Edification et structure du nouvel empire allemand

Le rôle de la violence dans l’histoire

Engels

II. Violence et économie dans l’établissement du nouvel empire allemand

5. Edification et structure du nouvel empire allemand

   Bismarck avait atteint son but. Son nouvel Empire prusso-allemand avait été proclamé à Versailles, dans la salle d’apparat de Louis XIV. La France était à ses pieds, désarmée. Paris rebelle, auquel même lui n’avait pas osé toucher, avait été provoqué par Thiers, poussé à l’insurrection de la Commune, puis abattu par les soldats de l’ex-armée impériale rentrant de captivité. Tous les philistins d’Europe admiraient Bismarck comme ils avaient admiré son modèle, Louis-Bonaparte, dans les années cinquante. Avec l’appui de la Russie, l’Allemagne était devenue la première puissance d’Europe, et toute la puissance de l’Allemagne était entre les mains du dictateur Bismarck. Il s’agissait maintenant de savoir ce qu’il saurait faire de cette puissance. Si jusqu’alors il avait réalisé le programme d’unité des bourgeois, non toutefois sur le mode bourgeois, mais par des moyens bonapartistes, ce sujet était maintenant passablement épuisé, il lui fallait maintenant un programme personnel, il lui fallait montrer les idées qu’il était capable de tirer dans l’édification intérieure du nouvel Empire.

   La société allemande se compose de grands propriétaires fonciers, de paysans, de bourgeois, de petits bourgeois et de travailleurs, qui se groupent à leur tour en trois classes principales.

   La grande propriété foncière est entre les mains d’un petit nombre de magnats (en Silésie surtout) et d’un grand nombre de propriétaires moyens dont la densité est la plus élevée dans les provinces de la vieille Prusse, à l’est de l’Elbe. Ce sont donc ces junkers prussiens qui dominent plus ou moins toute cette classe. Ils sont eux-mêmes agriculteurs dans la mesure où ils font en majeure partie exploiter leurs possesseurs de distilleries et de sucreries. Leur propriété, là où cela a pu se faire, est attachée à la famille sous forme de majorat. Les fils cadets entrent dans l’armée ou dans l’administration civile ; ainsi, à cette petite noblesse foncière, se rattache une noblesse plus petite d’officiers et d’employés, qui s’accroît encore par l’anoblissement à outrance des officiers supérieurs et des plus hauts fonctionnaires bourgeois. A la limite inférieure de toute cette clique noble se forme, tout naturellement, une noblesse de parasites, un lumpenprolétariat d’aristocrates vivant de dettes, de jeux louches, d’indiscrétions, de mendicité et d’espionnage politique. L’ensemble de cette société constitue le monde des junkers prussiens, et elle est l’un des piliers principaux du vieil État de Prusse. Mais le noyau de propriétaires fonciers de ce monde de junkers repose quant à lui sur une base peu solide. L’obligation où ils sont de tenir leur rang est chaque jour plus dispendieuse ; pour entretenir les fils cadets jusqu’au grade de lieutenant ou au poste d’assesseur, pour caser les filles, il faut de l’argent ; et, puisque ce sont là des obligations dont l’accomplissement prime toute autre considération, il n’est pas étonnant que les revenus ne suffisent pas, que l’on doive signer des lettres de change ou même prendre des hypothèques. Bref le monde des junkers tout entier est continuellement au bord de l’abîme ; toute autre considération, il n’est pas étonnant que les revenus ne suffisent pas, que l’on doive signer des lettres de change ou même prendre des hypothèques. Bref le monde des junkers tout entier est continuellement au bord de l’abîme ; toute catastrophe, guerre, mauvaise récolte ou crise commerciale, menace de l’y précipiter ; rien d’étonnant donc que depuis un bon siècle, il n’ait été sauvé de la ruine  que par toutes sortes de subventions de l’État, et qu’il ne continue de vivre un bon siècle, il n’ait été sauvé de la ruine que par toutes sortes de subventions de l’État, et qu’il ne continue de vivre que grâce à elles. Cette classe, artificiellement conservée, est vouée à la ruine ; il n’y a pas de secours d’État qui puisse la maintenir en vie indéfiniment. Mais, avec elle, c’est aussi tout le vieil État prussien qui disparaît.

