La « missions allemande » de la Prusse, la ligue nationale et Bismarck

Le rôle de la violence dans l’histoire

Engels

II. Violence et économie dans l’établissement du nouvel empire allemand

2. La « missions allemande » de la Prusse, la ligue nationale et Bismarck

   Depuis Frédéric II, la Prusse voyait dans l’Allemagne comme dans la Pologne un simple territoire de conquête, dont on prend ce qu’on peut, mais il va de soi aussi qu’on doit le partager avec d’autres. Le partage de l’Allemagne avec l’étranger — avec la France d’abord, — telle avait été la « mission allemande » de la Prusse depuis 1740. « Je vais, je crois, jouer votre jeu ; si les as me viennent, nous partagerons »((En français dans le texte.)) telles étaient les paroles que prononça Frédéric en prenant congé du ministre plénipotentiaire français lorsqu’il s’engagea dans sa première guerre. Fidèle à cette « mission allemande », la Prusse trahit l’Allemagne en 1795, à la paix de Bâle, elle consentit d’avance (traité du 24 août 1796), contre l’assurance d’un accroissement de territoire, à céder la rive gauche du Rhin à la France et elle encaissa aussi en fait, grâce au Reichsdeputationshauptschluss, édicté par la Russie et par la France, le salaire que lui valait sa trahison du Reich. En 1805, elle trahit encore ses alliées, la Russie et l’Autriche, dès que Napoléon eut fait miroiter devant elle le Hanovre — l’appât auquel elle mordait chaque fois, — mais elle se prit à sa propre et stupide ruse, si bien qu’elle entra quand même en guerre contre Napoléon et reçut à Iéna le châtiment qu’elle méritait. Frédéric-Guillaume III, encore sous le coup de ces épreuves, voulut renoncer, même après les victoires de 1813 et 1814, à toutes les places extérieures de l’Ouest, se limiter à la possession de l’Allemagne, ce qui aurait fait de toute l’Allemagne occidentale une nouvelle Confédération du Rhin sous la domination protectrice de la Russie ou de la France. Le plan ne résista pas tout à fait contre la volonté du roi, la Wesphalie et la Rhénanie lui furent imposées, et avec elles, une nouvelle « mission allemande ».

   Plus question d’annexions pour l’instant, à part l’acquisition de quelques bribes de territoire. A l’intérieur refleurit progressivement la vieille administration des junkers et des bureaucrates ; les promesses de constitution, faites au peuple dans l’amère nécessité, furent obstinément reniées.

   Mais, dans tout cela, la bourgeoisie s’élevait sans cesse, même en Prusse, car sans industrie et sans commerce, l’arrogant État prussien lui-même était maintenant moins que rien. On dut faire des concessions économiques à la bourgeoisie, lentement, à rebrousse-poil, à des doses homéopathiques. Et, d’un côté, ces concessions offraient la perspective d’une relance de la « mission allemande » de la Prusse : par le seul fait que celle-ci, pour supprimer les frontières douanières étrangères entre ses deux moitiés, invita les États allemands limitrophes à une union douanière. Ainsi naquit le Zolverein, à l’état de pieux désirs jusqu’en 1830 (seule la Hesse-Darmstadt y était entrée), mais qui ensuite, le mouvement économique et politique s’étant accéléré, annexa bientôt économiquement à la Prusse la plus grande partie de l’Allemagne de l’intérieur. Les pays non-prussiens du littoral demeurèrent en dehors jusqu’après 1848.

   Le Zollverein était un grand succès pour la Prusse. Qu’il signifiât une victoire sur l’influence autrichienne, était secondaire. L’essentiel était qu’il mettait du côté de la Prusse toute la bourgeoisie des moyens et des petits États. La Saxe exceptée, il n’y avait pas un État allemand dont l’industrie se fût développée, même de loin, au même rythme que l’industrie prussienne ; et cela n’était pas dû seulement à des conditions naturelles et historiques, mais aussi à l’élargissement des frontières douanières et à l’extension consécutive du marché intérieur. Plus le Zollverein s’étendait et plus il englobait de ces petits États dans son marché intérieur, plus les bourgeois nouvellement promus de ces États s’accoutumaient à regarder du côté de la Prusse, comme vers leur suzeraine économique, et peut-être plus tard politique.

   Et sur l’air des bourgeois, les professeurs aussi dansaient. Ce que les Hégéliens construisaient philosophiquement à Berlin : que la Prusse eût pour mission de prendre la tête de l’Allemagne, les élèves de Schlosser, entre autres Häusser et Gervinus le démontraient historiquement à Heidelberg. On supposait naturellement que la Prusse transformerait tout son système politique, qu’elle satisferait aux prétentions des idéologies de la bourgeoisie((La Gazette rhénane discuta de ce point de vue la question de l’hégémonie prussienne. Gervinus me disait dans l’été de 1843 à Ostende : la Prusse doit se mettre à la tête de l’Allemagne ; pour cela, il faut cependant trois choses : la Prusse doit donner une Constitution, elle doit donner la liberté de la presse, elle doit adopter une politique extérieure qui ait du relief. (Note d’Engels.))).

