dépend de lui, puisqu’il est un héros, et la foule une simple masse dépourvue de toute faculté de créer, quelque chose comme une énorme collection de zéros, affectée d’une valeur bénéfique au seul cas où une unité « qui pense critiquement » daigne se placer à sa tête. L’idéalisme éclectique des frères Bauer se trouve à l’origine de l’outrecuidance affreuse, voire révoltante, de la « pensée critique » allemande vers 1840-1850; et, par le truchement de ses disciples russes, il provoque actuellement d’identiques ravages dans l’intelligentsia russe. Karl Marx, auquel nous en arrivons maintenant, a été l’adversaire et le dénonciateur sans merci de cette superbe.

   Opposer à « la masse » les individus « qui pensent critiquement », disait Marx, c’est caricaturer la théorie hégélienne de l’histoire, théorie qui n’était, à son tour, que le prolongement transcendantal de la vieille opposition esprit-matière.

   « Chez Hegel déjà, la Masse constitue la matière de l’Esprit absolu de l’histoire, qui ne trouve son expression adéquate que dans la philosophie. Cependant, le philosophe apparaît uniquement comme l’organe dans lequel l’Esprit absolu, qui fait l’histoire, parvient à la conscience après coup, après que le mouvement est achevé. C’est à cette conscience a posteriori que se réduit la participation du philosophe à l’histoire, puisque l’Esprit absolu accomplit le mouvement réel dans l’inconscience. Le philosophe arrive donc post festum (( [Après la noce].)).

   « Hegel se rend coupable d’une double insuffisance. Il déclare que la philosophie est l’existence de l’Esprit absolu, mais se garde bien, en même temps, de déclarer que l’individu philosophique réel est l’Esprit absolu. Ensuite il ne fait faire l’histoire qu’en apparence par l’Esprit absolu en tant qu’Esprit absolu. En effet, l’Esprit absolu ne parvenant à la conscience, en tant qu’Esprit créateur du monde, qu’après coup, dans le philosophe, sa fabrication de l’histoire n’existe que dans la conscience, dans l’opinion et la représentation du philosophe, dans son imagination spéculative. M. Bruno [4] comble les lacunes de Hegel.

   « Il déclara, d’une part, que la Critique est l’Esprit absolu, et qu’il est lui-même la Critique. De même que l’élément de la Critique est banni de la Masse, l’élément de la masse est banni de la Critique. La Critique se sait donc incarnée exclusivement non pas dans une Masse, mais dans un petit groupe d’hommes élus : M. Bauer et ses disciples.

   « Quant à l’autre lacune de Hegel, M. Bruno la supprime de la façon suivante : il ne fait plus l’histoire après coup, en imagination, comme l’Esprit hégélien; c’est au contraire en pleine conscience qu’il joue le rôle de l’Esprit du monde, en s’opposant à la Masse du reste de l’humanité, qu’il établit entre la Masse et lui-même en rapport actuel dramatique, qu’il invente et accomplit l’histoire à bon escient, et après mûre réflexion.

   « Il y a, d’un côté, la Masse, élément matériel de l’histoire, élément passif, sans esprit, sans histoire; et de l’autre côté, il y a l’Esprit, la Critique, M. Bruno et consorts, élément actif d’où part toute action historique. L’acte de transformation de la société se réduit à l’activité cérébrale de la Critique critique ((Bruno Bauer, frère aîné d’Edgar, l’auteur de Kritik der evangelischen Geschichte der Synoptiker [Critique de l’histoire évangélique des synoptiques] qui fut célèbre en son temps.)). »

   Ces lignes produisent une curieuse illusion : on les dirait écrites, non point il y a cinquante ans, mais le mois dernier, non point contre les hégéliens de gauche, mais contre les sociologues « subjectifs » russes. L’illusion se renforce à la lecture de ce passage d’un article d’Engels :

   « La Critique, qui se suffit à elle-même, qui forme un tout achevé, ne peut naturellement admettre l’histoire telle qu’elle s’est effectivement déroulée; ce serait en effet admettre la méchante Masse dans l’intégralité de son caractère massif de Masse, alors qu’il s’agit précisément de délivrer la Masse de son caractère de Masse. L’histoire est donc affranchie de son caractère de Masse, et la Critique qui prend des libertés avec son objet crie à l’histoire : C’est de telle et telle manière que tu dois t’être déroulée ! Les lois de la Critique ont un pouvoir rétroactif total : antérieurement à ses décrets, l’histoire s’est donc passée tout autrement que depuis ses décrets. C’est pourquoi l’histoire massive, que l’on appelle réelle, diffère considérablement de l’histoire critique ((F. Engels und K. Marx : Die heilige Familie oder Kritik der kritischen Kritik, Gegen Bruno Bauer und Consorten. Frankfurt am Main, 1845, pp. 126-128. Le livre est un recueil d’articles de Marx et d’Engels contre diverses théories de la « critique critique ». Le passage ci-dessus est emprunté à un article de Marx contre un article de Bruno Bauer. [Marx : la Sainte Famille ou Critique de la critique critique, pp. 108-109, Editions sociales, Paris, 1969.])). »

   De qui est-il question ici ? D’écrivains allemands de 1845 ou de ces « sociologues » contemporains, qui ont l’audace de nous raconter que, le catholique se représentant d’une certaine manière la marche de l’histoire, le protestant d’une autre, le monarchiste d’une troisième et le républicain d’une quatrième, le vrai subjectif n’a pas seulement le droit mais le devoir d’imaginer pour son compte, à son usage spirituel, une histoire correspondant au meilleur idéal possible ? Engels aurait-il prévu nos Jocrisse à Pathmos ? Certes non ! Il n’y songeait guère, bien sûr, et si, à un demi-siècle de distance, son ironie fait mouche sur nos penseurs subjectifs, cela s’explique par cette bien simple circonstance qu’il ne se trouve rigoureusement rien de neuf dans la subjective calembredaine : c’est de l’image d’Epinal copiée d’une caricature de l’« hégélianerie » qu’elle combat avec tant de malchance…

   Pour « la critique critique », les grandes collisions de l’histoire se ramènent toutes à un conflit d’idées. Marx note que les idées en question « se sont couvertes d’opprobre » chaque fois qu’elles ne coïncident pas avec l’intérêt réel, l’intérêt économique de la couche sociale qui constituait, à l’époque donnée, le véhicule du progrès historique. Seule la compréhension de cet intérêt permet de saisir le cours véritable de l’histoire.

   Les Philosophes, nous l’avons vu, ne fermaient pas les yeux devant l’intérêt, et ils y recouraient volontiers pour expliquer l’état d’une société à une certaine époque. Mais, chez eux, cette notion de l’intérêt en tant que facteur clé constituait seulement une variante de la « formule » : l’opinion gouverne le monde; pour eux, l’intérêt dépendait de l’opinion et variait avec elle. Une telle interprétation du rôle de l’intérêt représente le comble de l’idéalisme appliqué à l’histoire. Elle va incomparablement plus loin que l’idéalisme dialectique allemand lui-même, pour lequel de nouveaux intérêts matériels apparaissent chez l’homme à chaque fois que l’Idée Absolue éprouve le besoin d’accomplir un nouveau progrès dans son devenir logique. C’est tout autrement que Marx comprend le rôle de l’intérêt matériel.

   Le lecteur russe moyen se figure la théorie marxiste de l’histoire comme une ignominieuse diffamation de l’espèce humaine. Il y a chez Ouspenski (sauf erreur, dans la Ruine) une femme de percepteur qui, au déclin de ses ans jusque dans le délire de l’agonie, s’obstine à répéter l’infâme devise de sa vie entière : « Mets-t’en plein la poche ! » Naïvement, l’intelligentsia russe se figure que Marx attribue à l’humanité entière la même odieuse maxime, qu’à en croire cet auteur, les fils des hommes, à quelque occupation qu’ils se livrent, ne font que « s’en mettre plein la poche », de surcroît consciemment. Et « l’intellectuel » russe désintéressé éprouve naturellement aussi peu de « sympathie » pour semblable doctrine que n’en éprouve pour le darwinisme la sous-préfète, au regard de qui cette théorie se ramène à la révoltante hypothèse qu’une aussi honorable personne ne serait rien d’autre qu’une guenon en bonnet tuyauté. Mais Marx, en réalité, ne calomnie pas plus les « intellectuels » que Darwin les sous-préfètes.

   Pour comprendre la conception marxiste de l’histoire, il importe de se rappeler les résultats atteints par la philosophie et par l’histoire des sociétés dans la période immédiatement précédente. Les historiens français de la Restauration étaient arrivés, nous l’avons vu, à la conviction que « l’état des personnes », c’est-à-dire « l’état des biens », constitue la base de tout le régime social. Et c’est à la même conclusion, nous le savons aussi, que la philosophie idéaliste allemande était parvenue avec Hegel, involontairement au reste, en dépit de son esprit même, par la seule vertu de l’insuffisance, de l’impuissance des explications idéalistes de l’histoire. Familier avec les dernières acquisitions de la connaissance scientifique et de la pensée philosophique de son temps, Marx se range entièrement, en ce point, aux vues des historiens français et de Hegel. Je suis convaincu, dit-il, que « les rapports juridiques, ainsi que les formes de l’Etat, ne peuvent s’expliquer ni par eux-mêmes, ni par la soi-disant évolution générale de l’esprit humain; qu’ils prennent leurs racines plutôt dans les conditions d’existence matérielles que Hegel, à l’exemple des Anglais et des Français du XVIII° siècle, comprenait sous le nom de « société civile »; mais que l’anatomie de la société est à chercher dans l’économie politique ((Ibid., p. 6. [Ibid., p. 19.])) ».

   Mais d’où dépend l’économie d’une société donnée ? Ni les historiens français, ni les socialistes utopistes, ni Hegel n’ont pu fournir ici de réponse quelque peu satisfaisante. Explicitement ou implicitement, tous évoquent la nature humaine. L’immense mérite scientifique de Marx consiste en ce qu’il aborde la question par le côté diamétralement opposé, en ce qu’il tient la nature humaine pour l’effet perpétuellement modifié d’un devenir historique dont la cause réside en dehors de l’homme. Pour exister, celui-ci doit entretenir son organisme en empruntant à la nature extérieure, les substances indispensables, emprunt qui présuppose une certaine action de cet homme sur cette nature. Mais, « en même temps qu’il agit par ce mouvement sur la nature extérieure et la modifie, il modifie sa propre nature ». L’essentiel de la théorie marxiste de l’histoire tient en ces quelques mots, encore qu’isolés ils en donnent seulement une notion incomplète et appellent des explications.

   Franklin appelait l’homme « a tool making animal », « un animal qui fabrique des outils ». La production et l’emploi d’outils constituent en effet un trait distinctif de l’être humain. Darwin conteste ce privilège à l’homme et cite une masse d’exemples montrant qu’à l’état rudimentaire l’usage d’instruments est propre à de nombreux mammifères. Il a certes absolument raison, de son point de vue, en ce sens que la fameuse « nature humaine » ne comporte pas un trait qui ne se rencontre en quelque autre espèce animale, et qu’il n’existe donc rigoureusement aucun motif de tenir l’homme pour une créature à part, de l’isoler dans un « règne » spécial. Mais il ne faut pas oublier que les différences quantitatives deviennent qualitatives. Ce qui existe à l’état rudimentaire dans une espèce peut devenir le caractère distinctif d’une autre. La remarque concerne notamment l’emploi des outils. L’éléphant casse des branches pour s’en faire des chasse-mouches; le fait est intéressant, instructif; mais, dans l’évolution de l’espèce, « éléphant », l’utilisation des branches pour la lutte contre les mouches n’a joué apparemment aucun rôle essentiel; les éléphants ne sont pas devenus éléphants parce que leurs ancêtres plus ou moins éléphantins s’éventaient avec des branches. Il en va autrement de l’homme (( Marx : Préface à la Contribution à la critique de l’économie politique, Editions sociales, Paris, 1972, p. 4.)).

   L’existence du sauvage australien dépend de son boomerang, au même degré que celle de l’Angleterre contemporaine des machines de ce pays. Enlevez ce boomerang à l’Australien, faites-en un agriculteur, et il va nécessairement changer tout son genre de vie, toutes ses habitudes, tous ses modes de pensée, sa « nature » entière.

   « Faites-en un agriculteur », disons-nous. L’exemple de l’agriculture rend bien clair que l’action exercée par l’homme sur la nature dans le processus de production ne suppose pas seulement des instruments de travail. Ceux-ci ne constituent qu’une partie des moyens nécessaires à la production. Aussi sera-t-il plus exact de ne pas parler de l’évolution des instruments de travail, mais, plus généralement, de celle des moyens de production, des forces productives, encore qu’incontestablement le premier rôle dans cette évolution appartienne, ou, du moins, ait appartenu jusqu’à présent (jusqu’à l’apparition des grandes industries chimiques) aux instruments de travail.

   Avec ces instruments de travail, l’homme acquiert en somme des organes qui modifient sa structure anatomique. Du jour où il s’est haussé jusqu’à leur emploi, son évolution a revêtu un aspect entièrement nouveau : comme celle de tous les autres animaux, elle se bornait jusque-là à une modification des organes naturels; désormais elle devient avant tout l’histoire du perfectionnement de ces organes artificiels, de la croissance des forces productives.

   Animal qui fabrique des outils, l’homme est en même temps un animal social provenant d’ancêtres qui vivaient en troupeaux plus ou moins grands depuis de nombreuses générations. Peu nous importe ici la raison de cette existence grégaire : aux zoologistes de l’expliquer; et ils l’expliquent. Mais ce qui est capital pour la philosophie de l’histoire, c’est que, du jour où les organes artificiels ont commencé de jouer un rôle essentiel dans la vie humaine, la société même a commencé de se modifier en fonction du progrès de ses forces productives.

   « Dans la production, les hommes n’agissent pas seulement sur la nature, mais aussi les uns sur les autres. Ils ne produisent qu’en collaborant d’une manière déterminée et en échangeant entre eux leurs activités. Pour produire, ils entrent en relation et en rapports déterminés les uns avec les autres, et ce n’est que dans les limites de ces relations et de ces rapports sociaux que s’établit leur action sur la nature, la production ((K. Marx : Lohnarbeit und Kapital. [Travail salarié et capital, Editions sociales, Paris, 1972, p. 29.])). »

   Organes artificiels, les instruments de travail se révèlent donc des organes moins de l’homme individuel que de l’homme social. Aussi chaque modification importante qui les affecte entraîne-t-elle une transformation dans la structure de la société.

   « Suivant le caractère des moyens de production ces rapports sociaux que les producteurs ont entre eux, les conditions dans lesquelles ils échangent leurs activités et prennent part à l’ensemble de la production seront tout naturellement différents. Par la découverte d’un nouvel engin de guerre, l’arme à feu, toute l’organisation interne de l’armée a été nécessairement modifiée; les conditions dans lesquelles les individus constituent une armée et peuvent agir en tant qu’armée se sont trouvées transformées, et les rapports des diverses armées entre elles en ont été changés également.

   « Donc, les rapports sociaux suivant lesquels les individus produisent, les rapports sociaux de production, changent, se transforment avec la modification et le développement des moyens de production matériels, des forces de production. Dans leur totalité, les rapports de production forment ce qu’on appelle les rapports sociaux, la société, et notamment une société à un stade de développement historique déterminé, une société à caractère distinctif, original. La société antique, la société féodale, la société bourgeoise sont des ensembles de rapports de production de ce genre, dont chacun caractérise en même temps un stade particulier de développement dans l’histoire de l’humanité (( Ibid., p. 35.)). »

   Inutile d’ajouter que les étapes plus anciennes de l’évolution humaine constituent des ensembles de rapports de production non moins caractérisés. Inutile également de répéter qu’à ces étapes l’état des forces productives a exercé une action tout aussi décisive sur les rapports sociaux.

   Arrêtons-nous plutôt à l’examen de quelques objections, à première vue passablement convaincantes.

   Voici la première…

   Nul ne conteste la considérable importance des instruments de travail, ni le rôle capital des forces productives dans le devenir historique, dit-on souvent aux marxistes, mais ces instruments ont été inventés et mis en œuvre par l’homme. Vous reconnaissez vous-mêmes que leur emploi suppose un degré de développement mental relativement très élevé. Et tout nouveau perfectionnement de ces outils exige de nouveaux efforts de l’esprit humain. Ces efforts constituent la cause, l’évolution des forces de production constituant l’effet. L’esprit est donc le moteur premier du progrès historique; ils avaient donc raison, ceux-là, qui affirmaient que l’opinion, c’est-à-dire la raison humaine, gouverne le monde.

   Rien de plus naturel que cette observation, ce qui ne l’empêche point de porter à faux.

   L’usage d’instruments de travail suppose sans conteste chez l’animal humain une intelligence fort développée. Mais voyons par quelles causes les sciences naturelles expliquent aujourd’hui ce développement :

   « L’homme, dit Darwin, n’aurait jamais atteint sa position prépondérante dans le monde sans l’usage de ses mains, instruments si admirablement appropriés à obéir à sa volonté (( La Descendance de l’homme, etc. Paris, 1881, p. 51.)). »

   L’idée n’est pas neuve : on la trouve déjà chez Helvétius. Mais, pour n’avoir pas su s’en tenir fermement au point de vue de l’évolution, Helvétius n’a pas su conférer à sa propre pensée le moindre cachet de vraisemblance. Darwin, lui, a mis en œuvre, pour l’étayer, tout un arsenal d’arguments, et, bien qu’ils ne revêtent, comme il va de soi, qu’un caractère d’hypothèses, leur ensemble n’en suffit pas moins à emporter la conviction. Que nous dit Darwin ? D’où sont venues au quasi-homme ses mains d’aujourd’hui, ces mains parfaitement humaines dont le rôle dans les conquêtes de sa « raison » s’est révélé si remarquable ? Elles se sont probablement constituées en vertu de certaines particularités du milieu géographique, qui ont rendu utile la division du travail entre les extrémités antérieures et postérieures. Les conquêtes de la « raison » ont été l’effet lointain de cette division du travail et, à leur tour, en présence de conditions extérieures favorables, sont devenues la cause immédiate de l’apparition chez l’homme d’organes artificiels, de l’emploi d’outils. Ces nouveaux organes artificiels ont exercé leurs bons offices sur le développement mental, et les conquêtes de la « raison » se sont une fois de plus traduites dans les organes. Il y a là un long processus où cause et effet ne cessent d’alterner. Mais on aurait tort de le considérer du point de vue de l’interaction pure. Pour que l’homme puisse employer l’acquis de sa « raison » à perfectionner ses instruments artificiels, c’est-à-dire à étendre son empire sur la nature, il lui fallait se trouver dans un certain milieu géographique capable de lui procurer : 1) les matériaux nécessaires à ce perfectionnement; 2) des objets dont le traitement exige des outils perfectionnés. Là où il n’existait pas de métaux, la seule raison de l’homme social ne pouvait en aucun cas lui faire dépasser l’âge de la pierre polie, tout de même que, pour passer à la vie pastorale et agricole, il fallait une certaine faune et une certaine flore, en l’absence desquelles « la raison n’aurait pas bougé de place ». Il y a plus. Le développement mental des sociétés primitives a dû aller d’autant plus vite qu’elles entretenaient plus de contacts entre elles, et ces contacts, bien entendu, étaient d’autant plus fréquents que les conditions géographiques d’habitat étaient plus variées, c’est-à-dire, par voie de conséquence, que les produits différaient plus d’un lieu à l’autre ((Le livre bien connu de von Martius sur les populations primitives du Brésil[32] offre d’intéressants exemples de l’influence des particularités géographiques en apparence les plus insignifiantes sur le développement des contacts entre habitants.)). Tout le monde connaît enfin l’importance à cet égard des voies naturelles de communication : Hegel note déjà que si les montagnes séparent les hommes, fleuves et mers les rapprochent ((Pour ce qui est de la mer, on peut, au reste, relever qu’elle ne les rapproche pas toujours. Ratzel (Anthropogéographie. Stuttgart, 1882, p. 92) fait judicieusement observer qu’à un stade inférieur de l’évolution la mer constitue une frontière absolue, c’est-à-dire interdit tout rapport entre les peuples qu’elle sépare. A leur tour, ces rapports, dont la possibilité se trouve à l’origine exclusivement conditionnée par les particularités du milieu géographique, marquent de leur empreinte la physionomie des tribus primitives. Les insulaires diffèrent considérablement des continentaux. « Die Bevölkerungen der Inseln, dit Ratzel (loc. cit., p. 96), sind in einigen Fällen völlig andere als die des nächst gelegenen Festlandes oder der nächsten grösseren Insel aber auch wo sie ursprünglich derselben Rasse oder Völkergruppe angehören, sind sie immer weit von derselben verschieden; und zwar, kann man hinzusetzen, in der Regel weiter als die entsprechenden festländischen Abzweigungen dieser Rasse oder Gruppe untereinander. » [Dans certains cas, les habitants des îles sont absolument différents de ceux du continent voisin ou d’une grande île proche; là même où, à l’origine, ils appartenaient à la même race ou au même groupe ethnique, ils s’en distinguent toujours, et, peut-on ajouter, toujours plus que ne se distinguent entre elles les branches continentales correspondantes de cette race ou de ce groupe. »] C’est la répétition de la loi qui régit la formation des espèces et des variétés animales.)).

   Le milieu géographique exerce une action non moins efficace sur la destinée des sociétés plus importantes, des Etats nés sur les ruines des clans.

   « Ce n’est pas la fertilité absolue du sol, mais plutôt la diversité de ses qualités chimiques, de sa composition géologique, de sa configuration physique et la variété de ses produits naturels qui forment la base naturelle de la division sociale du travail et qui excitent l’homme, en raison des conditions multiformes au milieu desquelles il se trouve placé, à multiplier ses besoins, ses facultés, ses moyens et modes de travail. C’est la nécessité de diriger socialement une force naturelle, de s’en servir, de l’économiser, de se l’approprier en grand par des œuvres d’art, en un mot de la dompter, qui joue le rôle décisif dans l’histoire de l’industrie. Telle a été la nécessité de régler et de distribuer le cours des eaux en Egypte, en Lombardie, en Hollande, etc. Ainsi en est-il dans l’Inde, dans la Perse, etc., où l’irrigation au moyen de canaux artificiels fournit au sol non seulement l’eau qui lui est indispensable, mais encore les engrais minéraux qu’elle détache des montagnes et dépose dans son limon. La canalisation, tel a été le secret de l’épanouissement de l’industrie en Espagne et en Sicile sous la domination arabe ((K. Marx : Das Kapital, dritte Auflage, S. 524-526. [Le Capital, Editions sociales, Paris, 1969, livre I, t. 2, pp. 187-188.] Marx ajoute en note : « La distribution des eaux était aux Indes une des bases matérielles du pouvoir central sur les petits organismes de production communale sans connexion entre eux. Les conquérants mahométans de l’Inde ont mieux compris cela que les Anglais successeurs. » On peut rapprocher de ce passage l’opinion d’un naturaliste contemporain (Ratzel, loc. Cit., p. 343) : « Unter dem, was die lebende Natur dem Menschen an Gaben bietet, ist nicht der Reichtum an Stoffen, sondern der an Kräften oder, besser gesagt, Kräfteanregungen am höchsten zu schätzen. » [« Entre tous les dons que la nature vivante fait à l’homme le plus précieux n’est pas la richesse de biens, mais la richesse de forces, plus exactement l’aspiration vers les forces. »])). »

   C’est donc seulement grâce à certaines propriétés du milieu géographique que nos ancêtres anthropomorphes ont pu s’élever au niveau de développement mental requis pour les transformer en « tool making animals ». Et, tout de même, ce sont seulement certaines propriétés de ce milieu qui pouvaient donner carrière à la mise en œuvre et au perfectionnement incessant de cette faculté nouvelle de « faire des outils ». Dans le processus historique de l’évolution des forces productives, la faculté humaine de « faire des outils » doit être essentiellement tenue pour une grandeur constante, les conditions extérieures de la mise en œuvre de cette faculté constituant une grandeur constamment variable ((Nous devons nous garder, dit Ludwig Geiger, d’attribuer à la pensée une part trop grande dans l’origine des outils. La découverte des premiers instruments — des plus essentiels — s’est produite, comme il va de soi, par hasard, ainsi que mainte grande invention de notre temps. Ils ont été plus trouvés qu’inventés. J’ai été amené à cette idée en constatant notamment que les noms des outils ne proviennent jamais de leur fabrication, qu’ils [les noms] n’ont jamais un caractère génétique, mais dérivent seulement de l’usage auquel est destiné l’outil. C’est ainsi qu’en allemand Scheere [les ciseaux], Säge [la scie], Hacke [la houe] tirent leur dénomination du verbe couper [scheeren], scier [sägen], ou du verbe piocher [hacken]. Cette loi linguistique doit d’autant plus retenir l’attention que le nom des ustensiles qui ne sont pas des outils se forme par voie génétique, passive, à partir des matériaux qui servent à les fabriquer ou du traitement qui leur donne naissance. Ainsi, par exemple, l’outre à vin est désignée dans de nombreuses langues par le nom de la peau écorchée d’un animal; à l’allemand, Schlauch correspond à l’anglais slough, peau de serpent; et le grec askos signifie à la fois outre et cuir. L’étymologie explique ici parfaitement de quoi est fait l’ustensile dénommé « outre ». Il n’en va pas de même pour les outils à l’origine, si l’on se fonde sur l’étymologie, ils n’ont pas été fabriqués; le premier couteau peut fort bien avoir été trouvé par hasard, quelque pierre aiguisée qu’on a mise en œuvre, par jeu, dirais-je, presque. » L. Geiger : Die Urgeschichte der Menschheit im Lichte der Sprache, mit besonderer Beziehung auf die Entstehung des Werkzeugs, S. 36-37. Histoire primitive de l’humanité à la lumière du langage, où il est porté une particulière attention à l’origine des instruments de travail. Extrait du recueil Zur Entwicklungsgeschichte der Menscheit, Stuttgart, 1878. [Essai sur l’histoire de l’évolution humaine.])).

   La différence des résultats atteints par les sociétés humaines (les degrés de la civilisation) s’explique précisément par le fait que les conditions extérieures n’ont pas permis aux diverses tribus d’hommes de mettre également en œuvre leur faculté d’« invention ». Certaine école anthropologique ramène cette différence des résultats à une différence de caractères raciaux. L’idée ne résiste pas à l’examen : ce n’est qu’une variation nouvelle sur la vieille explication de l’histoire par la « nature humaine » (ici : par la nature de la race), et qu’on peut rapprocher, pour la profondeur scientifique, de la thèse du médecin moliéresque proclamant que l’opium fait dormir parce qu’il possède une vertu dormitive (telle race est attardée parce qu’elle possède une vertu attardante).

   En agissant sur la nature extérieure, l’homme transforme sa nature propre. Il développe toutes ses facultés, notamment celle de « faire des outils ». Mais c’est le degré de développement déjà acquis des forces productives qui détermine à chaque instant la mesure de cette faculté.

   Une fois l’instrument de travail devenu objet de production, la possibilité même de sa fabrication, aussi bien que la plus ou moins grande perfection de celle-ci, dépend entièrement des outils servant à l’exécuter. Chacun le conçoit sans qu’il y soit besoin d’explication. Mais voici qui peut paraître à première vue tout à fait inconcevable. Parlant des machines imaginées par Archimède lors du siège de Syracuse par les Romains, Plutarque éprouve le besoin d’excuser l’inventeur : il ne convient guère à un philosophe, explique-t-il, de s’occuper à de pareilles besognes; mais ce qui justifie Archimède, c’est l’extrême péril que courait sa patrie. Qui s’aviserait aujourd’hui de chercher des circonstances atténuantes à Edison ? Nous ne tenons plus pour déshonorant — bien au contraire ! — que l’homme utilise ses facultés d’invention mécanique, alors que les Grecs (ou, si l’on préfère, les Romains) voyaient les choses tout autrement. Le progrès des découvertes et des inventions mécaniques devait donc se dérouler chez eux — et il s’y est effectivement déroulé, — avec une lenteur incomparablement plus grande que chez nous. Tout se passe comme si, dans ce cas, c’était l’opinion qui gouverne le monde. Mais d’où une si étrange « opinion » était-elle venue aux Grecs ? Son origine ne pouvant s’expliquer par les propriétés de la « raison » humaine, reportons-nous à l’état de ces sociétés. Celles des Grecs et des Romains étaient, comme on le sait, des sociétés esclavagistes. Le travail physique, la production, y incombant entièrement à l’esclave, l’homme libre les tenait pour honteux : et il s’y est tout naturellement établi une tradition de mépris à l’égard des inventions, même les plus considérables, qui avaient trait au processus de production, notamment des inventions mécaniques. Voilà pourquoi Plutarque ne considérait pas Archimède comme nous considérons aujourd’hui Edison ((« Cette mécanique… eut pour premiers inventeurs Eudoxe et Archytas, qui voulurent par là embellir et égayer, pour ainsi dire, la géométrie, en appuyant, par des exemples sensibles et sur des preuves mécaniques certains problèmes dont la démonstration ne pouvait être fondée sur le raisonnement et sur l’évidence… Mais, quand Platon leur eut reproché avec indignation qu’ils corrompaient la géométrie, qu’ils lui faisaient perdre toute sa dignité, en la forçant comme une esclave de descendre des choses immatérielles et purement intelligibles, aux objets corporels et sensibles, d’employer une vile matière qui exige le travail des mains et sert à des métiers serviles, dès lors la mécanique dégradée fut séparée de la géométrie, et, longtemps méprisée par la philosophie, elle devient un des arts militaires. » (Plutarchi : Vita Marcelli, edit. Teubneriana, C. Sintenis, Lipsiae, 1883, Cap. XIV, pp. 135-136.) [Plutarque : Vie de Marcellus, éd. Teubner. Leipzig, 1883, ch. XIV, pp. 135-136. Cité d’après la traduction Ricard, éd. Didier, Paris, 1844, pp. 99-100. Le contresens dont Plékhanov s’excuse dans sa préface — voir p. 3 — consiste à avoir substitué « en ignorant, pour des… » à « en appuyant par des… » L’idée de Plutarque, on le voit, n’était pas neuve.)).

   Pourquoi l’esclavage s’était-il établi en Grèce ? Ne serait-ce point certaines erreurs de leur « raison » qui auraient fait considérer aux Grecs l’esclavage comme le meilleurs régime ? Nullement ! Il y eut une époque où il n’existait pas chez eux, et où ils ne tenaient aucunement pour naturel et nécessaire le régime social fondé sur lui; puis l’esclavage a fait son apparition; il s’est mis à jouer dans leur existence un rôle sans cesse plus important; et les citoyens de la Grèce ont changé d’opinion à son sujet : ils ont entrepris de le défendre comme une institution aussi naturelle que nécessaire. Pourquoi donc cet esclavage a-t-il fait son apparition et s’est-il développé ? Sans doute pour la même cause qui l’a fait apparaître et se développer en d’autres pays à un stade donné de leur évolution sociale. Et cette cause est connue : elle consiste en un certain état des forces productives. Pour que j’aie profit à transformer mon ennemi vaincu en esclave plutôt qu’en chair à saucisses, il faut que le produit de son travail forcé puisse subvenir, non seulement à son entretien, mais, au moins en partie, au mien; en d’autres termes, il faut un certain degré de développement des forces productives à ma disposition. C’est par cette porte que l’esclavage fait son entrée dans l’histoire. Le travail servile ne favorise guère le progrès des forces productives; elles n’avancent qu’avec une extrême lenteur; pourtant, elles avancent; et il vient à la fin un moment où l’exploitation du travail servile se révèle d’un moindre profit que l’exploitation du travail libre. L’esclavage, alors, est aboli, ou disparaît peu à peu. Il est mis à la porte de l’histoire par ce même développement des forces productives qui l’y avait introduit ((Pendant longtemps, les paysans russes, on le sait, ont eu le droit de posséder des serfs, et ils en ont souvent profité. En tant que paysans ils ne trouvaient aucun charme au servage, mais, dans l’état où se trouvaient alors en Russie les forces productives, personne ne le tenait pour un état anormal. Le moujik qui avait des économies jugeait l’acquisition de serfs chose aussi naturelle que l’affranchi romain l’achat d’esclaves. Les révoltés de Spartacus faisaient au reste la guerre, non pas à l’esclavage, mais à leurs anciens maîtres : s’ils avaient réussi à conquérir leur liberté, les circonstances aidant, ils seraient devenus, de la meilleure foi du monde, propriétaires d’esclaves. La formule de Schelling revient invinciblement à l’esprit, en se revêtant d’un sens nouveau; il doit y avoir une nécessité dans la liberté. L’histoire montre, en effet, que la liberté, sous quelque forme que ce soit, apparaît seulement là où elle est devenue une nécessité économique.)). Revenant à Plutarque, nous constatons donc que son jugement sur les inventions d’Archimède était conditionné par l’état des forces productives à son époque. Et compte tenu de l’influence que de pareils jugements ne manquent pas d’avoir sur le cours des découvertes et des inventions, nous sommes d’autant plus fondés à affirmer que, pour chaque peuple, à chaque moment de son histoire, le progrès des forces productives est déterminé par l’état de celles-ci à la période considérée.