   Le paysan est, politiquement, un élément peu actif. S’il est lui-même propriétaire, il périclite de plus en plus, victime des conditions de production défavorables au paysan parcellaire privé de l’ancienne mark, ou pâturage communal, sans lequel nul élevage n’est possible. S’il est fermier, c’est pire encore. La petite exploitation paysanne suppose une prédominance de l’économie naturelle, elle se ruine dans l’économie monétaire. De là : endettement croissant, expropriations massives par les créanciers, recours à l’industrie familiale, simplement pour ne pas être expulsé de son lopin de terre. Politiquement, la paysannerie est le plus souvent indifférente ou réactionnaire : ultramontaine en Rhénanie par suite d’une vielle haine de la Prusse, dans d’autres régions elle est particulariste ou protestante conservatrice. Dans cette classe, le sentiment religieux sert encore d’expression à des intérêts sociaux ou politiques.

   De la bourgeoisie, nous avons déjà traité. Depuis 1848, elle a été emportée dans un essor économique inouï. L’Allemagne a participé largement au développement colossal de l’industrie qui suivit la crise commerciale de 1847, développement déterminé par l’établissement d’une ligne de navigation à vapeur transocéanique qui eut lieu à cette époque, par l’énorme extension des chemins de fer et par la découverte des mines d’or de Californie et d’Australie. C’est l’effort de la bourgeoisie pour éliminer l’entrave au développement commercial que constituaient tous les petits États et pour obtenir sur le marché mondial une situation égale à celle de ses concurrents étrangers qui avait mis en branle la révolution bismarckienne. Maintenant que les milliards français ruisselaient sur l’Allemagne, une nouvelle période d’activité fiévreuse s’ouvrait pour la bourgeoisie, au cours de laquelle elle se révéla pour la première fois grande nation industrielle par un krach national allemand. Elle était déjà alors économiquement la classe la plus puissante de la population ; l’État devait obéir à ses intérêts économiques ; la révolution de 1848 avait donné à l’État une forme constitutionnelle extérieure qui donnait à la bourgeoisie de dominer aussi politiquement et de s’habituer à l’exercice du pouvoir. Cependant, elle était encore fort éloignée du véritable pouvoir politique. Elle n’avait pas été victorieuse dans le conflit contre Bismarck ; ce conflit, réglé par une révolution dirigée d’en haut, lui avait appris que, provisoirement, le pouvoir exécutif ne dépendait d’elle que d’une manière très indirecte encore, qu’elle ne pouvait ni destituer ni imposer de ministres, ni disposer de l’armée. Avec cela, en face d’un pouvoir exécutif énergique, elle était lâche et veule, mais les junkers l’étaient aussi, et elle au moins avait l’excuse du conflit économique direct qui l’opposait à la classe ouvrière industrielle révolutionnaire. Mais il était certain qu’elle devait peu à peu anéantir économiquement les junkers ; il était certain que, parmi les classes possédantes, elle était la seule qui eût, encore des perspectives d’avenir.

   La petite bourgeoisie se composait en premier lieu de résidus de l’artisanat médiéval, qui, dans l’Allemagne longtemps retardataire, étaient représentés en plus grand nombre que dans le reste de l’Europe occidentale ; en second lieu de bourgeois ruinés ; en troisième lieu d’éléments de la population non-possédante qui s’étaient élevés au petit commerce. Avec le développement de la grande industrie, l’existence de la petite bourgeoisie tout entière perdit ce qui lui restait ce qui lui restait de stabilité ; changement de métier et faillite périodique étaient la règle. Cette classe auparavant si stable, cette classe qui avait fourni le gros de la philistinerie allemande, tomba de son bien-être, de sa domesticité, de sa servilité, de sa pitié et de son honorabilité d’antan dans la pire confusion et le ressentiment envers le sort que Dieu lui faisait. Ce qui restait de l’artisanat appelait à grands cris la restauration des privilèges de corporation ; quant aux autres, tantôt ils allaient jusqu’à se rapprocher de la social-démocratie, et se ralliaient directement par endroits au mouvement ouvrier.

