XIII. Comment nos girondins irlandais ont sacrifié la paysannerie irlandaise sur l’autel de la propriété privée

La classe laborieuse dans l’histoire irlandaise

James Connolly

XIII. Comment nos girondins irlandais ont sacrifié la paysannerie irlandaise sur l’autel de la propriété privée

«   Il est une classe de révolutionnaires appelés Girondins dont la destinée mérite de retenir l’attention. Des hommes qui se révoltent et qui poussent les classes inférieures à se révolter, devraient agir autrement qu’à coups de formules. Des hommes qui ne voient dans la misère de millions de travailleurs accablés qu’une matière brute qu’on peut façonner, et dont on peut trafiquer pour satisfaire de pauvres théories, de pauvres égoïsmes qu’on tient sous le boisseau ; des hommes pour qui les millions d’êtres vivants et leurs poitrines au cœur battant, au cœur battant d’espoirs et de souffrances, forment des « masses », des masses qu’on se contente de faire exploser, des masses pour abattre les Bastilles, des masses qui votent pour «nous» aux élections, oui, ces hommes-là sont de la pire espèce. »
Thomas Carlyle, Histoire de la Révolution française, 1837.

   La famine qui éclata d’abord à petite échelle à partir de 1845, puis qui s’étendit et s’amplifia jusqu’en 1849, porta à un point critique les antagonismes de classe en Irlande [la « Grande Famine », consécutive à la maladie de la pomme de terre, qui provoqua la mort ou l’exil de la moitié de la population irlandaise, passant de 8 à 4 millions d’habitants]. Elle entraîna la rupture avec les classes marchandes et, de nouveau, la question de la propriété servit de critère pour le comportement des hommes politiques, même lorsque ceux-ci se drapaient dans le manteau de la révolution. Inutile de dire que ce n’est pas là l’analyse historique que nous proposent de cette terrible période les auteurs irlandais ou anglais orthodoxes.

   Les nationalistes irlandais de tout acabit comme les critiques anglais de toute espèce, merveilleusement unanimes, s’accordent à penser que la scission de l’Association pour le Rappel et la formation par les scissionnistes du groupe appelé « Confédération irlandaise », fut le résultat d’un débat purement théorique sur les forces à mettre en oeuvre pour atteindre un objectif politique. Ils prétendent que la majorité de l’Association pour le Rappel approuva le principe énoncé par O’Connell selon lequel « les plus grandes faveurs des astres ne méritaient pas qu’on verse une seule goutte de sang humain ». John Mitchel, le Père Meehan, Gavan Duffy, Thomas Francis Meagher, Devin Reilly, William Smith O’Brien, Fintan Lalor [principaux dirigeants du mouvement « Jeune Irlande » dont Connolly explique fort exactement les conditions de naissance. Partisans de l’insurrection armée, les Jeunes Irlandais échoueront en 1848, et ce sont leurs survivants, réfugiés aux États-Unis, qui fonderont le mouvement des Fenians] et d’autres rejetaient cette thèse et la scission avec O’Connell se produisit sur cette divergence d’ordre purement théorique.

James Fintan Lalor

   Il est difficile de croire que beaucoup d’Irlandais aient jamais pris cette thèse au sérieux ; et il est certain que les prêtres catholiques irlandais, qui étaient les principaux lieutenants de O’Connell, ne l’ont jamais admise ni prônée au cours de la guerre des dîmes. O’Connell lui-même avait déclaré qu’il accepterait de bon gré d’aider l’Angleterre à « abattre l’aigle américain au plus haut de son vol orgueilleux », ce qui eût à coup sûr signifié la guerre ; et lors d’une séance de la Chambre des Communes, en réponse à Lord Lyndhurst qui avait traité les Irlandais d’« étrangers par le sang, la langue et la religion », Richard Lalor Shiel, fervent partisan de O’Connell, avait prononcé une allocution grandiose où il exaltait les prouesses des soldats irlandais dans l’armée anglaise. Au passage, notons que Shiel considérait l’expression de Lord Lyndhurst comme une insulte, alors que les nationalistes irlandais modernes revendiquent hautement l’idée qu’elle contient comme le fondement authentique du nationalisme irlandais.

