VIII – La justice

Le procès de la colonisation française

Ho Chi Minh

VIII – La justice

   Est-­il vrai que, par excès de sentiments humanitaires, tant de fois proclamés par M. Sarraut, on a, dans la prison de Nha­Trang (Annam), mis les pensionnaires au régime sec, c’est­-à­-dire qu’on les a privés d’eau pour les repas ? Est-­il vrai que l’on a badigeonné le nez des détenus avec de la teinture d’iode pour les rendre plus facilement reconnaissables en cas d’évasion ?

   A propos des précautions prises pour combattre la « peste », l’Indépendant de Madagascar du 13 juillet 1921, publiait un compte rendu dont extrait suit :

   « Nombre de cases ont été brûlées, notamment une assez belle, lundi dernier, celle de Rakotomanga, rue GaIliéni. La case de M. Desraux n’a pas eu le même sort ; on estime qu’elle vaut trop cher, avec tous ce qu’elle contient (50.000 francs) ; en conséquence, on a décidé qu’elle serait simplement désinfectée, et qu’il serait interdit de l’habiter pendant un temps assez long, 6 mois croyons­-nous. »

   Nous ajoutons que M. Desraux est citoyen français tandis que Rakotomanga est sujet parce qu’indigène. Nous rappelons à nos lecteurs que la loi de 1841 a été votée pour tous les paysans français.

   A Madagascar, six indigènes ont été arrêtés sur la concession d’un colon pour n’avoir pas acquitté leurs impôts. Au tribunal, les prévenus déclarent que le colon qui les employait, M. de la Roche, leur avait promis : 1. de payer leurs impôts ; 2. de les faire exempter des prestations dues aux services publics, et 3. de leur donner 10 francs de salaires pour 30 jours de travail. Il est à remarquer que ce colon ne les emploie qu’un jour par semaine.

   Pour subvenir à leurs besoins, ces indigènes se voient obligés d’aller travailler chez des Malgaches aux environs de la concession. D’autre part, M. de la Roche non seulement n’a pas payé leurs impôts, comme il l’avait promis, mais encore a, semble­-t-­il, gardé l’argent que ces indigènes lui avaient remis pour l’acquittement de ces impôts.

   L’Administration, pour une fois, a ouvert une enquête. Mais vous allez voir…

   Mis au courant de l’affaire, le syndicat agricole de Mahanoro, dont M. de la Roche est probablement membre, télégraphie au gouverneur général pour protester contre l’inopportune descente de police sur la propriété de M. de la Roche et pour demander une sanction contre le chef de poste, dont le crime était d’avoir découvert les abus commis par un Français au préjudice des indigènes.

   Le gouverneur général, pour ne pas « avoir des histoires » étouffe purement et simplement le scandale.

   Le conseil de guerre de Lille vient de condamner à 20 ans de travaux forcés Von Scheven, officier allemand, qui, pendant l’occupation, a cravaché les indigènes de Roncq.

   Mais pourquoi, en Indochine, ce monsieur français qui abat un Annamite d’un coup de revolver dans la tête ; ce fonctionnaire français qui enferme un Tonkinois dans une cage de chien, après l’avoir férocement « cadouillé »; cet entrepreneur français qui tue un Cochinchinois après lui avoir lié les bras et l’avoir fait mordre par son chien ; ce mécanicien français qui « descend » un Annamite avec un fusil de chasse ; cet employé français de la marine qui fait mourir un garde-­barrière indigène en le poussant dans un brasier, etc., etc. Pourquoi ne sont­-ils pas punis ?

   Et pourquoi ces jeunes messieurs d’Alger qui, après avoir frappé à coups de poing et à coups de pied un petit indigène de 13 ans l’ont empalé sur une des piques qui entourent « l’Arbre de la Victoire », ne se voient « infliger » qu’une peine de 8 jours de prison – avec sursis ?

   Et pourquoi le sous-­officier qui a cravaché Nahon, et l’officier qui l’a assassiné restent-­ils impunis ?

   Il est vrai que l’Annam et l’Algérie sont des pays conquis – comme l’a été Roncq ; mais que les Français de ces pays ne sont pas des « Boches » et ce qui est criminel pour les derniers est un acte de civilisation lorsqu’il est commis par les premiers, et enfin que l’Annamite et l’Algérien ne sont pas des hommes ; ce sont de sales « nhà­quê » et de sales « bicots ». Il n’y a pas de justice pour eux.