   Enfin, les ouvriers. Pour ce qui est des travailleurs de la campagne, ceux de l’Est tout au moins étaient encore dans un demi-servage, et n’étaient pas capables de discernement. Au contraire, parmi les travailleurs des villes, la social-démocratie avait fait des progrès foudroyants, elle grandissait dans la mesure où la grande industrie prolétarisait les masses populaires et accentuait à l’extrême l’opposition de classes entre capitalistes et travailleurs. Si les travailleurs sociaux-démocrates étaient encore divisés provisoirement en deux partis rivaux, depuis la parution du Capital de Marx, leur opposition de principe avait pratiquement disparu. La lassalisme de stricte observance, se bornait à réclamer des « coopératives de production subventionnées par l’État », s’endormait peu à peu et se révélait de moins en moins apte à fournir le noyau d’un parti ouvrier bonapartiste et socialiste étatique. Les fautes que certains chefs avaient commises à ce point de vue, le jugement sain des masses les avaient réparées. L’unité des deux tendances social-démocrates, qui n’était plus retardée que par des questions de personne, était assurée pour un avenir proche. Mais, déjà à l’époque de la scission, et malgré elle, le mouvement était assez puissant pour inspirer de la terreur à la bourgeoisie industrielle et pour la paralyser dans sa lutte contre le gouvernement, encore indépendant d’elle : la bourgeoisie allemande, depuis 1848, ne pouvait plus se débarrasser du spectre rouge.

   Cette vision en classe était à la base de la division en parties au Parlement et dans les diètes. La grande propriété foncière et une partie de la paysannerie formaient la masse des conservateurs ; la bourgeoisie industrielle fournissait l’aile droite du libéralisme bourgeois : les nationaux ; l’aile gauche — le parti démocrate affaibli ou parti progressiste — venait des petits bourgeois, soutenus par une partie de la bourgeoisie et des travailleurs. Enfin les travailleurs avaient leur parti à eux, la social-démocratie, auquel appartenaient également des petits bourgeois.

   Un homme dans la position de Bismarck et avec le passé de Bismarck eût dû se dire, sil avait eu quelque lumière sur la situation, que, tels qu’ils étaient, les junkers ne représentaient pas une classe viable ; que, de toutes les classes possédantes, seule la bourgeoisie pouvait prétendre à un avenir, et que par conséquent (abstraction faite de la classe ouvrière, dont nous ne pouvons guère exiger de lui qu’il comprenne la mission historique) son nouvel Empire aurait d’autant plus de chances de durer qu’il le préparerait progressivement à se transformer en État bourgeois moderne. N’exigeons pas de lui ce qui dans ces circonstances lui était impossible. Il n’était ni possible ni même opportun à l’époque de passer immédiatement à un régime parlementaire, avec un Reichstag doté d’un pouvoir souverain (comme dans la Chambre des communes en Angleterre) ; la dictature exercée selon des formes parlementaires devait paraître encore nécessaire pour l’instant à Bismarck lui-même ; nous ne lui reprochons pas du tout d’avoir commencé par la conserver, nous demandons simplement à quoi elle pouvait servir. Et là, on ne peut mettre en doute que la seule voie sur laquelle on avait chance d’assurer au nouvel Empire un fondement solide et une calme évolution interne était la mise en place progressive de structures politiques correspondant à la Constitution anglaise. Et abandonnant à la ruine imminente la plus grande partie des junkers, d’ailleurs impossible à sauver, il paraissait toujours possible de laisser se former avec le reste, et avec des éléments nouveaux, une classe de grands propriétaires fonciers indépendants, classe qui ne serait elle-même que la flèche ornementale de la bourgeoisie ; une classe à laquelle la bourgeoisie, même en pleine jouissance de si-on pouvoir, devrait abandonner des fonctions représentatives dans l’État, et avec elles les postes les plus gras et une très grande influence. En faisant à la bourgeoisie les concessions politiques dont à la longue n ne pouvait la priver (c’est ainsi au moins qu’on devait juger du point de vue des classes possédantes), en lui faisant ces concessions, même à faibles doses et de loin en loin, on engageait du moins le nouvel Empire dans la voie sur laquelle il lui était possible de rejoindre les autres États occidentaux politiquement fort en avance sur lui ; où il secouerait les derniers vestiges de féodalisme, et toute cette tradition philistine qui pesait encore lourdement sur la bureaucratie, — par-dessus tout, on lui donnait la force de tenir seul debout, le jour où ses fondateurs, qui n’étaient plus jeunes du tout, rendraient leur âme à Dieu.