   Les scissionnistes, qu’on appelait les « Jeunes Irlandais », n’étaient pas pour autant favorables à la force physique, sinon comme thème de leurs envolées poétiques et oratoires. En fait, la scission se produisit sur un faux problème, la majorité de l’un et l’autre camp se refusant à admettre les raisons véritables de leur désaccord, qu’ils connaissaient pourtant parfaitement. Ce qui était en cause, c’était la question éternelle de la lutte dans les sociétés humaines entre le principe démocratique et le principe aristocratique. Les Jeunes Irlandais, dans leur enthousiasme juvénile, comprirent la puissance du principe démocratique qui agitait alors la société européenne ; le nom lui-même de Jeune Irlande correspondait à ceux qu’utilisait l’Italien Mazzini pour des organisations révolutionnaires comme Jeune Italie, Jeune Suisse, Jeune France, Jeune Allemagne, qu’il fonda après 1831.

   Les progrès du mouvement révolutionnaire européen, marqué par la popularisation des idées socialistes dans les masses révolutionnaires, furent contemporains de la destruction du système social irlandais provoquée par la famine. Et les dirigeants du parti Jeune Irlande réagirent en s’accrochant au cours révolutionnaire pris par les événements sans jamais parvenir à comprendre la profondeur et la puissance du torrent qui les entraînait. Cette vérité apparaît clairement à tous ceux qui étudient leur comportement lorsqu’arriva enfin le jour tant attendu de la révolution.

   A ce moment, en 1848, l’Irlande subissait les tourments de la plus affreuse famine de son histoire.

   Quelques mots d’explication sur cette famine ne seront pas de trop pour certains de nos lecteurs. La nourriture de base des paysans irlandais était la pomme de terre ; le reste de la production agricole, grains et bétail, était vendu pour payer le fermage au propriétaire. La valeur moyenne de la récolte annuelle de pommes de terre était environ de vingt millions de livres en monnaie anglaise ; en 1848, au plus fort de la famine, la valeur de la production agricole irlandaise était de 44.958.120 livres. Cette année-là, toute la récolte de pommes de terre fut mauvaise, et c’est à cela qu’on attribue tranquillement la famine, alors que les chiffres montrent amplement que la production du pays était suffisante pour nourrir le double de la population si l’on avait renoncé aux lois de la société capitaliste et véritablement respecté les droits de l’homme.

   C’est devenu un adage chez les nationalistes irlandais de dire que « c’est la Providence qui a envoyé la maladie de la pomme de terre, mais c’est l’Angleterre qui est cause de la famine. » L’affirmation est exacte, mais il faut la corriger en ajoutant que « l’Angleterre est cause de la famine parce qu’elle a rigoureusement appliqué les principes économiques qui sont à la base de la société capitaliste. » Pour qui admet la société capitaliste et ses lois, il est impossible de critiquer l’attitude des politiciens anglais au cours de cette terrible période. Ils ont défendu les droits de la propriété et de la libre concurrence et en ont admis avec philosophie les conséquences pour l’Irlande.

   Les dirigeants populaires irlandais ont défendu eux aussi les droits de la propriété, et ont refusé d’y renoncer même lorsqu’ils ont vu qu’ils entraînaient le massacre par la famine de plus d’un million de travailleurs irlandais. La première mauvaise récolte de pommes de terre eut lieu en 1845, et de septembre à décembre de cette année, on enregistra 515 décès causés par la faim, alors que l’on avait exporté 3.250.000 quarters [un « quarter »: 290, 78 litres] de blé et d’innombrables têtes de bétail. La famine s’étendit jusqu’en 1850 : tandis que les exportations de produits alimentaires continuaient.

   Ainsi, on a estimé qu’en 1848, 300.000 personnes sont mortes de faim alors qu’on exportait 1.826.132 quarters de blé et d’orge. Le typhus, qui va toujours de pair avec la faim, fit autant de victimes que n’en fit directement la famine. En fin de compte il était devenu impossible de trouver suffisamment de travailleurs assez résistants pour creuser des tombes individuelles pour ceux qui mouraient. On eut recours aux fosses communes des temps de famine, où les corps étaient jetés pêle-mêle ; des familles entières moururent dans leurs misérables chaumières et restèrent à se décomposer sur place.

