IX. La conjuration d’Emmet

La classe laborieuse dans l’histoire irlandaise

James Connolly

IX. La conjuration d’Emmet

« Toujours le Riche trahit le Pauvre ».
Henry Joy McCracken, Lettre à sa sœur (1798)

   La conjuration d’Emmet, séquelle du mouvement des Irlandais Unis de 1798, fut encore plus démocratique, internationale et populaire que lui, tant par ses tendances que par ses ramifications. L’indigne trahison des dirigeants des Irlandais Unis, passés dans le camp gouvernemental, avait fait disparaître de la scène pratiquement tous les partisans du mouvement révolutionnaire appartenant aux classes moyennes. Le petit peuple se retrouvait livré dès lors à ses propres ressources et à ses propres choix. Ce fut donc à ces humbles travailleurs des villes et des campagnes qu’Emmet eut affaire lorsqu’il tenta de regrouper les forces de libération dispersées pour préparer une nouvelle empoignade avec le gouvernement de classe qui exerçait alors son pouvoir despotique en Irlande et en Angleterre.

   [Cette tentative d’insurrection, dirigée par Emmet et Russell, en 1803, intervient au moment où Bonaparte se lance dans des projets de débarquement en Angleterre. Des contacts avaient été pris avec les rebelles irlandais, mais l’insurrection échoua avant même que ne débute la réalisation du projet français. Comme le dit Connolly, ce mouvement, beaucoup plus radical et populaire que celui de 1798, mais aussi beaucoup plus proche de la tradition des émeutes populaires, se produit après la « trahison » des chefs des Irlandais Unis. Après l’Acte d’Union de 1800, les divisions sociales et religieuses recommencent à se manifester, et il ne demeure, parmi les Irlandais Unis, qu’une petite minorité révolutionnaire].

   Tous les chercheurs qui se sont penchés sur le problème s’accordent à reconnaître que la conjuration d’Emmet eut un caractère ouvrier bien plus marqué que les mouvements antérieurs. Cette conjuration, qui s’étendit largement en Irlande, en Angleterre et en France, connut un essor fulgurant, avec une préparation très poussée de la révolte armée, dans la couche la plus pauvre des classes populaires. Mais le plus remarquable, c’est que la conjuration arriva jusqu’à une date fort rapprochée du soulèvement prévu sans que le vigilant gouvernement anglais ni son exécutif irlandais n’aient été mis au courant.

   Il est probable que c’est le caractère prolétarien du mouvement, qui recruta principalement dans la classe ouvrière de Dublin et d’autres grands centres ainsi que parmi les journaliers des zones rurales, qui peut expliquer pourquoi il n’entraîna pas autant de trahisons que le mouvement précédent. Après l’échec de la conjuration, le gouvernement prétendit évidemment en avoir été informé depuis longtemps (le gouvernement britannique en Irlande prétendait d’ailleurs toujours tout savoir), mais rien ne vint justifier cette affirmation au cours du procès d’Emmet.

   Et l’on n’a rien trouvé depuis, alors que ceux qui ont travaillé sur les documents officiels de l’époque, papiers Castlereagh, rapports de services secrets et autres sources, ont eu tout loisir de faire pleinement la lumière sur l’infâmie de ceux qui, pendant plus d’une génération, ont été si nombreux à s’attribuer les premiers rôles, en posant aux grandes âmes du patriotisme et de la réforme. C’est le cas de Leonard McNally, avocat à la cour, défenseur des Irlandais Unis lors des procès de leurs dirigeants, qui fut membre du Comité Catholique élu en 1811 délégué catholique en Angleterre et en qui on a admiré et révéré l’intrépide combattant des droits des Catholiques et le champion des nationalistes persécutés. Or, on a découvert qu’il fut tout le temps payé par le gouvernement pour jouer le rôle méprisable d’indicateur, et pour lui livrer systématiquement les secrets les plus précieux des hommes dont il prétendait défendre la cause au tribunal. Mais cela fut dissimulé pendant un demi-siècle.