   Nulle difficulté d’ailleurs dans tout cela. Ni les junkers ni les bourgeois ne disposaient du minimum d’énergie. Les junkers l’avaient montré depuis soixante ans, l’État ayant toujours fait de son mieux pour leur propre bien, contre l’opposition de ces don Quichotte. La bourgeoisie, qu’une longue préhistoire avait de même rendue docile, se ressentait encore durement le conflit ; depuis, les succès de Bismarck avaient brisé plus encore sa force de résistance, et la menace grandissante du mouvement ouvrier fit le reste. Dans ces conditions, il ne pouvait pas être difficile à l’homme qui avait exaucé les aspirations nationales de la bourgeoisie de mettre le temps qu’il voudrait à réaliser ses aspirations politiques, fort modestes déjà dans l’ensemble. Il ne lui fallait que voir clairement son but.

   Du point de vue des classes possédantes, c’était là la seule façon rationnelle d’agir. Du point de vue de la classe ouvrière, il révèle, il est vrai, qu’il était déjà trop tard pour établir un pouvoir bourgeois durable. La grande industrie, et avec elle bourgeoisie et prolétariat, se constituèrent en Allemagne à une époque où, presque en même temps que la bourgeoisie, le prolétariat put faire une entrée autonome sur la scène politique ; où, par conséquent, la lutte entre les deux classes commence avant même que la bourgeoisie ait conquis la totalité du pouvoir politique, ou se soit assuré une position prépondérante. Mais si en Allemagne il est trop tard pour un pouvoir solide et tranquille de la bourgeoisie, la meilleure politique était cependant en 1870, dans l’intérêt des classes possédantes en général, de s’orienter vers un pouvoir bourgeois. Car c’était le seul moyen de mettre un terme aux survivances du féodalisme en décomposition, qui pullulaient encore dans la législation et dans l’administration ; c’était le seul moyen d’acclimater progressivement en Allemagne l’ensemble des résultats de la grande Révolution française, bref, de couper la vieille perruque dont l’Allemagne était encore affublée ; de la conduire consciemment et définitivement sur la voie de l’évolution moderne, d’adapter ses structures politiques et ses structures industrielles. Si, finalement, la lutte inévitable entre la bourgeoisie et le prolétariat se produisait, elle aurait lieu du moins dans des conditions normales, chacun sachant cette fois de quoi il retournait, et non dans la confusion, l’obscurité, les chevauchements d’intérêts et la perplexité que nous avons connus en Allemagne en 1848. Avec cette différence seulement que cette fois, la perplexité sera exclusivement du côté des possédants ; car la classe ouvrière sait ce qu’elle veut.

   Étant donné la situation de l’Allemagne de 1871, un homme comme Bismarck n’avait réellement d’autre politique que de louvoyer entre les deux classes. Et là on ne peut rien lui reprocher. Il s’agit seulement de savoir vers quel objectif cette politique était dirigée. Si elle allait, peu importe le temps qu’elle y mettrait à condition d’y aller consciemment et résolument, vers le pouvoir final de la bourgeoisie, elle était d’accord avec l’évolution historique, dans la mesure où elle pouvait l’être du point de vue des classes possédantes en général. Si elle allait vers le maintien du vieil État prussien, vers la prussification progressive de l’Allemagne, elle était réactionnaire et condamnée à un échec final. Si elle allait vers le simple maintien du pouvoir de Bismarck, elle était bonapartiste et devait finit comme tout bonapartisme.

   La première tâche était la Constitution de l’Empire. Comme matériau, il y avait d’une part, la Constitution de la Confédération de l’Allemagne du Nord ; d’autre part, les traités avec les États allemands du Sud. Les facteurs à l’aide desquels Bismarck devait susciter la Constitution de l’Empire étaient d’un côté les dynasties représentées au Conseil fédéral, de l’autre le peuple représenté au Reichstag. La Constitution de l’Allemagne du Nord et les traités imposaient une limite aux prétentions des dynasties. Le peuple, au contraire, pouvait prétendre à une participation beaucoup plus large au pouvoir politique. Il avait conquis sur le champ de bataille l’indépendance à l’égard de l’ingérence étrangère et l’unité de l’Allemagne — autant qu’il en pouvait être question ; c’était donc à lui que revenait en tout premier lieu la charge de décider à quoi allait servir cette indépendance, comment cette unité allait être mise en œuvre et en valeur. Et même si le peuple reconnaissait les bases juridiques représentées par la Constitution de l’Allemagne du Nord et les traités, cela n’empêchait pas qu’il pût obtenir, dans la Constitution nouvelle, une participation au pouvoir plus importante que dans les précédentes. Le Reichstag était le seul corps qui représentât dans la réalité l’« unité » nouvelle. Plus la voix du Reichstag avait du poids, plus la Constitution du Reich était libre envers les Constitutions particulières des pays, et plus l’Empire aurait alors de cohésion, mieux le Bavarois, le Saxon, le Prussien se fondraient en un citoyen nouveau : l’Allemand.

