IV. Les révoltes sociales et les charognards de la politique

La classe laborieuse dans l’histoire irlandaise

James Connolly

IV. Les révoltes sociales et les charognards de la politique

   « Chaque progrès de l’aristocratie est un recul pour le peuple, chaque progrès du peuple voit les aristocrates, par crainte d’être laissés en arrière, s’insinuer dans nos rangs et se transformer en chefs pusillanimes et en alliés perfides. »
Manifeste Secret des Fondateurs de la Société des Irlandais Unis, 1791

   Dans le Nord de l’Irlande, les organisations secrètes de la paysannerie portaient des noms divers, tels que les « Oakboys », les « Hearts of Steel » ou « Steelboys » [« Gars de Chêne », « Cœurs d’Aciers » ou « Gars d’Acier »]. Les premiers d’entre eux s’opposaient surtout au système de la corvée des routes, qui les contraignait à fournir un travail non payé pour l’entretien des routes de campagne. Ce système, on s’en doute, donnait à l’aristocratie campagnarde de multiples possibilités de s’assurer un travail gratuit pour embellir ses domaines et ses voies privées sous prétexte de servir les intérêts publics. L’organisation des Oakboys était particulièrement puissante dans les comtés de Monaghan, Armagh et Tyrone.

   Dans un pamphlet publié vers 1762, on trouve le récit d’un « soulèvement » paysan dans le premier de ces comtés, ainsi que des exploits héroïques de l’officier qui commandait les troupes chargées de réprimer ce soulèvement. Ce récit évoque irrésistiblement les compte-rendus qu’on peut trouver dans les journaux anglais actuels sur les expéditions punitives de l’armée britannique contre les « maraudeurs » des tribus des collines indiennes ou des Dacoïtes de Birmanie [groupes de hors-la-loi organisés en sociétés secrètes meurtrières, implantés en milieu rural et réapparaissant au moment des émeutes agraires]. L’ouvrage s’intitule : « Relation Véridique et Fidèle des Insurrections qui se sont Produites dans le Nord, avec une Description de la Campagne du Colonel Coote contre les Oakboys dans le Comté de Monaghan, » etc., et voici l’essentiel du récit.

   A la nouvelle du « soulèvement », le courageux officier britannique se rendit avec ses hommes dans la ville de Castleblayney. Il dépassa sur sa route de nombreux rassemblements de paysans qui allaient dans la même direction, chacun d’eux portant au chapeau un rameau ou une brindille de chêne pour signe de ses perfides affinités. Lorsqu’il entra dans Castleblayney, il donna l’ordre au peuple de se disperser, et n’eut en retour que réponses provocantes et même manifestations d’hostilité. Il dut alors trouver refuge dans la halle qu’il se prépara à défendre en cas de besoin. Enfin, ayant tenu ce bastion toute la nuit, il découvrit au matin que les rebelles s’étaient retirés de la ville. On possède aussi un récit de l’entrée du même vaillant général dans la ville de Ballybay. Là, il trouva toutes les maisons fermées à son approche, chacune d’elles arborant fièrement un rameau de chêne aux fenêtres et l’ensemble de la population vraisemblablement prêt à résister jusqu’au bout.

   Apparemment décidé à faire un exemple pour terroriser la ville, le vaillant soldat se mit en quête, avec ses hommes, d’un meneur quelconque à arrêter. Après une lutte sévère, ils parvinrent à forcer la porte d’une cabane de pauvres gens, et à arrêter un individu, que l’on traîna en conséquence jusqu’à la ville de Monaghan, où on lui fit subir toutes les rigueurs d’une loi absolument inique. Par ailleurs, nous savons que dans la ville de Clones la population affronta ouvertement les forces royales sur la place du marché, mais qu’elle fut évidemment vaincue. Les Oakboys de Monaghan furent alors repoussés hors de leur propre comté jusque dans celui d’Armagh, où ils tentèrent de résister une dernière fois, mais ils furent attaqués et battus au cours d’une « bataille rangée » dont l’âpreté peut être mesurée au fait qu’on ne signala aucune perte dans les rangs des soldats.