   L’ironique Vigné d’Octon ne s’est pas trompé lorsqu’il écrit: « La loi, la justice pour l’indigène ? Allons donc! Le bâton, le revolver et le fusil, c’est tout ce qu’elle mérite, cette vermine! »

   Dans l’arsenal, terriblement muni, des peines à faire peser sur la tête des indigènes, on trouve des amendes pouvant aller de 200 à 3.000 piastres. M. Doumer n’ignore pas que les Annamites ne pourront jamais acquitter d e telles sommes; pourtant, il veut faire de l’argent à tout prix et cet habile homme prévoit que les villages pourront être rendus responsables (Art. 4.).

   Pour faire condamner tout un village, il faudra, me diriez-­vous, établir sa complicité.

   Nullement, avec l’article 4, cela n’est pas nécessaire. Est responsable d’un délit individuel,. tout village qui n’aura pas su empêcher ce délit.

   Cet article 4 est d’une habileté infernale, car il suffira aux agents des fermiers, payés pour relever le plus possible d’infractions, de déclarer que le village n’a rien fait pour prévenir tel délit.

   Le titre III règle le mode de constatation des infractions que les agents du fermier ont le pouvoir de faire.

   Mais il y a là un écueil. Le plus souvent ces agents, qui sont illettrés, dressent des procès-verbaux irréguliers. On obvie à cet inconvénient en faisant dresser les procès­-verbaux par des agents de Douanes du chef­-lieu, sur la foi des rapports préparés par les agents du fermier.

   L’Indochine est une fille chérie. Elle mérite bien de la France mère. Elle a tout ce qu’a celle-ci : son gouvernement, ses gages, sa justice et aussi son petit complot. Nous ne reparlerons que de ces deux derniers.

   La justice est représentée par une bonne dame avec la balance dans une main et l’épée dans l’autre. Comme la distance entre l’Indochine et la: France est grande, si grande que, arrivée là-­bas, la balance perd son équilibre et les plateaux se trouvent fondus et transformés en pipes d’opium ou en bouteilles officielles d’alcool, il ne reste à la pauvre dame que l’épée pour frapper. Elle frappe même les innocents, et surtout les innocents.

   Quant au complot, c’est une autre histoire.

   Nous n’allons pas rappeler les fameux complots de 1908 ou de 1916 grâce auxquels bon nombre de protégés français ont pu goûter les bienfaits de la civilisation sur l’échafaud, dans les prisons ou en exil ; ces complots sont déjà vieux et ne laissent de trace que dans la mémoire des indigènes.

   Parlons seulement du complot le plus récent. Alors que la Métropole avait le retentissant complot bolcheviste, messieurs les coloniaux de l’Indochine ­ comme la grenouille de la fable ­ voulant eux aussi un complot, se gonflèrent et finirent par en avoir un.

   Voici comment ils s’y prirent :

   Un mandarin français (résident de France, s’il vous plaît), un sous­ préfet annamite et un maire indigène se sont chargés de fabriquer ce complot.

   La trinité administrative faisait courir le bruit que les conspirateurs avaient recelé deux­cent cinquante bombes destinées à faire sauter tout le pays tonkinois.

   Or, le 16 février, la Cour criminelle de Hanoï a reconnu que non seulement l’existence d’une organisation révolutionnaire disposant d’engins destructifs n’était nullement établie ; mais que le complot était simplement une manoeuvre provocatrice des agents du gouvernement désireux de s’attirer des faveurs administratives.

   Croyez­-vous qu’après cet arrêt on allait relâcher les Annamites incarcérés. Non ! Il faut à tout prix garder le prestige des conquérants? Pour cela, au lieu de décorer simplement les habiles inventeurs de l’affaire, on condamne, de 2 à 5 ans de prison, 12 Annamites, la plupart lettrés et, sur la porte de cette prison, on lit ­ en français, bien entendu ­ Liberté, Égalité, Fraternité. Et les journaux dits indigénophiles s’empressent de chanter l’impartialité de cette caricature de justice !