   Partout où nous avons affaire à la découverte ou à l’invention, nous avons affaire aussi, cela va de soi, à la « raison ». Sans celle-ci, découvertes et inventions seraient aussi impossibles qu’elles l’étaient avant l’apparition de l’homme sur la terre. La doctrine que nous exposons ne néglige nullement le rôle de cette raison; elle s’attache seulement à expliquer pourquoi la raison, à chaque instant, opère de telle façon plutôt que de telle autre; elle ne dédaigne pas les conquêtes de l’esprit; elle s’efforce seulement d’en trouver la cause suffisante.

   Depuis quelque temps, on a opposé à cette théorie une autre objection encore. M. Karéev l’énonce ainsi, après avoir exposé vaille que vaille la philosophie de l’histoire d’Engels :

   « Avec le temps, Engels a complété sa doctrine par des considérations nouvelles qui y ont apporté d’essentielles modifications. S’il ne reconnaissait naguère comme fondement de la compréhension matérielle de l’histoire que la recherche des structures économiques des sociétés, par la suite il a reconnu une importance équivalente à la recherche de la structure familiale, ce qui est arrivé sous l’influence d’une nouvelle représentation des formes primitives du mariage et de la famille, qui l’a amené à tenir compte, non plus seulement du processus de production des produits, mais du processus de reproduction des générations humaines. A cet égard, l’influence venait notamment de la Société Antique de Morgan ((Cf. « Le Matérialisme économique en histoire ». Le Messager de l’Europe[33], août 1894, p. 601.)) », etc. …

   Par conséquent, si Engels ne « reconnaissait naguère comme fondement de la compréhension matérielle [ ? ] de l’histoire que la recherche des structures économiques des sociétés », et si, plus tard, « il a reconnu une importance équivalente », etc., il a cessé à proprement parler d’être un matérialiste « économique ».

   M. Karéev enregistre l’événement sur le ton de l’historien impartial, alors que M. Mikhaïlovski se frotte les mains. L’un et l’autre, toutefois, disent en substance la même chose, et ne font que reprendre l’argumentation du très superficiel Weisengrün dans son Entwicklungsgesetze der Menschheit (([Les lois de l’évolution humaine.])).

   Il est fort naturel qu’un penseur, de la classe d’Engels, qui s’est tenu pendant plusieurs dizaines d’années au courant du mouvement scientifique, ait très substantiellement « complété » sa théorie initiale de l’histoire. Mais de même qu’il y a fagot et fagot il y a complément et complément. Dans le cas présent, toute la question est de savoir si les « compléments » apportés ont « modifié la théorie »; Engels s’est-il vraiment trouvé obligé de reconnaître, à côté du développement de « la production », l’action d’un autre facteur prétendument « équivalent » au premier ? La réponse est facile, pour peu que l’on consente à considérer le problème avec quelque sérieux.

   Il arrive que les éléphants se servent de branches comme chasse-mouches, dit Darwin. Nous avons fait remarquer à ce propos que ces branches n’en ont pas joué pour autant un rôle substantiel dans la vie de l’éléphant, que ce n’est pas pour s’en être servi que l’éléphant est devenu éléphant Mais l’éléphant se reproduit. Le mâle se comporte de certaine façon par rapport à sa femelle, de même que le mâle et la femelle par rapport à leurs petits. De toute évidence ce ne sont pas les branches qui ont créé cette situation, mais les conditions d’existence communes à l’espèce, conditions où le rôle des branches est infinitésimal, où l’on peut sans erreur le tenir pour zéro. Mais supposons que, dans la vie de l’éléphant, la branche se mette à jouer un rôle de plus en plus important, qu’elle exerce une action d’effet croissant sur les conditions communes dont dépendent les habitudes de l’éléphant, voire son existence même. Supposons que la branche acquière finalement une influence décisive dans la formation de ces conditions. Il faudra bien reconnaître alors qu’elle détermine aussi en fin de compte le comportement de l’éléphant par rapport à sa femelle et à ses petits. Il faudra bien reconnaître alors que, s’il y a eu un temps où la « famille » éléphantine se développait par soi-même, c’est-à-dire indépendamment de la branche, il est venu un moment où elle en a dépendu. Y aurait-il étrangeté à le reconnaître ? Nullement, mise à part l’étrangeté de l’hypothèse — cette branche qui revêt soudain une importance primordiale dans la vie du pachyderme. Nous savons fort bien que, par rapport à l’éléphant, la supposition ne peut qu’étonner, mais il en va tout autrement si l’on en fait application à l’histoire humaine.

   L’homme ne s’est dégagé du monde animal que peu à peu. Il fut un temps où les instruments jouaient dans la vie de nos ancêtres un rôle aussi insignifiant que la branche dans celle de l’éléphant. Pendant cette très longue période le comportement des mâles anthropoïdes par rapport à leurs femelles, de même que le comportement des uns et des autres par rapport à leurs petits, se trouvaient définis par les conditions de vie communes à l’espèce, et qui n’avaient rien à voir avec les instruments de travail. D’où dépendait en ce temps-là la « famille » humaine ? Au naturaliste de l’expliquer; l’historien, ici, n’a provisoirement rien à dire. Mais voici que les instruments de travail se mettent à jouer un rôle sans cesse croissant dans la vie de l’homme, que les forces productives se développent constamment et qu’il vient enfin un moment où elles exercent une influence décisive sur l’ensemble de la société et notamment sur la famille. Ici commence le travail de l’historien : il doit montrer pourquoi et comment du développement des forces productives, comment elle a évolué en fonction de l’économie. Mais, on le conçoit, dès qu’il entreprendra pareille explication, il lui faudra, en étudiant la famille primitive, ne pas tenir compte de la seule économie; car l’homme s’est reproduit avant que les instruments de travail aient acquis une importance décisive dans sa vie, et il existait alors certaines formes familiales définies par les conditions communes à l’espèce homo sapiens. Que devra au juste faire ici l’histoire ? En premier lieu demander au naturaliste de lui repasser le dossier de l’espèce et de se décharger sur lui du soin de poursuivre l’étude de l’évolution humaine; en second lieu complèter ce dossier « par ses propres moyens »; en d’autres termes, prendre « la famille », telle qu’elle existait, par exemple à la période zoologique, puis montrer quels changements y a introduits, à la période historique, le progrès des forces productives, en fonction du développement des rapports économiques. Voilà tout ce que dit Engels. Ce faisant, modifie-t-il si peu que ce soit sa théorie « originelle » touchant l’importance des forces productives dans l’histoire de l’humanité ? Introduit-il à côté de ce facteur quelque autre « équivalent » ? Il n’y paraît guère. Pourquoi dès lors MM. Weisengrün et Karéev parlent-ils d’essentielles modifications ? Pourquoi M. Mikhaïlovski se frotte-t-il les mains ? Faute, sans doute, d’un esprit suffisamment rassis.

   « Il est pourtant étrange de ramener l’histoire de la famille à celle des rapports économiques, même pour le temps de ce que vous appelez la période historique », clame le chœur de nos adversaires. Peut-être que oui, mais peut-être aussi que non : on en peut discuter, pour reprendre la formule de M. Mikhaïlovski. Et nous le ferons volontiers, Messieurs, à une condition, toutefois : que vous vous teniez sérieusement pendant cette discussion, en vous efforçant de comprendre ce que nous disons, sans nous attribuer vos propres fantaisies, sans vous empresser de déceler des contradictions qui n’ont jamais existé dans notre esprit ni dans celui de nos maîtres. D’accord ? Parfait ! Alors discutons…

   Impossible, dites-vous, d’expliquer l’histoire de la famille par celle des rapports économiques : c’est une conception étriquée, limitée à un aspect du problème et antiscientifique. Nous affirmons le contraire et invoquons l’arbitrage des spécialistes.

   Vous connaissez, bien sûr, les Origines de la Famille de Giraud-Teulon. Ouvrons donc cet ouvrage. Voici, par exemple, ce que nous y trouverons :

   « Les causes qui ont provoqué la création de groupes de familles distinctes au milieu de la horde, paraissent se rattacher à un accroissement de la richesse générale. L’introduction ou la découverte d’une céréale, la domestication ou le croisement d’une nouvelle espèce animale ont pu être des raisons suffisantes de la transformation radicale d’une société sauvage : tous les grands progrès en civilisation ont toujours coïncidé avec des profondes modifications dans la situation économique d’une population. ((Nous citons d’après l’édition française de 1874.))» (P. 138.)

   Tournons quelques pages.

   « La transition des institutions de la parenté féminine à celles de la parenté masculine, paraît, en particulier, avoir été signalée par un conflit de nature juridique sur le terrain du droit de propriété. » (P. 141.)

   Et encore ceci :

   « L’organisation de la famille masculine semble avoir été presque universellement sollicitée par l’action d’une force aussi simple que brutale — celle du droit de propriété. » (P. 146.)

   Vous connaissez certainement l’importance que Mac Lennan attribue au meurtre des enfants du sexe féminin dans l’histoire de la famille primitive. Engels, vous ne l’ignorez pas, n’est absolument pas d’accord avec les travaux de cet auteur; raison de plus pour nous référer à ce que Mac Lennan dit des causes d’un infanticide dont l’action sur l’évolution de la famille aurait été à ce point décisive.

   « Pour les tribus entourées d’ennemis, auxquelles les techniques ne pouvaient venir en aide, et en lutte contre la difficulté d’assurer leur subsistance, les fils étaient une source de force, aussi bien pour se défendre que pour se procurer de la nourriture, et les filles une source de faiblesse ((Studies in ancient history — primitive marriage. [Etudes d’histoire ancienne : le mariage primitif] par John Ferg. Mc. Lennan, p. 75.)). »

   Qu’est-ce qui, à l’avis de Mac Lennan, provoquait donc dans les tribus primitives le meurtre des enfants du sexe féminin ? L’insuffisance de ressources pour assurer la subsistance, la faiblesse des forces productives : si ces tribus ne s’étaient pas trouvées à court de nourriture, elles n’auraient point été poussées à ces infanticides par la peur que l’ennemi ne vînt un jour exterminer leurs filles ou les emmener en captivité.

   Engels, nous le répétons, ne partage pas les idées de Mac Lennan sur l’histoire de la famille, et nous les jugeons nous-mêmes fort peu satisfaisantes. Mais ce qui importe ici, c’est que Mac Lennan tombe dans le même travers qu’Engels : il cherche à expliquer l’histoire de la famille par l’état des forces productives.

   Faut-il poursuivre les citations, invoquer Lippert, Morgan ? Nous n’en voyons pas la nécessité : quiconque les a lus sait qu’ils tombent dans le même travers que Mac Lennan et Engels. Même Spencer, on le sait, n’est pas ici sans reproche, encore que sa sociologie n’ait vraiment rien à voir avec le « matérialisme économique ».

   On peut, certes, en tirer parti à des fins de polémique et nous dire : « Vous voyez ! Les gens peuvent s’accorder avec Marx et Engels sur telle question de détail, sans se ranger à leur théorie de l’histoire ! » Assurément. Le tout est seulement de savoir de quel côté se trouve ici la logique.

   Poursuivons…

   L’évolution de la famille, assure Giraud-Teulon, est déterminée par l’évolution du droit de propriété; et, ajoute-t-il, toutes les conquêtes de la civilisation coïncident avec un changement dans la situation économique de l’humanité. Le lecteur n’aura pas manqué de relever que Giraud-Teulon use d’une terminologie plus qu’incertaine : pour lui, le concept de « droit de propriété » est entièrement épuisé par celui de « situation économique ». Mais le droit, c’est le droit, l’économie, c’est l’économie, et il ne convient pas de mélanger ces deux notions. D’où provient ce droit de propriété ? Peut-être a-t-il fait son apparition sous l’influence de l’économie d’une société donnée (le droit civil, dit Lassalle, n’est que l’expression des rapports économiques), à moins qu’il ne doive son origine à quelque cause absolument différente. Il faut ici pousser plus loin l’analyse, au lieu de l’interrompre juste au moment où elle devient vraiment intéressante, d’un intérêt vraiment vital.

   Les historiens français de la Restauration n’avaient point découvert, nous l’avons vu, de réponse satisfaisante au problème de l’origine du droit de propriété. Dans le Matérialisme économique en histoire, M. Karéev touche un mot de l’école historique du droit en Allemagne. Nous le suivrons volontiers sur ce terrain.

   Voici ce qu’en dit notre professeur :

   « Lorsque au début de ce siècle apparut en Allemagne l’école, dite « historique », qui commença à considérer le droit, non plus comme un système immobile de normes juridiques, ainsi que les anciens juristes se le représentaient, mais comme quelque chose de mouvant qui se modifie et évolue, une forte tendance se fit jour dans cette école pour opposer, comme la seule juste, la notion historique du droit à tous les autres points de vue possibles en la matière; la théorie historique n’a jamais admis l’existence de vérités scientifiques applicables à tous les temps — c’est-à-dire de ce que, dans la langue de la science nouvelle, on appelle des lois générales; elle a même purement et simplement nié ces lois et, avec elles, la théorie générale du droit, au nom de l’idée de dépendance du droit par rapport aux conditions locales, dépendance qui, assurément, existe toujours et partout, mais n’exclut pas des principes communs à tous les peuples ((Messager de l’Europe, juillet 1894, p. 12.)). »

   Il y a dans ces quelques lignes beaucoup — disons : d’inexactitudes — contre lesquelles protesteraient maîtres et disciples de l’école historique du droit. Ils répliqueraient, par exemple, que, lorsque M. Karéev les accuse de nier « ce que, dans la langue de la science, on appelle des lois générales », ou bien il caricature à dessein leurs idées, ou bien il mélange les concepts de la façon la moins convenable à un « historiosophe », confondant les « lois » qui relèvent de l’histoire du droit avec celles qui définissent l’évolution des peuples. Loin d’avoir jamais songé à nier celles-ci, l’école historique s’est attachée à leur recherche. Ses efforts n’ont pas été couronnés de succès, mais la cause même de cet échec est extrêmement instructive et, si M. Karéev se donnait la peine d’y réfléchir, il pourrait peut-être — sait-on jamais ? — saisir enfin « l’essence du processus historique ».

   Au dix-huitième siècle on inclinait à expliquer l’histoire du droit par l’action du « législateur ». L’école historique s’est vigoureusement élevée là-contre. Dès 1814, Savigny formulait ainsi la théorie nouvelle :

   « L’essentiel de cette doctrine consiste en ce que tout droit sort de ce qu’on appelle — d’une expression courante encore que peu exacte — le droit coutumier, c’est-à-dire qu’il prend naissance dans les usages et les croyances populaires, puis dans la jurisprudence, donc, en règle générale, dans une force interne qui agit sans violence, et non dans l’arbitraire d’un législateur ((D. Friedrich Carl von Savigny : Vom Beruf unserer Zeit für Gesetzgebung und Rechtswissenschaft, [De la Vocation de notre temps pour la législation et la science du droit.] dritte Auflage, Heidelberg, 1840, S. 14. La première édition est de 1814.)). »

   Savigny a développé l’idée par la suite dans son célèbre System des heutigen römischen Rechts (([Système du droit romain d’aujourd’hui.])).

   « C’est dans la conscience commune du peuple, dit-il, que vit le droit positif que nous pouvons donc appeler le droit du peuple… Mais il ne faudrait pas en inférer qu’il a été créé par l’arbitraire de quelques membres individuels de ce peuple… Le droit positif est l’œuvre de l’âme du peuple vivant et opérant en commun dans tous les individus, aussi n’est-ce point par hasard, mais nécessairement, qu’il se trouve être un seul et même droit pour la conscience de chaque individu ((Erster Band, S. 14-15. [Editions de Berlin, 1840.])). »

   Et Savigny poursuit :

   « Si nous nous posons la question de l’origine de l’Etat, nous devrons tout de même l’expliquer par une nécessité supérieure, par une force qui modèle du dedans, ainsi que nous l’avons dit plus haut pour le droit, et cela non seulement en ce qui concerne l’existence d’un Etat en général, mais en ce qui concerne la forme particulière que l’Etat revêt dans chaque peuple ((Ibid., S. 22.)). »

   Le droit apparaît de la même « invisible façon » que la langue, et il vit dans la conscience commune du peuple, non sous la forme « de règles abstraites, mais d’une intuition vivante des institutions juridiques dans leur liaison organique », en sorte que, lorsque la nécessité s’en fait sentir, la règle abstraite se détache dans sa forme logique de cette intuition générale « par un processus artificiel (durch einen Künstlichen Prozess) ((Ibid., S. 16.)) ».

   Nous ne nous occupons pas ici des ambitions pratiques de l’école historique; pour ce qui est de sa théorie, sur la base des citations ci-dessus on peut dire qu’elle représente :

   une réaction contre l’idée, répandue au dix-huitième siècle, selon laquelle le droit serait la création arbitraire d’individus (les « législateurs »), un effort pour trouver à l’histoire du droit une explication scientifique, pour la comprendre comme un processus nécessaire et, par suite, soumis à des lois;

   une tentative pour expliquer ce processus d’un point de vue rigoureusement idéaliste, par une « âme », une « conscience » populaire auxquelles l’école historique se réfère en dernier ressort.

   Chez Puchta, cet idéalisme est encore plus marqué.

   Chez lui, comme chez Savigny, c’est le droit coutumier qui constitue le droit primitif. Mais comment ce droit coutumier a-t-il fait son apparition ? On avance souvent l’opinion que ce droit est créé par la pratique (Uebung); mais ce n’est qu’un cas particulier du point de vue matérialiste sur l’origine des notions populaires.

   « C’est le point de vue opposé qui est le bon : la pratique n’est que la dernière étape; elle se borne à traduire et à incarner un droit qui a fait son apparition et qui vit déjà dans la conviction des enfants d’un peuple. L’habitude agit sur la conviction en ce sens seulement que grâce à elle, la conviction devient plus consciente et plus solide ((Cursus der Institutionen [Cours d’institutions]. Erster Band, Leipzig, 1841, S. 31. En note, Puchta s’élève énergiquement contre l’effort des éclectiques pour concilier les théories opposées de l’origine du droit, et en des termes tels qu’on se demande s’il ne prévoyait pas la venue au monde de M. Karéev. Mais on doit reconnaître que l’Allemagne du temps de Puchta ne manquait pas non plus d’éclectiques, tant il est vrai que ce genre d’esprit a toujours fleuri et en tous lieux.)). »

   La conviction populaire touchant telle ou telle institution juridique se forme donc indépendamment de la pratique, antérieurement à « l’habitude ». D’où provient-elle alors ? Des profondeurs de l’âme populaire. Le tour qu’elle prend chez un peuple, s’explique par les propriétés de son âme. C’est fort obscur, si obscur qu’il n’y a plus trace d’explication scientifique ici. Puchta se rend lui-même compte que cela ne tient guère debout, et il tâche de rétablir la situation par ce raisonnement :

   « Le droit apparaît d’invisible façon. Qui s’aviserait de rechercher les voies qui mènent à l’apparition de telle conviction, à sa naissance, à sa croissance, à son épanouissement, à sa manifestation ? Ceux qui s’y sont hasardés partaient le plus souvent d’intuitions erronées ((Ibid., S. 28.)). »

   « Le plus souvent » ? Il y aurait donc eu des penseurs partis d’intuitions justes ? A quelles conclusions sont-ils parvenus touchant la genèse des conceptions populaires du droit ? Il faut croire que c’est demeuré un secret pour Puchta, puisqu’il ne va jamais plus loin que ces vagues références aux propriétés de l’âme populaire.

   Il n’y a aucun éclaircissement non plus à tirer de la remarque ci-dessus de Savigny : que le droit vit dans la conscience commune du peuple, non sous la forme de règles abstraites, mais « d’une intuition vivante des institutions juridiques dans leur liaison organique ». Et l’on voit sans peine ce qui l’a incité à nous faire part de cette nouvelle un peu bien obscure. En supposant que le droit existe dans la conscience du peuple « sous forme de règles abstraites », nous nous heurtions, tout d’abord, à « la conscience commune » des juristes qui savent avec quelle peine le peuple se pénètre de ces règles, et de surcroît, notre théorie de l’origine du droit prendrait un air d’excessive invraisemblance. Il faudrait alors admettre qu’avant d’être entrés en rapports les uns avec les autres, antérieurement à toute expérience vécue, les individus qui composent un peuple donné, tel le pélerin se munissant à l’avance de biscottes, se sont dotés d’un stock préalable de concepts juridiques pour se risquer, dans le domaine de la pratique, s’engager sur le chemin de l’histoire. Comme, bien sûr, nul ne le croira, Savigny écarte « les règles abstraites » : dans la conscience populaire le droit ne revêt pas la forme de concepts distincts, il ne se présente pas sous les espèces d’un amas de cristaux, mais d’une liqueur plus ou moins fortement titrée, qui, « lorsque la nécessité s’en fait sentir », c’est-à-dire au contact de la pratique, se cristallise en préceptes juridiques appropriés. Le procédé ne manque pas d’astuce, mais, on s’en doute, il ne nous avance en rien pour ce qui est de rendre un compte scientifique des faits.

   Prenons un exemple.

   Au témoignage de Rink, les Esquimaux ne connaissent presque pas la propriété régulière. Pour autant qu’on en peut parler, il en démontre pourtant trois sortes :

   « 1) La propriété appartenant à une collectivité généralement composée de plus d’une famille, par exemple, l’habitation d’hiver.

   2) La propriété constituant le bien commun d’une ou, au maximum, de trois familles apparentées, comme la tente, les ustensiles de ménage — lampes, baquets, écuelles de bois, pots de pierre — la barque (oumiak) qui les transporte avec la tente, un ou deux traîneaux avec leur attelage de chiens… les provisions pour l’hiver…

   3) En ce qui concerne la propriété personnelle, c’est-à-dire ce qui appartient à chaque individu… les biens propres de tel ou tel — vêtements, armes, outils ou tout ce dont il se sert spécialement. Ces objets passent même pour entretenir avec leur propriétaire une sorte de rapport surnaturel qui rappelle la liaison de l’âme et du corps; il n’était pas habituel de les prêter ((Dr. Henry Rink : Tales and Traditions of the Eskimo, pp. 9 et 30. [Légendes et traditions des Esquimaux.])). »

   Essayons de nous représenter l’origine de ces trois formes de propriété d’après la vieille école historique du droit.

   Etant donné que, selon Puchta, les convictions précèdent la pratique et ne naissent point de la coutume, il faut supposer que les choses se sont passées de la sorte : avant de s’installer dans des habitations d’hiver, avant même d’en construire, les Esquimaux étaient arrivés à la conviction que, l’usage des maisons en question une fois introduit, celles-ci devraient appartenir à une collectivité généralement composée de plus d’une famille; de même ces sauvages s’étaient-ils convaincus qu’une fois introduit l’usage des tentes, des baquets, des écuelles de bois, des barques, des pots, des traîneaux et des chiens, tous ces objets devraient constituer le bien d’une ou, peut-être de deux, au maximum, de trois familles apparentées; enfin ils s’étaient non moins fermement persuadés que les vêtements, les armes et les outils devaient devenir propriété individuelle, et qu’il ne conviendrait même pas de les prêter. Ajoutons que ces « convictions » n’existaient sans doute pas sous formes de règles abstraites, mais « d’une intuition vivante des institutions juridiques dans leur liaison organique », et que, par la suite, « lorsque la nécessité s’en est fait sentir », c’est-à-dire au contact des habitations d’hiver, des tentes, des baquets, des traîneaux et des chiens, cette liqueur juridique s’est cristallisée en normes de droit coutumier esquimaux aux « formes » plus ou moins « logiques », les propriétés de ladite liqueur juridique étant déterminées par les qualités occultes de l’âme esquimau.

   Ce n’est pas une explication scientifique, mais, comme disent les Allemands, de purs Redensarten (([De la logomachie.])).

   La variété d’idéalisme que représentent les partisans de l’école historique du droit se révèle encore plus inapte à l’explication des phénomènes sociaux que l’idéalisme autrement plus profond de Schelling et de Hegel.

   Comment la science est-elle sortie du cul-de-sac où s’était fourvoyé l’idéalisme ? Ecoutons ce qu’en dit M. Kovalevski, l’un des maîtres les plus remarquables du droit comparé aujourd’hui.

   Après avoir relevé que la vie sociale des tribus primitives porte l’empreinte du communisme, M. Kovalevski écrit — écoutez bien, Monsieur « V.V. » : c’est aussi un « professeur » :

   « Si nous nous demandons les vrais motifs d’un pareil ordre de choses, si nous voulons savoir les causes qui poussèrent nos ancêtres des premières époques, et qui contraignent encore les sauvages à ne se point départir d’un système de communisme plus ou moins prononcé, il nous importera surtout de connaître les plus anciens modes de production. Car la répartition et la consommation des richesses doivent dépendre du mode de les récolter. Or voici ce que l’ethnographie nous enseigne à ce sujet : chez les peuples chasseurs et pêcheurs, la recherche de la provende se fait ordinairement en horde… En Australie, la chasse au kangourou s’opère par bandes formées de quelques dizaines ou mêmes de quelques centaines d’indigènes. De même pour la poursuite du renne dans les régions septentrionales… Il s’est avéré que l’homme isolé demeure incapable d’assumer à lui seul la lutte pour l’existence; il a besoin d’aide et d’appui, et ses forces se décuplent sous l’influence de l’association… Ainsi donc production commune à l’origine; et, comme corollaire naturel et nécessaire, consommation commune. L’ethnographie est riche en faits qui le prouvent ((M. Kovalevski : Tableau des origines et de l’évolution de la famille et de la propriété. Stockholm 1890, pp. 52-53. Dans le livre de feu N. Sieber, Essais sur la civilisation économique des primitifs, le lecteur trouvera une masse de faits montrant on ne peut plus clairement que les modes d’appropriation sont déterminés par les modes de production.)). »

   Kovalevski rappelle ensuite la théorie idéaliste de Lerminier, pour qui la propriété privée tire son origine du sentiment de la personnalité. Et il poursuit :

   « Eh bien non, ce n’est pas ainsi. Ce n’est pas ainsi que l’homme primitif atteint l’idée d’employer à son usage exclusif la pierre taillée qui lui servira d’arme ou la peau de bête qui recouvrira son corps. C’est en appliquant à la production de l’objet ses forces individuelles. Ce silex qui lui sert de hache, il l’a taillé de ses propres mains. En chassant avec des camarades nombreux, il a donné le coup de grâce à la bête et, pour cela, il s’en est approprié exclusivement la peau. Les coutumes sauvages sont précises à ce sujet. Avec un soin minutieux, elles distinguent le cas où deux chasseurs ont atteint l’animal traqué, et elles adjugent sa peau à celui dont la flèche a passé le plus près du cœur. Elles distinguent aussi le cas où la bête déjà blessée succombe aux coups que lui porte un chasseur survenu par hasard… L’application du travail individuel engendre donc rationnellement l’appropriation privée. Nous pouvons poursuivre ce phénomène à travers l’histoire. Celui qui plante l’arbre fruitier en devient le propriétaire… Plus tard, ce sera encore le guerrier, qui, seul de toute la famille, pourra user du butin conquis pendant la guerre; ce sera le prêtre qui, à l’exclusion des autres membres de sa famille, recueillera les offrandes apportées par les croyants. Le droit hindou l’atteste aussi bien que la coutume des Slaves méridionaux, des cosaques du Don ou des anciens Irlandais. Et il importe de ne se point méprendre sur le véritable principe d’une semblable appropriation : le résultat d’efforts individuels appliqués à la conquête d’un objet de nature. En effet, dès que s’ajoute à ce principe le secours des proches, l’aide de la famille et de ses capitaux, le gain ne reste plus personnel ((Ibid., p. 95.)). »

   On comprend, dès lors, que ce soient les armes, les vêtements, la nourriture, la parure qui deviennent d’abord objets d’appropriation individuelle…

   « Dès les premiers essais de domestication des animaux, les chiens, les chevaux, les chats, les bestiaux de labour constituèrent le fonds le plus important de l’appropriation individuelle et familiale ((Ibid., p. 57.)). »

   Voici un exemple qui montre jusqu’à quel point l’organisation de la production continue d’exercer son influence sur les modes d’appropriation : chez les Esquimaux, on pêche la baleine sur de grands canots, par équipes nombreuses; les embarcations employées à cette fin constituent un bien collectif, alors que les petites barques qui servent au transport des objets de ménage, sont la propriété de chaque famille, ou, « au maximum, de trois familles apparentées ».

   Avec l’apparition de l’agriculture, la terre se transforme également en objet d’appropriation, des associations familiales d’importance variable devenant les sujets de la propriété foncière. C’est, on le voit, une des formes de l’appropriation collective. Comment en expliquer les causes ?

   « Elles nous paraissent résider, dit M. Kovalevski, dans ce phénomène de production en commun, celui-là même qui entraîna l’appropriation commune de la plupart des meubles ((Ibid., p. 93.)). »

   Inutile de spécifier que, dès son apparition, la propriété privée entre en conflit avec les formes plus anciennes d’appropriation collective. Là où le rapide progrès des forces productives ouvre une carrière de plus en plus vaste aux « efforts individuels », la propriété collective disparaît assez vite ou ne continue plus d’exister qu’à l’état pour ainsi dire d’organe rudimentaire. Nous le verrons plus loin : ce processus de décomposition de la propriété collective originelle sous l’action d’une nécessité naturelle, matérielle, varie considérablement selon les lieux et les époques. Bornons-nous, pour l’instant, à relever la conclusion de la science moderne du droit : les concepts juridiques — les « convictions » de Puchta — sont partout déterminés par les modes de production.

   Schelling assurait qu’il faut tenir le magnétisme pour une intrusion du « Subjectif » dans « l’Objectif ». Les tentatives d’explication idéaliste de l’histoire du droit ne sont rien d’autre qu’un appendice, un Seitenstück de la philosophie idéaliste de la Nature. Ce sont les mêmes considérations, parfois spirituelles, voire brillantes, mais toujours arbitraires et superficielles, sur le thème de l’Esprit se suffisant à soi-même et soi-même source de son devenir.

   La conviction juridique ne pouvait préexister à la pratique du seul fait que, faute d’en être issue, elle serait absolument dépourvue de cause. L’Esquimau est partisan de l’appropriation individuelle des vêtements, des armes et des outils pour la simple raison que cette appropriation est fort commode et que la nature même de l’objet l’y incite. Pour bien apprendre à se servir de son arme, arc ou boomerang, le chasseur primitif doit s’y adapter, bien en étudier toutes les particularités individuelles et, dans la mesure du possible, l’adapter à ses particularités individuelles propres ((

   Dans toutes les tribus primitives, un rapport étroit unit, comme on sait, le chasseur à son arme. Der Jäger darf sich keiner fremden Waffen bedienen [Le chasseur ne doit jamais utiliser l’arme d’autrui], dit Martius à propos des primitifs du Brésil. Et il explique ainsi l’origine, chez ces sauvages, d’une pareille « conviction » : « Besonders behaupten diejenigen Wilden, die mit dem Blasrohr schiessen, dass dieses Geschoss durch den Gebrauch eines Fremden verdorben werde, und geben es nicht aus ihren Händen. » [« Les sauvages qui tirent à la sarbacane assurent notamment que cette arme se détraque lorsqu’un étranger en fait usage, et ils ne se séparent jamais de la leur. »] Von dem Rechtzustande unter den Ureinwohnern Brasiliens, München, 1832, S. 50. [Le droit chez les aborigènes du Brésil.]