   Cependant, le sentiment populaire était si fortement et si unanimement opposé à la corvée gratuite des routes, que le gouvernement y renonça à la suite de ces événements et institua un tarif des routes finançant ce travail indispensable grâce à un impôt pesant sur les propriétaires et les exploitants de chaque district. On imagine aisément le sort des pauvres paysans condamnés au supplice de l’emprisonnement pour avoir voulu réparer une injustice, que le gouvernement a reconnue pour telle depuis lors en promulgant ces lois : ils continuèrent de moisir dans leurs cellules, ce qui est le sort habituel des pionniers des réformes.

   Les Steelboys formaient une organisation plus redoutable, et leurs bastions se situaient dans les comtés de Down et d’Antrim. C’étaient en majorité des dissidents de l’Église anglicane, Presbytériens ou autres, et, comme les Whiteboys, ils luttaient pour obtenir l’abolition ou la réduction des dîmes et pour limiter le système de réunion des fermes destinées à l’élevage. Il n’était pas rare qu’ils se promènent armés. Ils se déplaçaient avec une discipline relative, se regroupant depuis des lieux fort éloignés, et obéissant vraisemblablement aux ordres d’un centre commun.

   En 1772, six d’entre eux furent arrêtés et incarcérés à la prison municipale de Belfast. Leurs partisans se rassemblèrent immédiatement par milliers, et marchèrent, en plein jour, sur la ville, dont ils se rendirent maîtres ; puis, ils s’emparèrent de la prison d’où ils firent sortir leurs compagnons. Cet exploit jeta la consternation dans les rangs des classes dirigeantes, qui s’empressèrent d’envoyer des troupes. Tous les moyens furent mis en œuvre pour parvenir à mettre les chefs sous les verrous. Il y eut de nombreux prisonniers ; on fit passer une première fournée en jugement. Mais, soit qu’il ait subi des pressions, soit qu’il fût d’accord avec les prisonniers, il est difficile de le dire, le jury de Belfast refusa de les condamner et, quand le procès fut transféré à Dublin, le gouvernement n’obtint pas plus de résultat.

   Le refus de porter condamnation émis par les deux jurys, fut sans doute lié dans une large mesure à l’impopularité de la loi récente qui permettait au gouvernement de faire juger les personnes poursuivies pour délits ruraux dans un autre comté que le leur. Quand la loi fut rapportée, les condamnations et les exécutions continuèrent néanmoins de plus belle. Combien de paysans se balancèrent au gibet, combien de vies pleines d’espérances furent vouées à une infâme déchéance dans les sombres recoins d’un cachot, tout cela pour assouvir la vengeance des classes dominantes ?

   Voici comment Arthur Young [économiste et agronome anglais, surtout connu pour son Voyage en France publié en 1791, qui est un document passionnant sur la France à la veille de la Révolution. (Ed. fr. Payot et U.G.E. 10-18)], dans son Voyage en Irlande, décrit la situation contre laquelle se révoltaient ces pauvres paysans.

   « En Irlande, il est quasiment inimaginable qu’un propriétaire foncier donne un ordre qu’un domestique, un journalier, un métayer, oseraient refuser d’exécuter. (…). Il a le pouvoir assuré de punir le moindre manque de respect, la moindre marque d’effronterie, d’un coup de canne ou de fouet. Un pauvre risquerait de se faire rompre les os s’il essayait de lever la main pour se défendre. (…). Des propriétaires importants m’ont assuré que nombre de leurs métayers tiendraient pour un grand honneur d’envoyer leurs femmes ou leurs filles dans le lit de leur maître, signe de servilité qui témoigne de l’oppression sous laquelle ces gens sont contraints de vivre. »

   Si l’on y prête attention, on observera que les « patriotes » qui occupaient le devant de la scène en Irlande pendant la période que nous avons évoquée, n’ont jamais ouvert la bouche pour protester contre une telle injustice sociale. De même que ceux qui les imitent aujourd’hui, ils considéraient les malheurs du peuple irlandais comme un excellent instrument d’agitation politique ; et, tout comme eux, ils étaient toujours prêts à dénoncer, plus haut que le gouvernement lui-même, tous ceux qui étaient plus résolus qu’eux à trouver un remède radical à ces malheurs.