   Ecoutez plutôt la Dépêche coloniale qui détient le championnat de l’annamitophobie :

   « La justice française vient de rendre son verdict. C’est un acquittement pour la moitié des accusés et des condamnations légères pour l’autre moitié… On a condamné des lettrés qui avaient, en mauvais vers de circonstance, célébré les bienfaits de la liberté».

   Voyez-­vous, c’est un véritable crime pour les Annamites de chanter les bienfaits de la liberté et on leur flanque cinq ans de prison, rien que pour ça !

   « Il faut, continue le même journal, il faut se réjouir du verdict hautement impartial de nos magistrats et de nos jurés, etc… »

   Et encore, la Dépêche coloniale a enregistré, avec joie, le verdict hautement impartial de la justice française dans l’affaire du fameux complot de Vinh­Yên. Les Annamites de Paris ont, comme leurs lointains compatriotes, témoigné de leur ,confiance en nos magistrats et ont déclaré qu’ils avaient eu raison et que l’affaire en question se termine à leur pleine satisfaction. Non, monsieur Pouvourville, vous charriez un peu trop fort.

   Le journal France­Indochine a signalé le fait suivant :

   « Il y a quelques jours, la maison Sauvage a signalé au service de la Sûreté la disparition de son atelier, d’une très grande quantité de fer, d’une tonne environ. Dès réception de la plainte, nos policiers se sont immédiatement mis à la tâche pour découvrir les auteurs de ce vol, et nous apprenons avec plaisir qu’un inspecteur européen de la Sûreté, aidé de quelques agents indigènes, vient de mettre la main sur les voleurs ainsi que sur leur complice :

   « M. S…, gérant de la maison Sauvage, ainsi que les nommés Tran­ van­Loc, apprenti mécanicien, et Tran­van­Xa, ont été appréhendés et déférés au Parquet pour vol et complicité…. »

   Avez-­vous remarqué l’extrême délicatesse de notre confrère ? Lorsqu’il s’agit de M. le voleur français, gérant de la maison Sauvage, on tait son nom, on le remplace par des points suspensifs. Le prestige de la race supérieure doit être sauvé avant tout. Mais pour les vulgaires voleurs annamites, on cite leur nom et leur prénom, et ce n’est plus M…. ce sont les «nommés ».

   Par décret en date du 10 octobre 1922, le gouvernement vient de réaliser un important mouvement dans la magistrature coloniale. Nous y relevons, entre autres noms, celui de MM. Lucas et Wabrand.

   Il convient de rappeler en quelques mots l’histoire de ces deux magistrats. M.Lucas, qui était alors substitut du procureur général en Afrique­ occidentale française, est le même dont il fut question à l’occasion des récents scandales du Togo. Dans un communiqué à la presse, le ministre des Colonies a été obligé de déclarer que « l’enquête fait également ressortir que la participation de M. Lucas dans l’affaire ferait peser sur ce magistrat les plus lourdes responsabilités ».

   C’est probablement pour récompenser ces lourdes responsabilités qu’on le bombarde aujourd’hui président de la Cour d’appel de l’A.O. F.

   Quant à Wabrand, son histoire est plus simple et moins connue. En 1920, un Français, nommé Durgrie, agent de la maison de commerce Peyrissac, à Kankan (Guinée), faisait la chasse. Il abattit un oiseau qui tomba dans un fleuve. Un. petit garçon indigène vint à passer par là. Durgrie l’attrapa et le jeta dans le fleuve, lui donnant l’ordre d’aller chercher le gibier. L’eau était profonde, la vague forte. L’enfant, ne sachant pas nager, se noya. Les parents de la victime portèrent plainte. Durgrie, convoqué par le commandant ,du cercle, consentit à donner cent francs à la famille éplorée.

   Les malheureux parents refusèrent ce marché infâme. M. le Commandant, fâché, se rangea du côté de son compatriote, le meurtrier, et menaça les parents de les mettre en prison s’ils persistaient à poursuivre l’assassin, puis il « classa » l’affaire.