   On lit de même chez Oskar Peschel, dans son Völkerkunde Ethnologie : « Die Führung dieser Waffen [l’arc et les flèches] erfordert eine grosse Geschicklichkeit und beständige Uebung. Wo sie bei Wilden Völkern im Gebrauche sind, berichten uns die Reisenden, dass schon die Knaben sich mit Kindergeräten im Schiessen üben ». (Leipzig, 1875, S. 190.) [« Le maniement de ces armes exige une grande habilité et un entraînement constant. Là où les peuples sauvages s’en servent, nous assurent les explorateurs, les enfants s’exercent au tir avec des armes adaptées à leur âge. »])). La propriété privée s’avère ici beaucoup plus dans l’ordre des choses que n’importe quel autre mode d’appropriation, et c’est pourquoi le sauvage a « la conviction » de la supériorité de ce mode; il va même, on le sait, jusqu’à croire à un rapport occulte des outils individuels et des armes avec leur possesseur. Mais cette conviction est née de la pratique; elle ne la précède pas; elle tire son origine des propriétés, non de « l’esprit » du sauvage, mais bien des objets à qui ce sauvage a affaire, des modes de production qu’il ne saurait éviter à un certain stade de développement de ses forces productives.

   A quel point la pratique quotidienne précède la « conviction » juridique, on le voit à la multitude d’actes symboliques que le droit primitif comporte. Les modes de production changent, les rapports se modifient entre les hommes à l’intérieur du processus de production, la pratique quotidienne évolue, mais « la conviction » se maintient sous sa forme ancienne; et, comme elle va à l’encontre de la pratique nouvelle, on voit apparaître des fictions légales, des symboles, des actes dont l’unique fin est de tourner, dans la forme, cette contradiction qui, avec le temps, se trouve finalement supprimée à la racine : à partir de la pratique économique nouvelle se forme une nouvelle conviction juridique.

   Il ne suffit pas de constater l’apparition dans une société donnée de la propriété privée de certains objets pour définir du même coup le caractère de cette institution. La propriété privée a toujours des limites qui dépendent entièrement de l’économie de la société. « A l’état sauvage et barbare l’homme ne s’approprie que les choses immédiatement utiles. Le surplus, bien que gagné par le travail de ses bras, il le cède gratuitement à d’autres, aux membres de sa famille, de son clan ou de sa tribu », dit M. Kovalevski. Et Rink rapporte des faits identiques au sujet des Esquimaux (([Dans Tales and Traditions of the Eskimo with a sketch of their habits, religion, langage and other peculiarities.])). D’où pareilles coutumes tirent-elles leur origine ? Selon M. Kovalevski ((Loc. cit., p. 56. [Dans Tableau des origines et de l’évolution de la famille et de la prorpiété.])) elles tiennent à ce que le sauvage ignore l’épargne — formule peu claire et d’autant moins heureuse que les économistes vulgaires en ont fort abusé. Les peuples primitifs ignorent en effet « l’épargne », pour la bonne raison qu’il leur est difficile et même impossible de la pratiquer. « Epargner » la chair de l’animal tué ne se peut faire que dans une mesure insignifiante : la viande se gâtera et deviendra impropre à la consommation. S’il y avait possibilité de la vendre, « épargner » l’argent reçu en échange serait certes fort aisé. Mais l’argent n’existe pas encore à ce stade de l’évolution économique. D’où il s’ensuit que l’économie même des sociétés primitives impose d’étroites limites au développement de l’esprit « d’épargne ». De surcroît, si j’ai eu la chance de tuer aujourd’hui une grosse pièce et que j’en aie partagé la chair avec autrui, demain je peux revenir bredouille (la chasse est occupation peu sûre), et les autres membres de mon clan partageront leur butin avec moi. La coutume du partage constitue ainsi une sorte d’assurance mutuelle sans laquelle les tribus de chasseurs ne pourraient absolument pas subsister. Il ne faut pas oublier enfin que, dans ces tribus, la propriété privée existe à l’état embryonnaire seulement, que la propriété collective prédomine, et que, de leur côté, les us et coutumes qui s’épanouissent sur ce terrain imposent des lisières au propriétaire privé. Ici encore, la conviction suit l’économie.

   Le lien qui rattache les concepts juridiques à l’état économique se trouve bien mis en lumière par un exemple que Rodbertus cite avec complaisance. On sait que les auteurs latins se sont élevés vigoureusement contre l’usure. Caton le Censeur trouvait l’usurier deux fois pire que le voleur (« exactement deux fois », disait-il, le vieux). Et sur ce point, l’avis des Pères de l’Eglise concorde entièrement avec celui des écrivains païens. Mais, fait remarquable, les uns et les autres s’élevaient seulement contre l’intérêt du capital financier. A l’égard du prêt en nature et de sa rémunération, ils faisaient montre d’une tout autre mansuétude. D’où vient la différence ? De ce que le capital financier, le capital usuraire opérait de terribles ravages dans la société du temps, de ce que c’était lui qui « ruinait l’Italie ». Ici encore, la « conviction » juridique allait de pair avec l’économie.

   « Le droit, dit Post, est un pur produit de la nécessité, ou, plus exactement, du besoin. C’est en vain qu’on lui recherchait quelque fondement idéal ((Dr. Alb. Herm. Post : « Der Ursprung des Rechts. Prolegomena zu einer allgemeinen vergleichenden Rechtswissenschat. [L’origine du droit. Introduction à la théorie générale du droit comparé.] Oldenburg, 1876, p. 25.)). »

   La formule serait absolument dans l’esprit de la plus moderne théorie du droit, si son savant auteur ne témoignait d’une confusion d’idées assez considérable et fort pernicieuse quant aux suites qu’elle entraîne.

   En règle générale, toute société s’attache à élaborer le système juridique qui répond le mieux à ses besoins et se trouve présentement le plus utile. Le fait qu’un corps d’institutions juridiques serve ou desserve une société ne saurait en rien dépendre des propriétés d’une « idée », quelle qu’elle soit et quel qu’en soit le promoteur; il dépend, nous l’avons vu, des modes de production et des rapports entre êtres humains institués par ces modes. En ce sens, le droit ne possède pas de fondement idéal et il ne peut pas en posséder, car son fondement est toujours réel. Mais le fondement réel de tout système juridique n’empêche pas que celui-ci ne soit idéalisé par les membres de la société où il a cours. La société ne fait en définitive qu’y gagner. A l’inverse, dans les périodes de transition, lorsque le système juridique en vigueur ne répond plus aux besoins accrus qu’a engendrés le progrès des forces productives, il arrive que les éléments les plus avancés de la population doivent idéaliser un nouveau système d’institutions plus conforme à « l’esprit du temps ». La littérature française fourmille d’exemples de cette idéalisation d’un ordre de choses en train de se faire.

   L’origine du droit à partir du « besoin » n’exclut un fondement « idéal » du droit qu’aux yeux des personnes habituées à confirmer le besoin dans le domaine de la matière et à opposer celui-ci au domaine de « l’esprit pur », étranger au besoin. N’est en réalité « idéal » que ce qui sert les hommes, et la société, quelle qu’elle soit, se guide seulement sur ses besoins dans l’élaboration de son idéal. Les exceptions apparentes à cette incontestable règle tiennent à ce qu’en conséquence de l’évolution sociale l’idéal retarde assez souvent sur les besoins ((Post est justement de ces hommes encore fort loin d’en avoir fini avec l’idéalisme. Pour lui, par exemple, le système du clan correspond à l’état cynégétique et nomade; avec l’apparition de l’agriculture et de l’état sédentaire qui en est fonction, le système du clan cède la place à la « Gaugenossenschaft » (nous dirons : à la commune sur la base locale). Aurait-il donc cherché l’explication de l’histoire des sociétés dans l’évolution des forces productives ? Pour les cas d’espèce, il s’en tient en effet presque toujours à cette tendance. Mais cela ne le gêne pas pour faire du « im Menschen schaffend ewigen Geist » [l’Eternel Esprit créateur inhérent à l’Homme] la cause première de l’histoire du droit. Voilà un auteur qui semble avoir été créé tout exprès pour réjouir le cœur de M. Karéev.)).

   Que les rapports sociaux dépendent de l’état des forces productives est une constatation de plus répandue dans les sciences sociales d’aujourd’hui en dépit de l’inévitable éclectisme de bien des hommes de science et malgré leurs préventions idéalistes. « De même que l’anatomie comparée a élevé à la hauteur d’une vérité scientifique l’adage latin ex ungue leonem (( [On reconnaît le lion à sa griffe.])), de même l’ethnologie peut induire de l’armement d’un peuple son niveau de civilisation », dit Oskar Peschel déjà cité ((Loc. cit., p. 139. Au moment où nous relevions ce passage, il nous a paru que M. Mikhaïlovski se dressait de toute sa taille pour s’exclamer : « On peut en discuter : si les Chinois sont armés de fusils anglais, quel jugement ces fusils nous permettent-ils de porter sur leur civilisation ? » Fort bien, Monsieur Mikhaïlovski : il serait illogique de passer des fusils anglais à l’état de la civilisation chinoise; c’est sur la civilisation anglaise qu’ils permettent de porter un jugement.))…

   « Il existe un rapport très étroit entre les modes de recherche de la nourriture et la structure de la collectivité. Partout où l’homme s’allie à l’homme, une autorité publique fait son apparition. C’est chez les hordes nomades de chasseurs du Brésil que les liens sociaux sont les plus lâches; mais elles doivent aussi défendre leur territoire, et il leur faut posséder au moins un chef militaire. Dans la plupart des cas, les tribus pastorales se trouvent soumises à un patriarche, étant donné que les troupeaux appartiennent généralement à un seul maître, lequel a pour serviteurs les membres de sa tribu ou d’ex-propriétaires de troupeaux naguère indépendants et ruinés par la suite. Le plus souvent, quoique le phénomène ne soit pas exclusif, la vie pastorale se caractérise par de grandes migrations de populations, aussi bien au nord du Vieux Monde qu’en Afrique du Sud, alors que l’histoire de l’Amérique, au contraire, connaît seulement des raids de tribus sauvages de chasseurs sur les terres alléchantes des peuples civilisés. Quittant leurs anciens habitats, des peuples entiers ont pu accomplir ces grands et longs voyages grâce aux troupeaux qui les accompagnaient et leur fournissaient en route la nourriture nécessaire. De surcroît l’élevage de steppe incite au changement de pâturage. Avec la vie sédentaire et l’agriculture apparaît aussitôt la tendance au travail servile… Tôt ou tard, l’esclavage mène à la tyrannie, puisque celui qui possède le plus grand nombre d’esclaves soumet aisément, grâce à eux, les plus faibles… Avec la division en hommes libres et en esclaves, la société se clive en classes ((Loc. Cit., pp. 252-253)). »

   Il y a chez Peschel beaucoup de considérations de ce genre, les unes absolument justes et fort instructives, les autres qu’« on peut discuter », sans être nécessairement M. Mikhaïlovski. Mais ce qui nous importe ici, ce n’est pas le détail de la pensée de Peschel; c’est son orientation. Et cette orientation coïncide entièrement avec celle que nous avons déjà relevée chez M. Kovalevski : c’est dans les modes de production, dans l’état des forces productives qu’il cherche l’explication de l’histoire du droit, voire de la structure sociale tout entière.

   Il y a longtemps que Marx avait instamment conseillé aux sociologues de la faire. Et c’est pour une bonne part, encore que point uniquement (le lecteur verra plus loin pour quoi nous faisons cette réserve), le sens de la célèbre préface à Zur Kritik der politischen Oekonomie (([Contribution à la critique de l’économie politique.])), qui a tellement joué de malheur chez nous, qui a été si effroyablement et si incroyablement incomprise de la majorité des écrivains russes, qu’ils en aient lu l’original ou des extraits :

   « Dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté; ces rapports de production correspondent à un degré de développement donné de leurs forces productives matérielles. L’ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base concrète, sur quoi s’élève une superstructure juridique et politique (( [Marx : Préface à la Contribution à la critique de l’économie politique, p. 4.])). »

   Hegel dit de Schelling que ce philosophe n’a pas su développer les énoncés fondamentaux de son système, et que l’apparition imprévue de l’Esprit Absolu y produit l’effet d’un coup de pistolet (wie aus der Pistole geschossen). L’intellectuel russe moyen, lorsqu’il apprend que, chez Marx, « tout se ramène à la base économique » (d’aucuns disent tout simplement : « à l’économie »), se sent aussi perdu que si on lui tirait un coup de pistolet aux oreilles : « Pourquoi à l’économie ? demande-t-il dans un ahurissement douloureux. L’économie, je n’en disconviens pas, a son importance (pour les paysans pauvres surtout, et pour les ouvriers). Mais l’esprit n’en a pas moins (surtout pour nous, intellectuels). » L’exposé ci-dessus, nous le souhaitons, aura montré au lecteur que l’ahurissement de l’intellectuel russe moyen provient seulement, en l’occurrence, de ce que ledit intellectuel s’est toujours quelque peu désintéressé de cet « esprit » à ses yeux « si important. » En disant que « l’anatomie de la société est à chercher dans l’économie politique », Marx ne songeait nullement à effarer le monde savant à coups de pistolet; il fournissait simplement une réponse directe et exacte aux « maudites questions » qui avaient torturé les cerveaux pendant tout un siècle.

   Le développement logique de leur sensualisme avait amené les matérialistes français à la conclusion que l’homme, avec l’ensemble de ses pensées, de ses sentiments et de ses aspirations, représente le produit du milieu social. Pour aller plus loin dans l’application du matérialisme à la science de l’homme, il aurait fallu résoudre la question de savoir ce qui conditionne la structure de ce milieu et quelles sont les lois de son évolution. Les matérialistes français se trouvaient hors d’état de le faire. Force leur fut de se montrer infidèles à soi-même, de revenir aux vieux errements idéalistes si vigoureusement condamnés par eux; ils affirmèrent que le milieu est créé par « l’opinion ». Insatisfaits de cette réponse superficielle, les historiens français de la Restauration s’attachèrent à analyser le milieu social; et le résultat de cette analyse se révéla capital pour la science : les constitutions politiques prennent leur racine dans l’état social, et l’état social se définit par celui des biens. Du même coup, toutefois, une nouvelle question se posait à la science, et celle-ci ne pouvait avancer sans la résoudre : de quoi dépend cet état des biens ? La solution dépassait les possibilités des historiens français de la Restauration; force leur fut de se dérober par des considérations sur les propriétés de la nature humaine qui n’éclaircissaient rigoureusement rien. A la même époque les grands idéalistes d’Allemagne, Schelling et Hegel, voyaient déjà fort bien l’inanité de ce recours : Hegel s’en amuse. Ils se rendaient compte que la clé du devenir historique de l’humanité doit être recherchée hors de la nature humaine; et ce fut leur grand mérite. Mais pour que ce mérite portât scientifiquement ses fruits, il fallait préciser où chercher cette clé. Ils la cherchèrent dans les propriétés de l’Esprit, dans les lois logiques du devenir de l’Idée Absolue. Et ce fut l’erreur fatale des grands idéalistes : ils revenaient par une voie détournée au point de vue de la nature humaine, puisque, on l’a vu, l’Idée Absolue n’est rien autre que notre pensée logique personnifiée. La géniale découverte de Marx répare l’erreur fatale des idéalistes en tuant du même coup l’idéalisme : l’état des biens et, avec lui, l’ensemble des propriétés du milieu social (on a vu au chapitre sur l’idéalisme que Hegel aussi avait dû reconnaître l’importance cruciale de « l’état des biens »), se définissent, non par les propriétés de l’Idée Absolue ni par le caractère de la nature humaine, mais par les rapports qui s’établissent nécessairement entre les hommes « dans la production sociale de leur existence », c’est-à-dire dans leur lutte pour l’existence. On compare souvent Marx à Darwin — comparaison qui met de joyeuse humeur M. Mikhaïlovski, M. Karéev et leur compagnie. Nous dirons plus loin en quel sens il faut le comprendre, bien qu’apparemment plus d’un lecteur puisse le faire sans nous; pour l’instant — et que nos subjectifs penseurs daignent ne s’en point offusquer — nous nous permettrons un autre parallèle.

   Jusqu’à Copernic, l’astronomie enseignait que la Terre est un centre immobile autour duquel gravite le Soleil avec le reste des astres. Et cette théorie empêchait d’expliquer un très grand nombre de phénomènes de la mécanique céleste. Le génial Polonais s’est attaqué à leur explication par le bord opposé : il a supposé que ce n’est pas le Soleil qui tourne autour de la Terre, mais bien la Terre autour du Soleil, et, le bon point de vue une fois trouvé, beaucoup de choses sont devenues claires, qui, avant Copernic, ne l’étaient pas. Avant Marx, les spécialistes des sciences sociales partaient de l’idée de nature humaine, ce qui laissait pendants les problèmes cruciaux de l’histoire humaine. La doctrine de Marx a donné à la question un tout autre tour : « En même temps qu’il agit par ce mouvement sur la nature extérieure et la modifie, dit Marx, l’homme modifie sa propre nature (([Le Capital, Editions sociales, Paris, 1972, livre I, t. I, p. 180.])). » L’explication scientifique du devenir historique doit donc commencer par l’autre bout : il faut rechercher comment s’accomplit ce processus, comment l’homme, en produisant, agit sur la nature extérieure. Pour son immense importance scientifique, cette découverte peut être placée sans hésitation sur le même plan que celle de Copernic, sur le même plan que les grandes, les plus fécondes découvertes de la science.

   Jusqu’à Marx, à vrai dire, les sciences sociales manquaient de base sûre beaucoup plus encore que l’astronomie d’avant Copernic. Les Français continuent d’appeler les disciplines traitant des sociétés humaines sciences morales et politiques pour les distinguer des « sciences » tout court, qu’ils tiennent toujours pour les seules exactes. Et il faut avouer qu’avant Marx celles de la société ne l’étaient ni ne le pouvaient être. Tant qu’ils recouraient à la nature humaine comme instance suprême, force était aux savants d’expliquer les rapports sociaux par les opinions des hommes, par leur activité consciente. Mais celle-ci est de telle nature que l’homme se la représente inévitablement comme une activité libre. L’activité libre exclut l’idée même de nécessité, en d’autres termes de loi naturelle, alors que la loi naturelle constitue le fondement indispensable de toute explication scientifique. La notion de liberté effaçait celle de nécessité, freinant ainsi le progrès de la science. Cette aberration s’observe aujourd’hui encore avec une frappante netteté dans les ouvrages « sociologiques » des auteurs russes « subjectifs ».

   Mais nous le savons, il doit y avoir une nécessité dans la liberté. En oblitérant la notion de nécessité, l’idée même de liberté devenait terriblement falote et fort peu consolante, tandis que, chassée par la porte, la nécessité rentrait par la fenêtre; partis de l’idée de liberté, les penseurs se heurtaient à chaque instant à la nécessité et devaient finalement reconnaître avec douleur la fatalité sans remède, l’inéluctabilité totale de son action. A leurs yeux effarés la liberté se révélait une éternelle vassale tristement incurable, un jouet impuissant aux mains d’une nécessité aveugle. Et il y a quelque chose d’émouvant dans le désespoir où tombent parfois les esprits les plus clairvoyants et les plus respectables parmi les idéalistes.

   « Depuis plusieurs jours, à chaque instant je veux prendre la plume, mais il m’a été impossible d’écrire un seul mot, dit Georg Büchner. En étudiant l’histoire de la Révolution, je me sentais comme anéanti sous l’épouvantable fatalité de l’histoire. Je découvre dans la nature humaine une médiocrité atroce et, dans la condition humaine, une force inéluctable donnée à tous et à personne. L’individu n’est que de l’écume au sommet de la vague, la grandeur un pur hasard, le pouvoir du génie une jonglerie, un ridicule corps à corps avec une loi d’airain qu’au maximum on parvient à connaître, mais qu’il est impossible de dominer ((Extrait d’une lettre de 1833 à sa fiancée, Note pour M. Mikhaïlovski : Il ne s’agit pas du Büchner qui prêchait le matérialisme « dans le sens philosophique habituel », mais de son frère prématurément décédé, l’auteur de la célèbre tragédie La Mort de Danton.)). »

   Ne fût-ce que pour éviter ces accès d’un désespoir, au reste pleinement légitime, il s’imposait, on en conviendra, d’abandonner, au moins pour un temps, le point de vue ancien et de s’attacher à libérer la liberté par le recours à cette nécessité même qui s’en raillait; il fallait, une fois de plus reconsidérer la question déjà soulevée par les dialecticiens idéalistes : la liberté ne découle-t-elle pas de la nécessité ? La nécessité ne constitue-t-elle pas l’unique fondement solide, l’unique gage de la liberté humaine, sa condition sine qua non ?

   Nous allons voir à quoi cette tentative aboutit chez Marx. Mais tâchons d’abord d’éclairer sa théorie de l’histoire de façon à dissiper tout malentendu à son sujet.

   Sur la base d’un certain état des forces productives s’établissent des rapports de production, qui trouvent leur expression idéale dans les concepts juridiques et dans des « règles » plus ou moins « abstraites », coutumes ou lois écrites. La chose n’a plus besoin d’être démontrée : la théorie moderne du droit, nous l’avons vu, en administre la preuve; qu’on se rappelle ce que M. Kovalevski dit à ce sujet. Mais considérer la chose d’un autre biais ne gâte rien. Dès l’instant qu’on se rend compte de la façon dont les concepts juridiques sont engendrés par les rapports de production, cette phrase de Marx ne saurait plus surprendre : « Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être [autrement dit : leur forme d’existence sociale]; c’est inversement leur être social qui détermine leur conscience ((K. Marx : Préface à la Contribution à la critique de l’économie politique, p. 4.)). » Nous savons maintenant qu’au moins en ce qui concerne un des domaines de la conscience, les choses se passent réellement ainsi et pourquoi elles se passent ainsi. Reste à savoir s’il en est toujours de même, et, si oui, pourquoi. Bornons-nous, pour le moment, aux concepts juridiques.

   « A un certain stade de leur développement les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n’en est que l’expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s’étaient mues jusqu’alors. De formes de développement des forces productives qu’ils étaient, ces rapports en deviennent des entraves. Alors s’ouvre une époque de révolution sociale ((Ibid.)). »

   Mobilière ou immobilière, la propriété collective tire son origine du fait qu’elle est commode, voire indispensable aux processus primitifs de production. Elle permet à la société primitive de subsister, elle contribue au progrès de ses forces productives, et les hommes s’y attachent, ils la tiennent pour naturelle et nécessaire. Mais voilà qu’à l’intérieur de ces rapports de propriété et grâce à eux, les forces productives se développent à tel point qu’une plus vaste carrière s’ouvre à l’application des efforts individuels. Dans certains cas, la propriété collective devient désormais nuisible à la collectivité; elle fait obstacle au progrès de ses forces productives et par suite, cède la place à l’appropriation individuelle. Une révolution plus ou moins rapide s’opère dans les institutions juridiques de la société, accompagnée d’une révolution dans les concepts juridiques des individus : les hommes, qui tenaient auparavant la propriété collective pour la seule bonne, se mettent désormais à trouver meilleure, dans certains cas, l’appropriation individuelle. La formule, au reste, est inexacte : nous présentons comme deux processus distincts ce qui est absolument inséparable, les deux faces d’un seul et même processus; par suite du progrès des forces productives, les rapports de fait entre les hommes dans le processus de production doivent changer, et ce sont les nouveaux rapports de fait qui expriment les concepts juridiques nouveaux.

   M. Karéev nous assure qu’appliqué à l’histoire, le matérialisme est aussi étroit que l’idéalisme. L’un et l’autre ne représenteraient que « des étapes » dans le progrès de la vérité scientifique totale.

   « Après la première et la deuxième étape, une troisième doit survenir : ce qu’il y a de borné dans la thèse et dans l’antithèse trouvera son application dans une synthèse où s’exprime la vérité totale ((Messager de l’Europe, juillet 1894, p. 6.)). »

   « En quoi consistera-t-elle, poursuit M. le professeur, je ne le dirai pas pour l’instant. »

   Comme c’est triste ! Par bonheur, notre « historiosophe » observe sans excès de rigueur la règle du silence qu’il s’est imposée lui-même : il donne illico à entendre en quoi consistera et d’où sortira cette vérité scientifique et totale qu’avec le temps l’humanité éclairée tout entière finira par comprendre, encore que, pour l’instant, M. Karéev soit seul à la connaître. Elle tirera sa source des considérations suivantes :

   « Composée d’un corps et d’une âme, chaque individualité humaine mène une double vie — physique et psychique — sans jamais se présenter à nos yeux ni exclusivement comme un corps avec ses besoins matériels, ni exclusivement comme une âme avec ses besoins intellectuels et moraux. Le corps et l’âme ont leurs besoins qui cherchent satisfaction et placent chaque individualité dans des rapports différents à l’égard du monde extérieur, c’est-à-dire à l’égard de la nature et des autres hommes, autrement dit de la société, rapports, qui sont d’une double sorte ((Ibid., p. 7.)). »

   Que l’homme se compose d’une âme et d’un corps, la « synthèse » est légitime, mais point trop neuve. Si M. le professeur connaît l’histoire de la philosophie moderne, il doit savoir que celle-ci s’y est cassé les dents — cassé les dents sur cette synthèse — pendant des siècles, faute d’en pouvoir venir convenablement à bout. Et s’il se figure que ladite synthèse lui découvrira « l’essence du processus historique », M. « V.V. » devra lui-même nous accorder que son « professeur » s’est bien mal embarqué, et qu’il ne reviendra point à M. Karéev de se révéler le Spinoza de « l’historiosophie ».

   A mesure qu’en se développant les forces productives aboutissent à modifier les rapports humains dans le processus social de production, l’ensemble des rapports de propriété se modifie aussi. Mais les constitutions politiques tirent leur origine de ces rapports de propriété; Guizot nous l’a déjà dit, et la science contemporaine le confirme en tous points. Si les liens du sang cèdent la place au lien territorial, c’est justement à la suite des modifications survenues dans les rapports de propriété. Et si les associations sur la base territoriale fusionnent, quel que soit leur ordre de grandeur, en organismes appelés Etats, c’est encore par suite de la modification des rapports de propriété, ou en conséquence de besoins nouveaux du processus social de production. On l’a fort bien expliqué pour ce qui concerne, par exemple, les grands Etats de l’Orient ((Voir les Grands Fleuves historiques[35] où feu L. Metchnikov n’a fait au total que tirer le bilan des conclusions auxquelles étaient parvenus les historiens les plus autorisés, notamment Lenormand. Dans sa préface à ce livre, Elisée Reclus dit que la théorie de Metchnikov fait époque dans l’histoire de la science. C’est inexact en ce sens que la théorie n’est pas neuve : Hegel l’avait déjà fort explicitement préconisée. Mais la science gagnerait incontestablement à ce qu’on s’y tint systématiquement.)), non moins remarquablement à l’égard des Etats antiques ((Cf. Morgan : Ancient Society et Engels : l’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat, Paris, Editions sociales, 1972.)), et l’on n’aurait pas de peine à le prouver au sujet de n’importe quel Etat sur l’origine duquel on possède assez de renseignements. Il suffit seulement de ne pas schématiser, à dessein ou non, la théorie de Marx. Voici à quoi nous faisons allusion.

   Un certain état des forces productives conditionne les relations à l’intérieur d’une société donnée. Mais ce même état conditionne les relations extérieures de celle-ci avec les autres sociétés. Et sur la base de ces relations extérieures apparaissent de nouveaux besoins qui entraînent la formation d’organes nouveaux. A première vue, les relations entre sociétés se présentent comme une série d’actes « politiques » sans lien direct avec l’économie. Mais c’est, en réalité, sur l’économie qu’elles reposent, et celle-ci détermine aussi bien les motifs profonds (et pas seulement superficiels) des relations entre tribus et entre nations, que leurs effets. A chaque degré du développement des forces productives correspond un armement, une tactique, une diplomatie, un droit des gens. On peut certes invoquer en grand nombre les cas où les conflagrations internationales n’ont pas de lien direct avec l’économie. Mais aucun des disciples de Marx ne songera à en contester l’existence. Ils disent seulement : ne vous cantonnez pas à la surface des phénomènes, descendez au fond, et demandez-vous où tel droit des gens prend sa racine, ce qui a rendu possible tel genre de conflagration internationale; en dernière analyse, c’est à l’économie que vous aboutirez; si l’étude des cas concrets est parfois difficile, cela tient à ce que les sociétés qui s’affrontent se trouvent à des stades d’évolution économique différents.

   Ici le chœur des perspicaces adversaires nous interrompt. « Fort bien ! crient-ils. Admettons que les rapports politiques prennent leur racine dans les rapports économiques. Mais ces rapports politiques une fois donnés, et d’où qu’ils tirent leur origine, vont à leur tour exercer leur action sur l’économie. On a donc affaire ici à un phénomène d’interaction et seulement à de l’interaction. »

   Nous n’inventons pas l’objection. Voici une « histoire vraie », qui montre quel prix les adversaires du « matérialisme économique » attachent à cet argument.

   Dans le Capital, Marx cite des faits d’où il appert que l’aristocratie anglaise a profité de son pouvoir politique pour réaliser de bonnes affaires de terrains. Le Dr. Paul Barth, auteur d’un « essai critique » intitulé Die Geschichtsphilosophie Hegel’s und der Hegelianer (([La philosophie de l’histoire chez Hegel et chez les hégéliens.])) saute là-dessus pour accuser Marx de se contredire, puisqu’il reconnaîtrait ainsi l’existence de l’interaction; et pour démontrer que ladite interaction est bien une réalité, notre Doktor invoque le livre de Sternegg, un auteur qui a beaucoup fait pour l’histoire de l’économie allemande. Là-dessus, M. Karéev assure que « les pages du livre de Barth consacrées à la critique du matérialisme économique peuvent être données en exemple de la manière dont on doit résoudre le problème du rôle du facteur économique dans l’histoire », sans omettre, bien sûr, de se référer à l’objection de Barth ainsi qu’aux assertions autorisées d’Inama-Sternegg, « lequel formule même cette proposition générale que l’interaction de la politique et de l’économie constitue le trait essentiel de l’évolution de tous les Etats et de tous les peuples »… Tâchons de démêler un peu ce fatras.

   Tout d’abord, que dit au juste Inama-Sternegg ? L’histoire économique de l’Allemagne pendant la période carolingienne lui inspire les remarques suivantes :

   « L’interaction de la politique et de l’économie, qui doit être tenue pour le trait essentiel de l’évolution de tous les Etats et de tous les peuples, se laisse de nouveau identifier ici de la façon la plus précise. De même que le rôle politique dévolu à un peuple détermine le développement de ses forces ainsi que l’ordre et l’élaboration de ses institutions sociales, de même le contenu de force résidant en ce peuple et les lois naturelles de l’évolution déterminent la mesure et la nature de son activité politique. C’est exactement ainsi que le système politique des Carolingiens n’a pas exercé sur la transformation de l’ordre social et sur l’évolution de l’état économique où vivait le peuple de ce temps, une moindre influence que les forces élémentaires de ce peuple et sa vie économique, lesquelles ont tracé la direction de ce système politique, en le marquant de leur sceau original (( Deutsche Wirtschaftsgeschichte bis zum Schluss der Karolingen-periode, Leipzig, 1889, Band I, S. 233-234. [Histoire de l’économie allemande jusqu’à la fin de la période carolingienne.])). »

   C’est tout. C’est peu. Et c’est ce peu qu’on estime suffisant pour réfuter Marx.

   En second lieu, rappelons-nous maintenant ce que Marx dit au sujet des rapports de l’économie avec le droit et la politique.