   Quant au trio patriote Swift-Molyneux-Lucas [ces trois membres du parti « patriote » protestant (les seuls à siéger au Parlement depuis les Lois Pénales) s’étaient opposés à l’Acte déclaratoire de 1719, par lequel les lois votées à Londres étaient applicables à l’Irlande], on peut dire que sa lutte n’était qu’une répétition de la lutte menée en leur temps par Sarsfield et ses partisans. Changement de personnages et changement de costumes, en vérité, mais non changement de nature ; c’était toujours une lutte entre deux espèces de charognards.

   Ils faisaient partie d’une classe de privilégiés, entretenus grâce au pillage du peuple irlandais, mais ils comprirent rapidement, à leur grand dam, qu’ils ne pouvaient se maintenir dans cette position privilégiée sans l’aide de l’armée anglaise ; en contrepartie de cette aide, la classe dirigeante anglaise avait bien l’intention de se tailler la part du lion dans le pillage. Le Parlement irlandais était avant tout une institution anglaise, rien de tel n’existant avant la Conquête Normande. En ce sens, il se trouvait sur le même pied que le féodalisme terrien, le capitalisme, ainsi que leur rejeton naturel, le paupérisme. L’Angleterre envoya une nuée d’« aventuriers » conquérir l’Irlande.

   Ayant partiellement réussi, ces aventuriers mirent en place un Parlement afin de régler leurs querelles intestines, de combiner des mesures pour dépouiller les autochtones, et d’empêcher leurs complices demeurés en Angleterre de réclamer leur part du butin. Cependant, au bout d’un certain temps, le groupe de voleurs de terres résidant en Angleterre se mit à revendiquer un droit de regard sur les aventuriers d’Irlande, et donc un droit de contrôle sur leur Parlement. C’est l’origine de la Loi Poyning et de la soumission du Parlement de Dublin au Parlement de Londres. Se rendant compte que cette situation d’infériorité de leur Parlement permettait à la classe dirigeante anglaise de dépouiller les travailleurs irlandais des produits de leur travail, les membres les plus clairvoyants des couches privilégiées d’Irlande commencèrent à craindre que cette spoliation ne soit poussée trop loin, et qu’il ne leur reste rien pour leur permettre de s’engraisser.

   Du jour au lendemain, ils se transformèrent en patriotes ardents, désireux de libérer l’Irlande (c’est-à-dire, dans leur jargon, la classe dirigeante irlandaise) de la tutelle du Parlement anglais. Pas un de leurs pamphlets, de leurs discours, pas une de leurs déclarations publiques ne manqua de proclamer à la face du monde qu’il serait tellement plus doux, plus équitable, et en définitive plus agréable pour la population irlandaise d’être détroussée par une aristocratie indigène, que d’encourir l’atroce douleur de voir celle-ci contrainte de partager le butin avec sa rivale anglaise.

   Il est possible que Swift, Molyneux et Lucas ne se soient même pas avoué à eux-mêmes que c’était là le fondement de leur credo politique. L’espèce humaine a toujours été encline à maquiller ses actes les plus vils sous une foule de faux prétextes, et à masquer ses pires injustices sous l’éclat d’une sentimentalité factice. Mais nous, c’est la réalité qui nous intéresse et non les apparences ; pour avoir gain de cause, il nous faut dévoiler les piètres sophismes qui tentent à tout prix de donner à une lutte sordide et égoïste l’aspect d’un mouvement patriotique. Face au mouvement populaire, politiciens patriotes et gouvernement formaient un bloc indivis.

   Au cours de sa bataille contre les dîmes, la paysannerie de Munster publia en 1786 un texte remarquable, que nous reproduisons ici pour décrire l’état d’esprit des populations provinciales à cette époque. Ce texte fut repris par plusieurs journaux et reproduit aussi dans un pamphlet en octobre de cette même année :

                                          Adresse aux paysans de Munster

   A la fin de prévenir la mauvaise impression qu’ont produite les calomnies de nos ennemis, nous demandons la liberté de vous soumettre la requête que des gentilshommes bienveillants nous offrent leur protection, et nous sollicitons humblement la vôtre, si cette dite requête vous parait fondée en justice et en bonne civilité. Il n’y a pas d’époque, de pays ou de religion qui n’ait permis aux prêtres de commettre des fourberies et des usurpations pour préserver des prérogatives mal acquises. Bien souvent les discordes de leurs intérêts et de leurs opinions ont inondé de sang chrétien cette île dès longtemps vouée aux plus grands malheurs.