   Francis Magan, autre figure du mouvement, reçut du gouvernement une pension secrète de 200 livres par an pour dévoiler la cachette de Lord Edward Fitzgerald, et il vécut et mourut dans le respect qu’on doit à un citoyen honnête et irréprochable. Un corps de la Royal Meath Militia en garnison à Mallow dans le comté de Cork, avait décidé de s’emparer de l’artillerie de la garnison et de passer en bloc aux insurgés avec ces armements fort utiles. Mais l’un d’eux avoua le complot en allant se confesser au Révérend Thomas Barry, le prêtre de la paroisse, qui lui donna l’ordre de tout révéler aux autorités militaires. Le chef des conjurés, le sergent Beatty, comprenant aux mesures de sécurité prises subitement que le complot était découvert, tenta avec dix-neuf hommes une sortie en force pour s’enfuir du casernement, mais il fut repris par la suite et pendu à Dublin.

   Le Père Barry, un drôle de « Père » en vérité, reçut du gouvernement une pension annuelle de 100 livres, et il toucha secrètement ce prix du sang toute sa vie sans que soit découvert son crime. On raconte que le grand Daniel O’Connell devint soudain livide lorsqu’on lui montra un reçu signé de la main du Père Barry. On sait pourtant aujourd’hui que O’Connell lui-même, qui était membre du corps des avocats de la milice bourgeoise de Dublin fut de garde contre les révoltés pendant la nuit de l’insurrection d’Emmet, et Daunt raconte dans ses Souvenirs que O’Connell lui désigna dans James’s Street une maison qu’il avait fouillée pour trouver des « Croppies » (patriotes).

   L’auteur a vu lui-même à Derrynane, demeure ancestrale de O’Connell dans le comté de Kerry, un tromblon de cuivre qui avait appartenu à un partisan d’Emmet. Un membre de la famille nous affirma que O’Connell l’avait obtenu de son propriétaire dans une maison de James Street à Dublin, ce qui ne manqua pas de nous faire penser à la chasse aux « Croppies » dont parle Daunt ; cela fit naître en nous l’hypothèse que le tromblon en question pouvait bien devoir sa présence à Derrynane à ce raid mémorable.

   Des chercheurs plus récents ont découvert d’autres trahisons – du même ordre contre ce mouvement de libération, et ils ont dévoilé des gouffres de corruption dans des milieux qu’on n’avait jamais soupçonnés. Mais à ce jour, rien n’a été trouvé qui puisse ternir la gloire ou salir le nom des hommes et des femmes de la classe ouvrière qui détenaient le dangereux secret de la conjuration d’Emmet et qui l’ont si bien gardé et si fidèlement jusqu’à la fin. Dans cet ordre d’idées, il faut se souvenir qu’à l’époque toute organisation publique de travailleurs était illégale, quels qu’en soient les buts.

   Les syndicats qui se développaient alors dans la classe ouvrière étaient donc des organisations illégales ; leurs membres risquaient constamment d’être arrêtés ou déportés pour délit de coalition. Un projet comme celui d’Emmet, qui visait à renverser les oppresseurs de la classe dirigeante et à établir une république fondée sur le suffrage de tous les citoyens, répondait parfaitement aux besoins matériels et aux aspirations des travailleurs irlandais. Déjà habitués au secret dans l’organisation, ils constituèrent naturellement un élément de choix pour le mouvement révolutionnaire.

   Il est significatif que le seul affrontement sérieux, au cours de cette nuit fatale de l’insurrection, se soit déroulé dans le quartier des Liberties à Dublin, dans le district de Coombe. Ce quartier était exclusivement habité par des fileurs, des tanneurs, des cordonniers, c’est-à-dire les métiers les mieux organisés de la ville. De même, une troupe de gens de Wicklow, conduite dans Dublin par Michael Dwyer, chef des insurgés, parvint à se réfugier sur les quais parmi les dockers, puis finalement à rentrer chez elle sans avoir été dénoncée par qui que ce soit aux nombreux espions du gouvernement qui sillonnaient la ville.