   Mais cela ne se fit pas en vertu de préférences spéciales pour l’État prussien, comme lorsque les bourgeois italiens acceptèrent le Piémont comme État directeur, après qu’il se fut ouvertement mis à la tête du mouvement national et constitutionnel. Non, cela se fit à contre-cœur, les bourgeois prirent la Prusse comme un moindre mal parce que l’Autriche les excluait de on marché, et parce que la Prusse, comparée à l’Autriche, conservait malgré tout un certain caractère à l’Autriche, conservait malgré tout un certain caractère bourgeois, ne fut-ce qu’à cause de sa ladrerie financière. La Prusse avait sur d’autres grands État l’avantage de deux bonnes institutions : le service militaire obligatoire, et l’instruction obligatoire. Elle les avait introduites en un temps de péril extrême et s’était contentée, pendant les jours meilleurs, de les débarrasser de ce qu’elles pouvaient avoir de dangereux le cas échéant, en les appliquant avec négligence et en les dénaturant délibérément. Mais ces institutions continuaient à exister sur le papier, et grâce à elles, la Prusse se réservait la possibilité de développer un jour l’énergie potentielle qui sommeille dans la masse du peuple à un degré qu’on ne pourrait atteindre nulle part ailleurs, à égalité numérique de population. La bourgeoisie s’accommodait de ces deux institutions ; le service militaire de ceux qui ne faisaient qu’un an, donc des fils de bourgeois, était, aux environs de 1840, aisé à supporter, et il était assez facile de le tourner par la corruption, d’autant plus que dans l’armée elle-même, l’on n’attachait alors que peu de valeur aux officiers du landwehr((Armée de réserve.)) recrutés dans les milieux de commerçants et d’industriels. Et le grand nombre de gens possédant une certaine somme de connaissances élémentaires qu’il y avait incontestablement en Prusse, souvenir du temps de l’école obligatoire, était au plus haut point utile à la bourgeoisie ; il finit même par devenir insuffisant avec les progrès de la grande industrie((A l’époque du Kulturkampf, des industriels rhénans se plaignaient encore à moi de ce qu’ils ne pouvaient faire avec d’excellents ouvriers des contremaîtres, faute de connaissances générales suffisantes. Cela était surtout le cas dans les régions catholiques. (Note d’Engels.))). C’était surtout la petite bourgeoisie qui se plaignait du coût élevé de ces deux institutions et des lourds impôts qui en résultaient((Dans la marge du manuscrit, on lit : « Mittelschulen für die Bourgeoisie » : écoles moyennes pour la bourgeoisie.)) ; la bourgeoisie montante, elle, supputait que le prix, fâcheux mais inévitable, qu’il faudrait payer pour devenir une grande puissance, serait largement compensé par l’augmentation des profits.

   Bref, les bourgeois allemands ne se faisaient aucune illusion sur l’amour dont la Prusse était digne. Si, depuis 1840, l’hégémonie prussienne jouissait auprès d’eux d’une estime de plus en plus grande, c’était seulement parce que et dans la mesure où la bourgeoisie prussienne, par suite de son développement économique plus rapide, se mettait à la tête de la bourgeoisie allemande, économiquement et politiquement ; c’était parce que et dans la mesure où les Rotteck et les Welcker du Sud constitutionnel étaient éclipsés par les Camphausen, les Hansemann et les Milde du Nord prussien ; parce que les avocats et les professeurs étaient éclipsés par les commerçants et par les industriels. Et en fait, on sentait chez les libéraux rhénans, un tout autre souffle révolutionnaire que chez les libéraux de sous-préfecture du Sud. C’est alors que l’on composa les deux chants populaires politiques les meilleurs depuis le XVIe siècle, le chant du bourgmestre Tschech et celui de la baronne de Droste-Vischering, de la témérité desquels s’effraient aujourd’hui sur leurs vieux jours les mêmes gens qui chantaient en 1846 d’un air dégagé :

   « Hatte je ein Mensch so’n Pech
Wie der Bürgermeister Tschech
Dass er diesen dicken Mann
Auf swei Schritt nicht treffen kann((

A-t-on déjà vu déveine pareille 

            A celle du bourgmestre Tschech ?