   Pour qui voyait plus loin que le bout de son nez, cela devait être évident. Mais l’opinion de Bismarck n’était pas du tout celle-là. Au contraire, il se servit de l’ivresse patriotique propagée par la guerre pour amener précisément la majorité du Reichstag à renoncer non seulement à toute extension, mais même à toute détermination précise des droits du peuple, et à reproduire simplement dans la Constitution de l’Empire la base juridique de la Constitution de l’Allemagne du Nord et des traités. Toutes les tentatives des petits partis pour exprimer dans la Constitution les droits du peuple à la liberté furent rejetées, même la proposition du Centre catholique d’insérer les articles de la Constitution prussienne relatifs de réunion et d’association, ainsi que de l’indépendance de l’Église. La Constitution prussienne, châtrée deux ou trois fois comme elle l’était, restait donc plus libérale encore que la Constitution de l’Empire. Les contributions ne furent pas votées annuellement, mais fixées une fois pour toutes « par la loi » : ainsi le Reichstag ne peut refuser l’impôt. On appliqua par là à l’Allemagne la doctrine prussienne, incompréhensible au monde constitutionnel non-allemand, selon laquelle les représentas du peuple n’ont que le droit de refuser les dépenses sur le papier, tandis que le gouvernement met dans son sac les recettes en espèces sonnantes. Mais tandis que le Reichstag est spolié des meilleurs instruments de pouvoir, et se trouve ramené à l’humble position de la Chambre prussienne brisée par les révisions de 1849 et de 1850, par la clique de Manteuffel, par le conflit et par Sadowa, le Conseil fédéral jouit pour l’essentiel de tous les pleins pouvoirs que l’ancienne Diète fédérale possédait nominalement ; et il en jouit réellement, car il est délivré des entraves qui paralysaient la Diète. A côté du Reichstag, le Conseil fédéral n’a pas seulement un avis déterminant dans la législation, il est aussi la plus haute instance administrative, — c’est lui qui décrète les modalités d’application des lois de l’Empire —, et il se prononce en outre sur les « insuffisances qui apparaissent lors de l’application des lois d’Empire », c’est-à-dire des insuffisances auxquelles seule, dans les autres pays civilisés, une nouvelle loi peut remédier. (Voir art. 7, § 3 très semblable à un cas de conflit juridique.)

   Ainsi, Bismarck n’a pas cherché à s’appuyer sur le Reichstag, qui représentait la dispersion et le particularisme. Il n’ pas eu le courage — lui qui jouait au représentant de l’idée nationale — de se mettre réellement à la tête de la nation ou de ses représentants ; la démocratie était à son service, non lui au service de la démocratie ; plutôt que de se fier au peuple, ils e fia à des menées tortueuses et des intrigues de coulisses, à la possibilité qu’il avait de se fabriquer au Conseil fédéral, par des moyens diplomatiques, par la carotte et la cravache, une majorité même récalcitrante. La petitesse d’idées, l’étroitesse de perspectives qui apparaissaient ici, correspondent tout à fait au caractère du monsieur, tel que nous avons appris à le connaître jusqu’ici. Cependant, nous pouvons nous étonner que ses succès ne lui aient pas permis, même un instant, de s’élever au-dessus de lui-même.

   En fait, tout le problème revenait à axer la Constitution entière sur un seul point fixe : le chancelier d’Empire. Le Conseil fédéral devait obtenir une position qui rendît impossible un pouvoir exécutif autre que celui du chancelier d’Empire, et exclût par là l’éventualité de ministres responsables. En fait, toute tentative d’organisation d’un ministère responsable se heurta, parce qu’elle empiétait soi-disant sur les droits du Conseil fédéral, à une résistance invincible. Comme on s’en aperçut bientôt, la Constitution était « faite sur mesure » pour Bismarck. Elle était un pas de plus sur la voie de son pouvoir dictatorial, grâce au système de balance des partis au Reichstag et des États particularistes au Conseil fédéral, — un pas de plus sur la voie du bonapartisme.