   Des gens qui se rendirent dans les coins reculés du pays tombèrent souvent sur des villages où toute la population était morte de faim. En 1847, « l’année noire », 250.000 personnes moururent du typhus, 21.770 de faim. Grâce aux efforts des agents d’émigration et à l’argent qu’envoyaient des parents vivant à l’étranger, 89.783 personnes s’embarquèrent cette année-là pour le Canada. Ces gens fuyaient la faim, mais ils ne pouvaient échapper aux fièvres qui accompagnent la famine, et 6.100 d’entre eux moururent et furent jetés par-dessus bord au cours de la traversée, tandis que 4.100 moururent à l’arrivée au Canada, 5.200 dans les hôpitaux et 1.900 dans les villes de l’intérieur.

   La Grande-Bretagne était plus proche, et nombre de ceux qui ne purent s’enfuir vers l’Amérique se précipitèrent vers ses rivages peu accueillants. Mais il y eut des pressions sur les compagnies de navigation, qui augmentèrent les tarifs de tous les passagers de dernière classe pour atteindre des prix quasiment prohibitifs. C’est au cours de cette fuite vers l’Angleterre que se déroula l’une des plus atroces tragédies de l’histoire, une tragédie qui dépasse à notre avis celle du « Trou Noir » de Calcutta [le « Trou Noir » de Calcutta représente un cas d’atrocités exemplaires aux yeux des Anglais du XIXè siècle. En 1756, les Anglais cherchaient à éliminer les Français. A Fort-William (Calcutta), qui dépendait de l’East India Company, ils avaient renforcé leur système de défense. Or, un des princes indiens qui résistaient à la présence anglaise, le nabab du Bengale, avait interdit les mesures militaires prises par les Anglais. Il s’empara alors du comptoir et fit prisonniers les 146 résidents européens. Enfermés dans une cellule trop étroite par une chaleur écrasante, on dit que 123 d’entre eux moururent suffoqués] tant elle accumula les horreurs macabres les plus effroyables.

   Le 2 décembre 1848, un paquebot quitta Sligo pour Liverpool, emportant à son bord 200 passagers de dernière classe. Sur cette côte désolée du nord-ouest, la traversée est toujours difficile, les tempêtes y sont à la fois soudaines et violentes. Une tempête de ce genre eut lieu durant la nuit. Comme les passagers s’entassaient en trop grand nombre sur le pont, les hommes d’équipage les poussèrent brutalement et sans cérémonie dans les ponts inférieurs, et ils fermèrent les écoutilles pour les empêcher de remonter. Même par beau temps, et même sans passagers, l’entrepont dans ce genre de caboteur est terriblement fétide et suffocant. Il est impossible d’imaginer ce que dût être la traversée pendant cette nuit atroce, avec 200 pauvres diables jetés dans ses profondeurs.

   Pour comble d’horreur, lorsque quelques désespérés se mirent à marteler les écoutilles pour se faire ouvrir, le second, fou de rage, donna l’ordre de recouvrir l’ouverture d’une bâche goudronnée pour étouffer les cris. La bâche étouffa les cris, mais elle priva aussi d’air et de lumière 200 êtres humains qui commencèrent, au fond de cet enfer, à se battre pour respirer une bouffée d’air, alors qu’à l’extérieur les éléments déchaînés secouaient le malheureux rafiot à la surface des flots. A la fin, quelqu’un de plus fort que les autres réussit à pratiquer une ouverture et à atteindre le pont, et il se précipita sur les officiers pour leur annoncer que leur brutalité poussait les gens au meurtre, et que la mort était en train de faire sa macabre moisson parmi les passagers. Ce n’était que trop vrai.

   Sur les 200 passagers enfermés dans les ponts inférieurs, 72, plus du tiers du total, avaient expiré par manque d’air ou s’étaient massacrés dans l’obscurité, en une lutte aveugle et désespérée. Voilà l’histoire de la traversée du Londonderry ; c’est certainement l’histoire de mer la plus horrible dans les annales des peuples de race blanche !