            Ce gros homme ventru, quelle déveine

            Il ne peut l’atteindre à deux pas !)) ! »

   Mais tout cela devait bientôt changer. Vinrent la révolution de Février, les journées de Mars à Vienne et la révolution du 18 mars à Berlin. La bourgeoisie avait vaincu sans combattre sérieusement, elle n’avait même pas voulu le combat sérieux lorsqu’il s présenta. Car elle, qui peu avant flirtait encore avec le socialisme et le communisme de l’époque (en Rhénanie surtout), s’apercevait soudain qu’elle avait fait lever non seulement des travailleurs isolés, mais une classe de travailleurs, un prolétariat certes encore lourd de rêves, mais qui peu à peu s’éveillait, et qui était révolutionnaire par nature, très profondément révolutionnaire. Et ce prolétariat, qui s’était battu partout pour la victoire de la bourgeoisie, posait déjà, en France surtout, des revendications qui étaient incompatibles avec l’existence de l’ordre bourgeois tout entier ; la première lutte cruelle entre ces deux classes eut lieu à Paris le 23 juin 1848 ; après quatre jours de bataille, le prolétariat eut le dessous. A partir de ce moment-là, la masse de la bourgeoisie se rangea dans toute l’Europe du côté de la réaction ; elle s’allia avec les bureaucrates, les féodaux et les curés absolutistes qu’elle venait de renverser avec l’aide des travailleurs, contre les ennemis de la société ; ces mêmes ouvriers, précisément.

   En Prusse, cela prit la forme suivante : la bourgeoisie laissa tomber ses représentants élus et se réjouit ouvertement ou secrètement de les voir dispersés par le gouvernement en novembre 1848. Le ministère de hobereaux et de bureaucrates qui se pavana alors en Prusse pendant quelque dix années fut sans doute contraint de gouverner sous une forme constitutionnelle, mais il s’en vengea par un système de chicanes et de vexations mesquines, inouïes jusqu’ici, même en Prusse, et dont personne ne devait souffrir plus que la bourgeoisie. Mais celle-ci, repentante, était rentrée en elle-même, elle supportait humblement les coups de poing et les coups de pied qui pleuvaient, comme la punition de ses appétits révolutionnaires d’autrefois, elle apprenait peu à peu à penser ce qu’elle exprima plus tard : « Des chiens, voilà ce que nous sommes ! »

   Vint la régence. Pour prouver sa fidélité royaliste, Manteuffel avait fait entourer d’espions l’héritier du trône, [l’Empereur actuel], comme aujourd’hui Puttkamer, la rédaction du Sozialdemokrat. Lorsque l’héritier devint régent, Manteuffel fut naturellement écarté aussitôt d’un coup de pied et l’ère nouvelle commença. Ce ne fut qu’un changement de décor. Le prince régent daigna permettre aux bourgeois de redevenir libéraux. Les bourgeois tout contents profitèrent de cette permission, mais ils s’imaginèrent qu’ils tenaient désormais le gouvernail, que l’État prussien allait danser au son de leur fifre. Or, ce n’était pas du tout l’intention des « cercles compétents », comme on dit en style officieux et reptilien. La réorganisation de l’armée devait être le prix à payer par les bourgeois libéraux pour l’ère nouvelle. Le gouvernement n’exigeait là que l’exécution du service militaire obligatoire dans la mesure en usage aux environs de 1816. L’opposition libérale ne pouvait absolument rien là-contre qui n’eût violemment démenti ses propres discours sur la puissance de la Prusse et sur la mission allemande. Mais l’opposition libérale subordonnait son acceptation à la condition suivante : le temps de service légal serait de deux ans au maximum. En soi, cela était tout à fait rationnel, la question était de savoir si cette condition, on allait pouvoir l’extorque au gouvernement, si la bourgeoisie libérale du pays était prête à en répondre jusqu’au bout, sur ses biens et sur son sang. Le gouvernement était inflexible sur la question du service de trois ans, la Chambre voulait le service de deux ans ; le conflit éclata. Et, avec le conflit sur la question militaire, la politique extérieure joua encore une fois un rôle décisif dans la politique intérieure((Ici, Engels a laissé la place nécessaire pour une intercalation qui ne fut pas faite.)).

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   Nous avons vu comment la Prusse, par son attitude dans la guerre de Crimée et dans la guerre d’Italie, avait perdu tout ce qui lui restait de considération. Cette politique lamentable trouvait une excuse partielle dans le mauvais état de l’armée. Comme, avant 1848 déjà, on ne pouvait ni lever de nouveaux impôts, ni contracter d’emprunts sans le consentement des États, mais comme on ne voulait pas non plus convoquer les États, mais come on ne voulait pas non plus convoquer les États pour cela, il n’y avait jamais assez d’argent pour l’armée et celle-ci dépérissait totalement sous cette avarice sans bornes. L’esprit de parade et de culotte de peau qui s’était enraciné sous Frédéric-Guillaume III fit le reste. On peut lire dans Waldersee à quel point cette armée de parade se montra impuissante sur les champs de bataille danois en 1848. La mobilisation de 1850 fut un fiasco complet ; tout manquait et ce qu’il y avait n’était la plupart du temps bon à rien. On y avait remédié maintenant, la Chambre ayant consenti des crédits ; l’armée avait secoué la routine ancienne, le service en campagne remplaçait, en grande partie du moins, l’esprit de parade. Mais la force de l’armée était la même qu’en 1820, tandis que les autres grandes puissances, la France surtout dont, précisément, venait le danger, avaient augmenté considérablement leur puissance militaire. Il existait pourtant en Prusse le service militaire obligatoire ; tout Prussien était soldat sur le papier : or la population était passée de 10 millions ½ en 1817 à 17 millions ¾ en 1858, et les cadres de l’armée ne suffisaient pas à incorporer et à former plus d’un tiers de ceux qui étaient bons pour le service. Le gouvernement exigeait maintenant un renforcement de l’armée qui correspondît presque exactement à l’augmentation de la population depuis 1817. Mais les mêmes députés libéraux qui exigeaient continuellement du gouvernement qu’il se mît à la tête de l’Allemagne, qu’il défendît la puissance de l’Allemagne à l’extérieur et lui rendît sont prestige parmi les autres nations — les mêmes gens lésinaient, calculaient et ne voulaient rien consentir, si ce n’était sur la base du service de deux ans. Avaient-ils la force de faire exécuter leur volonté, à laquelle ils tenaient si opiniâtrement ? Avaient-ils derrière eux le peuple, ou même seulement la bourgeoisie, prête à passer à l’attaque ?