   « Les institutions juridiques et politiques se fondent sur la base des rapports de fait entre les hommes dans le processus social de production. Pendant une certaine période ces institutions contribuent au développement des forces productives du peuple et à la prospérité de sa vie économique. »

   Ce sont les paroles mêmes de Marx. Et nous demanderons au premier interlocuteur de bonne foi : Marx nie-t-il ici le rôle de la politique dans le progrès économique, et est-ce réfuter Marx que rappeler ce rôle ? Non ! N’est-il pas exact qu’on ne trouve pas trace de semblable négation chez Marx, et que ceux qui lui opposent cette objection ne réfutent rigoureusement rien ? Si ! Et à tel point qu’une question se pose : celle de savoir non pas si Marx est réfuté, mais pourquoi on l’a compris si mal. Nous n’y voyons qu’une réponse, un proverbe français : la plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu’elle a. Les critiques de Marx ne sauraient dépasser la mesure d’entendement que leur a impartie la charitable Nature ((

   Marx dit que « toute lutte de classe est une lutte politique ». Donc, conclut Barth, la politique, d’après vous, serait sans action sur l’économie, alors que, tout le premier, vous citez des faits démontrant que … etc. …Bravo ! S’exclame M. Karéev, voilà ce que j’appelle un modèle de la façon dont il faut discuter avec Marx. Le « modèle » de M. Karéev témoigne en effet d’une surprenante puissance de pensée. « Rousseau vivait dans une société où privilèges, différences entre les ordres et subordination à un despotisme omnipotent se trouvaient portés au maximum, assure, par exemple, ledit modèle. Mais, grâce à la méthode rationnelle de construction de l’Etat léguée par les Anciens et propagée par Hobbes et Locke, Rousseau est parvenu à tracer l’image d’une société idéale fondée sur l’égalité universelle et la souveraineté du peuple, société diamétralement opposée au régime existant en France. Grâce à la Convention, sa théorie est entrée dans la pratique, la Philosophie a exercé ainsi son action sur la Politique, et, par l’intermédiaire de celle-ci, indirectement sur l’Economie. » (Loc. cit., p. 58.)

   Que dites-vous de cette éblouissante argumentation qui métamorphose Rousseau, fils d’un pauvre républicain genevois, en produit de la société aristocratique ? A réfuter M. Barth, on sombrerait dans les redites. Mais que penser de M. Karéev qui applaudit à Barth ? Ah ! Monsieur « V.V. », il ne vaut rien, vraiment rien, votre « professeur d’histoire » ! Un conseil d’ami : cherchez-vous-en un autre.)).

   Il y a interaction entre la politique et l’économie; c’est incontestable; comme il est incontestable que M. Karéev ne comprend point Marx. Mais l’existence de cette interaction nous interdit-elle d’aller plus avant dans l’analyse des faits sociaux ? Non ! Le penseur équivaudrait à peu près à se figurer que l’incompréhension dont M. Karéev fait preuve peut nous empêcher de parvenir à des notions « historio-sophiques » saines.

   Les institutions politiques exercent une action sur la vie économique : ou bien elles contribuent à son progrès, ou bien elles y font obstacle. Le premier cas, du point de vue de Marx, n’offre rien de surprenant, puisque tout système politique a été créé (consciemment ou non, peu importe en l’occurrence) pour contribuer au progrès des forces productives. Le second cas ne contredit nullement le point de vue marxiste. L’expérience historique démontrant que, dès qu’un système politique cesse de correspondre à l’état des forces productives, dès qu’il devient un obstacle à leur progrès, il décline et finit par être aboli. Loin de contredire la doctrine de Marx ce cas en constitue au contraire la meilleure confirmation, parce qu’il fait voir en quel sens l’économie gouverne la politique, et comment le développement des forces productives d’un peuple précède son développement politique.

   L’évolution économique entraîne après soi des révolutions juridiques. La chose est malaisée à saisir pour un métaphysicien : si fort qu’il crie à l’interaction, il n’en a pas moins coutume d’envisager les phénomènes l’un après l’autre et indépendamment l’un de l’autre. C’est, à l’inverse, aisément concevable pour celui qui possède un minimum d’aptitude à la pensée dialectique. Il sait qu’à force de s’accumuler les changements quantitatifs finissent par aboutir à des changements de la qualité et que ces changements de qualité représentent un moment des « bonds de la Nature », des paliers de la continuité.

   Ici, nos adversaires n’y peuvent plus tenir et crient : « Je vous livre au bras séculier ! C’est du Hegel tout pur ! » C’est la loi de Nature, leur répondons-nous.

   Ce qui est facile à dire ne l’est pas toujours à faire. Appliquée à l’histoire, la maxime doit être quelque peu modifiée : ce qui est ultra-simple à dire est horriblement compliqué à faire. Il est aisé de dire : l’évolution des forces productives entraîne une révolution dans les institutions juridiques. Mais ces révolutions sont des processus compliqués au cours desquels il se forme parmi les membres d’une société les coalitions d’intérêts les plus étonnantes. Les uns, qui trouvent avantage au maintien de l’ordre établi, le défendent par tous les moyens en leur pouvoir, tandis que les autres, pour qui cet ordre est devenu néfaste et objet d’horreur, l’attaquent de toute la force dont ils disposent. Et les choses ne s’arrêtent pas là. Les intérêts des novateurs sont souvent fort loin de coïncider : les uns tiennent pour telle réforme, les autres pour telle autre. Des discussions s’élèvent dans le camp même des réformateurs; la lutte s’enchevêtre, et quoique, selon la si juste remarque de M. Karéev, l’homme se compose d’une âme et d’un corps, cette lutte pour les intérêts matériels les plus indéniables pose nécessairement aux parties en litige la plus indiscutablement spirituelle des questions, celle de la justice. Jusqu’à quel point l’ordre établi la contrecarre-t-il ? Jusqu’à quel point les nouvelles revendications s’y conforment-elles ? Inéluctablement les combattants vont s’interroger là-dessus, encore qu’ils n’appellent point toujours la justice par son nom, mais, peut-être, la transfigurent sous les traits de quelque déesse à face humaine, voire animale. Ainsi, en dépit de la malédiction que fait peser sur lui M. Karéev, « le corps » engendre « l’âme », puisque la lutte économique soulève des questions morales, tandis qu’à voir les choses de plus près « l’âme » se révèle « corps », la « justice » des vieux-croyants se révélant souvent l’intérêt des exploiteurs.

   Les mêmes qui, avec un tel esprit d’à-propos accusent Marx de nier le rôle de la politique, prétendent aussi que ce penseur, parce qu’il ne voyait partout que « l’économie », n’attribuait aucune importance aux idées philosophiques, morales, religieuses ou esthétiques. Encore une calembredaine contre nature, comme disait Chtchédrine. Marx n’a pas nié « l’importance » de ces concepts; il a seulement tiré au clair leur genèse.

   « Qu’est-ce que l’électricité ? Une forme du mouvement. Qu’est-ce que la chaleur ? Une forme du mouvement. Qu’est-ce que la lumière ? Une forme du mouvement… Je vous y prends, mes gaillards ! Vous niez l’importance de la lumière, de la chaleur, de l’électricité ? Pour vous, tout n’est que mouvement ? Quelle pauvreté d’idées ! Quelle étroitesse ! » Tout juste, messieurs : de l’étroitesse ! Vous avez fort bien compris la théorie de la transformation de l’énergie.

   Chaque étape du développement des forces productives s’accompagne nécessairement d’un certain groupement des hommes dans le processus social de production, c’est-à-dire de certains rapports de production, c’est-à-dire d’une certaine structure de l’ensemble de la société. Cette structure une fois donnée, on conçoit sans peine que son caractère se reflète dans la psychologie de chacun, dans ses usages, ses mœurs, ses sentiments, ses idées, ses aspirations, son idéal. Usages, mœurs, idées, aspirations, idéal doivent nécessairement se conformer au genre de vie des hommes, à leurs modes de recherche de la nourriture, pour reprendre l’expression de Peschel. La psychologie d’une société est toujours conforme à son économie, elle y correspond toujours, elle est toujours déterminée par l’économie. C’est la répétition du phénomène que les anciens Grecs avaient déjà noté dans le monde matériel : le conforme l’emporte toujours, pour la bonne raison que le non-conforme, de par sa nature même, est condamné à disparaître. Dans sa lutte pour l’existence, la société trouve-t-elle avantage à cette adaptation de la psychologie à son économie, à ses condition d’existence ? Un très grand avantage, puisque les usages et les idées qui ne correspondent pas à l’économie et vont à l’encontre des conditions d’existence empêcheraient de sauvegarder celle-ci. Une psychologie conforme à l’économie est aussi utile à la société que le sont à un organisme des organes conformes à leur destination. Mais affirmer que les organes d’un animal doivent correspondre à ses conditions d’existence revient-il à dire que lesdits organes n’ont aucune importance pour l’animal ? Bien au contraire ! Cela revient à reconnaître qu’ils possèdent une importance formidable, essentielle. Il faudrait avoir le cerveau bien infirme pour comprendre la chose autrement. Il en va de même, tout de même, Messieurs, pour la psychologie. En constatant qu’elle se conforme à l’économie de la société, Marx constatait du même coup son importance unique.

   La différence entre Marx et, par exemple, M. Karéev se ramène ici à ce que le second, en dépit de son penchant pour « la synthèse », demeure un dualiste modèle. A ses yeux, il y a à droite l’économie et à gauche la psychologie, l’âme dans une poche, et le corps dans l’autre. Entre ces substances s’opère une interaction, mais chacune vit d’une vie autonome dont l’origine se perd dans la brume de l’inconnu ((Qu’on ne nous accuse point de calomnier l’honorable professeur. Il cite avec grand éloge l’opinion de Barth pour qui « le droit vit d’une vie autonome, encore que non indépendante ». C’est justement cette autonomie, « encore que non indépendante » qui empêche M. Kareev de comprendre, « l’essence du processus historique ». Comment elle l’en empêche, c’est ce que nous allons expliquer dans le texte.)).

   La théorie de Marx supprime ce dualisme. Chez lui, l’économie de la société et la psychologie de celle-ci constituent deux faces d’un seul et même phénomène, « la production de la vie », la lutte pour l’existence, dans laquelle les hommes se groupent de certaine façon en vertu d’un certain état des forces productives. La lutte pour l’existence crée leur économie, et c’est là aussi que la psychologie prend racine. L’économie est donc un produit tout comme la psychologie. Aussi l’économie de toute société qui progresse se modifie-t-elle : un nouvel état des forces productives entraîne avec soi une structure économique nouvelle, aussi bien qu’une nouvelle psychologie, un nouvel « esprit du temps ». C’est seulement, on le voit, à dessein de vulgarisation qu’on peut traiter l’économie de cause première de tous les phénomènes sociaux. Loin d’être cause première, elle est aussi un effet : elle est « fonction » des forces productives.

   Et voici maintenant l’explication promise en note…

   « Le corps et l’âme ont leurs besoins qui cherchent satisfaction, et placent chaque individu dans une attitude différente à l’égard du monde extérieur, c’est-à-dire à l’égard de la nature et des autres hommes… L’attitude de l’homme à l’égard de la nature, en fonction des exigences physiques et spirituelles de l’individu, crée donc, d’une part, des arts de toutes sortes tendant à assurer l’existence matérielle de l’individu et ; d’autre part, l’ensemble de la culture intellectuelle et morale (( [« Matérialisme économique en histoire » dans le Messager de l’Europe, juillet 1894, p. 7.]))… »

   L’attitude matérialiste de l’homme à l’égard de la nature prend sa racine dans les besoins du corps, dans les propriétés de la matière. C’est dans les besoins du corps, qu’il faut chercher « les causes de la chasse, de l’élevage, de l’agriculture, des industries de transformation, du commerce et des opérations financières ». — C’est le bon sens même : sans corps, nous n’aurions pas plus besoin de gibier que d’animaux de boucherie, de terre que de machines, de commerce que d’or. Mais il faut aussi demander : qu’est-ce qu’un corps sans âme ? Une pure matière. Or la matière est morte. Elle ne peut rien créer par elle-même, à moins qu’elle aussi ne se compose d’une âme et d’un corps. Ce n’est donc pas en vertu de sa propre intelligence que cette matière piège le gibier, domestique le bétail, travaille la terre, fait du commerce et siège dans les banques, mais par ordre de l’âme. C’est donc dans l’âme qu’il faut chercher la cause première de l’attitude matérialiste de l’homme à l’égard de la nature. L’âme a donc aussi des besoins de deux ordres; elles se compose donc aussi d’une âme et d’un corps; et cela est quelque peu absurde. Il y a plus : on se prend à « douter » pour une autre raison encore. A en croire M. Karéev, c’est dans les besoins physiques que prendrait racine l’attitude matérialiste de l’homme à l’égard de la nature. Est-ce bien exact ? Seulement à l’égart de la nature ? M. Karéev se rappelle peut-être comment l’abbé Guibert maudit les communes qui cherchaient à se délivrer du joug féodal, « ignominieuses » institutions dont l’unique raison d’être consistait à ses yeux dans le refus du légitime hommage de vassalité. Qu’est-ce qui parlait là en l’abbé Guibert ? « L’âme » ou bien « le corps » ? Si c’était « le corps », il se composerait donc à son tour, nous le répétons, d’un « corps » et d’une « âme »; et, si c’était « l’âme », il faudra bien admettre qu’elle se compose d’une « âme » et d’un « corps », puisqu’elle ne témoigne guère, dans le cas donné, de ce mépris du monde qui constitue, selon M. Karéev, son trait distinctif. Essayez un peu de vous y retrouver ! M. Karéev nous dira, peut-être, que c’est vraiment l’âme qui parlait en l’abbé Guibert, mais sous la dictée du corps, et qu’il en va de même pour la chasse, les banques, etc. Mais tout d’abord, le corps, pour pouvoir dicter, devrait une fois de plus se composer d’un corps et d’une âme. Et, de surcroît, le matérialiste vulgaire peut faire l’observation suivante : « L’âme parle sous la dictée du corps ? Le fait que l’homme se compose d’une âme et d’un corps ne nous garantit donc rigoureusement rien. Pendant tout le cours de l’histoire, l’âme n’a peut-être fait que parler sous la dictée du corps ? » Indigné de cette hypothèse, M. Karéev entreprendra sûrement de réfuter « le matérialisme vulgaire », et nous ne doutons pas un instant que la victoire ne demeure à l’honorable professeur. Mais le fait indiscuté que l’homme se compose d’une âme et d’un corps lui sera-t-il de grand secours en cette joute ?

   Ce n’est pas tout… Nous avons lu chez M. Karéev que les besoins spirituels de l’individu sont le sol où s’épanouissent « la mythologie aussi bien que la religion… la littérature aussi bien que les arts » et, en général, « l’aptitude théorique à l’égard du monde extérieur [et de soi-même], des problèmes de l’être et de la connaissance », ainsi que « la reproduction créatrice désintéressée des phénomènes extérieurs [et de ses propres pensées] ». Nous l’avons cru, mais… Nous connaissons un étudiant en technologie qui se pénètre avec ardeur des techniques de l’industrie de transformation sans présenter trace d’« attitude théorique » à l’égard de tout ce que M. le professeur énumère; et cela nous suggère une question : notre ami se composerait-il seulement d’un corps ? Nous prions M. Karéev de dissiper de toute urgence un doute non moins angoissant pour nous-mêmes qu’offensant pour ce jeune technologue exceptionnellement doué, un futur génie, peut-être.

   Si le raisonnement de M. Karéev possède un sens, ce ne peut être que celui-ci : l’homme a des besoins d’ordre supérieur et inférieur, des aspirations égoïstes et d’autres altruistes. On ne saurait pourtant fonder « l’historiosophie » sur ce truisme. Il ne nous mènerait qu’à des généralités rebattues sur la nature humaine; car il n’est qu’un cliché du même ordre.

   Pendant ce dialogue avec M. Karéev, nos perspicaces critiques ont réussi à nous prendre en flagrant délit de contradiction avec nous-mêmes et — ce qui est plus sérieux — avec Marx. L’économie n’est pas la cause première des phénomènes sociaux, avons-nous dit, tout en affirmant par ailleurs — première contradiction — que la psychologie d’une société s’adapte à son économie. Or nous assurons que, dans la société, économie et psychologie sont deux faces d’un seul et même phénomène, alors que, selon Marx — seconde contradiction, d’autant plus regrettable que nous nous écartions ici de la théorie même dont nous avons entrepris l’exposé — l’économie serait la base réelle sur laquelle s’élèvent les superstructures idéologiques.

   Tirons cela au clair…

   Que la cause fondamentale du progrès historique des sociétés réside dans le développement des forces productives, c’est textuellement du Marx, et il ne se trouve donc ici aucune contradiction. S’il s’en est glissé une quelque part, ce ne peut donc être qu’à propos du rapport économie-psychologie dans une société donnée. Voyons un peu si cette contradiction existe.

   Que le lecteur veuille bien se rappeler l’origine de la propriété privée. Le développement des forces productives institue entre les hommes de tels rapports de production que l’appropriation privée de certains objets se révèle un avantage pour la production. Les notions juridiques du primitif se modifient en conséquence. La psychologie de la société s’adapte à son économie. Sur une base économique donnée s’élève inéluctablement une superstructure idéologique qui y correspond. Mais, dans la pratique quotidienne, chaque nouvelle étape dans l’évolution des forces productives place les hommes, les uns à l’égard des autres, dans une situation, qui ne correspond plus à des rapports de production périmés. Et cette situation nouvelle, sans précédent, se répercute sur la psychologie des individus, en la modifiant très sensiblement. En quel sens ? Parmi les membres de la société, les uns vont défendre l’ordre établi; ils seront les avocats de l’immobilisme. Et les autres, ceux que l’ordre établi désavantage, vont se faire les champions du progrès; leur psychologie se modifiera dans le sens des rapports de production sur le point de se substituer aux rapports économiques actuels devenus périmés. L’adaptation de la psychologie à l’économie se poursuit, comme on le voit, mais une lente évolution psychologique précède la révolution économique (( C’est en fait par cette étape que passe aujourd’hui la prolétariat européen : sa psychologie s’adapte par avance aux rapports de production de demain.)).

   Cette révolution accomplie, une harmonie totale s’établit entre la psychologie et l’économie de la société. Une psychologie nouvelle s’épanouit librement sur cette nouvelle économie. Pendant quelque temps, rien ne vient rompre cette harmonie; elle ne cesse, au contraire, de s’affirmer. Mais, peu à peu, les signes précurseurs d’une autre dissonance apparaissent : pour la raison que nous venons d’indiquer, la psychologie de la classe d’avant-garde devance de nouveau les rapports de production établis : sans cesser un instant de s’adapter à l’économie, elle recommence à s’adapter aux nouveaux rapports de production qui contiennent en germe l’économie de l’avenir. N’est-ce point là les deux faces d’un seul et même processus ?

   Pour illustrer la pensée de Marx, nous avons, jusqu’à présent, tiré surtout nos exemples du droit de propriété. Ce droit relève sans conteste de l’idéologie, mais d’une idéologie d’ordre élémentaire et, pour ainsi dire, inférieur. Comment comprendre la théorie de Marx appliquée aux formes supérieures de l’idéologie : à la science, à la philosophie, à l’art, etc. ?

   Dans le développement de ces domaines de l’idéologie, l’économie joue le rôle de fondement en ce sens que la société doit avoir atteint un certain niveau de prospérité pour qu’il s’en détache une catégorie d’individus se consacrant exclusivement aux disciplines intellectuelles, scientifiques et autres. Les textes de Platon et de Plutarque auxquels nous nous sommes référés plus haut montrent déjà que l’orientation même du travail intellectuel se règle sur les rapports de production existant dans une société donnée. Et Vico avait dit aussi que les sciences naissent des besoins sociaux. En ce qui concerne une discipline comme l’économie politique, la chose est claire pour quiconque en connaît un peu l’histoire. Le comte Pecchio a fort justement relevé que le cas, entre autres, de l’économie politique confirme la loi suivant laquelle la pratique précède toujours la science (( « Quand’essa cominciava appena a nascere nel diciasettisimo secolo, alcune nazioni avevano già da più secoli fiorito colla loro sola esperienza, da cui poscia la scienza ricavò i suoi dettant. » (Storia della Economia publica in Italia, etc. Lugano, 1829, p. 11.) [« Alors qu’elle n’a guère commencé à naître qu’au dix-septième siècle, plus d’une nation prospérait déjà depuis plusieurs siècles avec sa seule expérience, que cette discipline a utilisée ensuite. » Histoire de l’économie politique en Italie.]

   Stuart Mill le répète dans ses Principes d’économie politique (Londres, 1843, t. I, p. 1) : « In every departement of human affairs Practice long precedes Science… The conception, accordingly, of political Economy as a branch of Science, is extremely modern; but the subject with which its inquiries are conversant has in all ages necessarily constituted one of the chief practical interests of mankind ». [« Dans toutes les branches de l’activité humaine, la pratique a de longue date précédé la science… Aussi l’idée de l’économie politique comme discipline à part est-elle extrêmement moderne. Mais le sujet autour duquel tournent ses recherches a de tout temps nécessairement constitué l’un des principaux intérêts pratiques de l’humanité. »]))

   .

   Cela aussi peut assurément s’entendre en un sens très général; on peut dire : bien sûr, la science a besoin de l’expérience, et elle est d’autant plus complète qu’elle se fonde sur une plus grande expérience. Mais là n’est pas la question. Comparez les idées d’Aristote et de Xénophon en matière d’économie à celles d’Adam Smith et de Ricardo, et vous verrez qu’entre la science économique de la Grèce antique et celle de la société bourgeoise, la différence n’est pas seulement de degré mais de nature. Le point de vue est tout autre, et tout autre l’attitude à l’égard de l’objet. Comment l’expliquer ? Tout simplement par ce que les phénomènes mêmes ont changé : les rapports de production de la société bourgeoise ne ressemblent pas à ceux de la société antique. Des rapports différents dans le processus de production ont donné naissance à des conceptions différentes dans la science. Bien plus, comparez les théories de Ricardo à celle d’un Bastiat, et vous verrez que ces hommes n’envisagent pas de la même façon des rapports de production demeurés inchangés dans leurs grandes lignes, puisque ce sont des rapports bourgeois. Pourquoi ? Parce qu’au temps de Ricardo ces rapports étaient en train de s’épanouir; ils ne faisaient que s’affirmer, alors qu’à l’époque de Bastiat, ils amorcent déjà une décadence. L’état différent de rapports de production identiques devait nécessairement se répercuter sur des théories des hommes qui les défendaient.

   Prenons encore la théorie du droit public. Pourquoi et comment s’est-elle développée ?

   « Le droit public devient objet de discipline scientifique, écrit le professeur Gumplowicz, dès que les classes dirigeantes entrent en conflit au sujet de leurs sphères d’influence… C’est ainsi que la première grande bataille politique que nous rencontrons dans la seconde moitié du moyen âge européen, la lutte entre le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel, entre l’Empereur et le Pape, marque le début du droit public allemand… Le deuxième litige politique qui oppose les classes dirigeantes et fournit matière aux publicistes pour traiter de la partie correspondante du droit public, c’est l’élection des empereurs ((Rechtsstaat und Sozialismus. [Etat constitutionnel et socialisme.] Innsbruck, 1881, S. 124-125.)). » Etc.

   Qu’est-ce que les rapports de classes ? Avant tout les rapports où les hommes se trouvent les uns à l’égard des autres dans le processus social de production, des rapports de production. Ces rapports trouvent leur expression dans la structure politique de la société et dans la lutte politique des classes, lutte qui suscite l’apparition et le développement de théories politiques diverses : sur la base économique s’élève nécessairement une superstructure idéologique qui y correspond.

   Mais cette idéologie, si elle n’est plus élémentaire, n’est pourtant pas de l’ordre le plus élevé. Comment en va-t-il, par exemple, de la philosophie ou de l’art ? Avant de répondre à cette question, il nous faut quelque peu revenir en arrière.

   Helvétius partait du principe que l’homme n’est que sensibilité. Dans cette vue, il est clair que l’homme évitera les sensations pénibles et tâchera de s’en procurer d’agréables. C’est l’égoïsme fatal, nécessaire, de la matière sentante. Mais comment, dès lors, des aspirations aussi rigoureusement désintéressées que l’amour de la vérité ou l’héroïsme apparaissent-elles chez l’homme ? Helvétius n’a pas su résoudre le problème, et, pour se tirer d’embarras, il a simplement biffé cet x, l’inconnue dont il devait déterminer la grandeur. Il a raconté qu’il n’existe pas de savant qui aime la vérité d’un amour désintéressé, que chacun voit en elle le chemin de la gloire, dans la gloire l’argent, et dans l’argent le moyen de se procurer d’agréables sensations physiques, par exemple l’achat de nourritures friandes et de belles esclaves. Inutile de souligner à quel point l’explication est inopérante. Elle traduit une fois de plus l’incapacité du matérialisme métaphysique français — nous l’avons déjà relevé — face aux problèmes du devenir.

   On attribue souvent au père du matérialisme dialectique moderne une conception de l’histoire des idées qui ne ferait que reprendre les considérations métaphysiques d’Helvétius. Voici à peu près comment, par exemple, on se représente la doctrine de Marx quant à l’histoire de la philosophie : si Kant s’est adonné à l’esthétique transcendantale, s’il a traité des catégories du jugement ou des antinomies de la raison, ce n’étaient que des phrases; au vrai, l’esthétique ne l’intéressait pas plus que les antinomies ou les catégories; il ne visait qu’un but : procurer à la classe à laquelle il appartenait, c’est-à-dire à la petite bourgeoisie allemande, le maximum de plats délicats et de « belles esclaves »; catégories et antinomies lui ayant paru d’excellents moyens à cette fin, il avait entrepris de les « cultiver ».

   Est-il besoin de signaler que c’est le nec plus ultra de la baliverne ? Lorsque Marx dit que telle conception répond à telle période du développement économique de la société, il ne prétend nullement par là que les penseurs les plus représentatifs de la classe au pouvoir pendant cette période aient consciemment modèle leurs doctrines sur l’intérêt de protecteurs à la bourse plus ou moins garnie et plus ou moins facile.

   Le sycophante est certes de tous les temps et de tous les pays. Mais ce n’est point lui qui a fait progresser l’esprit humain. Ceux qui l’ont fait progresser se sont préoccupés de la vérité, non de l’intérêt des puissants de ce monde ((Ce qui ne les a pas empêchés de trembler un peu, parfois, devant les grands. Kant disait, par exemple : « Personne ne me forcera à dire le contraire de ce que je pense, mais je ne me résous point à dire tout ce que je pense. »)).

   « Sur les différentes formes de propriété, dit Marx, sur les conditions d’existence sociale s’élève toute une superstructure d’impressions, d’illusions, de façons de penser et de conceptions philosophiques particulières. La classe tout entière les crée et les forme sur la base de ces conditions matérielles et des rapports sociaux correspondants (([K. Marx : Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Editions sociales, Paris, 1968, p. 47.])). »

   La formation de la superstructure idéologique s’opère à l’insu des hommes. Ils ne la tiennent pas pour la conséquence transitoire d’un état de choses transitoire, mais pour un impératif naturel de par son essence. Les individus, dont les opinions et les sentiments se forment sous l’effet de l’éducation et, d’une façon générale, du milieu, peuvent souscrire avec la plus parfaite sincérité, avec une abnégation totale, à des idées et à des structures sociales qui plongent leurs racines dans des intérêts de classe plus ou moins restreints. Il en va de même pour les partis. Les démocrates français de 1848 reflétaient les aspirations de la petite bourgeoisie. Et la petite bourgeoisie aspirait naturellement à défendre ses intérêts de classe.

   Mais

   « il ne faudrait pas partager cette conception bornée, dit Marx, que la petite bourgeoisie a pour principe de vouloir faire triompher un intérêt égoïste de classe. Elle croit au contraire que les conditions particulières de sa libération sont les conditions générales en dehors desquelles la société moderne ne peut être sauvée et la lutte des classes évitée. Il ne faut pas s’imaginer non plus que les représentants démocrates sont tous des shopkeepers (boutiquiers) ou qu’ils s’enthousiasment pour ces derniers. Ils peuvent, par leur culture et leur situation personnelle, être séparés d’eux par un abîme. Ce qui en fait les représentants de la petite bourgeoisie, c’est que leur cerveau ne peut dépasser les limites que le petit bourgeois ne dépasse pas lui-même dans sa vie, et que, par conséquent, ils sont théoriquement poussés aux mêmes problèmes et aux mêmes solutions auxquels leur intérêt matériel et leur situation sociale poussent pratiquement les petits bourgeois. Tel est d’une façon générale, le rapport qui existe entre les représentants politiques et littéraires d’une classe et la classe qu’ils représentent ((

   [K. Marx : le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, p. 201. Editions sociales, Paris, 1968.]

   A propos de l’influence des circonstances [en français dans le texte] sur l’organisation des animaux, Lamarck fait une observation qu’il importe de rappeler ici pour éviter tout malentendu : « Assurément, si l’on prenait ces expressions à la lettre, on m’attribuerait une erreur car quelles que puissent être les circonstances, elles n’opèrent directement sur la forme et sur l’organisation des animaux aucune modification quelconque. » Des changements importants dans les circonstances font apparaître chez l’animal des besoins nouveaux qu’il ignorait auparavant. Si ces besoins nouveaux demeurent constants ou subsistent pendant une très longue période de temps, ils aboutissent à l’apparition d’habitudes nouvelles. « Or, si de nouvelles circonstances… ont donné à ces animaux de nouvelles habitudes, c’est-à-dire les ont portés à de nouvelles actions qui sont devenues habituelles, il en sera résulté l’emploi de telle partie par préférence à celui de telle autre, et dans certains cas, le défaut total d’emploi de telle partie qui est devenue inutile. » Un surcroît d’exercice ou l’absence de celui-ci ne laissent pas d’avoir une action sur la structure des organes et, par suite, de l’organisme entier. (Lamarck : Philosophie zoologique, etc., nouvelle édition par Charles Martin, 1873, t. I, pp. 223-224.) Il faut comprendre tout de même l’action des nécessités économiques et des besoins qui en découlent sur la psychologie des peuples. Il se déroule ici un lent processus d’adaptation par suite de l’exercice et du non-exercice; les adversaires du matérialisme « économique » se figurent qu’à l’apparition de besoins nouveaux, l’homme, selon Marx, reconsidérait ses idées tout aussitôt et à dessein. On conçoit que la chose leur paraisse absurde; mais cette absurdité est de leur cru : on ne trouve rien de semblable chez Marx. Les considérations de ces penseurs rappellent l’argument massue d’un prêtre antidarwinien : « Darwin prétend que si on jette une poule à l’eau, il lui poussera des nageoires; j’affirme que la poule se noiera. »)). »

   Voilà ce que dit Marx dans son livre sur le coup d’Etat de Napoléon III. Dans une autre de ses œuvres il nous explique mieux encore peut-être la dialectique psychologique des classes. Il s’agit du rôle que certaines ont parfois joué dans l’émancipation de leur peuple :

   « Il n’est pas de classe de la société bourgeoise qui puisse jouer ce rôle, à moins de faire naître en elle-même et dans la masse un élément d’enthousiasme, où elle fraternise et se confonde avec la société en général, s’identifie avec elle et soit ressentie et reconnue comme le représentant général de cette société, un élément où ses prétentions et ses droits soient en réalité les droits et les prétentions de la société elle-même, où elle soit réellement la tête sociale et le cœur social. Ce n’est pas qu’au nom des droits généraux de la société qu’une classe particulière peut revendiquer la suprématie générale. Pour emporter d’assaut cette position émancipatrice et s’assurer l’exploitation politique de toutes les sphères de la société dans l’intérêt de sa propre sphère, l’énergie révolutionnaire et la conscience de sa propre force ne suffisent pas. Pour que la révolution d’un peuple et l’émancipation d’une classe particulière de la société bourgeoise coïncident, pour qu’une classe représente toute la société, il faut, au contraire, que tous les vices de la société soient concentrés dans une autre classe, qu’une classe déterminée soit la classe du scandale général, la personnification de la barrière générale… Pour qu’une classe soit par excellence la classe de l’émancipation, il faut inversement qu’une autre classe soit ouvertement la classe de l’asservissement. L’importance générale négative de la noblesse et du clergé français avait comme conséquence nécessaire l’importance générale positive de la bourgeoisie, la classe la plus immédiatement voisine et opposée ((Deutsch-Französische Jahrbücher [Annales franco-allemandes.] Paris, 1844, article « Zur Kritik der Hegelschen Rechtsphilosophie », Einleitung, p. 82. [Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel, Introduction, Editions Alfred Costes, Paris. 1927, pp. 102-103.])).