   D’ailleurs, dans l’ensemble du pays, les travailleurs étaient mûrs pour participer à un mouvement porteur d’un espoir d’émancipation sociale. Ainsi, une révolte limitée s’était déjà produite en 1802 à Limerick, Waterford et Tipperary, où, d’après l’Histoire de l’Irlande de Haverty, « les motifs invoqués de révolte étaient la cherté des pommes de terre » et « le droit pour les anciens fermiers de garder la possession de leurs fermes ».

   A l’intérieur du pays, la conjuration d’Emmet put donc s’appuyer sur les éléments de la classe ouvrière enflammée par l’espoir d’une émancipation sociale et politique. A l’étranger, Emmet chercha des alliances avec la République française, symbole du mouvement de révolution politique, sociale et religieuse de l’époque et, en Grande-Bretagne, avec les réformateurs du « Sassenach » qui conspiraient pour renverser la monarchie anglaise.

   Le 13 novembre 1802, un certain colonel Despard fut, avec dix-neuf autres hommes, arrêté à Londres et accusé de haute trahison ; ils furent jugés sous l’inculpation de complot pour assassiner le roi. On ne trouva aucune preuve pour étayer cette accusation, mais Despard et sept de ses co-inculpés furent pendus. D’après les papiers Castlereagh, Emmet et Despard préparaient un soulèvement simultané, et un certain William Dowdall, présenté comme l’un des membres les plus décidés de l’association des Irlandais Unis, leur servait d’homme de confiance à tous les deux.

   M. W.-J. Fitzpatrick, dans ses ouvrages Secret service under Pitt et The Sham Squire, révèle toute une série de faits de ce genre, à la suite d’une enquête approfondie et érudite dans les archives officielles et les papiers familiaux privés. Pourtant, bien que ces livres aient été publiés il y a un demi-siècle, à chaque commémoration de la conjuration, on voit réapparaître une troupe d’orateurs qui connaissent tout du martyre d’Emmet, mais rien de ses principes.

   Même certains des panégyristes les plus favorables ne semblent pas se rendre compte qu’ils ternissent sa gloire en le présentant comme la victime d’un mouvement de protestation contre des injustices limitées à l’Irlande, et non comme un apôtre irlandais d’un mouvement mondial pour la liberté, l’égalité et la fraternité.

   Telles étaient pourtant la personnalité et les positions d’Emmet, et c’est à ce titre que les démocrates du futur le vénéreront. Il partageait totalement l’internationalisme de cette société dublinoise des Irlandais Unis qui avait admis parmi ses membres un réformateur écossais lorsqu’elle avait appris que le gouvernement l’avait condamné au bagne pour avoir participé à une convention pour la réforme à Edimbourg. Il croyait à la fraternité des opprimés, à la communauté des nations libres, et il est mort pour cet idéal.

   Emmet demeure le plus idolâtré, le plus universellement admiré de tous les martyrs de l’Irlande. C’est pourquoi on notera avec intérêt que, dans la proclamation rédigée par lui et qui fut publiée au nom du « Gouvernement Provisoire de l’Irlande », le premier article décrète la confiscation et la nationalisation de tous les biens du clergé, l’article 2 et 3 interdisent et frappent de nullité tous les transferts de biens fonciers, titres, obligations et fonds d’État jusqu’à ce qu’un gouvernement national soit établi et que la volonté nationale se soit prononcée en ce qui les concerne.

   Cela nous fournit deux indications : d’une part, Emmet pensait que la volonté nationale était supérieure aux droits de propriété et pouvait donc les abolir à son gré ; d’autre part, il avait conscience que pour espérer rallier à la révolution les classes laborieuses, il fallait leur faire comprendre que cela signifiait pour elles la libération de leur servitude sociale et politique.

flechesommaire2   flechedroite