   Au contraire. La bourgeoisie applaudissait à leurs joutes oratoires contre Bismarck, mais, en réalité, elle organisait un mouvement qui était dirigé, bien qu’inconsciemment, contre la politique de la majorité parlementaire prussienne. Les empiétements du Danemark dans la Constitution du Holstein, les violentes tentatives de danisation dans le Schleswig indignaient le bourgeois allemand ; être brimé par les grandes puissances, il en avait l’habitude ; mais recevoir des coups de pied du petit Danemark, voilà qui enflammait sa colère. On créa la Ligue nationale ; ce fut justement la bourgeoisie, celle des petites États qui constitua le gros des forces. Et la Ligue nationale, toute libérale qu’elle fût jusqu’au bout des ongles, exigeait en premier lieu l’unification de la nation sous la direction de la Prusse, d’une Prusse autant que possible libérale, mais de n’importe laquelle, au besoin. Qu’enfin on aille de l’avant, qu’on remédie à la position misérable des Allemands traités sur le marché mondialement comme des hommes de seconde classe, qu’on châtie le Danemark, qu’on montre les dents aux grandes puissances dans le Schleswig-Holstein, c’était là ce que la Ligue nationale exigeait avant tout. Aussi pouvait-elle réclamer cette fois la Prusse à sa tête sans toutes les confusions et les rêves qu’elle y mettait encore jusqu’en 1850. On savait très bien ce que signifiait le rejet de l’Autriche hors d’Allemagne, l’abolition réelle de la souveraineté des petits États et qu’on ne pouvait obtenir ces deux choses sans la guerre civile et sans la division de l’Allemagne. Mais on ne craignait plus la guerre civile, et la division n’était que la conséquence logique du blocus douanier exercé par l’Autriche. L’industrie et le commerce de l’Allemagne avaient atteint un tel développement, le réseau des maisons de commerce allemandes était devenu si large et si dense que l’on ne pouvait plus supporter le provincialisme à l’intérieur, l’absence de droit et de protection à l’extérieur. Et tandis que l’organisation politique la plus forte que la bourgeoisie eût jamais possédée leur votait en fait la défiance, les députés de Berlin marchandaient sur le temps de service !

   Telle était la situation lorsque Bismarck entreprit d’intervenir activement dans la politique extérieure.

   Bismarck, c’est Louis-Napoléon, c’est l’aventurier français prétendant au trône sous les traits du hobereau prussien et de l’étudiant allemand de corporation. Tout a fait comme Louis-Napoléon, Bismarck est un homme qui a beaucoup d’esprit pratique et beaucoup de ruse, un homme d’affaires né et roué qui, en d’autres circonstances, eût disputé la place aux Vanderbilt et aux Jay Gould à la Bourse de New York, et qui a fort bien su d’ailleurs faire de jolis bénéfices. Mais cet esprit très développé dans le domaine de la vie pratique s’accompagne souvent d’une étroitesse de vues et en cela Bismarck l’emporte sur son prédécesseur français. Car celui-ci, malgré tout, s’était forgé lui-même ses « idées napoléoniennes » au cours de sa période de vagabondage — elles s’en ressentaient d’ailleurs — tandis que Bismarck, comme nous le verrons, ne put jamais tirer de lui-même l’ombre d’une idée politique personnelle, il ne fit que combiner les idées toutes faites des autres. Mais cette étroitesse de vues fut justement sa chance. Sans cela, il n’aurait jamais pu se représenter toute l’histoire universelle d’un point de vue spécifiquement prussien ; et s’il y avait eu un trou dans sa conception du monde purement prussienne, par où la lumière du jour eût pu pénétrer, il aurait perdu le fil de sa mission et c’en était de sa gloire. Il est vrai que lorsqu’il eut rempli à sa manière cette mission particulière qui lui était prescrite par la force des choses, il se trouva au bout de son latin ; nous verrons à quels égarements le réduisirent son manque absolu d’idées rationnelles et l’incapacité dans laquelle il était de comprendre la situation historique qu’il avait engendrée lui-même.

