VI. Les Volontaires Irlandais trahis par le capitalisme

La classe laborieuse dans l’histoire irlandaise

James Connolly

VI. Les Volontaires Irlandais trahis par le capitalisme

   « Les dynasties et les trônes ont bien peu d’importance au regard des ateliers, des fermes et des fabriques. Nous pouvons dire au contraire que les dynasties et les trônes, les gouvernements provisoires eux-mêmes, ne sont bons que pour autant qu’ils garantissent l’impartialité, la justice et la liberté à ceux qui travaillent. »
John Mitchel, 1848.

   Nous en arrivons maintenant à la période des Volontaires. En cette année 1778, la population de Belfast, à la suite de rumeurs alarmantes sur un raid éventuel de corsaires français, fit mander au Secrétaire d’État Irlandais résidant au Château de Dublin une force armée pour protéger la ville. Mais l’armée anglaise avait été depuis longtemps envoyée aux États-Unis, alors colonies rebelles de l’Angleterre, et l’Irlande était pratiquement dépourvue de troupes. Le Château de Dublin répondit à Belfast par cette lettre célèbre qui déclarait que la seule force disponible pour le Nord consisterait en « quelques chevaux de troupe ou bien un bout de compagnie d’invalides ».

   Lorsque lui parvint cette nouvelle, la population commença à s’armer et à organiser publiquement un corps de Volontaires dans tout le pays. En peu de temps, l’Irlande disposa d’une armée de quelques 80.000 soldats-citoyens, équipés de pied en cap, dûment entraînés et organisés, dignes à tous égards d’une force placée sous les ordres d’un gouvernement régulier. Tous les frais d’incorporation de cette armée de Volontaires étaient financés par des souscriptions individuelles.

   Dès que la première alerte d’invasion étrangère fut passée, les Volontaires se tournèrent vers les problèmes intérieurs et se mirent à formuler certaines revendications de réforme auxquelles le gouvernement n’avait pas le pouvoir de s’opposer. En fin de compte, les Volontaires, après avoir entretenu l’agitation pendant quelques années, furent victimes des intrigues gouvernementales et le parti « patriote » de Grattan et Flood, soutenu par la pression morale d’un défilé de Volontaires sous les fenêtres du Parlement, parvint à obtenir des députés que le Parlement anglais renonce temporairement à sa volonté d’imposer sa loi à l’assemblée de Collège Green [siège du Parlement de Dublin].

   Cette décision, ainsi que celle d’accorder le libre échange (permettant aux marchands irlandais de commercer sur un pied d’égalité avec leurs concurrents anglais), inaugurent la période connue dans l’histoire de l’Irlande sous le nom de « Parlement de Grattan ». Aujourd’hui, nos agitateurs politiques nous rabâchent inlassablement que la période du Parlement de Grattan fit connaître à l’Irlande une prospérité sans précédent ; pour connaître de nouveau cet état de grâce, il suffirait donc d’en revenir à notre « autonomie de décision », définition pour le moins bouffonne de cette œuvre avortée de l’intrigue politique : le Home Rule [Le Home Rule de 1782 avait évidemment disparu avec l’Union de 1800. Connolly fait ici allusion aux mouvements autonomistes de son époque (Ligue, Sinn Féin)].

   Si nous le voulions, il nous serait facile de démontrer à nos historiens politiques que la prospérité qu’ils évoquent est une prospérité purement capitaliste, c’est-à-dire uniquement évaluée en termes de volume de richesse produite, et ne tenant aucun compte de la manière dont la richesse est distribuée entre les travailleurs qui la produisent.

   Par exemple, dans le chapitre précédent, nous avons cité un manifeste des paysans de Munster datant de 1786. Quatre ans après la mise en place du Parlement de Grattan, ils y réclamaient l’aide de l’assemblée, décidés, si cette aide ne leur était pas accordée (et elle ne le fut pas), à « nous opposer à nos oppresseurs jusqu’à ce qu’ils soient repus de notre sang », ce qui semble bien indiquer que la « prospérité » du Parlement de Grattan n’avait pas dû pénétrer bien loin dans le comté de Munster. En 1794, un pamphlet publié à Dublin (7, Capel Street) relevait que le salaire moyen d’un journalier dans le comté de Meath n’atteignait que 6 d. par jour en été, et 4 en hiver.

   De même, on trouve dans les pages du Dublin Journal, organe pro-ministériel, comme dans le Dublin Evening Post, qui soutenait le parti de Grattan, l’annonce d’un sermon charitable prévu en la chapelle paroissiale de Meath Street à Dublin. Le texte de cette annonce nous apprend que dans trois rues de la paroisse Sainte-Catherine, « on a trouvé pas moins de 2.000 âmes réduites à la famine ». Il est clair que la « prospérité » ne signifiait pas grand-chose pour les gens de Sainte-Catherine.

   Mais ce n’est pas sur ce terrain que nous avons l’intention de nous placer pour le moment. Nous admettrons, pour notre démonstration, que la définition capitaliste de la « prospérité » que nous proposent les tenants du Home Rule est la bonne, et que l’Irlande était prospère à l’époque du Parlement de Grattan ; il nous faut pourtant rejeter de toutes nos forces l’idée que cette prospérité fût l’œuvre du Parlement, sauf pour une part absolument infime.