   Du reste, on ne peut pas dire que — en dehors des quelques concessions faites à la Bavière et au Wurtemberg — la nouvelle Constitution constitue directement une régression. Mais c’est aussi tout ce qu’on peut dire. Les besoins économiques de la bourgeoisie furent satisfaits pour l’essentiel, ses prétentions politiques — si tant est, qu’elle en eût encore, furent bloquées de la même façon qu’à l’époque du conflit.

   Si tant est qu’elle eût encore des prétentions politiques. Car il est incontestable que ces prétentions étaient entre les mains des nationaux-libéraux, tombés très bas, et qu’elles se réduisaient encore de jour en jour. Ces messieurs, loin d’exiger de Bismarck qu’il leur donnât les facilités de collaborer, n’aspiraient plutôt qu’à faire sa volonté, quand ça pouvait se faire, mais aussi quand ça ne pouvait, ou n’aurait jamais dû se faire. Bismarck les méprisait, qui pouvait l’en blâmer ? — mais ses junkers en étaient-ils donc en rien meilleurs et plus virils ?

   Le premier domaine dans lequel l’unité de l’Empire restait à faire, l’argent, fut organisé par les lois promulguées de 1873 à 1875 sur la monnaie et sur les banques. L’établissement de l’étalon-or fut un grand progrès ; mais on ne l’introduisit qu’avec beaucoup d’hésitations et de flottement, et aujourd’hui [en 1888], il n’est pas encore établi sur une base tout à fait ferme. Le système monétaire que l’on adopta — avec pour unité le tiers de thaler, le mark, avec une division décimale — était celui proposé par Sœtbeer un peu avant 1840. L’unité effective était les vingt marks-or. On aurait pu, par un changement de valeur presque insignifiant, le rendre absolument équivalent soit au souverain-or, soit aux vingt-cinq francs-or ou aux cinq dollars-or américains, et obtenir ainsi une liaison avec l’un des trois grands systèmes monétaires du marché mondial. On préféra créer un système monétaire à part, et entraver ainsi inutilement le commerce et les calculs du cours des changes. Les lois sur la monnaie de papier et sur les banques des petits États dans l’émission de papier-monnaie et furent, en considération du krach qui s’était produit entre-temps, d’une certaine timidité, qui convenait à l’Allemagne, encore inexpérimentée dans ce domaine. Ici encore, on assura en gros comme il convenait les intérêts économiques de la bourgeoisie.

   Enfin, venait encore la fixation de lois civiles et pénales uniformes. La résistance des États moyens à l’extension de la compétence de l’Empire au droit civil matériel fut également surmontée ; mais le code civil est encore en élaboration, alors que la loi pénale, la procédure pénale et civile, le droit commercial, la législation sur les faillites et l’organisation judiciaire sont réglés sur un modèle uniforme. La suppression des normes juridiques matérielles et formelles confuses des petits États était déjà, en elle-même, une nécessité urgente de l’évolution progressiste, et cette suppression constitue aussi beaucoup plus que leur contenu, le principal mérite des lois nouvelles.

   Le juriste anglais s’appuie sur un passé juridique qui a sauvé, par-delà le moyen âge, une bonne part de la liberté germanique ancienne, qui ignore l’État policier, étouffé dans l’œuf au cours des deux révolutions du XVIIe siècle et atteint son apogée en deux siècles dévolution continue de la liberté bourgeoise. Le juriste français s’appuie sur la grande Révolution qui, après avoir anéanti totalement le féodalisme et l’arbitraire policier absolutiste, traduisit les conditions de vie économique de la société moderne nouvellement constituée, dans le langage des normes juridiques, dans son code classique proclamé par Napoléon. Quelle est, par contre, la base historique de nos juristes allemands ? Rien d’autre que le processus de décomposition séculaire et passif des vestiges du moyen âge, la plupart du temps déterminé par des secousses extérieures et aujourd’hui encore inachevé ; une société économiquement arriérée, dans laquelle le junker féodal et le maître de corporation circulent comme des fantômes en quête d’un nouveau corps ; une situation juridique à laquelle l’arbitraire policier — quoique l’arbitraire policier eût disparu en 1848 — fait encore chaque jour accroc sur accroc. C’est de ces écoles, les pires de toutes, que sont sortis les pères des nouveaux codes de l’Empire, et l’ouvrage est conforme au style de la maison. Abstraction faite du côté purement juridique, la liberté politique est faite du côté purement juridique, la liberté politique est passablement mise à mal dans ces codes. Si les tribunaux d’échevins donnent à la grande et à la petite bourgeoisie un moyen de collaborer à la répression de la classe ouvrière, l’État se couvre cependant autant que possible contre le danger d’une opposition bourgeoise renouvelée en limitant les tribunaux de jurés. Les paragraphes politiques du code pénal sont très souvent d’une indétermination et d’une élasticité telles qu’on les dirait taillés à la mesure du tribunal d’Empire, et celui-ci sur eux. Il va sans dire que ces nouveaux codes constituent un progrès par rapport au droit civil prussien. Mais les provinces qui ont connu jusqu’ici le droit français ne ressentent que trop la différence qui sépare la copie dénaturée de l’original classique. Ce fut l’abandon par les nationaux-libéraux de leur programme qui permit ce renforcement du pouvoir étatique aux dépens de la liberté civile, cette première régression réelle.