   Si par son passé, Louis-Napoléon s’était accoutumé à ne pas être difficile sur le choix de ses moyens, Bismarck apprit de l’histoire de la politique prussienne, de celle du grand électeur et de Frédéric II surtout, à procéder avec moins de scrupules encore ; il pouvait ce faisait conserver la noble conscience de rester fidèle à la tradition nationale. Son sens des affaires lui apprit à réprimer ses convoitises de junker quand il le fallait ; quand cela ne s’imposait plus, elles ressortaient d’une manière aiguë ; mais c’était là un signe de décadence. Sa méthode politique était celle de l’étudiant de corporation ; à la Chambre, il appliquait sans façons à la Constitution prussienne l’interprétation littérale et burlesque de Bierkomment((Rite traditionnel selon lequel se déroulent les beuveries des étudiants allemands.)) grâce à quoi on se tire d’affaire dans toutes les tavernes d’étudiants ; toutes ses innovations en matière de diplomatie sont empruntées aux corporations d’étudiants.

   Mais s’il arriva souvent à Napoléon, en des moments décisifs, de n’être pas sûr de lui, comme au moment du coup d’État de 1851, où Morny dut lui faire positivement violence pour qu’il allât jusqu’au bout de l’entreprise, ou, comme à la veille de la guerre de 1870, où son incertitude gâcha sa position, on doit dire à la louange de Bismarck que cela ne lui est jamais arrivé. Sa force de volonté à lui ne l’a jamais abandonné ; elle se changeait plutôt en franche brutalité. Et c’est là avant tout qu’est le secret de ses succès. Les derniers vestiges d’énergie se sont si bien perdus dans les classes au pouvoir en Allemagne, chez les junkers comme chez les bourgeois, ne pas avoir de volonté est si bien passé dans les mœurs de l’Allemagne « cultivée » que le seul d’entre eux qui eût vraiment encore de la volonté est devenu par cela même, leur plus grand homme, le tyran qui règne sur eux tous, devant lequel ils s’empressent de « faire le beau », comme ils disent eux-mêmes, la conscience déchirée. Il est vrai qu’en Allemagne « non cultivée », on n’est pas encore là ; le peuple des travailleurs a montré qu’il avait une volonté de laquelle n’a pas raison même celle de Bismarck.

   Notre junker de la Vieille Marche avait devant lui une brillante carrière, pourvu qu’il eût le courage et l’esprit de s’y mettre. Louis-Napoléon n’était-il pas devenu l’idole de la bourgeoisie justement pour avoir dispersé son Parlement, mais augmenté ses profits ? Et Bismarck n’avait-il pas les mêmes talents d’homme d’affaires que les bourgeois admiraient tant chez le faux Bonaparte ? Ne se sentait-il pas attiré vers son Bleichrœder comme Louis-Napoléon vers son Fould ? N’y avait-il pas en 1864 en Allemagne une contradiction entre les députés bourgeois à la Chambre qui voulaient lésiner sur le temps de service, et les bourgeois de la Ligue nationale à l’extérieur, qui voulaient à tout prix des actes nationaux, des actes requérant une force militaire ? Contradiction tout à fait analogue à celle qu’il y avait en France en 1851 entre les bourgeois de la Chambre qui voulaient tenir en bride le pouvoir présidentiel, et ceux qui, en dehors d’elle, voulaient l’ordre et un gouvernement fort, et réclamaient le calme à tout prix — contradiction que Louis-Napoléon avait résolue en dispersant les querelleurs du Parlement et en donnant la tranquillité à la masse des bourgeois ? En Allemagne, la situation n’offrait-elle pas lus de chances encore à un coup de main hardi ? La bourgeoisie n’avait-elle pas fourni le plan de réorganisation tout prêt, et n’exigeait-elle pas elle-même bien haut un homme d’État prussien énergique qui mènerait son plan à bien, exclurait l’Autriche de l’Allemagne, unifierait les petits États sous l’hégémonie de la Prusse ? Et si l’on devait bousculer un peu la Constitution prussienne, si l’on devait écarter les idéologiques comme ils le méritaient, à la Chambre et au dehors, ne pouvait-on pas, comme Louis-Napoléon, s’appuyer sur le suffrage universel ? Que pouvait-il y avoir de plus démocratique que d’introduire le suffrage universel ? Louis-Napoléon n’avait-il pas démontré qu’il était absolument sans danger pourvu qu’on en usât congrûment ? Et le suffrage universel n’offrait-il pas justement le moyen d’en appeler aux grandes masses populaires, de flirter un peu avec le mouvement social renaissant, pour le cas où la bourgeoisie se montrerait récalcitrante ?