   Il y a quelques trente ans, semblables à un lion captif se débattant dans les rets vainement, nos malheureux pères, poussés par des souffrances insupportables, voulurent user de violence pour rompre leurs liens, mais ne firent au contraire que les resserrer plus étroitement. Exténués par cette lutte sanglante, les pauvres de la province se soumirent à l’oppression des prêtres, et toutes leurs forces vitales s’usèrent à engraisser les vampires décimateurs. Le curé débauché étouffait sous ses excès de table les plaintes amères des malheureux que dépouillait son procureur, et il ne manquait pas dans sa rapacité de glâner même les maigres débris des rapines de celui-ci ; mais c’eût été blasphème de se plaindre, et nous en étions à espérer que les foudres du Ciel vinssent écraser le misérable qui détournait la part du Seigneur. Ainsi dépouillés par l’un ou l’autre des clergés, nous avions nos raisons d’en vouloir revenir à nos simples druides.

   A la fin, cependant, il plût au Ciel miséricordieux de dissiper les ténèbres du fanatisme qui nous enveloppaient depuis si longtemps. L’esprit de tolérance jeta sur nous ses rayons bienfaisants, illuminant la masure du paysan comme s’il se fût agi d’un palais merveilleux. O’Leary nous déclara, lui ce moine sans détours, que le Dieu d’amour universel ne voulait pas accorder son salut à une seule secte, et que le meilleur titre pour la couronne était l’élection par les sujets. Ayant vu de la sorte se perfectionner nos principes religieux et politiques (…) nous avons résolu de manifester en toute occasion ce qui a changé dans nos sentiments et nous donne l’espoir de réussir dans nos tentatives sincères.

   Examinant la double cause de nos griefs, nous avons longuement débattu sur la manière de nous en délivrer, et nous avons décidé en dernier ressort de les présenter dans leur ensemble par cette remontrance pacifique. L’humanité, la justice et la civilité sont les guides de notre requête. Tant que le fermier des dîmes jouit du fruit de nos travaux, l’agriculture ne peut que décliner, et tant que le prêtre cupide réclame plus qu’il ne lui est dû pour un mariage, la population ne peut qu’en être ralentie. Pour peu que les pouvoirs publics nous traitent avec amitié, nous leur serons fidèles à jamais.

   La sincérité de notre ardent attachement ne fut jamais remise en cause lorsque nous l’eûmes une fois proclamée, et nous osons affirmer qu’on ne pourra jamais porter une telle accusation contre les paysans de Munster. Lors d’une rencontre fort nombreuse et pacifique entre les délégués des paysans de Munster, qui s’est tenue le jeudi le juillet 1786, les résolutions suivantes ont été approuvées à l’unanimité :

   Il a été décidé que nous continuerons de nous opposer à nos oppresseurs par tous les moyens licites qui sont en notre pouvoir, et cela soit jusqu’à ce qu’ils soient repus de notre sang, soit jusqu’à ce que la voix de l’humanité s’élève, courroucée, dans les conseils de la nation, pour qu’ils étendent leur protection sur les paysans pauvres et qu’ils allègent leur fardeau. Il a été décidé que, considérant l’inconstance de la multitude, il est nécessaire que chacun d’entre nous sans exception aucune prête serment de ne pas payer volontairement au prêtre ou au curé plus de : Pommes de terre, première récolte, 6 s. l’acre ; seconde récolte, 4 s. ; froment, 4 s. ; orge, 4 s. ; avoine, 3 s. ; fauchage, 2 s. 8 d. ; mariage, 5 s. ; baptême 1 s. 6 d. ; confession par famille, 2 s. ; messe dominicale 1 s. ; autre messe, 1 s. ; extrême-onction, 1 s.

Signé sur ordre
William O’DRISCOLL,
Au nom des paysans de Munster.

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