   Après cet éclaircissement préalable, on saisit sans peine la théorie de Marx touchant les formes supérieures de l’idéologie, philosophie et art par exemple. Pour plus de clarté nous la confronterons toutefois avec celle de Taine :

   « … Pour comprendre une œuvre d’art, un artiste, un groupe d’artistes, il faut se représenter avec exactitude l’état général de l’esprit et des mœurs du temps auquel ils appartenaient. Là se trouve l’explication dernière; là réside la cause primitive qui détermine le reste. Cette vérité, messieurs, est confirmée par l’expérience; en effet, si l’on parcourt les principales époques de l’histoire de l’art, on trouve que les arts apparaissent, puis disparaissent en même temps que certains états de l’esprit et des mœurs auxquels ils sont attachés. Par exemple, la tragédie grecque, celle d’Eschyle, de Sophocle et d’Euripide, apparaît au temps de la victoire des Grecs sur les Perses, à l’époque héroïque des petites cités républicaines, au moment du grand effort par lequel elles conquièrent leur indépendance et établissent leur ascendant dans l’univers civilisé; et nous la voyons disparaître avec cette indépendance et cette énergie quand l’abaissement des caractères et la conquête macédonienne livrent la Grèce aux étrangers. — De même l’architecture gothique se développe avec l’établissement définitif du régime féodal, dans la demi-renaissance du XIe siècle, au moment où la société, délivrée des Normands et des brigands, commence à s’asseoir; et on la voit disparaître au moment où ce régime militaire de petits barons indépendants, avec l’ensemble des mœurs qui en dérivait, se dissout vers la fin du XVe siècle pour l’événement des monarchies modernes. — Pareillement la peinture hollandaise s’épanouit au moment glorieux où, à force d’opiniâtreté et de courage, la Hollande achève de s’affranchir de la domination espagnole, combat l’Angleterre à armes égales, devient le plus riche, le plus libre, le plus industrieux, le plus prospère des Etats européens; nous la voyons déchoir au commencement du XVIIIe siècle, quand la Hollande, tombée au second rôle, laisse le premier à l’Angleterre, se réduit à n’être qu’une maison de banque et de commerce bien réglée, bien administrée, paisible, où l’homme peut vivre à son aise, en bourgeois sage, exempte des grandes ambitions et des grandes émotions. — Pareillement enfin la tragédie française apparaît au moment où la monarchie régulière et noble établit, sous Louis XIV, l’empire des bienséances, la vie de cour, la belle représentation, l’élégante domesticité aristocratique, et disparaît au moment où la société nobiliaire et les mœurs d’antichambre sont abolies par la Révolution… Et, de même qu’on étudie la température physique pour comprendre l’apparition de telle ou telle espèce de plantes, le maïs ou l’avoine, l’aloès ou le sapin, de même il faut étudier la température morale pour comprendre l’apparition de telle espèce d’art, la sculpture païenne ou la peinture réaliste, l’architecture mystique ou la littérature classique, la musique voluptueuse ou la poésie idéaliste. Les productions de l’esprit humain, comme celles de la nature vivante, ne s’expliquent que par leur milieu ((Philosophie de l’art, deuxième édition, Paris, 1872, pp. 13-17.)). »

   N’importe quel disciple de Marx donnera à ces vues son accord sans réserve : oui, toute œuvre d’art, de même que tout système philosophique, peut s’expliquer par l’état de l’esprit et des mœurs à une certaine époque. Mais par quoi s’explique cet état général de l’esprit et des mœurs ? Par le régime social, pensent les disciples de Marx, par les propriétés du milieu social. « Lorsqu’un grand changement s’opère dans la condition humaine, il amène par degrés un changement correspondant dans les conceptions humaines ((Philosophie de l’art dans les Pays-Bas, Paris, 1869, p. 96.)) », dit encore Taine. Et c’est juste. On voudrait seulement savoir ce qui provoque ces changements dans la condition de l’homme social, c’est-à-dire dans le régime social. Et c’est sur ce point seulement que « les matérialistes économiques » se séparent de Taine.

   Pour celui-ci, la mission de l’histoire en tant que science est, en dernière analyse, d’« ordre psychologique ». Pour lui, l’état général de l’esprit et des mœurs n’engendre pas seulement les diverses formes de l’art, de la littérature et de la philosophie d’un peuple, mais aussi son industrie, et l’ensemble de ses institutions. Ce qui revient à dire que le milieu social a pour cause première l’« état de l’esprit et des mœurs ».

   D’où il s’ensuit que le psychisme de l’homme social se définirait par sa condition et sa condition par son psychisme. C’est l’antinomie bien connue dont les Philosophes n’ont pu venir à bout. Taine ne l’a pas non plus résolue. Au cours d’une série de remarquables ouvrages, il s’est borné à illustrer abondamment la première proposition, la thèse : l’état de l’esprit et des mœurs se définit par le milieu social.

   Les contemporains français qui n’admettaient pas les théories esthétiques de Taine lui ont opposé l’antithèse : les propriétés du milieu social se définissent par l’état de l’esprit et des mœurs ((« Nous subissons l’influence du milieu politique ou historique, nous subissons l’influence du milieu social, nous subissons aussi l’influence du milieu physique. Mais il ne faut pas oublier que si nous la subissons, nous pouvons pourtant aussi lui résister, et vous savez sans doute qu’il y en a de mémorables exemples… Si nous subissons l’influence du milieu, un pouvoir que nous avons aussi, c’est de ne pas nous laisser faire, ou, pour dire encore quelque chose de plus, c’est de conformer, c’est d’adapter le milieu lui-même à nos propres convenances. » F. Brunetière : l’Evolution de la critique depuis la Renaissance jusqu’à nos jours. Paris, 1890, pp. 260-261. [En français dans le texte.])). On peut poursuivre le débat jusqu’à la consommation des siècles sans résoudre la fatale antinomie, voire sans en remarquer l’existence.

   Seule la théorie historique de Marx la résout et mène ainsi la controverse à bonne fin ou, du moins, offre à ceux qui ont des oreilles pour entendre et un cerveau pour penser la possibilité de la mener à bonne fin.

   Les propriétés du milieu social se définissent par l’état, à chaque instant, des forces productives. Cet état, une fois donné, donne du même coup les propriétés du milieu social et la psychologie qui y correspond, ainsi que l’interaction entre le milieu d’une part, les esprits et les mœurs de l’autre. Brunetière a parfaitement raison de dire que, si nous nous adaptons au milieu, nous l’adaptons aussi à nos convenances. On se demande d’où viennent les besoins qui ne correspondent pas aux propriétés du milieu ambiant ? Ils sont engendrés (et, ce disant, nous ne songeons pas seulement aux besoins matériels de l’homme, mais à ceux qu’on est convenu d’appeler spirituels) par ce même devenir historique, cette même évolution des forces productives grâce à laquelle chaque régime social se révèle tôt ou tard inadéquat, désuet, appelant une refonte totale, voire juste bon pour la pioche des démolisseurs. Nous l’avons montré plus haut, à propos du cas particulier des institutions juridiques : la psychologie peut devancer les formes de vie en société.

   Nous ne doutons point qu’à la lecture de ces lignes maint lecteur, même bien disposé en notre faveur, va évoquer une foule d’exemples, une masse de faits historiques en apparence absolument inexplicables de notre point de vue, et qu’il éprouvera l’envie de nous dire : « Vous avez raison, mais pas tout à fait; et ils ont aussi raison, mais pas tout à fait non plus, ceux qui soutiennent l’opinion contraire; eux et vous n’apercevez qu’une moitié de la vérité. » Un peu de patience, lecteur ! Ne recherchez point le salut dans l’éclectisme sans essayer de tirer toute la leçon que vous peut donner la conception moniste moderne, c’est-à-dire matérialiste, de l’histoire.

   Inévitablement nos thèses sont demeurées jusqu’à présent fort abstraites. Nous savons toutefois déjà qu’il n’est point de vérité abstraite, que la vérité est toujours concrète. Tâchons donc de donner à notre idée un tour plus concret.

   Presque chaque société subissant l’influence des sociétés voisines, on peut dire que, pour chaque société, il existe un certain milieu social, un certain milieu historique qui influe sur son évolution. Mais la somme des influences qu’exercent sur une société les sociétés voisines ne saurait jamais égaler la somme des mêmes influences que subit au même instant une autre société. Aussi le milieu historique propre à une société peut-il se rapprocher beaucoup — et, dans la réalité, il se rapproche souvent beaucoup — du milieu historique où baignent les autres peuples sans jamais, et sans pouvoir jamais s’y identifier. Ceci introduit un facteur de différenciation des plus importants dans un processus d’évolution sociale qui, du point de vue abstrait où nous nous cantonnions jusqu’ici, se présentait sous une forme éminemment schématique.

   Un exemple… Le clan est un type de communauté propre à toutes les sociétés humaines à un certain degré de leur évolution. Mais l’influence du milieu historique différencie fort le destin des clans dans les différentes tribus. Elle leur confère des traits pour ainsi dire individuels. Elle en ralentit ou elle en accélère la dissolution. Elle différencie notamment le processus de celle-ci; et cette différenciation conditionne celle des formes sociales qui se substituent au clan. Nous avions dit jusqu’ici : le développement des forces productives aboutit à l’apparition de la propriété privée et à la disparition du communisme primitif. Nous devons maintenant dire : le caractère de la propriété privée qui naît sur les ruines du communisme primitif est rendu différent par l’influence du milieu historique où baigne chaque société.

   « Une étude rigoureuse des formes de la propriété collective en Asie, et spécialement aux Indes, montrerait qu’en se dissolvant les différentes formes de la propriété collective primitive ont donné naissance à différentes formes de propriété. C’est ainsi que l’on peut, par exemple, déduire les différents types originaux de propriété privée à Rome et chez les Germains de différentes formes de propriété collective aux Indes ((Zur Kritik der politischen Oekonomie, Anmerkung, S. 10. [Contribution à la critique de l’économie politique, Editions sociales, Paris, 1972 remarque, p. 13.])). »

   L’influence du milieu historique sur une société s’exerce aussi, cela va de soi, sur l’évolution de ses idées. Les influences étrangères mitigent-elles l’assujettissement de cette évolution à la structure économique de la société ? Et, si oui, dans quelle mesure ?

   Comparez l’Enéide à l’Odyssée, ou la tragédie classique en France à la tragédie classique des Grecs; comparez la tragédie russe du dix-huitième siècle à la tragédie française. Que découvre-t-on ? L’Enéide est une simple imitation de l’Odyssée, la tragédie classique des Français, une simple imitation de celle des Grecs, et la tragédie russe du dix-huitième siècle un ouvrage, d’une main au reste malhabile, sur le modèle et à l’image de la tragédie française. Dans les trois cas, il y a imitation, mais l’imitateur est aussi loin de son modèle que la société d’où il est issu de celle où a vécu le modèle. Et notez bien que nous ne parlons pas de la perfection plus ou moins achevée de la forme, mais de ce qui fait l’esprit même de l’œuvre. A qui ressemble l’Achille racinien ? A un Grec tout juste sorti de la barbarie, ou à un marquis, à talon rouge ? Les personnages de l’Enéide, on le sait, sont des Romains du temps d’Auguste. Et quant aux personnages des soi-disant tragédies russes du dix-huitième siècle, il serait certes excessif de prétendre qu’ils font revivre les Russes de l’époque; mais leur gaucherie même porte témoignage sur l’état d’une société russe qui n’a pas encore atteint l’âge adulte.

   Autre exemple : Locke a été incontestablement le maître de l’immense majorité des philosophes français du dix-huitième siècle; Helvétius l’appelait le plus grand métaphysicien de tous les temps et de tous les pays. De Locke à ses disciples français il y a pourtant la même distance que de la société anglaise pendant la « glorious revolution (([« Glorieuse révolution », la révolution orangiste de 1688.])) » à la société française une trentaine d’années avant la « great rebellion (( [« Grande insurrection », la révolution anglaise de 1648.])) » du peuple de France.

   Troisième exemple encore : les « vrais socialistes » allemands de 1840-1850 importaient leurs idées de France en droite ligne. On n’en doit pas moins reconnaître qu’une fois la frontière franchie, ces idées portaient la marque de la société où elles étaient appelées à se propager.

   L’influence de la littérature d’un pays sur celle d’un autre est donc directement proportionnelle à la similitude des systèmes sociaux de ces pays. Elle est absolument inexistante là où cette similitude égale zéro. Exemple : les littératures européennes n’ont exercé à ce jour rigoureusement aucune influence sur les Nègres d’Afrique. — Cette influence est à sens unique quand un peuple est empêché par son retard d’apporter quoi que ce soit à un autre peuple tant sous le rapport de la forme que sous celui du fond; exemple : la littérature française du dix-huitième siècle a influencé la littérature russe sans se trouver le moins du monde influencée par celle-ci. — Enfin cette influence est réciproque lorsqu’en conséquence de la similitude de l’état social, donc du développement intellectuel, chacun des deux peuples en relation d’échange peut emprunter quelque chose à l’autre; exemple : la littérature française a influé sur la littérature anglaise et subit, de son côté, l’influence de celle-ci.

   Il fut un temps, où la littérature pseudo-classique française plaisait fort à l’aristocratie d’Angleterre. Mais les imitateurs anglais ne sont jamais parvenus à égaler leurs modèles français. Cela tient à ce que, malgré leurs efforts, les aristocrates anglais ne pouvaient pas transplanter en Angleterre les rapports sociaux où s’épanouit le pseudo-classicisme français.

   Les Philosophes français étaient férus de Locke. Mais ils sont allés beaucoup plus loin que leur maître. Cela tient à ce que la classe qu’ils représentaient en France était allée beaucoup plus loin dans sa lutte contre l’ancien régime que la classe de la société anglaise, dont la philosophie de Locke traduit les aspirations.

   Lorsqu’on a affaire — c’est le cas de l’Europe moderne — à tout un système de sociétés exerçant les unes sur les autres une influence extrêmement forte, l’évolution des idées à l’intérieur de chacune de ces sociétés devient aussi complexe que le devient celle de l’économie sous l’influence des échanges internationaux.

   On semble alors se trouver en face d’une seule littérature commune à toute l’humanité civilisée. Mais, de même qu’en zoologie le genre se subdivise en espèces, de même cette littérature universelle se subdivise en littérature nationales.

   « Chaque courant littéraire, chaque idée philosophique revêt sa nuance propre, voire parfois un sens nouveau, dans chaque pays civilisé (([Ce paragraphe ne se trouve que dans la première édition.])). »

   Lorsque Hume vint en France, les Philosophes l’accueillirent comme un adepte. Mais un jour, à un dîner chez d’Holbach, cet adepte indiscuté se mit à parler de la « religion naturelle ». « Quant aux athées, dit-il, je n’en admets point l’existence, n’en ayant jamais rencontré un seul. » « Vous avez joué de malchance, lui répliqua l’auteur du Système de la Nature, car en voici dix-sept assis à cette table. » Ce même Hume exerça une influence décisive sur Kant qu’il tira de son sommeil dogmatique. La formule est de Kant, mais sa philosophie diffère fort de celle de Hume. Le même fonds d’idées a mené les matérialistes français à l’athéisme militant, Hume à l’indifférentisme religieux, et Kant à la religion « pratique », parce que la question religieuse ne jouait pas dans l’Angleterre de ce temps le même rôle qu’en France, ni, en France, le même rôle qu’en Allemagne. Et cette différence venait de ce qu’en aucun de ces pays les forces sociales n’entretenaient entre elles les mêmes rapports. Identiques de nature, mais différents quant au degré de leur développement, les éléments sociaux se combinaient de façon diverse dans les divers pays d’Europe, entraînant, de la sorte, en chacun de ceux-ci, « un état de l’esprit et des mœurs » absolument original, que traduisaient la littérature, la philosophie, l’art, etc., de chaque nation. En conséquence, la même question a pu passionner les Français en laissant froids les Anglais, et l’homme de progrès, en Allemagne, considérer avec respect l’idée, que l’homme de progrès, en France, repoussait avec fureur. A quoi la philosophie allemande doit-elle sa prodigieuse réussite ? A la réalité allemande, répond Hegel : les Français n’ont point loisir de philosopher; la vie les pousse vers la pratique (zum Praktischen), alors qu’une réalité plus raisonnable permet aux Allemands de limer en paix leurs théories (beim Theoretischen stehen bleiben). Ce qu’il y avait de prétendument raisonnable dans la réalité allemande tenait, au vrai, à l’indigence sociale et politique de la vie en Allemagne, indigence qui ne laissait aux Allemands cultivés de l’époque d’autres choix que servir comme fonctionnaires une « réalité » peu engageante (s’installer dans « la pratique »), ou bien se chercher une consolation dans la théorie, en y reportant tout leur potentiel de passion et toute la vigueur de leur pensée. Mais si les pays plus avancés qui se laissaient entraîner par « la pratique » n’avaient point aiguillonné la pensée théorique des Allemands, s’ils ne les avaient pas tirés de leur « sommeil dogmatique », jamais une qualité aussi négative que l’indigence sociale et politique de la réalité n’aurait produit ce prodigieux résultat positif que fut l’épanouissement de la philosophie allemande.

   Le Méphistophélès de Gœthe dit que Vernunft wird Unsinn, Wohlthat — Plage (([La raison devient folie, le bienfait, tourment. Gœthe : Faust, p. 205.])). Pour ce qui est de l’histoire de la philosophie allemande, on peut hasarder un paradoxe analogue : l’absurde a engendré le raisonnable, l’indigence s’est révélée bienfait.

   Il serait temps d’en finir avec ce point de notre exposé; résumons-nous donc.

   L’interaction se manifeste dans la vie des peuples aussi bien sur le plan international que sur le plan intérieur.

   Parfaitement naturelle et absolument inévitable, à soi seule, elle n’explique pourtant rien du tout. Pour la comprendre, il faut tirer au clair les propriétés des forces qui l’exercent, et ces propriétés ne peuvent trouver leur explication ultime dans le fait de l’interaction, quelques modifications qu’elles subissent par l’effet de celle-ci. Dans le cas qui nous occupe, les qualités de ces forces, les propriétés des organismes sociaux agissant les uns sur les autres, s’expliquent en dernière analyse par la cause que l’on sait : par la structure économique de ces organismes, laquelle est déterminée par l’état de leurs forces productives.

   La philosophie de l’histoire que nous exposons a pris maintenant, espérons-le, un tour quelque peu plus concret. Elle demeure pourtant encore abstraite et encore loin de la « réalité vivante ». Il nous faut donc faire un pas de plus pour nous en rapprocher.

   Nous avons d’abord parlé de « la société », puis nous sommes passés à l’interaction des sociétés. Mais les sociétés ne sont point de composition homogène; nous savons déjà que la désagrégation du communisme primitif aboutit à l’inégalité, à l’apparition de classes dont les intérêts diffèrent et, souvent, s’opposent diamétralement. Nous savons déjà que ces classes se livrent entre soi à une lutte à peu près ininterrompue tantôt camouflée, tantôt ouverte, tantôt chronique, tantôt aiguë. Et cette lutte exerce une influence considérable, capitale, sur le développement des idées. On peut dire sans exagération qu’il est impossible de comprendre ce développement si l’on ne tient pas compte de la lutte des classes.

   « Voulez-vous savoir la vraie cause, si je puis ainsi dire, de la tragédie de Voltaire ? Demande Brunetière. Cherchez-la d’abord dans l’individualité de Voltaire, et surtout dans la nécessité qui pesait sur lui, tout en suivant les traces de Racine et de Quinault, de faire pourtant autre chose qu’eux. Et quant au drame romantique, le drame de Dumas et d’Hugo, j’oserais dire que sa définition est contenue tout entière dans la définition de la tragédie de Voltaire. Le romantisme au théâtre n’a pas voulu faire ceci ou cela; il a voulu faire le contraire du classicisme… En littérature comme en art, après l’influence de l’individu, la grande action qui opère, c’est celle des œuvres sur les œuvres. Ou nous voulons rivaliser, dans leur genre, avec ceux qui nous ont précédés, et voilà comment se perpétuent les procédés, comment se fondent les écoles, comment s’imposent les traditions; ou nous prétendons faire autrement qu’ils n’ont fait, et voilà comment l’évolution s’oppose à la tradition, comment les écoles se renouvellent et comment les procédés se transforment. ((L.c., pp. 262-263))

   Laissant pour l’instant de côté la question du rôle de l’individu, nous relèverons qu’il était grand temps de réfléchir à « l’action des œuvres sur les œuvres ». Dans toutes les idéologies, l’évolution suit bien réellement la route qu’indique Brunetière. Ou bien les idéologues d’une époque s’engagent sur la trace de leurs devanciers, développant leur pensée, appliquant leurs procédés et ne se permettant que de « rivaliser » avec eux, ou bien ils s’insurgent contre les idées et les procédés du passé, ils entrent en contradiction avec eux. Aux époques organiques, dirait Saint-Simon, succèdent les époques critiques. Ces dernières surtout méritent une mention spéciale.

   Prenez une question quelconque, celle de la monnaie par exemple. Pour les mercantilistes, celle-ci constituait la richesse par excellence; ils lui attribuaient une importance hyperbolique, presque exclusive. Ceux qui se sont élevés contre le mercantilisme, qui sont entrés « en contradiction » avec lui, ne se sont pas bornés à corriger cet exclusivisme; ils sont tombés eux-mêmes — ou du moins les plus zélés d’entre eux — dans l’excès diamétralement contraire : la monnaie n’est plus pour eux qu’un signe conventionnel, rigoureusement sans valeur en soi; ce fut notamment l’attitude de Hume. Si l’on peut expliquer la théorie des mercantilistes par le faible développement de la production et de la circulation marchandes à leur époque, ce serait une étrange explication que de vouloir rendre compte des vues de leurs adversaires par la simple constatation que la production et la circulation marchandes s’étaient très fortement développées. Car ce développement n’avait pas le moins du monde transformé la monnaie en signe conventionnel dépourvu de valeur intrinsèque. A quoi tenait alors l’exclusivisme de Hume ? A un acte de guerre, à la « contradiction » de Hume avec les mercantilistes. Il a voulu « faire le contraire » des mercantilistes, de même que le romantisme « a voulu faire le contraire » du classicisme. Aussi peut-on reprendre ici ce que Brunetière a dit à propos du drame romantique : la théorie de la monnaie chez Hume se trouve contenue tout entière dans la théorie des mercantilistes, dont elle est le contre-pied.

   Autre exemple… Les philosophes du dix-huitième siècle ont mené une lutte acharnée contre toutes les formes de la mystique, alors que les utopistes français sont plus ou moins imprégnés de religiosité. Qu’est-ce qui a suscité ce retour au mysticisme ? Faudrait-il donc admettre que des hommes comme l’auteur du Nouveau Christianisme (([Saint-Simon.])) possédaient moins de lumières que les Encyclopédistes ? Non, leurs lumières n’étaient pas moindres, et leurs conceptions, en général, se rattachent étroitement à celles des Encyclopédistes; ils en procèdent en ligne absolument directe, mais ils sont entrés « en contradiction » avec eux sur certaines questions — très exactement sur le problème de l’organisation de la société; et ils ont cherché à « faire le contraire ». A l’égard de la religion, ils ont pris tout simplement le contre-pied des Philosophes. Leur attitude à son sujet se trouve contenue dans celle des Encyclopédistes.

   Prenons enfin l’histoire de la philosophie. Pendant la seconde moitié du dix-huitième siècle, c’est le matérialisme qui prévaut en France, et c’est sous ses étendards que se range la fraction extrême du Tiers Etat. Dans l’Angleterre du dix-septième siècle, ce sont les défenseurs de l’ancien régime, les aristocrates, les partisans de l’absolutisme que le matérialisme avait attirés. Ici encore la cause est évidente. Les hommes avec qui, au temps de la restauration anglaise, l’aristocratie se trouvait « en contradiction » étaient des croyants ultra-fanatiques; pour « faire le contraire », tout réactionnaires qu’ils étaient, leurs adversaires ont dû aller au matérialisme. Dans la France du dix-huitième siècle, les choses se sont passées au rebours : les défenseurs de l’ancien régime tenaient pour la religion; l’avant-garde révolutionnaire a embrassé le matérialisme. L’histoire des idées fourmille d’exemples analogues qui apportent tous la même confirmation : pour comprendre « l’état général de l’esprit » à chaque époque critique, pour expliquer ce qui fait prévaloir, au cours de telle époque, telle doctrine et non telle autre, il faut d’abord prendre connaissance de l’« état de l’esprit » à l’époque précédente; il faut savoir quelles doctrines et quels courants prédominaient alors. Sans cela nous ne comprendrons jamais l’état des idées à une époque donnée, si bien que nous connaissions l’économie de celle-ci.

   Mais cela, non plus, on ne doit pas le comprendre dans l’abstrait, ainsi que « l’intelligentsia » russe a coutume de tout comprendre. Les idéologues d’une époque ne livrent jamais bataille à leurs prédécesseurs sur toute la ligne, sur tous les problèmes du savoir et des rapports sociaux. Les utopistes français du dix-neuvième siècle s’accordent avec les Encyclopédistes sur une multitude de conceptions anthropologiques; les aristocrates de la restauration anglaise s’accordent complètement avec les puritains qu’ils abhorrent sur une foule de questions — par exemple en droit civil. La psychologie est un territoire qui se subdivise en provinces, les provinces en districts, les districts en cantons et en communes, chaque commune constituant une agglomération d’individus, autrement dit de questions. Lorsque survient « la contradiction », quand la lutte éclate, son ardeur n’affecte en général que quelques provinces, voire quelques cantons, le reste n’étant atteint que par ricochet. L’attaque porte d’abord sur la province qui, à l’époque précédente, possédait l’hégémonie. C’est seulement par degrés que « les misères de la guerre » se propagent aux provinces voisines, aux plus fidèles alliées de celle qui subit l’assaut. Aussi faut-il préciser que, lorsqu’on élucide le caractère d’une époque critique, il est indispensable de connaître non seulement les traits généraux de la psychologie à l’époque organique précédente, mais aussi les particularités individuelles de cette psychologie, de savoir qu’au cours de telle période historique l’hégémonie a appartenu à la religion, au cours de telle autre à la politique, etc. Cette circonstance exerce d’inévitables répercussions sur le caractère des époques critiques, dont chacune eu égard aux circonstances, ou bien continue à reconnaître formellement l’hégémonie établie, en introduisant un contenu nouveau et opposé dans les idées dominantes (exemple : la première révolution anglaise), ou bien les nie absolument, en sorte que l’hégémonie passe à de nouvelles provinces de la pensée (exemple : la littérature française au temps des Philosophes). Si l’on ne perd pas de vue que ces conflits pour l’hégémonie de certaines provinces psychologiques s’étendent aux provinces voisines, et, dans chaque cas, se propagent avec une intensité différente et dans des sens différents, on comprend alors à quel point, ici comme partout, il est impossible de se cantonner dans les généralités.

   « Peut-être bien, vont nous répliquer nos adversaires. Mais nous ne voyons pas ce que la lutte des classes a à faire ici, et il nous paraît fort que vous la mettez en terre après lui avoir souhaité longue vie, puisque vous reconnaissez vous-même maintenant que les mouvements de la pensée humaine sont soumis à de certaines loi propres, sans rien de commun avec celles de l’économie, non plus qu’avec ce développement des forces de production dont vous nous avez rebattu les oreilles. »

   Empressons-nous de répondre.

   Qu’il y ait des lois propres au développement de la pensée humaine, plus exactement à l’enchaînement des concepts et des représentations, aucun matérialiste « économique », autant que nous le sachions, ne l’a nié. Nul d’entre eux, par exemple, n’a ramené les lois de la logique à celles de la circulation des marchandises. Mais aucun matérialiste de cette sorte n’a pourtant jugé possible de rechercher dans les lois de la pensée la cause initiale, le premier moteur du développement intellectuel de l’humanité. C’est même ce qui distingue à leur avantage les « matérialistes économiques » des idéalistes, et tout particulièrement des éclectiques.

   Dès qu’une certaine quantité de nourriture est fournie à l’estomac, il se met à l’œuvre conformément aux lois générales de la digestion gastrique. Mais ces lois permettent-elles d’expliquer pourquoi des nourritures riches et délicates prennent chaque jour le chemin de votre estomac, alors qu’elles rendent au mien de si rares visites ? Ces lois expliquent-elles pourquoi les uns mangent trop et les autres meurent de faim ? La clé doit, semble-t-il, être cherchée en quelque autre domaine, dans l’action d’autres lois. Il en va de même pour l’esprit humain. Une fois placé dans une certaine position, une fois qu’il reçoit du milieu environnant certaines impressions, il les enchaîne selon certaines lois générales (étant entendu qu’ici encore la diversité des impressions reçues diversifie les résultats à l’extrême). Mais qu’est-ce qui place l’esprit humain dans une telle position ? Qu’est-ce qui conditionne l’afflux et le caractère des impressions neuves ? Cette question-là, aucune loi de la pensée n’y apportera de réponse.

   Poursuivons. Supposez une balle élastique tombant du haut d’une tour; elle se meut selon une loi de la mécanique bien connue et fort simple. Mais elle vient frapper un plan incliné, et son mouvement se modifie sous l’effet d’une autre loi mécanique, fort simple aussi et bien connue. On obtient ainsi un mouvement en ligne brisée dont on peut et dont on doit dire qu’il tire son origine de l’action combinée de ces deux lois. Seulement, d’où provenait le plan incliné qu’a heurté la balle ? Ni la première, ni la deuxième loi, ni leur action combinée ne l’expliquent. Il en va tout de même pour la pensée humaine. D’où provenaient les circonstances grâce auxquelles ses mouvements se sont trouvés soumis à l’action combinée de telles ou telles lois ? Ni les lois, prises à part, ni l’ensemble de leur action ne l’expliquent.

   Les circonstances qui conditionnent le mouvement de la pensée, il faut les chercher là où les Philosophes les recherchaient. Mais nous ne nous laissons plus arrêter maintenant par la limite qu’ils n’avaient pu franchir; nous ne nous contentons pas de dire qu’avec toutes ses pensées et tous ses sentiments, l’homme est le produit du milieu social. Nous nous attachons à saisir la genèse de ce milieu; nous disons que ses propriétés sont l’effet de causes précises résidant hors de l’homme et qui, jusqu’à présent, ne dépendent point de sa volonté. Les changements multiformes qui affectent les rapports de fait entre les hommes entraînent nécessairement des modifications dans « l’état de l’esprit », dans les rapports entre idées, sentiments et croyances. Idées, sentiments et croyances se combinent suivant leurs lois propres : mais celles-ci entrent en action sous l’effet de circonstances extérieures qui n’ont rien de commun avec ces lois. Là où Brunetière ne voit que l’action des œuvres sur les œuvres, nous voyons, de surcroît, l’action plus profonde des groupes sociaux, des couches sociales, des classes; là où il dit simplement qu’une contradiction est apparue, que les gens ont voulu faire le contraire de ce que faisaient leurs devanciers, nous ajoutons : ils l’ont voulu parce qu’une nouvelle contradiction est apparue dans leurs rapports de fait, parce qu’un nouveau groupe ou une nouvelle classe sociale s’est mise en mouvement, qui ne pouvait plus vivre comme on vivait jadis.

   Alors que Brunetière sait seulement que les romantiques voulaient contredire les classiques, Georges Brandès tâche d’expliquer leur penchant à « la contradiction » par la situation de la classe sociale à laquelle ils appartenaient. Qu’on se rappelle, par exemple, ce qu’il dit au sujet des causes du romantisme de la jeunesse française sous la Restauration et sous Louis-Philippe.