   Il fallait s’y mettre et Bismarck s’y mit. Il fallait renouveler le coup d’État de Louis-Napoléon, expliquer et rendre palpables à la bourgeoisie allemande les rapports de forces concrets, dissiper par la force ses illusions libérales, mais réaliser ses exigences nationales qui coïncidaient avec les désirs de la Prusse. Ce fut d’abord le Schleswig-Holstein qui donna l’occasion d’agir. Le terrain de la politique extérieure était préparé. Le tsar était acquis d’avance, grâce au métier de bourreau qu’avait fait Bismarck à son service, en 1863, contre les Polonais insurgés ; Louis-Napoléon de même avait été travaillé et pouvait excuser par son cher « principe des nationalités » sa neutralité, sinon sa protection tacite à l’égard des plans de Bismarck ; en Angleterre, Palmerston était Premier ministre, mais il n’avait mis le petit lord Russel aux Affaires étrangères que pour qu’il s’y rendît ridicule. Mais l’Autriche, elle, était sa concurrente de la Prusse pour l’hégémonie en Allemagne et, dans cette affaire, elle devait d’autant moins se laisser damer le pion par la Prusse que, en 1850 et 1851, elle s’était, dans le Schleswig-Holstein, conduite comme fourrier de l’Empereur Nicolas plus vulgairement encore que la Prusse. La situation était donc extrêmement favorable. Bismarck haïssait l’Autriche, et l’Autriche en revanche eût volontiers passé sa colère sur la Prusse, mais à la mort de Frédéric VII de Danemark, ils ne pouvaient plus rien faire que de faire campagne ensemble contre le Danemark — avec la permission tacite de la Russie et de la France. Le succès était assuré d’avance, si l’Europe demeurait neutre ; ce fut le cas, les duchés furent conquis et cédés par le traité de paix.

   Dans cette guerre, la Prusse avait un objectif secondaire, expérimenter devant l’ennemi son armée, mise sur pied depuis 1850 selon des principes nouveaux, réorganisée et renforcée en 1860. Or, cette armée avait prouvé sa valeur au delà de toute attente, et cela dans les opérations les plus diverses. Le combat de Lyngby, dans le Jutland, où quatre-vingts Prussiens postés derrière une haie avaient mis en fuite, par la rapidité de leur feu, des Danois trois fois plus nombreux prouva que le fusil à aiguille était très supérieur au fusil se chargeant par la bouche et que l’on savait comment s’en servir. En même temps, on eut l’occasion de remarquer que de la guerre d’Italie et de la tactique des Français, les Autrichiens n’avaient retiré que cet enseignement : il ne sert à rien de tirer, le vrai soldat doit aussitôt charger l’ennemi à la baïonnette ; on en prit bonne note, car on ne pouvait souhaiter de tactique ennemie plus favorable devant les fusils à tir rapide, se chargeant par la culasse. Et pour mettre les Autrichiens en mesure de s’en convaincre pratiquement le plus vite possible, on mit en temps de paix les duchés sous la souveraineté commune de l’Autriche et de la Prusse, on créa, par conséquent, une situation purement provisoire qui devait engendrer conflit sur conflit, et qui donnait à Bismarck le choix du moment où il exploiterait un de ces conflits pour un grand coup contre l’Autriche. Selon la bonne méthode de la politique prussienne, qui consiste, comme le dit von Sybel, à « exploiter sans scrupules jusqu’à l’extrême » une situation favorable, il était naturel qu’on annexât 200 000 Danois du Schleswig du Nord sous prétexte de libérer des Allemands de l’oppression danoise. Mais celui qui s’en alla les mains vides, ce fut le candidat des petits États et de la bourgeoisie allemande au trône de Schleswig-Holstein, le duc d’Augustenburg.

   Ainsi, dans les duchés, Bismarck avait, contre leur volonté, fait ce que voulaient les bourgeois allemands. Il avait chassé les Danois, il avait bravé l’étranger et l’étranger n’avait pas bougé. Mais, aussitôt libérés, les duchés furent traités en pays conquis ; on ne leur demanda pas leur avis, ils furent provisoirement partagés entre l’Autriche et la Prusse sans autre forme de procès. La Prusse était redevenue une grande puissance, elle n’était plus la cinquième roue du char européen. La réalisation des aspirations nationales de la bourgeoisie était dans la meilleure voie, mais la voie choisie n’était pas la voie libérale de la bourgeoisie. Le conflit prussien sur le service militaire continua donc, il devint même toujours plus insoluble.

   Il fallait passer maintenant au deuxième acte du grand spectacle historique bismarckien.

   La guerre du Danemark avait réalisé une partie des aspirations nationales. Le Schleswig-Holstein était « libéré », le protocole de Varsovie et de Londres, dans lequel les grandes puissances avaient ratifié l’humiliation de l’Allemagne devant le Danemark, on l’avait déchiré, on leur en avait jeté les morceaux aux pieds, et elles n’avaient pas bronché. L’Autriche et la Prusse étaient à nouveau ensemble, les troupes des deux puissances avaient vaincu côte à côte, et nul potentat ne songeait plus à toucher au territoire allemand. Les convoitises rhénanes de Louis-Napoléon, jusqu’ici repoussées à l’arrière-plan par d’autres occupations — la révolution italienne, le soulèvement polonais, les complications danoises, et, enfin, l’expédition de Mexico, — n’avaient plus maintenant aucune chance de succès. Pour un homme d’État conservateur prussien, la situation mondiale ne laissait donc à l’extérieur, rien à désirer. Mais, jusqu’en 1871 Bismarck ne fut jamais, et au moment où nous parlons, moins que jamais conservateur, et la bourgeoisie allemande n’était nullement satisfaite.