   Il faut encore mentionner la loi d’Empire sur la presse. Le code pénal avait déjà réglé pour l’essentiel le droit matériel dont il peut être question dans cet ordre de choses ; ce furent donc l’établissement de dispositions formelles identiques pour tout l’Empire, sur la suppression des cautions et des droits de timbre qui subsistaient encore ici et là, qui constituèrent le principal contenu de cette loi et, en même temps, le seul progrès qui en résultât.

   Pour que la Prusse fît encore une fois figure d’État modèle, on introduisit ce qu’on appelle la gestion directe. Il s’agissait d’éliminer les vestiges les plus scandaleux du féodalisme tout en laissant sur le fond, autan que possible, tout en l’état. C’est à cela que servit l’organisation des cercles. Le pouvoir de police seigneuriale de messieurs les junkers était devenu un anachronisme. On en supprima le terme — comme privilège féodal — mais on le restaura quant au fond en créant des districts fonciers autonomes à l’intérieur desquels ou bien le propriétaire est lui-même prévôt de son domaine avec les compétences d’un maire de commune rurale, ou bien nomme ce prévôt ; on le restaura quant au fond également en reportant toute l’autorité policière et la juridiction de simple police d’un district administratif sur un chef de district qui, à la campagne, était presque sans exception un grand propriétaire foncier, qui tint ainsi sous sa férule les communes rurales, elles aussi. Le privilège féodal des particuliers leur fut retiré, mais on donna à la classe tout entière les pleins pouvoirs qui s’y rattachaient. C’est par un escamotage semblable que les grands propriétaires fonciers anglais se transformèrent en juges de paix, en seigneurs et maîtres de l’administration rurale, de la police et des juridictions subalternes, et continuèrent ainsi sous un titre nouveau, modernisé, à occuper tous les postes essentiels, les pouvoirs qui ne pouvaient plus subsister sous une forme féodale. Mais c’est aussi la seule similitude entre la « gestion directe » anglaise et la gestion directe allemande. Je voudrais bien voir le ministre anglais qui oserait proposer au Parlement la confirmation par le gouvernement des fonctionnaires communaux élus, et leur remplacement, en cas de succès électoral de l’opposition, par les suppléants imposés par l’État ; d’introduire des fonctionnaires d’État ayant les compétences des Landräte, des administrations de district et des premiers présidents prussiens ; de proposer l’ingérence de l’administration de l’État, que prévoit l’organisation administrative des cercles dans les affaires des communes, des cantons, des arrondissements, et qui même, anglais, oserait proposer la suppression du recours aux tribunaux, telle quelle apparaît à chaque page dans l’organisation des cercles. Et, tandis qu’aussi bien les assemblées de cercles que les assemblées provinciales sont toujours composées, à la manière féodale ancienne, de représentants des trois états : grands propriétaires fonciers, villes et communes rurales, en Angleterre, même un ministère très conservateur dépose un bill qui transfère toute l’administration des comtés à des magistrats élus à un suffrage presque universel.