   Pendant ce temps, la Confédération irlandaise prêchait le droit moral à la révolte et tenait à un peuple affamé qui, dans sa grande majorité ne comprenait que l’irlandais, des discours fort savants en anglais où elle évoquait les exemples historiques de la Hollande, de la Belgique, de la Pologne et du Tyrol. Seuls quelques-uns de ses membres, parmi lesquels John Mitchel, James Fintan Lalor et Thomas Devin Reilly, ont eu le mérite de donner ouvertement au peuple comme mots d’ordre, de refuser de payer les fermages, de garder les récoltes pour nourrir les familles, de faire sauter les ponts et les voies ferrées pour empêcher les produits alimentaires de quitter le pays.

   Si ces appels avaient été suivis par l’ensemble du mouvement Jeune Irlande, les événements ont prouvé qu’ils auraient été repris dans l’enthousiasme par la masse du peuple, et le pouvoir anglais n’aurait jamais eu la force nécessaire pour sauver le féodalisme terrien et l’Empire britannique en Irlande. Comme l’expliquait Fintan Lalor, qui fut dans notre pays le plus brillant cerveau de son époque, cela voulait dire qu’il fallait éviter toute bataille rangée avec l’armée anglaise, et lui imposer des méthodes et des objectifs de combat qui rendraient plus gênants qu’utiles sa discipline, son entraînement et ses techniques et qui n’exigerait des masses insurgées ni mobilisation, ni exercice, ni science militaire. En un mot, cela impliquait une révolution sociale et nationale, chacune étayant l’autre. Mais les partisans de ce type de lutte ne formaient qu’une infime minorité, et les dirigeants des Jeunes Irlandais s’inquiétaient aussi furieusement des droits des propriétaires que les dirigeants du gouvernement anglais.

   Pendant que les gens mouraient, les Jeunes Irlandais discouraient. C’était d’admirables discours, à la syntaxe irréprochable, au style raffiné, dans lesquels ils savaient introduire ce qu’il fallait de passion juste au bon moment. Et cependant les gens mouraient quand même. En fin de compte, le gouvernement fit arrêter John Mitchel, le seul homme réellement dangereux, l’homme qui haïssait si profondément l’injustice qu’il était prêt à tout pour la détruire, l’homme qui avait assez foi dans les masses pour croire que leurs impulsions spontanées feraient éclater la révolution, et qui possédait cette qualité de savoir combiner la pensée et l’action.

   Lors de son arrestation, le peuple s’attendit à voir la révolution éclater sur le champ, tout comme le gouvernement, tout comme John Mitchel lui-même. La déception fut générale. John Mitchel fut expédié aux travaux forcés dans la Terre de Van Diemen (Tasmanie), après avoir dédaigneusement refusé de signer un manifeste qui lui fut présenté dans sa cellule par Thomas Meagher et d’autres, recommandant au peuple de ne pas essayer de lui venir en aide. La classe ouvrière de Dublin et de la majorité des autres villes réclamait à cor et à cri que les dirigeants donnent le signal du soulèvement.

   En plusieurs endroits du pays, les paysans commençaient à agir spontanément. Finalement, lorsque parvint à Dublin, en juin 1848, la nouvelle qu’on avait délivré des mandats d’arrêt contre les chefs du parti Jeune Irlande, ils se décidèrent à faire appel au pays. Mais il fallait que tout se passe de manière « respectable » : d’un côté l’armée anglaise, avec ses fusils, ses cuivres et ses drapeaux, et de l’autre côté l’armée irlandaise, avec elle aussi fusils, cuivres et drapeaux, « en rangs serrés, les armes étincelantes », sans qu’il soit question d’une insurrection prolétarienne, ou de la moindre atteinte aux droits de la propriété.

   Lorsque C. G. Duffy fut arrêté le samedi 9 juillet à Dublin, les ouvriers de la ville entourèrent l’escorte de soldats qui le conduisaient à la prison de Newgate, arrêtèrent la voiture, s’amassèrent autour de Duffy et proposèrent de commencer l’insurrection tout de suite et sur place. « Voulez-vous qu’on vous sauve ? » dit l’un des animateurs, et Duffy répondit : « Certes non. » Les ouvriers abasourdis en tombèrent à la renverse, et laissèrent emprisonner le futur Premier Ministre d’Australie.