   Après comme avant, la bourgeoisie allemande se trouvait dans la contradiction habituelle. D’une part, elle exigeait le pouvoir politique exclusif pour elle-même, c’est-à-dire pour un ministère choisi dans la majorité libérale ; et un tel ministère aurait eu à mener une lutte de dix ans contre l’ancien système soutenu par la couronne jusqu’à ce que sa nouvelle puissance fût reconnue définitivement : dix années donc d’affaiblissement intérieur. Mais elle exigeait, d’autre part, une transformation révolutionnaire de l’Allemagne, qui ne pouvait être accomplie que par la violence, donc par une dictature effective. Et depuis 1848, à chaque moment décisif, la bourgeoisie avait coup sur coup donné la preuve qu’elle ne possédait pas même l’ombre de l’énergie nécessaire pour réaliser l’une ou l’autre chose, et encore moins les deux. En politique, il n’y a que deux puissances décisives : la force organisée de l’État, l’armée, et la force inorganisée, la force élémentaire des masses populaires. En 1848, la bourgeoisie avait désappris d’en appeler aux masses ; elle les craignait plus encore que l’absolutisme. Quand à l’armée, elle n’était nullement à sa disposition. Mais bien à la disposition de Bismarck.

   Dans le conflit constitutionnel, qui durait toujours, Bismarck avait combattu jusqu’à l’extrême les exigences parlementaires de la bourgeoisie. Mais il brûlait du désir de donner satisfaction à ses exigences nationales ; c’est qu’elles correspondaient aux souhaits les plus secrets de la politique prussienne. S’il accomplissait encore une fois la volonté de la bourgeoisie contre la bourgeoisie, s’il réalisait l’unification de l’Allemagne, telle que la bourgeoisie l’avait formulée, le conflit était écarté de lui-même et Bismarck tout comme Louis-Napoléon, son modèle, devenait à coup sûr l’idole des bourgeois.

   La bourgeoisie lui fournissait le but, Louis-Napoléon la voie ; l’exécution seule restait l’œuvre de Bismarck.

   Pour mettre la Prusse à la tête de l’Allemagne, on ne devait pas seulement chasser violemment l’Autriche de la Confédération allemande, on devait soumettre aussi les petits États. La guerre fraiche et joyeuse des Allemands contre les Allemands, tel avait été de tout temps dans la politique de la Prusse le meilleur procédé pour agrandir son territoire ; un brave Prussien ne s’effrayait pas de si peu. Le second procédé de prédilection de la politique prussienne, l’alliance avec l’étranger contre les Allemands, ne devait pas éveiller plus de scrupules. On avait dans sa poche le sentimental Alexandre de Russie. Louis-Napoléon n’avait jamais méconnu la mission piémontaise de la Prusse en Allemagne, et il était tout prêt à faire sa petite affaire avec Bismarck. S’il pouvait obtenir ce dont il avait besoin par une voie pacifique, sous forme de compensations, tant mieux. Il n’avait pas besoin non plus d’avoir la rive gauche du Rhin en une seule fois ; si on la lui donnait au détail, un morceau à chaque progrès nouveau de la Prusse, cela était moins choquant, et n’en conduisait pas moins au but. Aux yeux du chauvin français, un kilomètre carré sur le Rhin valait Nice et toute la Savoie. On négocia donc avec Louis-Napoléon, on obtint qu’il permît l’agrandissement de la Prusse et la constitution d’une Confédération de l’Allemagne du Nord((Ici, Engels avait écrit : « Partage — ligne du Main ».)). Il est hors de doute qu’on lui offrit pour cela un morceau de territoire allemand sur le Rhin ; pendant les pourparlers avec Govone, Bismarck parla de la Bavière rhénane et de la Hesse rhénane. Il l’a certes démenti plus tard. Mais un diplomate, surtout s’il est prussien, a ses idées bien à lui sur les limites dans lesquelles on peut, et même on doit faire à la vérité quelque douce violence. La vérité est demoiselle, pense le junker, et donc cela lui plaît. Louis-Napoléon n’était pas bête au point de permettre l’agrandissement de la Prusse sans promesse de compensation ; Bleichrœder eût plutôt prêté de l’argent sans intérêts. Mais il ne connaissait pas assez ses Prussiens et il finit par être dupe. Bref, après qu’on se fut assuré de lui, on s’allia avec l’Italie pour le « coup au cœur ».