   Cependant, une lettre anonyme dénonça le fait au procureur général de Dakar. Ce haut magistrat envoyait le procureur de la République Wabrand faire une enquête. M. Wabrand vint à Kankan, passa la soirée chez le chef de gare et la journée suivante chez M. de Cousin de Lavallière, adjoint au commandant du cercle. Il repartit le lendemain, sans avoir même commencé son enquête. Cela n’empêcha pas M. Wabrand de conclure que la dénonciation était calomnieuse. L’Union intercoloniale a signalé le fait à la Ligue des Droits de l’Homme (22 décembre 1921), mais celle­ci considérant peut­être que l’affaire n’est pas assez sensationnelle, ne s’en est point occupée.

   Depuis sa visite à Kankan, M. Wabrand reste tranquillement à son poste, recevant des poulets et des sacs de pommes de terre envoyés par son ami de Cousin de Lavallière, en attendant l’avancement. Comme vous voyez, M. Wabrand a bien mérité la… juste récompense que le gouvernement vient de lui accorder en le nommant procureur de la République à Dakar.

   Avec les Darles et les Beaudouin, les Wabrand et les Lucas, la civilisation supérieure est en bonnes mains et le sort des indigènes des colonies aussi.

   Le tribunal correctionnel vient de distribuer 13 mois de prison à Fernand Esselin et à la veuve Gère, et 10 mois de la même peine à Georges Cordier pour avoir possédé, transporté et vendu un kilo de « coco » ou d’opium.

   Très bien. Et ça nous fait ­ par un simple calcul ­ 36 mois de prison pour 1 kilo de drogue !

   Il faudrait donc ­ si la justice était égale pour tous, comme on le dit ­ que la vie de M. Sarraut, gouverneur général de l’Indochine, fût énormément longue pour qu’il puisse purger toute sa peine ; car il devrait faire au moins un, million trois cent cinquante mille (1.350.000) mois, de prison chaque année, parce que chaque année il vend aux Annamites plus de cent cinquante mille kilos d’opium.

   Incapable de se débarrasser du fameux Dê­Tham, n’ayant réussi ni à le tuer, ni à le faire disparaître par l’empoisonnement ou la dynamite, on a fait déterrer les restes de ses parents et les jeter dans un fleuve.

   Après les manifestations du Sud­Annam, plusieurs lettrés ont été condamnés à mort ou exilés. Entre autres, le Docteur Tran­qui­Cap, lettré distingué et vénéré de tout le monde, fut arrêté à son poste de professeur et, sans avoir été interrogé, fut décapité vingt­-quatre heures après. L’Administration refusa de rendre son cadavre à sa famille.

   A Haïduong, par suite d’une émeute qui n’avait fait aucune victime, on a fait tomber sans jugement, soixante­-quatre têtes.

   Lors de l’exécution des tirailleurs à Hanoï, l’Administration a fait amener de force leurs pères, leurs mères et leurs enfants pour les faire assister à cette tuerie solennelle des êtres qui leur étaient chers. Pour prolonger l’impression et pour « donner une leçon à la population », on a refait ce qu’on faisait au dix-­huitième siècle, en Angleterre, quand on plantait sur des piques, dans les rues de la Cité ou sur le pont de Londres, les têtes des Jacobites vaincus.

   Pendant des semaines, on a pu voir sur les principales voies de Hanoï, grimacer sur des piques de bambou les têtes des victimes de la répression française.

   Accablés par les charges ruineuses et en butte à des vexations sans nombre, les Annamites du Centre manifestaient, en 1908. Malgré le caractère tout à fait pacifique de ces manifestations, elles ont été réprimées sans aucune pitié, il y a eu des centaines de têtes coupées et la déportation en bloc.

   On fait tout ce qu’on peut pour armer l’Annamite contre les siens et provoquer les trahisons.

   On déclare les villages responsables des désordres qui se passent sur leur territoire. Tout village qui donne asile à un patriote est condamné. Pour obtenir des renseignements, le procédé ­ toujours le même ­ est simple : on interroge le maire et les notables, celui qui se tait est exécuté sur­-le-­champ. En deux semaines, un inspecteur de milice a fait exécuter soixante­-quinze notables !

   Pas un instant, on ne songe à distinguer les patriotes qui luttent en désespérés de la racaille des villes. Pour détruire la résistance, on ne voit d’autre moyen que de confier la « pacification » à des traîtres vendus à notre cause, et l’on entreprend dans le Delta, dans le Binh­ thuan, dans les Nghê­Tinh, ces terribles colonnes de police dont l’affreux souvenir reste à jamais dans la mémoire.

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