   A Cashel, dans le Tipperary, fut arrêté Michael Doheny. La population investit la prison et vint à son secours. C’est lui qui insista pour se rendre et il demanda sa mise en liberté sous caution. Meagher fut arrêté à Waterford. Alors qu’il traversait la ville sous la garde de la troupe, le peuple éleva une barricade en travers d’un pont étroit sur la Suir ; et lorsque la voiture atteignit le pont on coupa les traits des chevaux et on obligea le convoi à s’immobiliser. Meagher ordonna qu’on défasse la barricade ; on le supplia de donner le signal de l’insurrection qui pouvait commencer sur le champ. Cette ville importante était aux mains du peuple, mais Meagher préféra rester avec les soldats, et les pauvres ouvriers rebelles de Waterford le laissèrent repartir en s’écriant :« Vous le regretterez, vous le regretterez, ce sera votre faute. » Meagher se montra par la suite un soldat courageux dans une armée régulière, mais, comme insurgé, il lui manqua l’audace nécessaire.

   Mais l’absurdité atteignit son comble lorsque William Smith O’Brien prit les choses en main. Il parcourut le pays en disant aux paysans affamés de se tenir prêts, mais en refusant de les laisser se nourrir aux dépens des propriétaires qui les volaient, les affamaient et les expulsaient depuis si longtemps. Il interdit à ses partisans de s’emparer des chariots de grains qui passaient sur les routes dans des endroits où les gens mouraient de faim. A Mullinahone, il leur interdit d’abattre des arbres pour construire une barricade avant d’avoir demandé une autorisation au propriétaire de ces arbres. Lorsque les gens de Killenaule réussirent à coincer un corps de dragons entre deux barricades, il fit relâcher les dragons en mauvaise posture contre l’assurance que leur chef n’avait aucun mandat d’arrêt contre sa personne. Ailleurs, il surprit une bande de soldats installés dans l’hôtel de ville, et qui avaient déposé leurs armes pour les nettoyer ; au lieu de les leur confisquer, il dit aux soldats que leurs armes se trouvaient autant à l’abri en ce lieu qu’au Château de Dublin.

   Quand on se souvient dans quel état se trouvait alors l’Irlande, avec sa population décimée par la famine, tout ce récit ressemble à une page d’opéra comique. Ce n’est hélas pas le cas : c’est une page de la période la plus sombre de l’histoire irlandaise. Nous pouvons comprendre en la lisant, pourquoi Smith O’Brien a sa statue à Dublin, alors que le nom et l’œuvre de Fintan Lalor ont été mis sous le boisseau pendant plus de cinquante ans.

   W. A. O’Connor, licencié ès lettres, résume ainsi, dans son History of the Irish people, la carrière de Smith O’Brien : « Cet homme a démoli une organisation pacifique pour faire la guerre, il a promis la guerre à un peuple désespéré et affamé, il a parcouru le pays pour provoquer la guerre, après quoi il a condamné toute action belliqueuse. » Il faut certes reconnaître que Smith O’Brien était un homme d’une grande probité, mais il faut aussi rappeler qu’il était un grand propriétaire fortement attaché aux prérogatives de sa classe, au point de les laisser s’interposer entre les millions d’Irlandais et leurs espoirs de vivre librement. Il faut encore ajouter, pour excuser quelque peu sa conduite lors de cette terrible crise, qu’il avait hérité d’immenses domaines acquis par ses ancêtres pour prix de leur apostasie sociale, nationale et religieuse ; si l’on tient compte du poids d’une telle hérédité, ce qui est surprenant, c’est qu’il ait songé à se révolter plutôt qu’à s’opposer à la révolution.

   Si les principes socialistes avaient été appliqués en Irlande à cette époque, personne ne serait mort de faim ; il n’y aurait eu nul besoin de verser un seul sou d’aumône, rien ne serait venu ternir le nom de notre pays. Mais tout le monde, à quelques rares exceptions, avait élevé la propriété foncière et l’économie politique capitaliste au rang d’idole qu’il fallait adorer ; c’est sur l’autel de cette idole que l’Irlande a expiré. Selon la plus faible estimation, 1.225.000 personnes sont mortes directement de faim, toutes sacrifiées sur l’autel de la pensée capitaliste.