   Lorsque Marx affirme que « pour qu’une classe soit, par excellence, la classe de l’émancipation, il faut inversement qu’une autre classe soit ouvertement la classe de l’asservissement (( [Introduction à la Contribution à la Critique de la philosophie du droit de Hegel, p. 102, Editions Alfred Costes, Paris, 1927.])) », il énonce aussi une loi particulière — et fort importante — du développement de la pensée sociale. Mais cette loi n’opère et ne peut opérer que dans des sociétés divisées en classes; elle n’opère pas et ne peut pas opérer dans les sociétés primitives, où il ne se trouve ni classes ni luttes de classes.

   Réfléchissons à l’action de cette loi. Lorsqu’une caste prend figure d’oppresseur aux yeux du reste de la population, les idées qui prévalent dans cette caste apparaissent nécessairement à la population comme tout juste bonnes pour des oppresseurs. La conscience collective entre « en contradiction » avec elles et se laisse attirer par les idées opposées. Mais, nous l’avons déjà dit, pareille lutte n’est jamais livrée sur toute la ligne : il subsiste toujours un lot d’idées également reçues par les révolutionnaires et par les avocats de l’ordre établi. L’attaque principale est lancée contre les idées où se traduisent les aspects présentement les plus nocifs du régime vieillissant. C’est à l’encontre de ces aspects que les idéologues révolutionnaires éprouvent un irrésistible désir de « contredire » leurs devanciers. A l’égard des autres idées, bien qu’elles plongent leurs racines dans les rapports sociaux du passé, ils demeurent souvent d’une indifférence totale, parfois même ils continuent de les professer par tradition. C’est ainsi que, tout en faisant la guerre aux idées philosophiques et politiques de l’ancien régime (c’est-à-dire au clergé et à la monarchie nobiliaire), les matérialistes français n’ont pratiquement pas touché à la littérature traditionnelle. Certes l’esthétique de Diderot était l’expression de rapports sociaux nouveaux. Mais on s’est fort peu battu sur ce terrain, le gros des forces se trouvant concentré ailleurs ((On sait qu’en Allemagne la bataille littéraire fut menée avec beaucoup plus de violence; mais en ce pays, la lutte politique n’accaparaît pas l’attention des novateurs.)). L’étendard de la révolte n’a été levé que plus tard, et par des hommes qui, attachés de tout leur cœur au régime renversé par la Révolution, auraient dû, en apparence, tenir au système littéraire constitué à l’âge d’or de ce régime. Mais le principe de « contradiction » rend compte aussi de cette apparente bizarrerie. Comment voulez-vous qu’un Chateaubriand se fût attaché à l’esthétique du passé, puisque Voltaire, l’odieux, le sinistre Voltaire, en avait été l’un des champions ?

   Der Widerspruch ist das Fortleitende (([La contradiction est ce qui fait aller de l’avant.])), dit Hegel. L’histoire des idées semble montrer une fois de plus que le vieux « métaphysicien » ne s’était pas trompé. Elle confirme aussi, à quelque égard, le passage des transformations quantitatives aux transformations qualitatives. Mais nous prions le lecteur de ne s’en point affliger et de nous écouter jusqu’au bout.

   Nous avons dit que les forces productives de la société une fois données, sa structure et, par voie de conséquence, sa psychologie le sont aussi. Et, là-dessus, on pourrait nous imputer la pensée que de l’état économique d’une société il est possible de déduire exactement le tour de ses idées. Or, il n’en va pas ainsi, car l’idéologie d’une époque soutient toujours le plus étroit rapport — positif ou négatif — avec l’idéologie de l’époque précédente. On ne peut comprendre « l’état de l’esprit » à chaque instant que par référence à l’état de l’esprit l’instant d’avant. Nulle classe ne se laissera certes attirer par des idées au rebours de ses aspirations. Et chacune adapte toujours fort bien, encore qu’inconsciemment, son « idéal » à ses besoins économiques. Mais cette adaptation peut se produire de façons différentes. Et pourquoi elle s’opère de la sorte et non point autrement ne s’explique pas par la situation de telle classe considérée isolément, mais par toutes les particularités du rapport de cette classe avec son ou ses antagonistes. Car avec l’apparition des classes la contradiction devient non plus seulement cause motrice, mais cause formelle ((Il pourrait sembler que l’histoire de certains arts n’a point rapport avec la lutte des classes, celle de l’architecture par exemple; or elle se relie étroitement à cette lutte. Cf. Ed. Corroyer : l’Architecture gothique; notamment la quatrième partie : « L’architecture civile ».)).

   Et maintenant, quel est le rôle de l’individu dans l’histoire des idées ? Brunetière lui attribue une importance capitale, indépendante du milieu. Guyau prétend que l’homme de génie crée toujours du nouveau ((« Il introduit dans le monde des idées et des sentiments des types nouveaux. » L’Art au point de vue sociologique. Paris, 1889, p. 31. [En français dans le texte.])).

   Dans le domaine des idées sociales, dirons-nous, le génie devance ses contemporains en ce qu’il saisit avant eux le sens des nouveaux rapports sociaux en train de se constituer; on ne saurait donc parler ici d’indépendance du génie par rapport au milieu. Dans le domaine des sciences de la nature, le génie découvre des lois dont l’action ne dépend certes pas des rapports sociaux; mais le milieu social n’en joue pas moins son rôle dans l’histoire de toute grande découverte, d’abord en préparant le fonds de connaissances sans lequel aucun génie ne saurait rien faire, et, ensuite en orientant l’esprit de ce génie de tel ou tel côté ((La distinction entre ces deux modes d’influence est au reste de pure forme. Le fonds de connaissances se constitue parce que les besoins sociaux ont incité les hommes à le constituer, orienté leur esprit du côté qu’il fallait.)).

   Dans le domaine des arts, le génie présente l’expression la plus parfaite des goûts esthétiques dominants d’une société ou d’une classe sociale ((

   L’auteur des Rapports esthétiques entre l’art et la réalité [Tchernychevski] savait déjà fort bien à quel point goûts et jugements esthétiques d’une classe dépendent de sa condition économique. « Le beau, c’est la vie », disait-il, et il expliquait sa pensée par les considérations suivantes :

   « Pour le commun des hommes, « la belle vie », « la vie comme elle devrait être », consiste à manger à sa faim, à habiter une bonne isba et à dormir son content, de surcroît, la notion paysanne de « vie » enveloppe toujours celle de travail; on ne peut pas vivre sans travail, et ce serait au reste fastidieux. Parce qu’ils vivent à leur contentement, avec beaucoup de travail, mais sans que le travail, toutefois, aille jusqu’à l’épuisement, le jeune campagnard ou la jeune villageoise prendront un teint d’une extraordinaire fraîcheur et des joues vermeilles, condition première de la beauté dans l’opinion du commun. Travaillant beaucoup et douée pour cette raison d’une constitution solide, la fille de la campagne sera plutôt forte, et c’est aussi une condition indispensable de la beauté paysanne; la jolie femme du monde « éthérée » semble au paysan vraiment « chétive », et lui produit même une impression désagréable, accoutumé qu’il est à tenir « la maigreur » pour l’effet de la maladie ou de la « malchance ». Mais le travail ne fait point engraisser : si la fille de la campagne est grasse, c’est symptôme morbide, signe de complexion « lymphatique », et le peuple tient l’obésité pour un défaut; la beauté villageoise ne saurait avoir petites mains ni petits pieds, puisqu’elle travaille beaucoup et nos chansons ne font point mention de ces appas. Bref, la peinture de la jolie fille dans les chansons populaires ne contient pas un détail qui ne soit l’expression d’une santé florissante et d’un organisme équilibré, suites obligées de l’aisance quand on travaille pour de bon, mais sans excès. Il en va tout autrement pour la jolie femme du monde : depuis des générations, le sang n’afflue guère aux extrémités; à chaque génération les muscles des mains et des pieds en sont l’inévitable conséquence, l’indice de la seule vie qui semble convenable aux hautes classes de la société, la vie sans travail physique; si la femme du monde a de grandes mains et de grands pieds, c’est signe ou bien d’un vice de constitution, ou bien d’une bonne famille de fraîche date… La santé ne peut certes jamais perdre son prix aux yeux de l’homme, parce qu’on souffre d’en être privé, même vivant dans l’aisance et le luxe; aussi le rouge des joues et la saine fraîcheur du teint gardent-ils leurs attraits pour les gens du monde; mais la morbidesse, la faiblesse, l’atonie, la langueur revêtent également à leurs yeux la dignité du Beau pour autant qu’elles semblent l’effet de l’oisiveté et du luxe. La pâleur, la langueur, la morbidesse revêtent encore un autre sens pour les gens du monde : si le campagnard recherche le repos et la tranquillité, les gens de la bonne société qui ignorent le besoin et la fatigue physique, mais s’ennuient souvent de ne rien faire, et faute de soucis matériels, cherchent des « sensations fortes », des émotions, des passions qui donnent couleur, variété et attrait à une vie mondaine autrement monotone et incolore. Or les sensations fortes, les passions dévorantes usent vite; comment dès lors ne point trouver de charme à la langueur et à la pâleur d’une jolie femme, puisque langueur et pâleur sont signe qu’elle a beaucoup vécu ? » (Voir le recueil Esthétique et poésie, pp. 6-8.)) ). Dans tous ces trois domaines enfin, le milieu social exerce son influence en fournissant plus ou moins de possibilités aux génies individuels pour se donner carrière.

   On ne saurait certes jamais expliquer par l’influence du milieu ce qu’il y a d’individuel dans le génie. Mais ceci ne prouve rien.

   La balistique est capable d’expliquer la trajectoire d’un obus. Elle est capable de prévoir cette trajectoire. Mais elle ne sera jamais capable de nous dire en combien d’éclats va se fragmenter l’obus ni où s’en ira chaque éclat. Cela ne diminue pourtant pas la confiance qu’on peut faire aux conclusions de cette science. Nous n’avons nul besoin d’un point de vue idéaliste — ou éclectique — sur la balistique. Les explications mécaniques nous suffisent, quoique — nul ne le conteste — elles nous laissent dans le vague quant au destin « individuel », à la grandeur et à la forme des éclats d’obus.

   Etrange ironie du sort ! Si furieusement vilipendé par nos « subjectivistes », traité de vaine fantaisie du « métaphysicien » Hegel, le principe de contradiction semble ici nous rapprocher de nos chers amis les ennemis (( [Vers de Béranger.])). Si Hume nie la valeur intrinsèque de la monnaie pour contredire les mercantilistes, si les romantiques n’ont inventé leur drame que « pour faire le contraire » des classiques, il n’y a pas de vérité objective; il existe seulement une vérité pour moi, une vérité pour M. Mikhaïlovski, une vérité pour le prince Mechtcherski, etc. … La vérité est subjective; tout ce qui donne satisfaction à notre besoin de connaissance est vrai…

   Eh bien, non ! Le principe de contradiction ne ruine pas la vérité objective; il ne fait que nous y mener. Le chemin où il engage l’humanité n’est certes pas celui de la ligne droite. Mais la mécanique connaît des cas où l’on gagne en vitesse ce qu’on perd en distance : un corps qui se meut suivant une cycloïde va parfois plus vite d’un point à un point situé plus bas, que s’il se mouvait en ligne droite. La « contradiction » apparaît là, et là seulement, où il y a lutte, où il y a mouvement; et, là où il y a mouvement, la pensée progresse, même par des voies de détour. Sa contradiction avec les mercantilistes a amené Hume à une théorie de la monnaie qui ne tient pas. Mais la réalité sociale et, par suite, la pensée humaine ne se sont pas arrêtées dans leur mouvement au point qu’elles avaient atteint au temps de Hume. Leur mouvement nous a mis « en contradiction » avec Hume; cette contradiction a eu pour résultat une théorie exacte de la monnaie; et cette théorie, résultat d’une analyse exhaustive du réel, est une vérité objective qu’aucune contradiction future n’abolira. L’auteur des Remarques sur Stuart Mill aimait à répéter les vers de Nékrassov :

   Ce qu’une fois la vie a pris,

   La destinée n’est pas de force à le reprendre (([Tiré du poème le Nouvel An.])).

   Appliqué à la connaissance, c’est absolument exact. Aucun fatum n’est de force à nous reprendre les découvertes de Copernic, ni celle de la transformation de l’énergie, ni celle de la variabilité des espèces, ni celles que nous devons au génie de Marx.

   Les rapports sociaux changent, et les théories scientifiques changent avec eux. En conséquence de ces changements survient enfin une analyse exhaustive du réel et, à sa suite, une vérité objective. Xénophon avait d’autres théories économiques que Jean-Batiste Say; celles de Say auraient sans doute paru absurdes à Xénophon; et Say jugeait celles de Xénophon absurdes. Mais nous savons aujourd’hui d’où provenaient celles de Xénophon, d’où provenaient celles de Say; d’où provenait leur étroitesse, et ce savoir est une vérité objective; aucun « fatum » ne nous arrachera cette découverte d’un point de vue enfin exact.

   — La pensée humaine ne va quand même pas s’arrêter à ce que vous appelez la ou les découvertes de Marx ?

   — Assurément non, Messieurs ! Elle fera des découvertes nouvelles qui compléteront et confirmeront la théorie de Marx, tout comme, en astronomie, de nouvelles découvertes ont complété et confirmé la découverte de Copernic.

   La « méthode subjective » en sociologie est le comble de l’absurde. Mais chaque absurdité possède sa cause suffisante. Humbles disciples d’un grand homme, nous pouvons dire, non sans fierté, que nous connaissons la cause suffisante de cette absurdité. La voilà…

   Ce n’est point M. Mikhaïlovski qui a découvert le premier la « méthode subjective », et ce n’est même pas « l’ange de l’école », nous voulons dire l’auteur des Lettres historiques (( [Piotr Lavrov.])). Bruno Bauer et ses disciples la professaient déjà, ce même Bruno Bauer qui engendra l’auteur des Lettres historiques, lequel donna le jour à M. Mikhaïlovski et à ses frères.

   « Comme toute objectivité, celle de l’historien est un pur mot, et non pas dans le sens que l’objectivité serait un idéal inaccessible. En voulant atteindre l’objectivité, c’est-à-dire une conception propre à la majorité, la conception de la masse, l’historien ne peut que s’abaisser. En agissant de la sorte, il cesse d’être un créateur, il travaille pour un salaire aux pièces, il devient le mercenaire de son temps (( Szeliga : Die Organisation der Arbeit der Menschheit und die Kunst der Geschichtschreibung Schlosser’s Gervinus’s Dahlmann’s und Bruno Bauer’s [l’Organisation du travail de l’humanité et l’art de l’historiographie chez Schlosser, Gervinus, Dahlmann et Bruno Bauer.] Charlottenburg, 1846, p. 6.)). »

   Ces lignes sont de Szeliga, fervent adepte de Bruno Bauer, que Marx et Engels tournent cruellement en dérision dans Die heilige Familie. En mettant « sociologie » à la place d’« historien », et en remplaçant « création artistique » de l’histoire par création d’« idéals » sociaux, on obtient « la méthode subjective en sociologie ».

   Essayez de vous faire une mentalité d’idéaliste. L’« opinion » est à ses yeux la substance même, la cause première des phénomènes sociaux. Il lui semble qu’au témoignage de l’histoire les sociétés ont souvent matérialisé les opinions les plus absurdes. Et il raisonne ainsi : « Pourquoi n’est-ce donc pas mon opinion à moi, qui se matérialiserait, puisque, grâce à Dieu, l’absurdité n’est pas son fort ? Du moment qu’il existe un idéal, il existe au moins une possibilité de transformer la société selon les vœux qu’inspire cet idéal. Quant à le vérifier au moyen de quelque étalon objectif, la chose est impossible, puisque cet étalon n’existe pas : l’opinion du plus grand nombre ne saurait en effet servir d’étalon à la vérité. »

   Il est donc possible d’accomplir certaines transformations puisque mon idéal les appelle, puisque je les tiens pour utiles. Or je les tiens pour utiles puisque je les veux tenir pour telles. A défaut de critère objectif, je n’en ai donc point d’autre que mon désir. « Qu’on ne fasse pas violence à ma nature » : voilà l’ultime argument du subjectivisme. Sa méthode est la reductio ad absurdum (( [Réduction à l’absurde.])) de l’idéalisme et, par ricochet, la chose va de soi de l’éclectisme, puisque toutes les fautes des « gentils seigneurs » de la philosophie dévorés par ce parasite retombent sur sa tête.

   Du point de vue de Marx, il est impossible d’opposer les idées « subjectives » de l’individu à celles de « la foule », du « plus grand nombre », etc., en tenant celles-ci pour quelque chose d’objectif. La foule se compose d’êtres humains, et les idées des hommes sont toujours « subjectives » puisque toute idée constitue un attribut du « sujet ». Ce qui est objectif, ce ne sont pas les idées de « la foule », mais les rapports naturels ou sociaux que traduisent ces idées. Le critère de la vérité ne réside pas en moi, mais dans une situation existant hors de moi. Sont vraies les idées qui donnent de cette situation une représentation exacte, et fausses celles qui la défigurent. Dans les sciences de la nature, est vraie la théorie qui rend fidèlement compte des rapports entre phénomènes naturels; en histoire est vraie la description qui reproduit fidèlement les rapports sociaux existant à l’époque décrite. Sous peine de se métamorphoser en triste cuistre, l’historien sympathisera inévitablement avec l’une des forces sociales antagonistes dont il relate le conflit. Et, à cet égard, il sera subjectif, qu’il sympathise avec la minorité ou avec le plus grand nombre. Mais cette subjectivité ne l’empêchera pas d’être un historien parfaitement objectif s’il ne défigure pas le système de rapports économiques réels qui ont donné naissance à ces forces sociales en lutte. L’adepte de la méthode « subjective » oublie ces rapports réels; aussi ne nous apporte-t-il rien, hormis sa précieuse sympathie ou son antipathie virulente, et taxe-t-il à grand vacarme ses adversaires d’outrage aux mœurs lorsqu’ils lui rétorquent que c’est peu. Conscient de ne pouvoir pénétrer le secret des rapports sociaux réels, il ressent toute allusion à leur objectivité comme une injure, comme une dérision à l’encontre de son impuissance. Et il voudrait pouvoir les noyer sous les flots de sa moralisante indignation.

   Du point de vue de Marx, il s’avère donc que les idéals sont fort divers, aussi bien vils qu’élevés, et justes qu’erronés. Est juste l’idéal qui correspond à la réalité économique. En entendant cela, les subjectivistes vont dire que si je m’avise d’adapter mon idéal à la réalité, je me ferai le misérable esclave des « triomphateurs ». Mais ils le diront uniquement parce qu’en leur qualité de métaphysiciens, ils ne comprennent pas la dualité, l’antagonisme interne de toute réalité. Les « triomphateurs » s’appuient sur une réalité déjà agonisante, derrière laquelle une nouvelle réalité est en train de naître, la réalité de demain; et la servir, c’est aider à triompher « la grande cause de l’amour ((Voir note 20 à la page 59.)) ».

   On voit maintenant comme elle correspond peu à la « réalité », cette image du marxiste qui n’attribuerait aucune importance à l’idéal. C’est rigoureusement le contre-pied de la « réalité ». A voir les choses sous l’angle de l’« idéal », on doit reconnaître que le marxisme est la plus idéaliste de toutes les théories qu’ait jamais connues l’histoire de la pensée humaine. Et ceci, aussi bien dans l’ordre purement scientifique que dans l’ordre pratique.

   « Qu’y pouvons-nous, si M. Marx ne saisit pas le rôle ni la force de la conscience ? Qu’y pouvons-nous, s’il fait si peu de cas de la prise de conscience de la vérité par la conscience ? »

   Ces lignes ont été écrites en 1847 par un disciple de Bruno Bauer ((Die Helden der Masse. Charakteristiken [Les héros de la masse. Carastéristiques.] Theodor Opitz, Grünberg, 1848, pp. 6-7. Nous conseillons fort la lecture de cette œuvre à M. Mikhaïlovski : il y retrouvera la plupart de ses idées originales.)). Le vocabulaire en est passé de mode. Mais aucun de nos messieurs qui reprochent à Marx de vouloir ignorer le facteur pensée-sentiment en histoire n’a dépassé Opitz. Ils demeurent tous persuadés que Marx fait très peu de cas de la force de la conscience humaine, et ils le répètent tous à qui mieux mieux ((Pas tous, au reste; il n’est encore venu à l’idée de personne d’opposer à Marx que « l’homme se compose d’une âme et d’un corps », M. Karéev est donc doublement original : 1) nul avant lui n’avait discuté avec Marx de la sorte; 2) nul après lui ne s’en avisera sans doute. M. « V.V. » constatera que nous savons reconnaître les mérites de son « professeur ».)), alors qu’en réalité Marx tient l’explication de ladite « conscience » pour la mission primordiale de la science des sociétés.

   Marx dit :

   « Le principal défaut de tout le matérialisme jusqu’ici — y compris celui de Feuerbach — est que l’objet extérieur, la réalité, le sensible n’y sont saisis, que sous la forme d’objet ou d’intuition, mais non en tant qu’activité humaine sensible, en tant que pratique, de façon subjective. C’est pourquoi, en opposition au matérialisme, l’aspect actif fut développé de façon abstraite par l’idéalisme, qui ne connaît naturellement pas l’activité réelle, sensible, comme telle. (([Thèses sur Feuerbach, l’Idéologie allemande, Editions sociales, Paris, 1968, p. 31.])) »

   Avez-vous réfléchi, messieurs, à ce texte ? Nous allons tâcher de vous l’expliquer.

   Tous les efforts d’Holbach, d’Helvétius et de leurs disciples avaient tendu à montrer qu’une explication matérialiste de la nature était possible. Mais même la négation des idées innées n’avait pas mené ces matérialistes au-delà de l’homme considéré comme membre du règne animal, comme matière sensible. Ils n’avaient pas tenté d’analyser l’histoire de l’homme de leur propre point de vue, ou quand ils l’avaient tenté (Helvétius), le succès n’avait pas couronné leur entreprise. Or l’homme ne devient « sujet » qu’en histoire, puisque c’est là seulement que se développe sa conscience. Se borner à le considérer comme membre du règne animal, c’est se borner à le considérer comme « objet », c’est perdre de vue son devenir historique, sa « pratique » sociale, son activité concrète. Et perdre tout cela de vue, c’est rendre le matérialisme « étriqué, sinistre et désespérant » (Gœthe). Bien plus, c’est en faire, on l’a vu plus haut, un fatalisme qui condamnerait l’homme à se soumettre entièrement à une matière aveugle. Conscient de cette lacune du matérialisme français, et même de celui de Feuerbach, Marx s’est assigné pour tâche de la combler. Son matérialisme « économique » répond à la question : comment se développe « l’activité concrète » de l’homme, comment, par suite, se développe sa conscience, comment se constitue l’aspect subjectif de l’histoire ? Cette question résolue, même partiellement, le matérialisme cesse d’être étriqué, sinistre et désespérant. Il cesse de s’effacer devant l’idéalisme quand il s’agit d’expliquer l’aspect pratique de l’existence humaine. Il se débarrasse du fatalisme qui lui est propre.

   Ceux qui ont le cœur sensible et l’esprit chétif s’indignent contre la théorie de Marx parce qu’ils en prennent le premier mot pour le dernier. Pour rendre compte du sujet, dit Marx, voyons quels rapports s’instituent entre les hommes sous l’action de la nécessité objective. Ces rapports une fois connus, on pourra expliquer comment la conscience humaine se développe sous leur influence. La réalité objective nous aidera à comprendre l’aspect subjectif de l’histoire.

   C’est ici qu’interviennent généralement les cœurs sensibles à l’esprit chétif. Et l’on assiste à un étonnant spectacle dans le genre du dialogue de Tchatski avec Famoussov.

   « Dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté. »
Seigneur, mais c’est un fataliste !
« Les superstructures idéologiques s’élèvent sur une base économique »…
Que dit-il là ! … Tout juste ce qu’il a écrit ! Il refuse de reconnaître le rôle de l’individu en histoire ! …
Ecoutez-moi donc, à la fin… De ce qui précède, il découle que…
Je n’écoute pas ! Qu’on le juge ! Qu’il soit jugé pour outrage aux mœurs par les individualistes activo-progressistes et placé sous la haute surveillance de la sociologie subjective.

   L’entrée en scène de Skalozoub sauve comme on sait Tchatski. Dans la dispute des disciples russes de Marx avec leurs sévères censeurs subjectifs, les choses ont pris jusqu’à présent un autre tour. Skalozoub bâillonne Tchatski. Les Famoussov de la sociologie subjective se débouchent les oreilles et proclament, conscients de leur avantage : « En somme, ils n’ont rien dit et leurs théories demeurent d’une obscurité totale ».

   Hegel déjà assurait qu’on peut réduire toute philosophie à un formalisme vide en se bornant à répéter ses propositions fondamentales. Marx n’est pas tombé dans ce péché. Il ne se borne pas à répéter que l’évolution des forces productives est à la base de tout le devenir historique de l’humanité. Rarement penseur s’est autant mis en peine de développer ses propositions fondamentales.

   — Mais où les a-t-il donc développées, ses idées ? Chante, vocifère, hurle et vaticine le chœur de messieurs les subjectivistes. Regardez Darwin ! Il y a un livre de lui, alors qu’il n’y en a pas de Marx, en sorte qu’on doit reconstituer ses idées.

   Impossible d’en disconvenir : « reconstituer » n’est besogne ni agréable ni facile, surtout quand on manque de données « subjectives » pour comprendre, donc pour « reconstituer » la pensée d’autrui. Mais il n’est nul besoin de reconstituer, vu que le livre dont messieurs les subjectivistes déplorent l’absence existe depuis belle lurette. Il en existe même plusieurs qui, tous, et l’un mieux que l’autre, exposent la théorie marxiste de l’histoire.

   Le premier livre, c’est l’histoire de la philosophie et de la science des sociétés depuis la fin du dix-huitième siècle. Prenez-en connaissance (le « Lewes », bien sûr, ici ne suffit pas). C’est un livre intéressant; il vous montrera pourquoi la théorie de Marx est apparue, pourquoi elle devait apparaître, à quels problèmes, jusque-là sans solution et qui semblaient insolubles, elle en a apporté une, et, par voie de conséquence, quel est son véritable sens.

   Le deuxième c’est le Capital, ce Capital, que vous avez tous « lu », avec lequel vous êtes tous d’« accord » et qu’aucun de vous, mes bons Messieurs, n’a compris.

   Et le troisième l i v r e, c’est l’histoire des événements en Europe depuis 1848, c’est-à-dire depuis la publication du fameux Manifeste. Prenez la peine d’approfondir le sens de ce gros livre instructif, et dites-nous, la main sur le cœur — si tant est qu’il survive quelque impartialité en ce cœur « subjectif » : sa théorie n’a-t-elle pas conféré à Marx un don admirable, sans précédent, de prévoir ? Que demeure-t-il des utopistes de son temps — réactionnaires, immobilistes ou progressistes ? Quel gâchis reste-t-il de la poussière où s’en est allé leur « idéal » au premier choc avec le réel ? Car de cette poussière même il ne subsistera pas trace, alors que les dires de Marx se sont réalisés chaque jour — dans leurs grandes lignes, bien sûr — et ne cesseront pas de se réaliser jusqu’à ce qu’enfin son idéal se réalise.

   Le témoignage de ces trois livres vous suffit, sans doute ? Et, sans doute, vous ne sauriez nier l’existence d’aucun d’eux ? Mais vous direz, bien sûr, que nous en tirons ce qui ne s’y trouve point écrit ? Dites-le donc, et démontrez-le ! Nous brûlons d’entendre votre démonstration, et, afin que vous ne nous y égariez pas, nous allons, pour commencer, vous expliquer le sens du deuxième livre.

   Vous admettez les conceptions économiques de Marx, dites-vous, tout en rejetant sa théorie de l’histoire. L’aveu est de taille, il en faut convenir; vous avouez en effet ne rien comprendre ni à la théorie de l’histoire, ni aux conceptions économiques de Marx.

   De quoi parle-t-on dans le tome I du Capital ? Entre autres choses, de la valeur, de ce que la valeur est un rapport social de production. Vous êtes d’accord ? Si vous ne l’êtes point, vous dénoncez votre propre accord avec la théorie économique de Marx. Si vous l’êtes, vous acceptez sa théorie de l’histoire, quoique, de toute évidence, sans la comprendre.

   Si, bien qu’existant indépendamment de la volonté des hommes et opérant à leur insu, les rapports de production se reflètent dans leur cerveau sous la forme des catégories de l’économie politique — valeur, monnaie, capital, etc. — une fois que vous l’avez admis, vous admettez du même coup que sur une base économique donnée, vont nécessairement se développer les superstructures idéologiques qui y correspondent. Et votre conversion se trouve dès lors aux trois quarts accomplie, car il vous reste seulement à appliquer « votre » idée — c’est-à-dire celle que vous avez empruntée à Marx — à l’analyse des catégories supérieures de l’idéologie : droit, justice, morale, égalité, etc.

   A moins que votre accord avec Marx ne se commence qu’au tome I du Capital ? Car il se trouve de ces messieurs qui « admettent Marx » pour autant seulement qu’il a écrit ce qu’on appelle sa lettre à M. Mikhaïlovski.

   Vous n’admettez pas la théorie de l’histoire chez Marx ? Vous tenez donc pour faux le point de vue d’où il a apprécié, par exemple, l’histoire de France entre 1848 et 1851 dans son journal Neue Rheinische Zeitung (( [La Nouvelle Gazette rhénane.])), dans divers périodiques de ce temps, et dans son livre Der achtzehnte Brumaire des Louis Bonapartes (([Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte.])) ? Quel dommage que vous n’ayez point pris la peine de montrer l’erreur de ce point de vue ! Quel dommage que vos idées demeurent si rudimentaires que, faute de données suffisantes, on ne puisse même pas les « reconstituer » !

   Vous n’admettez pas la théorie marxiste de l’histoire ? Vous tenez donc pour faux le point de vue d’où Marx a jugé, par exemple, les doctrines philosophiques des matérialistes français du dix-huitième siècle ? Quel dommage que, dans ce cas non plus, vous n’ayez pas réfuté Marx ! Mais vous ne savez même pas, peut-être, où il a traité ce sujet ? Nous n’avons pas l’intention de vous tirer ici de difficulté, car on doit « connaître ses acteurs » dans la matière dont vous avez entrepris de discuter; la plupart d’entre vous ne sont-ils pas professeurs ordinaires et extraordinaires, des cymbaliers de la science, pour parler comme M. Mikhaïlovski ? Il est vrai que ce titre ne vous a point empêchés de vous adonner surtout à des sciences « hors programme » — sociologie subjective ou historiosophie.

   — Mais pourquoi Marx n’a-t-il donc pas écrit d’ouvrage où il expose, de son point de vue, l’histoire de l’humanité depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, en ne laissant passer aucun des aspects de l’évolution — économique, juridique, religieux, philosophique, etc. ?

   Le premier signe d’un esprit cultivé, c’est de savoir poser des questions, de se rendre compte des réponses qu’on peut et qu’on ne peut pas attendre de la science moderne. On n’en trouve guère trace chez les adversaires de Marx, tous professeurs extraordinaires, voire parfois ordinaires, qu’ils soient ou à cause, peut-être, de cette qualité. Vous figuriez-vous, par hasard, qu’il existe un ouvrage de biologie où soit exposé l’histoire entière des règnes animal et végétal du point de vue de Darwin ? Causez-en avec n’importe quel botaniste, n’importe quel zoologue, et, après avoir ri de votre enfantine naïveté, il vous apprendra qu’exposer toute la longue histoire des espèces du point de vue de Darwin c’est un idéal, dont on ne sait quand la science moderne y parviendra; pour l’instant on a seulement trouvé l’unique point de vue à partir duquel il est possible de comprendre l’histoire des espèces ((« Alle diese verschiedenen Zweige der Entwickelungsgeschichte, die jetzt noch teilweise weit auseinanderliegen und die von den verschiedensten empirischen Erkenntnissquellen ausgegangen sind, werden von jetzt an mit dem steigenden Bewusstsein ihres einheitlichen Zusammenhanges sich höher entwickeln. Auf den verschiedensten empirischen Wegen wandelnd und mit den mannigfaltigsten Methoden arbeitend werden sie doch alle auf ein und dasselbe Ziel hinsterben, auf das grosse Endziel einer universalen monistichen Entwickelungsgeschichte ». (E. Haeckel : Ziele und Wege der heutigen Entwickelungsgeschichte. Iena, 1875, p. 96.) [« Toutes ces diverses branches de l’histoire de l’évolution, qui, aujourd’hui encore, sont très loin les unes des autres, et tirent leur origine des sources empiriques les plus différentes du savoir, vont désormais progresser par suite de la connaissance croissante qu’on a de leur liaison. Cheminant par les voies empiriques les plus diverses et élaborées par les méthodes les plus variées, elles vont tendre toutes à un seul et même but, au grand but final d’une histoire moniste universelle de l’évolution. » E. Haeckel : Buts et voies de l’histoire de l’évolution aujourd’hui.])). Il en va de même pour la science moderne de l’histoire tout court.