   Là encore, c’est la théorie socialiste de l’histoire qui nous fournit la clé du problème, en cherchant la véritable solution du côté de l’évolution économique. Le brusque essor des échanges à cette époque fut presque exclusivement dû à l’introduction de l’énergie mécanique qui entraîna une baisse des prix des produits manufacturés. Ainsi débutait l’ère de la Révolution industrielle, lorsque les industries artisanales qui nous venaient du Moyen-Age furent définitivement remplacées par le système de la manufacture de l’époque moderne.

   Le « water frame » inventé par Arkwright en 1769, la « spinning jenny » que Hargreaves fit breveter en 1770, le renvideur mécanique de Crompton [il s’agit des principales découvertes techniques dans le domaine de la filature. La « spinning-jenny » est une sorte de rouet perfectionné où le fileur peut actionner plusieurs broches à la fois ; le « water-frame » améliore le filage ; la « mule-jenny » de Crompton permet de faire tourner quatre cents broches à la fois, et surtout va peu à peu être actionnée par l’eau, puis par la vapeur.], qui fut introduit en 1779, de même que l’utilisation de la machine à vapeur dans les hauts fourneaux à partir de 1788, tout cela s’ajouta pour faire baisser les coûts de production, et donc le prix de vente dans les diverses industries ainsi touchées.

   Cela provoqua l’arrivée sur le marché de nouvelles armées de consommateurs, et donna en conséquence une impulsion gigantesque à l’ensemble des échanges en Grande-Bretagne aussi bien qu’en Irlande. Entre 1782 et 1804, le commerce du coton fit plus que tripler ; entre 1783 et 1796, celui du lin fut presque multiplié par trois ; en huit ans, de 1788 à 1796, celui du fer doubla de volume. Ce dernier ne fut florissant que durant cet accès de prospérité. L’invention de la fonte au charbon à la place du bois à partir de 1750, et l’utilisation déjà signalée de la vapeur pour les hauts-fourneaux, fut un handicap terrible pour l’industriel irlandais dans ses transactions avec son concurrent anglais.

   Mais en ces temps bénis de forte activité commerciale, entre 1780 et 1800, ce handicap n’était pas encore très sensible. En revanche, quand le commerce retrouva le caractère normal d’une concurrence aiguë, les industriels irlandais, dépourvus de réserves locales, et donc totalement dépendants du charbon importé d’Angleterre, furent incapables de tenir tête à leurs voisins. Ces concurrents, qui possédaient à domicile d’abondantes réserves de charbon, n’eurent aucune peine, avant même l’ère des chemins de fer, à proposer des prix inférieurs aux malheureux Irlandais, dont ils provoquèrent la ruine. Les autres activités irlandaises importantes connurent le même sort, et pour des raisons identiques.

   La période marquée politiquement par le Parlement de Grattan a été une période de croissance commerciale liée à l’introduction des progrès du machinisme dans les industries de base nationales. Tant que les machines fonctionnaient à l’aide du travail manuel, l’Irlande pouvait tenir sa place sur les marchés. Mais avec l’utilisation de la vapeur dans l’industrie, qui débuta à petite échelle en 1785, puis l’introduction du tissage mécanique, qui commença à se généraliser vers 1813, l’immense avantage naturel que représentaient des réserves locales de charbon, permit aux industriels anglais de l’emporter définitivement.

   Un Parlement national aurait pu retarder le déclin qui suivit, tout comme un Parlement mis en place par l’étranger aurait pu le hâter ; mais, dans l’un comme dans l’autre cas, le phénomène était en lui-même inévitable dans le système capitaliste, puisqu’il en était précisément un des signes les plus visibles d’évolution. On mesurera la faible part qu’y a prise le Parlement en comparant la situation de l’Irlande avec celle de l’Écosse.

   En 1799, M. Foster déclarait devant le Parlement irlandais, que la production de lin irlandaise était le double de celle de l’Écosse. Les chiffres exacts pour 1796 étaient de 23.000.000 de yards [un yard : 0,914 m] pour l’Écosse contre 46.705.319 pour l’Irlande. Cette différence en faveur de l’Irlande, il l’attribuait à l’existence d’un Parlement local. Mais en 1830, si l’on en croit le « Dictionnaire commercial » de McCulloch, le port écossais de Dundee exportait à lui seul plus de lin que toute l’Irlande. Les deux pays étaient alors privés d’autonomie.

   Pourquoi l’industrie écossaise avait-elle progressé alors que l’industrie irlandaise avait décliné ? Parce que l’Écosse possédait des réserves locales de charbon, ainsi que tous les facteurs d’essor industriel qui manquaient à l’Irlande. Le Parlement de Grattan n’est pas plus le responsable de la « prospérité » que connut alors l’Irlande, que n’est responsable de la poussière soulevée par les roues d’un coche, la mouche qui s’y est posée, et qui s’imagine, en regardant la poussière, que c’est là son œuvre.

   C’est ce qui explique que pour lui faire connaître une véritable prospérité, il faudra soumettre l’Irlande à des mesures beaucoup plus radicales que ce que le Parlement a jamais pu imaginer.

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