   Dès le début de la famine, le Premier Ministre anglais, Lord John Russell, déclara qu’il ne fallait rien faire qui vienne gêner l’entreprise privée et l’activité commerciale normale ; et ce fut la politique immuable du gouvernement du début jusqu’à la fin. Un procès-verbal du Trésor du 31 août 1846 prévoyait « l’établissement de dépôts de vente de nourriture à Longford, Banagher, Limerick, Galway, Waterford et Sligo, et de dépôts secondaires en d’autres endroits de la côte ouest ». Mais les règlements précisaient qu’on ne devait pas en ouvrir là où il était possible d’acquérir des vivres dans des commerces privés, et que, là où on en ouvrait, les prix devaient permettre la concurrence des commerces privés.

   Toutes les lois d’assistance ouvrant des chantiers de travail stipulaient que l’activité devait y être totalement improductive, pour ne pas empêcher les capitalistes de faire du profit le plus rapidement possible. Il y eut des négociants privés qui firent des fortunes de 40.000 à 80.000 livres. En 1845 fut mis sur pied un Service d’Organisation des Secours pour importer du maïs et le vendre en Irlande, mais il était interdit d’en vendre avant que les stocks des magasins privés ne soient épuisés.

   L’État du Massachusetts loua un navire de guerre américain, le Jamestown, qui fut chargé de grains et envoyé en Irlande ; le gouvernement fit entreposer la cargaison, sous prétexte que sa mise en vente perturberait le marché. Une loi de secours aux pauvres de 1847 prit des mesures pour employer les travailleurs dans des chantiers de travaux publics, mais précisa que personne ne devait y être employé s’il possédait plus d’un quart d’arpent de terre, ce qui poussa des dizaines de milliers de gens à abandonner leurs fermes pour une bouchée de pain et évita aux propriétaires toutes les complications et les dépenses d’une expulsion.

   Quand la loi eut produit des effets suffisants, on congédia 734.000 personnes, et, comme elles avaient cédé leur ferme pour s’embaucher sur les chantiers, elles se retrouvaient désormais aussi démunies que des naufragés sur un radeau au milieu de l’océan. M. Mulhall, dans Fifty years of national progress, estime à 3.668.000 le nombre de personnes expulsées entre 1838 et 1888. La plupart virent leurs maisons détruites au cours de ces années, et cette loi de secours aux pauvres, surnommée « loi de l’expulsion sans peine », en fut l’arme essentielle.

   En 1846, l’Angleterre, pays protectionniste jusque là, adopta le libre échange [il s’agit du fameux Bill d’abolition des Corn Laws de 1846. Le Ministère Russell incarne cependant une ère importante de réformes : le libre-échange, que complète l’abolition des Actes de Navigation (1849), et la loi des 10 heures (1847) limitant le travail des femmes et des enfants, sans parler des mesures budgétaires d’aide à l’Irlande, très insuffisantes, évoquées par Connolly], dans le but apparent de livrer du grain librement et à bas prix aux Irlandais affamés.

   La signification réelle de cette mesure était que l’Angleterre, nation industrielle, cherchait à faire baisser les prix alimentaires pour que ses esclaves salariés se contentent de bas salaires ; en effet, en Angleterre, l’un des résultats immédiats du libre échange fut une réduction massive des salaires du prolétariat industriel.

   La classe capitaliste anglaise, avec cette hypocrisie qui caractérise toujours ses interventions publiques, s’est servie de la misère irlandaise pour vaincre l’opposition de l’aristocratie foncière anglaise au libre échange des grains. Comme pour toutes les autres mesures qui furent prises en ces années de famine, elle respecta ainsi des principes de l’économie politique capitaliste. Il est impossible de contester et de remettre en cause son action en restant dans le cadre de ce système social et de ces théories. C’est le système qu’il faut rejeter et les entraves intellectuelles et sociales qu’il impose si l’on veut avoir vraiment le droit de condamner les méthodes de l’administration anglaise en Irlande durant la famine comme un gigantesque crime contre l’humanité.

   Les hommes et les femmes d’Irlande qui ne sont pas socialistes et qui fulminent contre cette administration se retrouvent dans la situation illogique de celui qui dénonce une conséquence alors qu’il défend la cause. Or, la cause, c’est le système de la propriété capitaliste. A l’exception de la poignée d’hommes dont nous avons parlé, les dirigeants Jeune Irlande de 1848 ne parvinrent pas à être à la hauteur des circonstances qui leur offraient le choix entre les droits de l’homme et les droits de la propriété comme principe national, et leur échec fut à la mesure du désastre que connut leur pays.

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