   « Qu’est-ce que l’œuvre de Darwin ? Demande M. Mikhaïlovski. Un certain nombre de généralisations étroitement reliées l’une à l’autre, et qui viennent couronner un Himalaya de faits. Où chercher une œuvre comparable chez Marx ? Il n’y en a pas… Non seulement il n’y a pas d’œuvre comparable chez Marx, mais il ne s’en trouve pas dans l’ensemble de la littérature marxiste, en dépit de son ampleur et de son étendue… Les fondements mêmes du matérialisme économique, qu’on a répétés une quantité innombrable de fois tels des axiomes, demeurent jusqu’à ce jour sans lien entre eux et incontrôlés par les faits, ce qui mérite une particulière attention dans une théorie qui s’appuie en principe sur des faits matériels, tangibles, et se veut éminemment « scientifique ((Rousskoé Bogatstvo, janvier 1894, section II, pp. 105-106.)). »

   Que les fondements théoriques du matérialisme économique demeurent sans lien entre eux, c’est contre-vérité pure; il suffit de lire la préface à Zur Kritik der politischen Œkonomie pour voir avec quelle étroite rigueur ils se relient les uns aux autres. Qu’il s’agisse d’assertions incontrôlées est également faux : elles sont recoupées par l’analyse des phénomènes sociaux, aussi bien dans le 18 Brumaire que dans le Capital, et dans ce dernier ouvrage, non pas « uniquement » au chapitre sur l’accumulation primitive, comme M. Mikhaïlovski se le figure, mais rigoureusement à chaque chapitre, du premier au dernier. Si cette théorie n’a pourtant jamais été exposée avec « un Himalaya de faits » à l’appui, c’est par l’effet d’un malentendu que M. Mikhaïlovski voit ici une circonstance qui distinguerait désavantageusement le marxisme du darwinisme. L’appareil de faits que renferme The Origin of species (( [L’origine des espèces.])) sert principalement à démontrer la variabilité des espèces; quant à l’histoire des espèces en général, Darwin se borne à l’effleurer au passage, et à titre de simple hypothèse : ladite histoire a pu se dérouler de la sorte; elle a pu aussi se dérouler autrement; ce qui est hors de conteste, c’est qu’il y a eu histoire et que les espèces se sont transformées. Nous demanderons maintenant à M. Mikhaïlovski : Marx avait-il besoin de démontrer que l’humanité ne demeure pas immobile, que les formes sociales changent, que les idées évoluent ? Avait-il besoin, en somme, de démontrer la variabilité de ce genre de phénomène ? Assurément non, encore qu’il eût été facile d’entasser pour la démonstration des « Himalaya de faits ». Comment devait opérer Marx ? La science sociale et la philosophie de naguère avaient accumulé un « Himalaya » de contradictions qui exigeaient impérieusement une solution. Marx les a résolues à l’aide de sa théorie qui, comme celle de Darwin, consiste en « un certain nombre de généralisation étroitement reliées l’une à l’autre ». Quand ces idées ont fait leur apparition, il s’est révélé qu’elles permettaient de résoudre toutes les contradictions qui avaient déconcerté les penseurs d’autrefois. Marx n’avait pas besoins d’entasser des montagnes de faits — ses devanciers s’en étaient chargés — mais de s’attacher à étudier d’un point de vue neuf l’histoire de l’humanité, en utilisant cette documentation entre autres. C’est ainsi qu’il a opéré en prenant la période capitaliste pour objet de son étude, d’où le Capital, pour ne rien dire des monographies comme le 18 Brumaire.

   Mais dans Le Capital, ainsi que le fait remarquer M. Mikhaïlovski, « il s’agit d’une seule période de l’histoire, et, malgré cette limitation, le sujet n’est même pas approximativement épuisé ». C’est exact, toutefois nous rappellerons encore à M. Mikhaïlovski que le premier signe d’un esprit cultivé consiste à savoir ce qu’on est en droit d’exiger des hommes de science. Marx ne pouvait absolument pas embrasser dans son étude toutes les périodes de l’histoire, non plus que Darwin écrire l’histoire de toutes les espèces animales et végétales.

   Même limité à une seule période de l’histoire, le sujet ne se trouve pas épuisé, serait-ce approximativement. En effet, Monsieur Mikhaïlovski, il ne l’est pas; pas même approximativement. Mais, d’abord, dites-nous, quel est le sujet que Darwin épuise, même « approximativement ». Et voici, en outre, la raison pour laquelle le Capital n’épuise pas le problème.

   D’après la théorie nouvelle, le devenir historique de l’humanité est fonction du développement de forces productives qui entraînent un changement des rapports économiques. Aussi faut-il, dans toute recherche historique, commencer par étudier l’état des forces productives et des rapports économiques dans un pays donné. Mais on ne saurait, bien entendu, s’arrêter là. Il faut montrer comment la chair vivante des formes sociales et politiques, puis — et c’est l’aspect le plus intéressant, le plus passionnant du problème — comment celle des idées, des sentiments, des aspirations, des idéals, vient recouvrir le squelette de l’économie. On peut dire que l’historien reçoit une matière inanimée (nous nous inspirons, comme on voit, du style de M. Karéev) et qu’il doit sortir de ses mains un organisme vivant. Marx n’est parvenu à épuiser — et de façon, bien sûr, seulement approximative — que les questions ayant principalement trait à la civilisation matérielle de la période choisie par lui. Il est mort à un âge relativement peu avancé. Mais eût-il vécu vingt ans encore, il aurait probablement continué — à l’exception peut-être de quelques monographies — à se consacrer à la civilisation matérielle de cette période. M. Mikhaïlovski en est bien fâché. Les poings sur les hanches, il entreprend de tancer l’illustre penseur :

   — Comment, mon ami ? Une seule période ? Et même pas complètement ? Ne compte pas que je te félicite ! Tu aurais quand même pu prendre exemple sur Darwin…

   A la subjective semonce, le pauvre auteur du Capital ne répond que par un soupir et une constatation attristée :

   — Die Kunst ist lang und kurz ist unser Leben (([L’art est long, et brève notre vie. Gœthe : Faust.]))

   Prompt et terrible, M. Mikhaïlovski se tourne vers « la foule » des disciples de Marx :

   — Où aviez-vous la tête, vous autres ? Pourquoi n’êtes-vous pas venus en aide à ce pauvre homme ? Pourquoi n’avez-vous pas épuisé toutes les périodes ?

   — Nous manquions de loisir, Monsieur le Héros subjectif, répondent les disciples, l’échine courbée et le bonnet à la main. Nous avions d’autres affaires; nous livrions bataille aux rapports de production qui accablent l’homme d’aujourd’hui. Soyez clément ! Nous avons quand même fait quelque chose; qu’on nous laisse le temps et nous ferons mieux encore…

   M. Mikhaïlovski s’adoucit un peu :

   — Alors vous voyez vous-même que ce n’est pas complet ?

   — Comment ne pas le voir ? Ce n’est pas complet non plus chez les darwiniens (( Il est intéressant de relever que les adversaires de Darwin ont longtemps prétendu, et s’obstinent encore à prétendre qu’il manque justement à sa théorie le fameux « Himalaya » de preuves matérielles. Virchow avait exprimé cette opinion au congrès des naturalistes et médecins d’Allemagne à Munich en septembre 1877. En réponse Haeckel lui fit justement observer que, si la théorie de Darwin n’est pas démontrée par les faits déjà connus, aucun fait nouveau ne pourra y apporter de confirmation utile.)), ni même chez les sociologues subjectifs, encore qu’ils chantent une bien autre chanson.

   L’allusion aux darwiniens provoque chez notre auteur un nouvel accès.

   — Ne me jetez pas Darwin à la tête ! crie-t-il. Darwin a pour lui les gens bien. Il y a de nombreux professeurs qui l’approuvent. Mais qui suit votre Marx ? Des ouvriers, seulement, et quelques élèves-cymbaliers sans parchemins.

   La mercuriale prend un tour si palpitant que nous ne pouvons pas nous en arracher :

   « Dans son livre sur l’Origine de la famille, Engels dit notamment que le Capital de Marx a été « passé sous silence » par la corporation des économistes allemands; et, dans Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, il assure que les théoriciens du matérialisme économique se tournèrent dès le début de préférence vers la classe ouvrière et y trouvèrent l’accueil qu’ils ne chercheraient ni n’attendaient auprès de la science officielle. Jusqu’à quel point ces faits sont-ils exacts, et quel sens leur attribuer ? Tout d’abord passer longtemps « sous silence » une œuvre de quelque valeur n’est guère possible aujourd’hui, même chez nous, en dépit de la faiblesse et de la minceur de la vie littéraire et scientifique en Russie. Encore moins cela était-il possible en Allemagne avec la multitude d’universités de ce pays, la diffusion de l’instruction, les journaux sans nombres, les feuilles de toutes tendances, et l’importance qu’on attribue là-bas non seulement à ce qui s’imprime, mais à ce qui se dit. Même si, au début une partie des pontifes de la science a fait silence en Allemagne autour du Capital, il n’est guère possible de l’expliquer par la volonté de « passer sous silence » l’œuvre de Marx. Mieux vaut supposer que ce silence avait pour cause la surprise; une opposition ardente ne tarda pas à se faire jour, en même temps qu’un profond respect; en conséquence la partie théorique du Capital a occupé très rapidement un rang incontestablement élevé dans la science reconnue; tout autre a été le sort du matérialisme économique en tant que théorie de l’histoire, y compris les perspectives en direction de l’avenir qui se trouvent dans le Capital. Malgré son demi-siècle d’existence, le matérialisme économique n’a exercé jusqu’à ce jour aucune influence notable sur les milieux scientifiques; mais il se propage en effet très vite dans la classe ouvrière ((Rousskoé Bogatstvo, janvier 1894, section II, pp. 115-116.)). »

   Ainsi donc, après une courte période de silence, l’opposition n’aurait pas tardé à se développer. C’est exact : une opposition à ce point ardente que pas un chargé de cours ne passera professeur s’il admet même la théorie « économique » de Marx; à ce point ardente que le moins doué des maîtres de conférences est en droit d’espérer un avancement rapide pour peu qu’il réussisse à imaginer à l’encontre du Capital, une ou deux objections qui tomberont le lendemain dans le plus total oubli. Une opposition en vérité fort ardente !

   Et un profond respect, c’est exact aussi, Monsieur Mikhaïlovski : tout juste la sorte de respect avec laquelle les Chinois d’aujourd’hui doivent regarder l’armée japonaise : « ils se battent bien, mieux vaut ne pas tomber sous leurs coups ». Ce respect, les professeurs d’Allemagne en demeurent aujourd’hui encore pénétrés à l’égard de celui qui a écrit le Capital. Plus le professeur est intelligent, plus il a de connaissances, et plus il éprouve un respect de cet ordre, plus il a claire conscience que ce n’est point lui qui réfutera le Capital. Aussi nul flambeau de la science officielle ne s’est-il avisé d’attaquer cette œuvre. Ils préfèrent envoyer à l’assaut les jeunes, les naïfs, les « élèves-cymbaliers » qui cherchent de l’avancement.

   Pas besoin là d’une lumière;

   Réad fera très bien l’affaire.

   Et je pourrai me rincer l’œil…

   C’est assurément un grand respect que celui-là; mais nous n’avons jamais entendu dire qu’aucun universitaire n’en eût manifesté d’autre sorte : quiconque s’en aviserait ne passerait jamais professeur en Allemagne.

   Que prouve toutefois ce respect ? Nous allons vous le dire… Le terrain sur lequel Marx, dans le Capital, a fait porter ses recherches est désormais défriché par une méthode nouvelle, par la théorie marxiste de l’histoire. L’adversaire n’ose plus s’y hasarder; il le « respecte ». C’est tant mieux pour lui. Mais il faut toute la naïveté d’un sociologue « subjectif » pour s’étonner que ledit adversaire n’ait pas encore entrepris de défricher, par ses propres moyens et avec la méthode de Marx, les terrains avoisinants. « Qu’allez-vous demander là, héros de mon cœur ? L’unique terrain, défriché dans cet esprit, nous rend déjà la vie impossible ! On pousse déjà de hauts cris, et vous voudriez que nous traitions encore les champs du voisinage par le même procédé ! » M. Mikhaïlovski ne va pas au fond des choses; il ne comprend pas plus « le sort du matérialisme économique en tant que théorie de l’histoire », qu’il ne comprend l’attitude des professeurs allemands devant « les perspectives en direction de l’avenir ». Que leur chant l’avenir, Seigneur, quand c’est le présent qui manque sous leurs pas ?

   Les professeurs d’Allemagne ne sont pas tous, dira-t-on, à ce point imbus de l’esprit de lutte de classe et de discipline « scientifique »; il y a quand même des spécialistes qui n’ont pas d’autre souci que la science. On ne le saurait nier : il y en a, la chose va de soi, et non pas en Allemagne seulement. Mais, justement parce que ce sont des spécialistes, leur spécialité les absorbe tout entiers; ils travaillent leur maigre lopin sans le moins du monde s’intéresser aux grandes théories philosophiques et historiques. Il est rare que ces spécialistes se fassent quelque idée de Marx, ou, s’ils s’en font, ils se le représentent comme un désagréable individu, un empêcheur de danser en rond. Comment voulez-vous qu’ils écrivent dans l’esprit de Marx, alors qu’on ne relève aucune trace d’esprit philosophique dans leurs monographies ? Mais ce qui arrive ici rappelle les histoires où les pierres se mettent à crier parce que les hommes se taisent. Si les spécialistes ne savent rien de la théorie de Marx, les résultats auxquels ils parviennent en clament la vertu. Et il n’est pas un seul travail spécialisé de quelque valeur, sur l’histoire de la civilisation ou des relations politiques, qui ne l’ait confirmée de façon ou d’autre. A quel point l’esprit de la science moderne des sociétés oblige les spécialistes à se placer inconsciemment au point de vue de la théorie marxiste de l’histoire (de l’histoire, Monsieur Mikhaïlovski ! ), on s’en rend compte à une multitude d’exemples frappants. Le lecteur en a déjà relevé deux plus haut : ceux d’Oskar Peschel et de Giraud-Teulon. En voici un troisième… Dans la Cité Antique, le célèbre Fustel de Coulanges a développé l’idée que les croyances religieuses sont à la base de toutes les institutions sociales de lAntiquité. On pourrait supposer qu’il va s’en tenir là lorsqu’il passe au détail de l’histoire grecque et romaine. Mais voici qu’il aborde la chute de Sparte : et la cause de cette chute se révèle strictement économique ((Voir son livre Du droit de propriété à Sparte. Les conceptions qu’on y trouve au passage sur l’histoire de la propriété primitive ne nous intéressent absolument pas.)). Voici encore qu’il aborde la chute de la république romaine — et c’est de nouveau à l’économie qu’il recourt (( « Il est assez visible pour quiconque a observé le détail (le détail, Monsieur Mikhaïlovski ! ) et les textes, que ce sont les intérêts matériels du plus grand nombre qui en ont été le vrai mobile », etc. Histoire des institutions politiques de l’ancienne France. Les origines du systèmes féodal, Paris, 1890, p. 94. [En français dans le texte.])). Qu’en conclure ? Dans les cas d’espèce, l’homme a confirmé la théorie de Marx. Si on le traitait de marxiste, il lèverait sans doute les bras au ciel, ce qui réjouirait M. Karéev plus qu’on ne saurait le dire. Mais qu’y pouvons-nous, si l’être humain ne demeure pas toujours conséquent avec soi-même ?

   — Permettez ! Nous interrompt M. Mikhaïlovski. J’ai, de mon côté aussi, quelques exemples à citer.

   « Si nous prenons… le livre de Blos, nous voyons que c’est un ouvrage fort estimable, où l’on ne relève toutefois absolument aucune trace spécifique de cette révolution décisive dans la science de l’histoire. De ce que Blos parle de lutte de classes et de conditions économiques [relativement bien peu], il ne s’ensuit pas encore qu’il édifie l’histoire sur l’autodéveloppement des formes de la production et de l’échange : passer outre aux conditions économiques dans un récit des événements de 1848 aurait même été inconcevable. Que l’on retire du livre de Blos son panégyrique de la révolution opérée par Marx dans la science de l’histoire, et quelques phrases conventionnelles à terminologie marxiste, et l’on n’a plus idée qu’on se trouve en présence d’un adepte du matérialisme économique. Plusieurs bonnes pages à contenu historique d’Engels, de Kautsky et de quelques autres pourraient aussi se passer de l’étiquette du matérialisme économique, étant donné qu’il y est pris en considération tout l’ensemble de la vie sociale, et malgré que la corde économique domine dans cet accord ((Rousskoé Bogatstvo, janvier 1894, section II, p. 117.)). »

   M. Mikhaïlovski garde apparemment un souvenir tenace du proverbe « qui cèpe se dénomme passe à la casserole »; il raisonne ainsi : si l’on est matérialiste économique, il faut garder les yeux fixés sur l’économie, au lieu de prendre « en considération tout l’ensemble de la vie sociale, et malgré que la corde économique domine ». Or, nous l’avons déjà porté à la connaissance de M. Mikhaïlovski, les marxistes s’assignent justement pour but d’expliquer scientifiquement à partir de ladite « corde » tout l’ensemble de la vie sociale. Comment M. Mikhaïlovski veut-il qu’ils puissent abdiquer cette mission et demeurer marxistes ? Assurément il n’a jamais voulu réfléchir à ce qu’elle signifie; mais la faute n’en revient pas à la théorie marxiste de l’histoire.

   Nous le concevons : tant que nous n’aurons pas abdiqué cette mission, M. Mikhaïlovski se trouvera souvent en fort pénible posture; souvent, à la lecture de quelque « bonne page à contenu historique », il sera à cent lieues de penser (« on n’a pas idée ! ») qu’un matérialiste « économique » l’ait écrite. Pire posture en vérité, que celle du roi Dagobert, comme dit l’autre. Mais Marx est-il fautif si M. Mikhaïlovski s’y trouve réduit ?

   Le bouillant Achille du subjectivisme considère que les matérialistes « économiques » doivent seulement parler de « l’autodéveloppement des formes de la production et de l’échange ». Qu’est-ce que cet « autodéveloppement », Monsieur Mikhaïlovski qui êtes si profond ? Si vous vous figurez que, pour Marx, les formes de production peuvent se développer « par soi-même », vous vous trompez cruellement. Qu’est-ce que les rapports sociaux de production ? Des rapports entre êtres humains. Comment pourraient-ils se développer sans ces êtres ? Car, enfin, s’il n’y avait point d’humains, il n’y aurait point non plus de rapports de production ! Le chimiste vous dit : « La matière se compose d’atomes qui se groupent en molécules, les molécules se combinent à leur tour en corps composés; tous les processus chimiques s’accomplissent conformément à de certaines lois. » Tirerez-vous de là cette conclusion surprenante que, pour le chimiste, seules comptent les lois, que la matière — atomes et molécules — pourrait fort bien demeurer immobile sans que cela empêchât « l’autodéveloppement » des combinaisons chimiques ? L’absurdité de la déduction est d’universelle évidence. Ce qui, hélas, ne l’est pas encore, c’est l’absurdité de l’antithèse — rigoureusement analogue quant à sa valeur intrinsèque — entre l’individu et les lois de la vie en société, entre l’activité des hommes et la logique interne des formes de leur coexistence.

   Nous le répétons, Monsieur Mikhaïlovski, la tâche de la nouvelle théorie de l’histoire consiste à expliquer « tout l’ensemble de la vie sociale » par ce que vous appelez la corde économique, autrement dit par le développement même des forces de production. Cette « corde » est en un certain sens (nous avons dit plus haut lequel) la base; mais M. Mikhaïlovski se figure à tort que le marxisme « en vit », comme le personnage de la Guérite d’Ouspenski.

   C’est tâche malaisée que d’expliquer l’ensemble du processus historique en se tenant sans dévier à un principe unique. Mais, que voulez-vous, la science n’est point chose facile, à l’exception de la « subjective », où l’on éclaircit tous les problèmes en un tournemain. Et, puisque nous touchons ce sujet, disons à M. Mikhaïlovski que, dans les problèmes relatifs à l’évolution des idées, les plus experts en cette fameuse « corde » peuvent se trouver réduits à quia s’ils ne possèdent pas un don particulier, qui est le sens esthétique. La psychologie s’adapte à l’économie, mais cette adaptation est un processus complexe; pour en comprendre tout le déroulement, pour bien voir et faire voir comme il s’accomplit, on a plus d’une fois besoin du talent de l’artiste. Balzac, par exemple, a fait beaucoup pour expliquer la mentalité des diverses classes dans la société de son temps. Nous avons fort à apprendre chez Ibsen et chez bien d’autres encore. Espérons qu’avec le temps il ne manquera point d’écrivains pour comprendre « les lois d’airain » du mouvement de « la corde », ainsi que pour comprendre et faire comprendre comment ladite corde, grâce à ce mouvement, se revêt de « la chair vive » de l’idéologie. Là où joue l’imagination poétique, me direz-vous, intervient forcément l’arbitraire de l’art, le feu des hypothèses. Absolument, il faut en passer par là. Et Marx le savait fort bien; aussi dit-il qu’on doit établir pour chaque époque une distinction rigoureuse entre l’état de l’économie qui se peut définir avec la précision des sciences de la nature, et l’état des idées. Beaucoup d’obscurités subsistent encore pour nous dans ce domaine. Mais il en subsiste encore plus pour les idéalistes, et, a fortiori, pour les éclectiques qui, au reste, ne comprennent jamais le sens des difficultés auxquelles ils se heurtent, se figurant que la fameuse « interaction » leur permettra toujours de se tirer de n’importe quel problème. En réalité, ils ne s’en tirent jamais et ne font que se dérober devant les difficultés rencontrées. Jusqu’ici, pour reprendre la formule de Marx, on a expliqué exclusivement d’un point de vue idéaliste l’activité concrète de l’homme. Et alors ? A-t-on trouvé beaucoup d’explications satisfaisantes ? Nos considérations sur l’action de l’« âme » rappellent par leur vague celles des philosophes de l’Antiquité grecque au sujet de la nature : au meilleur cas, des hypothèses de génie, ou tout bonnement ingénieuses, qu’on ne peut pas prouver, qu’on ne peut pas étayer, faute du moindre point d’appui pour la démonstration scientifique. On n’est parvenu à un résultat que là où il a bien fallu relier la psychologie sociale à « la corde ». Seulement voilà… Lorsque Marx, qui en avait fait l’observation, a conseillé de poursuivre les tentatives entreprises, quand il a dit qu’il fallait toujours se régler sur « la corde », on l’a accusé de partialité et d’étroitesse de vues ! Est-ce justice ? Seuls des sociologues subjectifs oseraient le prétendre.

   — La belle affaire ! Continue d’ironiser M. Mikhaïlovski. Votre formule nouvelle, « voilà cinquante ans qu’on l’a énoncée ».

   Oui, Monsieur Mikhaïlovski, quelque chose dans ce genre; et je déplore d’autant plus que vous ne l’ayez pas comprise encore. En matière de sciences, il ne manque point de formules nouvelles énoncées depuis des dizaines, voire des centaines d’années, et qui demeurent à ce jour lettre morte pour des millions d’« individus », insoucieux du savoir ! Supposez que vous tombiez sur un Hottentot, et que vous essayiez de le convaincre de la révolution de la Terre autour du Soleil. Terre et Soleil, le Hottentot a là-dessus sa théorie « originale ». Il n’y renoncera pas volontiers. Et, lui aussi, il va ironiser : « Vous m’apportez, vous dira-t-il, une formule nouvelle, qui date, vous l’avouez tout le premier, de plusieurs siècles ! » Mais que prouve l’ironie de ce Hottentot ? Qu’un Hottentot est un Hottentot, ce qu’il ne fallait pas démontrer.

   L’ironie de M. Mikhaïlovski démontre, au reste, beaucoup plus que ne le pourrait faire celle du Hottentot. Elle démontre que notre « sociologue » entre dans la catégorie des gens qui renient leur parenté. Son subjectivisme, il en a hérité notamment de Bruno Bauer et de Szeliga, des prédécesseurs de Marx au sens chronologique. La « formule nouvelle » de M. Mikhaïlovski est donc plus ancienne que la nôtre absolument parlant, par sa date même et, pour ce qui est de son contenu, beaucoup plus ancienne encore, puisque l’idéalisme historique de Bruno Bauer marque un retour aux thèses des matérialistes du dix-huitième siècle ((Quant à l’application de la biologie à la solution des problèmes sociaux, la « formule nouvelle » en question est d’un « modèle » qui remonte, on l’a vue, aux environs de 1830 ! Ce sont, au vrai de respectables vieilleries que ces « formules nouvelles » ! Ici « l’âme russe avec l’esprit russe », en vérité « radotent et mentent pour deux »[47].)).

   Cela embarrasse fort M. Mikhaïlovski que le livre de l’Américain Morgan sur les sociétés antiques ait paru de nombreuses années après la publication par Marx et Engels des fondements du matérialisme économique, et tout à fait « indépendamment » de celui-ci.

   A ce sujet, faisons observer tout d’abord que le livre de Morgan n’est pas « indépendant » du matérialisme dit économique pour la raison fort simple que Morgan s’est rangé de lui-même à ce point de vue; M. Mikhaïlovski s’en convaincra sans peine, pour peu qu’il lise l’ouvrage en question. Morgan s’est trouvé, certes, amené au matérialisme économique indépendamment de Marx et d’Engels. Mais tant mieux pour leur théorie !

   De surcroît, quel mal y a-t-il à ce que les découvertes de Morgan aient confirmé « de nombreuses années après » la théorie de Marx et d’Engels ? Bien d’autres découvertes, nous en sommes convaincus, viendront la confirmer encore. Quant aux thèses de M. Mikhaïlovski, nous sommes persuadés de l’inverse : nulle découverte ne viendra confirmer le point de vue « subjectif », ni dans cinq ans, ni dans cinq mille.

   Une préface d’Engels a appris à M. Mikhaïlovski que, vers 1845, l’auteur de Situation de la classe ouvrière en Angleterre et son ami Marx avaient des connaissances « insuffisantes » (la formule est d’Engels) en histoire de l’économie. Là-dessus, M. Mikhaïlovski entre en transe : puisque c’est vers ce temps que la doctrine du matérialisme économique est apparue, elle manque donc tout entière de base suffisante. La conclusion est digne d’un bon candidat au certificat d’études. Un esprit plus rassis aurait compris qu’appliquées à la connaissance scientifique, aussi bien qu’à n’importe quoi, des formules comme « suffisant », « insuffisant », « petit » ou « grand » doivent se prendre au sens relatif. Les fondements de la nouvelle théorie de l’histoire une fois publiées, Marx et Engels ont employé des dizaines d’années à approfondir l’histoire de l’économie, et ils y ont accompli de considérables progrès, ce qui se conçoit sans nulle peine vu leurs exceptionnelles aptitudes. Grâce à ces progrès, leur information antérieure leur a dû paraître « insuffisante ». Mais cela ne signifie pas encore que la théorie manquait de base. Le livre de Darwin sur l’origine des espèces est sorti en 1859, et l’on peut tenir pour assuré que dix ans plus tard son auteur jugeait insuffisant le bagage de connaissances à sa disposition lors de la publication de cet ouvrage. Qu’est-ce que cela prouve ?

   M. Mikhaïlovski ironise volontiers aussi sur le thème de cette « théorie prétendant à expliquer l’histoire universelle, et pour laquelle, quarante ans après sa publication [c’est-à-dire jusqu’à l’ouvrage de Morgan], l’histoire ancienne de la Grèce et celle des Germains demeuraient énigmes à résoudre ((Ibid., p. 108.)) ». Mais cette ironie repose sur un « malentendu ».

   Que la lutte des classes constituât le fondement de l’histoire grecque et romaine, Marx et Engels ne pouvaient l’ignorer vers 1848, fût-ce seulement pour la bonne raison que les auteurs grecs et latins le savaient déjà. Lisez Thucydite, Xénophon ou Aristote, lisez les historiens latins, voire simplement Tite-Live, qui, du reste, dans sa relation des événements, passe trop souvent au point de vue « subjectif » et vous trouverez chez chacun de ces auteurs la ferme conviction que les rapports économiques, ainsi que les luttes de classes qui en résultent, ont fourni sa base à l’histoire intérieure des sociétés du temps. Cette conviction revêt chez eux la forme spontanée d’un pur constat de pure vérité première, encore que Polybe fonde sur cette constatation une sorte de philosophie de l’histoire. Quoi qu’il en soit, le fait est admis par tous, et M. Mikhaïlovski ne va quand même pas se figurer que Marx et Engels « ne lisaient pas les Anciens » ! Ce qui demeurait énigme à résoudre pour Marx et pour Engels, aussi bien que pour tous les érudits, c’était l’ensemble des problèmes relatifs aux formes sociales préhistoriques en Grèce, en Italie et chez les tribus germaniques (comme M. Mikhaïlovski le déclare lui-même ailleurs). C’est à ces problèmes que le livre de Morgan a apporté une réponse. Mais notre auteur s’imaginerait-il que, lorsque Darwin écrivit son célèbre ouvrage, il n’existait plus pour lui, dans la biologie de son temps, de problème à résoudre ?

   « La catégorie de la nécessité, poursuit M. Mikhaïlovski, est si générale et si irrévocable qu’elle embrasse même les espoirs les plus insensés et les craintes les plus folles qu’elle est apparemment appelée à combattre. De son point de vue, l’espoir de briser les murs avec le front n’est pas une sottise mais une nécessité, tout de même que Quasimodo est nécessité et non point un monstre, et Caïn ou Judas non point des scélérats, mais des nécessités. Bref, à se régler uniquement sur elle dans la vie pratique on tombe dans un fantastique espace sans frontières où il n’y a ni idées, ni objets, ni phénomènes, rien que des ombres monochromes d’idées et d’objets ((Ibid., pp. 113-114.)). »

   Tout juste, Monsieur Mikhaïlovski ! Les monstres sont tout juste le même effet de la nécessité que les phénomènes les plus normaux, encore qu’il ne s’ensuive nullement que Judas cesse d’être un scélérat, puisqu’il serait absurde d’opposer la notion de « scélératesse » à celle de « nécessité ». Mais dès l’instant, Monsieur, que vous briguez ce titre de héros qui s’attache ex professo, pour ainsi dire, à la fonction de penseur subjectif, donnez-vous la peine de montrer que vous n’êtes pas un héros « privé de raison », que vos espoirs ne sont pas « insensés », ni vos craintes « folles », que vous n’êtes pas le « Quasimodo » de la pensée, que vous n’invitez pas la foule à « briser les murs avec le front ». Pour en administrer la preuve il vous faudrait, malheureusement, recourir à la catégorie de la nécessité; et vous en ignorez l’emploi. Votre subjectivisme vous interdit même d’y songer, puisque cette « catégorie » métamorphose pour vous la réalité en royaume des ombres. Vous tombez alors dans l’impasse; vous délivrez à votre « sociologie » un testimonium paupertati (([Certificat d’indigence.])), vous affirmez que « la catégorie de la nécessité » ne prouve rien, sous prétexte qu’elle prouverait trop; et ce certificat d’indigence théorique est l’unique document dont vous munissez les « chercheurs de cité (( [Allusion à l’Epître aux Hébreux de Saint Paul (XII, 14). « Nous n’avons point de cité permanente, mais nous cherchons celle qui est à venir. »])) », vos disciples. C’est maigre, bien maigre, Monsieur Mikhaïlovski !