   Le projet d’organisation des cercles pour les six provinces orientales (1871) fut le premier indice qui montra que Bismarck ne songeait nullement à fondre la Prusse dans l’Allemagne, mais, au contraire, à renforcer plus encore cette solide citadelle du vieux prussianisme, que sont précisément ces provinces. Les junkers conservèrent, sous d’autres noms, tous les pouvoirs essentiels ; et les ilotes de l’Allemagne, ce furent comme toujours les travailleurs de ces régions — domestiques et journaliers, qui demeurèrent dans la même servitude de fait qu’auparavant, admis seulement à deux fonctions publiques : être soldats, et servir aux junkers de bétail électoral pour les élections au Reichstag. Le service que Bismarck a rendu là au parti révolutionnaire socialiste est inexprimable et mérite la plus profonde gratitude.

   Mais que dire de la stupidité de messieurs les junkers, qui firent des pieds et des mains comme des enfants mal élevés, contre cette organisation de cercles combinée dans leur seul intérêt, combinée pour sauvegarder leurs privilèges féodaux sous une étiquette quelque peu modernisée ? La Chambre prussienne des seigneurs, ou plutôt des junkers, commença par rejeter le projet qui traîna pendant toute une année, et ne l’accepta qu’après la création d’une « fournée » de 24 nouveaux « seigneurs ». Par là, les junkers prussiens se révélèrent une fois de plus être des réactionnaires mesquins, entêtés, incurables, incapables de former le noyau d’un grand parti indépendant qui aurait une mission historique dans ka vie de la nation, comme le sont réellement les grands propriétaires terriens anglais. Ils avaient confirmé par là leur absence totale de discernement ; Bismarck n’eut plus qu’à montrer au monde entier leur absence tout aussi totale de caractère pour qu’une légère pression judicieusement exercée les transformât en un parti bismarckien à tout crin.

   C’est à cela que le Kulturkampf devait servir.

   L’exécution du plan impérial prusso-allemand devait avoir pour contre-coup la réunion en un seul parti de tous les éléments anti-prussiens qui avaient chacun auparavant leur évolution propre. Ces éléments de toutes teintes trouvèrent un drapeau commun dans l’ultramontanisme. La révolte du bon sens — même chez les innombrables catholiques orthodoxes — contre le nouveau dogme de l’infaillibilité du pape d’une part, l’anéantissement des États de l’Église et la prétendue captivité du pape à Rome, d’autre part, obligèrent à un rassemblement plus étroit de toutes les forces militantes du catholicisme. C’est ainsi que se constitua au Landtag prussien, au cours même de la guerre — en automne 1870 — le parti spécifiquement catholique du Centre ; lorsqu’il entra au premier Reichstag allemand en 1871, ce parti n’eut que 57 représentants ; mais il se renforça à chaque élection, jusqu’à dépasser la centaine. Il était composé d’éléments très divers. En Prusse, ses forces principales étaient les petits paysans rhénans, qui se considéraient encore « Prussiens par force » ; ensuite les grands propriétaires fonciers, les paysans catholiques des évêchés wesphaliens de Munster et de Paderborn, et les catholiques de Silésie. Le deuxième contingent important était représenté par les catholiques du Sud, les bavarois surtout. Mais la puissance du Centre était moins dans la religion catholique que dans le fait qu’il représentait les antipathies des masses populaires à l’égard de cette mentalité spécifiquement prussienne, qui prétendait désormais à l’hégémonie en Allemagne. Ces antipathies étaient particulièrement vives dans les régions catholiques ; on trouvait parallèlement des sympathies pour l’Autriche, maintenant rejetée de l’Allemagne. En accord avec ces deux courants populaires, le Centre était résolument particulariste et fédéraliste.

   Ce caractère essentiellement antiprussien du Centre fut aussitôt reconnu par les autres petites fractions du Reichstag qui, pour des raisons locales — et non pas, comme les sociaux-démocrates, pour des raisons d’ordre national et général — étaient contre la Prusse. Non seulement les Polonais catholiques et les Alsaciens, mais même les guelfes protestants s’allièrent étroitement au Centre. Et, bien que les fractions bourgeoises libérales ne comprirent jamais le caractère véritable des ultramontains, elles firent cependant voir qu’elles avaient au moins une idée de l’état de choses réel, en donnant au Centre le titre de « sans-patrie » et d’« ennemi de l’Empire ».

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   Le manuscrit s’interrompt ici. Les notes sur le Kulturkampf et l’esquisse de plan, destinée sans doute au dernier chapitre, que l’on trouvera ci-après et qui furent également publiées par E. Bernstein pour la première fois, montrent comment Engels envisageait la suite de son travail.

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