   Le philistin de divers pays s’est profondément indigné de cette expression. Bien à tort « à la guerre comme à la guerre((En français dans le texte.)) ». Cette expression prouve simplement que Bismarck reconnaissait la guerre civile allemande de 1866 pour ce qu’elle était, c’est-à-dire pour une révolution, et qu’il était prêt à mener cette révolution à bonne fin par des moyens révolutionnaires. Et c’est ce qu’il fit. Sa manière d’agir envers la Diète fédérale était révolutionnaire. Au lieu de se soumettre à la décision constitutionnelle des magistrats de la Diète, il leur reprocha d’avoir violé la Confédération — pur subterfuge, — il brisa celle-ci, proclama une Constitution nouvelle avec un Reichstag élu au suffrage universel révolutionnaire, il chassa enfin la Diète de Francfort. En Haute-Silésie, il organisa une légion hongroise sous le commandement du général Klapka et d’autres officiers de la révolution, dont les troupes composées de déserteurs hongrois et de prisonniers de guerre, feraient la guerre à leur chef légitime((Dans la marge du manuscrit, on lit le mot : « Eid », serment ; les transfuges hongrois et autrichiens avaient incité les soldats autrichiens à violer leur serment à leur drapeau.)). Après la conquête de la Bohême, Bismarck adressa une proclamation « aux habitants du glorieux royaume de Bohême », traditions légitimistes. A la paix, il s’empara pour la Prusse de toutes les possessions de trois princes fédéraux allemands et d’une ville libre, sans que cette expulsion des princes, qui n’étaient pas moins de « droit divin » que le roi de Prusse, incommodât sa conscience chrétienne et légitimiste. Bref, ce fut une révolution complète, accomplie avec des moyens révolutionnaires. Nous sommes naturellement les derniers à lui en faire grief. Ce que nous lui reprochons, c’est au contraire de n’avoir pas été assez révolutionnaire, de n’avoir été qu’un révolutionnaire prussien voulant faire la révolution par en haut, d’avoir engagé toute une révolution sur une base qui ne permettait de faire qu’une demi-révolution, de s’être contenté, une fois sur le chemin des annexions, de quatre misérables petits États.

   Mais, maintenant, Napoléon-le-Petit arrivait en clopinant et réclamait sa récompense. Pendant la guerre, il aurait pu prendre ce qui lui plaisait sur le Rhin ; non seulement le pays, mais aussi les places fortes étaient découvertes. Il temporisa ; il attendait une guerre de longue durée, qui eût affaibli les deux parties — et voilà qu’arrivaient ces coups rapides, la défaite de l’Autriche en moins de huit jours. Il exigea d’abord, —  ce que Bismarck avait désigné au général Govone comme territoire possible de compensation — la Bavière rhénane et la Hesse rhénane avec Mayence. Mais cela, Bismarck ne pouvait plus le donner maintenant, même s’il l’eût voulu. Les grands succès de la guerre lui avaient imposé d’autres obligations. A l’instant où la Prusse se posait en tutrice et en protectrice de l’Allemagne, elle ne pouvait plus vendre à l’étranger Mayance, clef du Rhin moyen. Bismarck refusa. Louis-Napoléon consentit à traiter ; il ne réclama plus que Luxembourg, Landau, Sarrelouis, e le bassin houiller de Sarrebrück. Mais cela non plus, Bismarck ne pouvait le céder, d’autant moins qu’on réclamait cette fois, même un territoire prussien. Pourquoi Louis-Napoléon ne s’en était-il pas emparé lui-même, au bon moment, lorsque les Prussiens étaient engagées en Bohême ? Bref, la France n’eut rien de ses compensations. Bismarck savait que cela signifiait une guerre ultérieure avec la France ; mais c’était justement ce qu’il voulait.

   Dans les modalités de la paix, la Prusse n’exploita pas cette fois la situation favorable aussi brutalement qu’elle le faisait d’habitude en cas de succès. Et pour de bonnes raisons. La Saxe et la Hesse-Darmstadt furent intégrées à la nouvelle Confédération de l’Allemagne du Nord, et furent épargnées, à ce titre. La Bavière, le Wurtemberg et le grand-duché de Bade demandaient à être traités avec modération, car Bismarck devait conclure avec eux des accords défensifs et offensifs. Et Bismarck n’avait-il pas rendu service à l’Autriche en tranchant les complications traditionnelles qui la liaient à l’Allemagne et à l’Italie ? Ne lui avait-il pas procuré maintenant la position de grande puissance indépendante qu’elle désirait depuis si longtemps ? N’avait-il pas su, mieux que l’Autriche elle-même, lorsqu’il triompha d’elle, en Bohême, servir les intérêts de l’Autriche ? L’Autriche ne devait-elle pas comprendre, si l’on s’y prenait bien, que la situation géographique, la limitation réciproque des deux pays faisaient de l’Allemagne unifiée sous la direction de la Prusse son alliée nécessaire et naturelle ?

   Il advint ainsi que la Prusse, pour la première fois depuis qu’elle existait, put s’auréoler de générosité, alors qu’elle cherchait seulement à décrocher le jambon à coups de saucisses.

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