   La mésange de Krylov pose à l’oiseau héroïque pour qui incendier l’océan ne serait qu’un jeu. Mais, invitée à expliquer sur quelles lois physiques ou chimiques se fondent ses plans incendiaires, elle essaye de se tirer d’embarras en bafouillant tristement qu’il y a bien, comme on dit, « des lois », seulement que ces lois, au fond, n’expliquent rien, qu’on ne peut faire reposer sur elles aucun plan, et qu’il faut mettre son espérance dans le hasard, car c’est vérité reçue que dans le malheur on fait flèche de tout bois, et puis qu’au reste la raison finit toujours par avoir raison. Oh ! le vilain oiseau de peu de cervelle !

   Comparez à cet obscur bafouillis la virile et si harmonieuse philosophie marxiste de l’histoire.

   Comme tous les animaux, nos ancêtres anthropoïdes furent entièrement soumis à la nature. Leur évolution était absolument inconsciente, une adaptation au milieu extérieur sous l’effet de la sélection naturelle dans la lutte pour la vie. On ne sortait pas du ténébreux empire de la nécessité physique. On n’entrevoyait même pas les premières lueurs de la conscience et, par suite, de la liberté. Cette nécessité physique a pourtant amené l’homme à un degré d’évolution où il a commencé de se distinguer peu à peu du règne animal; il est devenu un animal qui fabrique des outils. L’outil est un organe qui permet à l’homme d’agir sur la nature pour atteindre ses fins, qui soumet la nécessité à la conscience, mais, au début, à un très faible degré seulement, par morceaux, par bribes, si l’on peut s’exprimer de la sorte. Le degré de développement des forces de production mesure l’empire de l’homme sur la nature.

   Et ce développement même se trouve déterminé par les propriétés du milieu géographique, en sorte que la nature elle-même fournit à l’homme le moyen de la soumettre.

   Mais ce n’est pas en solitaire que l’être humain livre bataille à la nature : celui qui lutte, c’est selon la formule de Marx, l’homme social (der Gesellschaftsmensch), une collectivité plus ou moins volumineuse. Et les propriétés de l’homme social se définissent à chaque instant par le degré de développement des forces de production, puisque c’est du degré de développement de ces forces que dépend toute la structure de la collectivité. En dernière analyse, cette structure se trouve ainsi déterminée par les propriétés du milieu géographique qui fournit à l’homme plus ou moins de marge pour le développement de ses forces de production. Mais, dès que se sont établis certains rapports sociaux, la suite de leur développement se déroule selon des lois propres dont l’action accélère ou ralentit le développement des forces de production, condition du devenir historique de l’humanité. D’immédiate, la dépendance de l’homme à l’égard du milieu géographique devient médiate. C’est par le truchement du milieu social que le milieu géographique agit sur l’être humain. Et, de ce fait, le rapport de l’homme au milieu géographique devient des plus variables. A chaque nouveau degré du développement des forces productives, il se révèle autre qu’il n’était à l’étape précédente; le milieu géographique exerçait sur les Bretons, au temps de César, une influence bien différente de celle qu’il exerce sur les actuels habitants de l’Angleterre. Le matérialisme dialectique résout donc aujourd’hui les contradictions dont ne pouvaient pas se tirer les Philosophes du dix-huitième siècle ((Montesquieu disait en substance : en se donnant le milieu géographique, on se donne du même coup le caractère de la société; dans tel milieu ne peut exister que le despotisme, dans tel autre ne peuvent subsister que de petites républiques indépendantes, etc. — Non ! Objectait Voltaire : dans le même milieu géographique, on voit apparaître avec le temps des sociétés diverses; ledit milieu n’exerce donc pas d’influence sur le destin historique de l’humanité; tout dépend de l’opinion des hommes. Montesquieu ne voyait qu’un terme de l’antinomie; Voltaire et ses partisans ne voyaient que l’autre. On tâchait généralement de la résoudre par la seule interaction. Le matérialisme dialectique admet, comme on le voit, l’existence de l’interaction, mais il l’explique en mettant l’accent sur le développement des forces de production. L’antinomie, qu’au meilleur cas les Philosophes réussissaient seulement à escamoter, se trouve fort simplement résolue : le raisonnement dialectique se révèle ici encore infiniment plus efficace que « la Raison » des Philosophes.)).

   L’évolution du milieu social est soumise à ses propres lois. Cela signifie que ses propriétés dépendent aussi peu de la volonté et de la conscience de l’homme que les propriétés du milieu géographique. L’action de l’homme sur la nature par le biais de la production engendre un nouveau mode de dépendance humaine, un nouveau mode d’esclavage : la nécessité économique. Plus s’étend l’empire de l’homme sur la nature, et plus ce nouvel esclavage se consolide : en même temps que les forces de production se développent, les rapports humains à l’intérieur du processus social de production se compliquent; sa marche échappe entièrement au contrôle de l’homme; le producteur devient l’esclave de sa propre production (exemple : l’anarchie de la production capitaliste).

   Mais, de même que le milieu naturel a offert aux hommes la possibilité première de développer leurs forces de production, et, par suite, de se délivrer peu à peu de l’empire de la nature, de même les rapports de production, les rapports sociaux, de par la logique même de leur développement, amènent l’homme à prendre conscience des causes de son asservissement à la nécessité économique. Par là, se trouve offerte la possibilité d’une nouvelle victoire, de la victoire finale de la conscience sur la nécessité, de la raison sur la loi aveugle.

   Devenu conscient que la cause de son asservissement à sa propre production réside dans l’anarchie de celle-ci, le producteur (« l’homme social ») organise la production pour la soumettre à sa volonté. L’empire de la nécessité prend fin. C’est l’avènement de la liberté, une liberté qui, elle-même, se révèle nécessité. Le rideau tombe sur le prologue de l’histoire humaine. L’histoire commence ((Ceci éclaire, nous l’espérons, le rapport entre la doctrine de Marx et celle de Darwin. Darwin a résolu le problème de l’origine des espèces végétales et animales dans la lutte pour la vie. Marx a résolu celui de la naissance des diverses espèces d’organisation sociale dans la lutte des hommes pour leur vie. Logiquement, les recherches de Marx commencent juste au point où celles de Darwin s’achèvent. Animaux et végétaux sont soumis à l’action du milieu physique. Sur l’homme social, cette action s’exerce par le moyen de rapports sociaux tirant leur origine de forces productives qui se développent initialement plus ou moins vite, selon les particularités du milieu physique. Darwin explique l’origine des espèces, non par une tendance innée de l’organisme animal à l’évolution, comme l’avait fait Lamarck, mais par l’adaptation de l’organisme à des conditions extrinsèques, non par la nature de l’organisme, mais par l’action de la nature extérieure. Marx explique l’évolution historique de l’humanité non par la nature humaine, mais par le caractère des rapports entre les hommes, rapports engendrés par l’action de l’homme social sur la nature extérieure. L’esprit qui a guidé l’un et l’autre penseurs dans leurs recherches est rigoureusement identique. Aussi peut-on dire que le marxisme est du darwinisme appliqué à la science des sociétés (chronologiquement, nous le savons, les choses ne se sont pas passées ainsi; c’est un détail). Mais l’application scientifique ne va pas plus loin : les conclusions qu’ont tirées du darwinisme certains auteurs bourgeois, loin d’en représenter une application scientifique à l’étude de l’évolution de l’homme social, se réduisent à une utopie bourgeoise, à la prédication d’une morale aussi peu engageante que celle de messieurs les subjectivistes est gracieuse. Les écrivains bourgeois qui invoquent Darwin recommandent en réalité à leurs lecteurs, non point les méthodes scientifiques de l’auteur, mais les instincts bestiaux des animaux dont il a traité. Si Marx se rapproche de Darwin, eux se rapprochent des bêtes qu’a étudiées Darwin.)).

   Bien loin de chercher, comme l’en accusent ses adversaires, à convaincre l’homme qu’il est absurde de se révolter contre la nécessité économique, le matérialisme dialectique a donc été le premier à montrer comment on la peut dominer. Ainsi se trouve éliminé l’inéluctable fatalisme propre au matérialisme métaphysique. Ainsi se trouve éliminée toute raison à ce pessimisme où aboutit nécessairement un idéalisme conséquent. L’individu, disait Georg Büchner, n’est que de l’écume au sommet de la vague; les hommes sont régis par une loi d’airain; on peut seulement la connaître, mais la volonté ne la saurait faire plier… Non ! répond Marx. Une fois cette loi d’airain connue, c’est de nous qu’il dépend de rejeter son joug, de nous qu’il dépend de transformer la nécessité en docile esclave de la raison.

   « Je suis un ciron », déclare l’idéaliste. Un ciron tant que j’ignore, réplique le dialecticien matérialiste; mais je suis un dieu dès que je sais. Tantum possumus quantum seimus (([On peut dans la mesure où l’on sait. Francis Bacon.])).

   Et c’est contre cette théorie qui, la première, a fourni une assise solide aux droits de la raison humaine, contre cette théorie qui, la première, a vu dans la raison non le jouet impuissant du hasard, mais une force immense et invincible, c’est contre cette théorie qu’on se révolte en invoquant les droits, prétendument foulés aux pieds, de cette raison, en se réclamant d’un idéal prétendument méprisé ! C’est cette théorie qu’on ose taxer de quiétisme, de résignation à la conjoncture, presque de complaisance à son égard — la complaisance du Moltchaline de Griboïédov pour quiconque lui est supérieur en grade ! N’est-ce pas, en vérité, digne de l’insensé qui criait « au fou ! » ?

   Le matérialisme dialectique ((Nous employons la formule « matérialisme dialectique » parce qu’elle seule caractérise exactement la philosophie de Marx. D’Holbach et Helvétius ont été des matérialistes métaphysiques, ils combattaient l’idéalisme métaphysique. Mais leur matérialisme a cédé la place à l’idéalisme dialectique, lequel, à son tour, a été vaincu par le matérialisme dialectique. L’expression « matérialisme économique » est des plus maladroites. Jamais Marx ne s’est intitulé matérialiste économique.)) dit que la raison humaine ne saurait être le démiurge de l’histoire puisqu’elle en est elle-même le produit. Mais une fois apparu, ce produit ne doit pas, et, de par sa nature, il ne peut pas s’incliner devant la réalité que l’histoire lui lègue; nécessairement il s’efforce de la recréer à son image, de la faire plus raisonnable.

   Comme le Faust de Gœthe le matérialisme dialectique proclame :

   Im Anfang war die Tat (([Au commencement était l’action.]))

   L’action (l’activité humaine conditionnée par des lois, qui se manifeste dans le processus social de production) explique au dialecticien matérialiste l’évolution historique de la raison chez l’homme social ((Marx : « La vie sociale est essentiellement pratique. Tous les mystères qui détournent la théorie dans le mysticisme trouvent leur solution rationnelle dans la praxis humaine et dans la compréhension de cette praxis. » Thèses sur Feuerbach (n°8) de Marx in F. Engels : Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, Editions sociales, Paris, 1966, p. 90.)). La philosophie pratique du matérialisme dialectique se ramène tout entière à l’action. Il est une philosophie de l’action.

   Lorsque le penseur subjectif dit « mon idéal », il affirme du même coup le triomphe de la nécessité aveugle, car il ne sait pas fonder son idéal sur le devenir du réel : c’est un minuscule jardinet au-delà duquel commence la plaine infinie du hasard, donc de la nécessité aveugle. Le matérialisme dialectique indique le moyen de transformer cette plaine en un jardin immense où fleurira l’idéal; il ajoute seulement que c’est le sol même de cette plaine qui recèle les facteurs de cette métamorphose : il suffit de les trouver et de savoir s’en servir.

   A la différence du subjectivisme, le matérialisme dialectique ne limite pas les droits de la raison. Il les sait sans bornes, aussi infinis que le pouvoir de cette raison. Tout ce qu’il y a de raisonnable dans une tête d’homme, proclame-t-il, c’est-à-dire tout ce qui est, non pas illusion, mais connaissance véritable du réel, tout cela passe nécessairement dans ce réel, y apporte nécessairement sa contribution de rationnel.

   On voit, par là, le rôle que le dialecticien matérialiste assigne à l’individu en histoire. Loin de le réduire à un zéro, il lui confère une mission qu’il faut bien qualifier de purement et de parfaitement idéaliste, au sens vulgaire et inexact du terme. Dès l’instant que la raison ne peut vaincre la nécessité aveugle qu’après avoir appris à en connaître les lois internes, après l’avoir battue avec ses propres armes, le progrès du savoir, le progrès de la conscience devient la grandiose, la sublime tâche de l’individu pensant, Licht, mehr Licht ! (( [De la lumière, plus de lumière ! Phrase qu’aurait prononcée Gœthe mourant.])), voilà ce qu’il faut d’abord.

   On ne fait pas jaillir la lumière pour la cacher sous le boisseau. La maxime est ancienne, mais le dialecticien matérialiste la complète : cette lumière, il ne faut pas la laisser non plus enfermée dans le cabinet de travail de l’« intellectuel » ! Le règne de la raison restera une formule ronflante et un rêve généreux, aussi longtemps que des « héros » se figureront qu’il suffit d’illuminer leur propre cervelle pour mener la foule à leur bon plaisir, et la modeler au gré de leur fantaisie. Il ne commencera de se rapprocher de nous à pas de géant que lorsque la « foule » même deviendra le héros de l’histoire, lorsqu’une conscience appropriée se développera dans sa grisaille. Développez la conscience de l’humanité, disions-nous. Nous ajouterons maintenant : développez la conscience des producteurs. Si la philosophie subjective nous paraît néfaste, c’est justement parce qu’elle empêche les intellectuels de contribuer au progrès de cette conscience en opposant les héros à la foule, en présentant celle-ci comme une simple suite de zéros dont la valeur dépendrait seuelement de l’idéal du héros placé à leur tête.

   Il n’y a pas de fumée sans feu, assure le dicton populaire. Quant il y a des héros, proclament les subjectivistes, il se trouve toujours pour eux une foule; et nous autres, de l’intelligentsia subjective, nous sommes ces héros. A quoi nous répondons : votre antithèse héros-foule est pure présomption, de ce chef pure illusion, et vous resterez de purs… péroreurs tant que vous n’aurez point compris que pour faire triompher votre idéal, il faut supprimer l’éventualité même d’une pareille antithèse, il faut réveiller l’héroïsme des foules ((« Mit der Gründlichkeit der geschichtlichen Action wird der Umfang der Masse zunehmen, deren Action sie ist. » Marx : Die heilige Familie, S. 120. [« Avec la profondeur de l’action historique augmentera donc l’ampleur de la masse dont elle constitue l’action ». Marx : la Sainte Famille, Editions sociales, Paris, 1972, p. 104.])).

   L’opinion gouverne le monde, disaient des matérialistes français : représentants de l’opinion, nous sommes les démiurges de l’histoire, les héros que la foule doit suivre.

   Cette étroitesse de vues répondait à la position exceptionnelle des Philosophes. Ils représentaient la bourgeoisie.

   Le matérialisme dialectique d’aujourd’hui vise à la disparition des classes. Né lorsque cette disparition était devenue nécessité historique, il s’adresse aux producteurs qui doivent devenir les héros de l’ère qui vient. Aussi, pour la première fois depuis que le monde est monde et que la Terre tourne autour du Soleil, la science se rapproche-t-elle de ceux qui travaillent; elle accourt à la rescousse des masses laborieuses; et ces masses dans leur montée consciente, prennent appui sur la science.

   Si c’est là de la métaphysique, alors, en vérité, nous ne savons plus ce que nos adversaires nomment métaphysique.

   — Mais tout ce que vous dites relève de la seule prophétie, répliquent messieurs les subjectivistes. Ce n’est que de la bonne aventure, à qui la passez-muscade de la dialectique hégélienne vient donner un air un peu décent. Voilà pourquoi nous vous traitons de métaphysiciens.

   Nous nous sommes expliqué là-dessus : il faut n’avoir aucune notion de la « triade », pour la faire intervenir ici. Chez Hegel lui-même, on l’a vu plus haut, elle n’a jamais joué le rôle d’argument, et, au total, ne constitue pas un trait distinctif de sa philosophie. Nous avons démontré aussi — du moins osons-nous l’espérer — que ce n’est pas le recours à la triade, mais l’analyse scientifique du devenir historique qui fait la force du matérialisme historique. Aussi pourrions-nous passer outre à l’objection. Mais le lecteur trouvera, croyons-nous, quelque profit à méditer l’intéressant épisode qui suit; nous l’empruntons à l’histoire de la pensée russe entre 1870 et 1880.

   Dans son analyse du Capital, M. Joukovski avait fait observer que l’auteur fonde ce qu’on appelle aujourd’hui ses prophéties sur de simples considérations « formelles », que son argumentation constitue, sans qu’il le veuille, une pure jonglerie de concepts. Voici ce que feu Nicolas Sieber répond à cette accusation :

   « Nous demeurons convaincus que, chez Marx, l’étude du problème matériel précède toujours le côté formel de son travail. Si M. Joukovski avait lu plus attentivement et plus impartialement le livre de Marx, il en serait, pensons-nous, tout le premier convenu. Il aurait certainement vu alors que c’est précisément par l’étude des conditions matérielles de la période capitaliste que nous traversons que l’auteur du Capital démontre que l’humanité ne se pose jamais que les problèmes qu’elle peut résoudre. Marx guide ses lecteurs pas à pas à travers le labyrinthe de la production capitaliste, et, par l’analyse de tous ses éléments constitutifs, il nous en fait comprendre le provisoire ((N. Sieber : « Quelques remarques à propos de l’article de M. I. Joukovski : Karl Marx et son livre sur le capital » [Otétchestvennyé Zapiski, novembre 1877, p. 6].))…

   « Prenons… la grande industrie, poursuit N. Sieber, avec le passage de main en main que suppose chaque opération, et cette fièvre migratoire qui pousse presque quotidiennement l’ouvrier de fabrique en fabrique. Ses conditions matérielles ne constituent-elles pas une préparation à de nouvelles formes de structure sociale, de coopération sociale ? N’est-ce pas dans le même sens qu’agissent les crises économiques qui se répètent périodiquement ? N’est-ce pas au même but que tendent la restriction des marchés, la diminution de la journée de travail, la concurrence des Etats sur le marché mondial et la victoire du grand capital sur le petit ? … »

   Après avoir indiqué l’augmentation invraisemblablement rapide des forces productives dont s’accompagne le développement du capitalisme, Sieber demande encore :

   « Aurions-nous donc affaire à des transformations, non point matérielles, mais purement formelles ? … N’est-ce point, par exemple, contradiction de fait que la production capitaliste inonde périodiquement le marché mondial de marchandises et fasse mourir de faim des millions d’êtres, alors qu’il y a excès d’articles de consommation ? … N’est-ce pas une autre contradiction de fait (dont, soit dit au passage, les capitalistes eux-mêmes tombent volontiers d’accord) que le capitalisme, tout en licenciant une multitude d’ouvriers, se plaigne de la pénurie de main-d’œuvre ? N’est-ce pas encore une contradiction de fait que les procédés entraînant une diminution du travail — améliorations et perfectionnements mécaniques ou autres — soient transformés par le capitalisme en procédés permettant d’augmenter la journée de travail ? N’est-ce pas une contradiction de fait que ce capitalisme, qui proclame l’intangibilité de la propriété, dépouille de leurs terres la majorité des paysans et fasse de l’immense majorité de la population une main-d’œuvre salariée ?

   « Est-ce que tous ces faits, et bien d’autres encore, relèveraient de la seule métaphysique sans exister dans la réalité ? Il suffit de prendre n’importe quel numéro d’une revue anglaise comme l’Economist pour se convaincre incontinent du contraire. Celui qui étudie l’état économique et social d’aujourd’hui n’a nul besoin d’imputer artificiellement à la production capitaliste des contradictions dialectiques a priori et purement formelles; une vie ne lui suffirait pas pour en épuiser les contradictions réelles. »

   Convaincante quant au fond, la réponse de Sieber à M. Joukovski est modérée dans la forme. Celle de M. Mikhaïlovski au même auteur offre un tout autre caractère.

   Aujourd’hui encore, cet estimable subjectiviste comprend defaçon fort « étroite », pour ne pas dire fragmentaire l’œuvre qu’il défendait alors; et il voudrait persuader les autres que cette interprétation est la seule exacte. On conçoit que le personnage ne pouvait pas être un défenseur bien sûr du Capital. Aussi sa réponse regorge-t-elle de perles puériles. En voici une… M. Joukovski, pour étayer les accusations qu’il porte contre Marx — formalisme et abus de la dialectique hégélienne — avait évoqué notamment un passage de la préface à Zur Kritik der politischen Œkonomie. M. Mikhaïlovski trouve que l’adversaire de Marx « a raison de voir un reflet de la philosophie hégélienne dans ce texte » : « si Marx n’avait écrit que la préface à « Zur Kritik », M. Joukovski aurait absolument raison ((Œuvres de N. Mikhaïlovski, tome II, p. 356.)) »; il serait établi que Marx n’est qu’un formaliste et un hégélien. Ici, M. Mikhaïlovski s’introduit si adroitement le doigt dans l’œil, en « épuisant » avec tant de perfection les conséquences de son geste, qu’on est bien forcé de se demander : la préface en question ((C’est justement là que Marx expose sa conception matérialiste de l’histoire.)), l’a-t-il lue seulement, cet auteur qui donnait alors tant d’expérances ? On pourrait citer encore un certain nombre de perles de cette eau (on en trouvera une autre un peu plus bas), mais là n’est pas la question. Si mal qu’il eût compris Marx, M. Mikhaïlovski avait pourtant vu tout de suite que M. Joukovski « déraillait » dans l’affaire du « formalisme »; il s’était quand même rendu compte que cet accident tirait son origine d’un excès… disons de désinvolture.

   « Si Marx, relève fort à propos M. Mikhaïlovski, avait dit : la loi de l’évolution des sociétés modernes est telle qu’elles nient spontanément leur état antérieur, puis nient cette négation en aplanissant les contradictions des stades dépassés dans l’unité de la propriété individuelle et de la propriété communautaire, s’il avait dit cela et seulement cela (même pendant des pages et des pages), il serait un pur hégélien qui forge des lois au tréfonds de son esprit et se satisfait de principes purement formels, sans égard à leur contenu. Mais quiconque a lu le Capital sait qu’il n’a pas dit seulement cela. »

   Selon M. Mikhaïlovski, le vocabulaire hégélien où Marx aurait inséré sa pensée économique, s’enlève aussi facilement qu’un gant ou qu’un bonnet.

   « Quant aux stades dépassés de l’évolution économique, il ne saurait subsister le moindre doute… La suite du processus est aussi incontestable, à savoir la concentration des moyens de production entre des mains de moins en moins nombreuses. Concernant l’avenir, des doutes peuvent certes demeurer. Marx suppose que puisque la concentration du capital s’accompagne d’une socialisation du travail, celle-ci constitue le terrain économique et moral [comment la socialisation du travail peut-elle « constituer » un terrain moral ? que devient alors « l’autodéveloppement des formes » ? — G. P.] sur lequel va se développer un nouvel ordre juridique et social. M. Joukovski à parfaitement le droit de trouver cette hypothèse conjecturale, mais il n’en a aucun [aucun droit « moral », bien entendu. — G. P.] de passer sous silence le rôle dévolu par Marx au processus de collectivisation ((Ibid., pp. 353-354.))…

   « Le Capital, fait observer à juste titre M. Mikhaïlovski, est consacré tout entier à étudier comment la forme sociale, une fois apparue, ne cesse d’évoluer, accentue ses traits typiques, en annexant, en assimilant [ ? ] les découvertes, les inventions, les perfectionnements des moyens de production, les marchés nouveaux et la science même, en les forçant à travailler pour elle, et comment, finalement, la forme sociale donnée ne peut plus se maintenir devant les nouveaux changements des conditions matérielles ((Ibid., p. 357.)). »

   Chez Marx, « l’analyse des rapports, de la forme sociale [c’est-à-dire du capitalisme, n’est-ce pas, Monsieur Mikhaïlovski ? — G.P.] avec les conditions matérielles de son existence [en l’occurrence, des forces productives qui rendent l’existence de plus en plus précaire à la forme capitaliste de production, n’est-ce pas, Monsieur Mikhaïlovski ? — G.P.] demeurera à jamais un monument de logique et d’érudition prodigieuse. M. Joukovski a l’audace morale de prétendre que Marx tourne cette question. Nous n’en pouvons mais. Il ne nous reste qu’à contempler, tout pantois, la suite des vertigineux exercices de saut périlleux auxquels se livre ce critique, pour l’amusement d’un public dont une partie comprendra sûrement d’emblée qu’elle a affaire à un intrépide acrobate, mais dont le reste, hélas, attribuera à ce stupéfiant spectacle une tout autre signification ((Ibid., pp. 357-358.)).

   Summa summarum (( [Au total.])), si M. Joukovski taxe Marx de formalisme, cette accusation, d’après M. Mikhaïlovski, constitue « un gros mensonge fait d’un chapelet de petits ».

   Verdict sévère, mais juste… Seulement, s’il est équitable à l’encontre de M. Joukovski, il le demeure à l’encontre de ceux qui répètent aujourd’hui que « les prophéties » de Marx se fondent uniquement sur la triade hégélienne. Et, s’il l’est à l’encontre de ces personnes… Mais donnez-vous plutôt la peine de lire ce qui suit :

   « Il [Karl Marx] a tellement truffé de faits le schème vide de la dialectique, qu’on peut enlever celui-ci comme un couvercle sans rien changer, sans rien abîmer, à l’exclusion, il est vrai, d’un seul point de formidable importance : en ce qui concerne l’avenir, les lois « immanentes » de la société sont exposées de façon excessivement dialectique. Pour l’hégélien orthodoxe il suffit de lire qu’à « la négation » doit succéder « la négation de la négation »; mais les profanes en sagesse hégélienne ne s’en sauraient contenter : pour eux l’inférence dialectique n’est pas une preuve; et le non-hégélien qui s’y laisse prendre doit savoir que c’est un acte de foi, non de certitude ((Rousskoé Bogatstvo, février 1894, section II ? pp. 150-151.)). »

   M. Mikhaïlovski a prononcé lui-même sa propre condamnation.

   M. Mikhaïlovski, tout le premier, se rend compte qu’il reprend aujourd’hui les paroles de M. Joukovski touchant « le formalisme » des arguments que Marx avancerait en faveur de ses « prophéties ». Il n’a pas oublié son « Karl Marx devant le tribunal de M. Joukovski » et redoute même que le lecteur ne se le remémore mal à propos. Aussi feint-il d’abord de dire aujourd’hui la même chose qu’il y a dix-huit ans. A cette fin, il répète qu’on peut enlever « le schème dialectique » « comme un couvercle », etc. Puis suit le « seul point », sur lequel M. Mikhaïlovski vient, en catimini, rejoindre M. Joukovski. Mais ce « seul point », c’est celui « de formidable importance » qui a donné sujet de prendre M. Joukovski en flagrant délit d’« acrobatie ». En 1877, M. Mikhaïlovski disait que, concernant l’avenir (à l’égard, justement, de ce « seul point de formidable importance »), Marx ne s’était pas borné à invoquer Hegel. Aujourd’hui, à en croire M. Mikhaïlovski, il s’y est borné. En 1877, M. Mikhaïlovski assurait que Marx a démontré, avec une écrasante « logique » et « une érudition prodigieuse », que « la forme sociale donnée » (c’est-à-dire le capitalisme) « ne pouvait plus se maintenir » devant le changement des « conditions matérielles » de son existence; et ceci avait trait au « seul point de formidable importance ». Aujourd’hui, M. Mikhaïlovski a oublié tout ce que Marx avait dit de convaincant au sujet de ce point, toute la logique et la prodigieuse érudition dont Marx avait témoigné à cette occasion. En 1877, M. Mikhaïlovski s’étonnait de « l’audace morale » de M. Joukovski passant sous silence le fait que Marx invoquait à l’appui de ses prophéties la socialisation du travail en train de se réaliser dans la société capitaliste — ce qui concernait toujours le « seul point de formidable importance ». Aujourd’hui, M. Mikhaïlovski prétend qu’ici la prophétie de Marx est « exclusivement dialectique ». En 1877, « quiconque a lu le Capital » savait que Marx « n’a pas dit seulement cela ». Il paraît maintenant qu’il a dit « seulement cela », et que la certitude de ses disciples en l’avenir « n’est accrochée qu’à la triple chaîne hégélienne ((Ibid., p. 116.)) ». Quelle volte-face, grand Dieu !

   M. Mikhaïlovski a prononcé sa propre condamnation. Et il s’en rend compte.

   Mais quelle lubie a pris M. Mikhaïlovski de se mettre soi-même sous le coup du verdict sans pitié qu’il avait prononcé ? Après avoir dénoncé avec tant de feu les « acrobates » de la critique, cet homme, à l’heure de la vieillesse, se serait-il senti enclin à pratiquer leur art ? Pareilles métamorphoses seraient donc possibles ? Toutes les métamorphoses sont possibles, lecteur ! Et ceux à qui elles adviennent méritent le pire blâme. Ce n’est pas nous qui plaiderons pour eux. Mais il les faut traiter comme on dit, avec humanité. Rappelez-vous la belle phrase de l’auteur des Remarques sur Stuart Mill : lorsqu’un homme se conduit mal, ce n’est point toujours tellement sa faute que son malheur. Et rappelez-vous ce que disait le même auteur au sujet de la carrière littéraire de Nicolas Polévoï :

   « Nicolas Polévoï était disciple de Victor Cousin, qu’il tenait pour le maître de toute sagesse et le plus sublime philosophe au monde… Un disciple de Cousin ne pouvait pas admettre la philosophie hégélienne. Lorsque celle-ci commença de pénétrer en Russie, les élèves de Cousin se trouvèrent dépassés. Ils n’ont commis aucun acte moralement répréhensible en défendent leurs convictions et en taxant d’absurdité les assertions de gens plus avancés qu’eux dans le progrès de la pensée. On n’a pas le droit d’imputer à crime à quelqu’un de s’être laissé dépasser par des hommes doués de forces plus fraîches et d’un esprit plus résolu. Ceux-ci ont raison, parce qu’ils sont plus près de la vérité; mais l’autre n’est pas coupable : il ne fait que se tromper ((Tchernychevski : Essais sur la période gogolienne de la littérature russe. St. Pétersbourg, 1892, pp. 24-25.)). »

   Toute sa vie, M. Mikhaïlovski a été un éclectique. Son tour d’esprit, sa formation philosophique — si l’on peut dire, quand il s’agit de cet auteur — lui interdisaient d’admettre la philosophie marxiste de l’histoire. Lorsque les idées de Marx ont commencé à pénétrer en Russie, il a d’abord essayé de les défendre, ce qui n’est pas allé, la chose va de soi, sans une multitude de réserves ni de très gros « malentendus ». Mais il se figurait alors parvenir à moudre ces idées à son moulin éclectique, de façon à introduire encore plus de variété dans sa pitance intellectuelle. Puis il s’est rendu compte que les idées de Marx ne convenaient absolument pas pour rehausser la mosaïque connue sous le nom d’éclectisme, et que leur diffusion menaçait de détruire cet ouvrage cher à son cœur. Il a pris les armes contre elles et s’est trouvé un homme dépassé. Mais, à notre sens, il n’est pas coupable; il ne fait que se tromper.

   — Cela n’excuse quand même pas les « acrobates » !

   Nous ne les excusons pas; nous invoquons seulement les circonstances atténuantes : par suite du progrès de la pensée sociale en Russie, M. Mikhaïlovski s’est trouvé un beau jour, sans savoir comment, dans une situation dont il ne pouvait plus se dépêtre que par « l’acrobatie ». Il y avait certes une issue, mais, pour s’y résoudre, il fallait un héroïsme vrai : c’était de déposer les armes de l’éclectisme.

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