Les autres États allemands

Les autres États allemands
Friedrich Engels

LONDRES, Septembre 1851.

Dans notre dernier article, nous nous sommes borné presque exclusivement à l’Etat qui de 1840 à 1848 était de beaucoup le plus important dans le mouvement allemand, c’est-à-dire la Prusse. Il importe cependant de jeter un rapide coup d’œil sur les autres Etats d’Allemagne pendant la même période.

Dès le mouvement révolutionnaire de 1830, les petits Etats étaient tombés sous la dictature de la Diète, c’est-à-dire de l’Autriche et de la Prusse, Les diverses constitutions avaient été concédées autant comme moyens de défense contre la dictature des grands Etats, que pour assurer la popularité, de leurs auteurs princiers, et l’unité des assemblées hétérogènes de province, formées par le congrès de Vienne sans aucun principe directeur. Quelque illusoires que fussent ces constitutions, elles s’étaient pourtant montrées dangereuses pour l’autorité des petits princes pendant la période agitée de 1830 et 1831. Elles furent supprimées à peu de choses près, car le peu qu’on en laissa subsister était moins qu’une ombre,et il fallait toute la suffisance loquace d’un Welcker, d’un Rotteck, d’un Dahlmann, pour s’imaginer que l’humble opposition, mêlée de basses flagorneries, dont il leur fut permis de faire montre dans les Chambres impuissantes des petits Etats, donnerait jamais des résultats quelconques.

La partie la plus énergique de la bourgeoisie de ces petits Etats, peu après 1840, abandonna tout l’espoir qu’elle avait fondé sur le développement d’un gouvernement parlementaire dans ces dépendances de l’Autriche et de la Prusse. A peine la bourgeoisie prussienne et les classes alliées à elle avaient-elles manifesté une résolution sérieuse de lutter pour un gouvernement parlementaire en Prusse, qu’on leur laissa prendre la direction du mouvement constitutionnel dans toute l’Allemagne non autrichienne.

Un fait qui ne sera plus contesté aujourd’hui, c’est que les premiers éléments de ces constitutionnels de l’Allemagne centrale, qui plus tard se séparèrent de l’Assemblée nationale de Francfort, et qui s’intitulèrent, d’après leur lieu de réunion, le parti de Gotha, avaient bien avant 1848 conçu le plan qu’ils proposèrent en 1849 avec quelques modifications aux représentants de toute l’Allemagne. Ils visèrent l’exclusion complète de l’Autriche de la confédération allemande, la fondation d’une nouvelle confédération avec une loi fondamentale nouvelle et un parlement fédéral sous la protection de la Prusse, ainsi que l’incorporation des Etats moindres dans les plus grands. Tout cela devait être mis en exécution dès que la Prusse serait entrée dans les rangs des monarchies constitutionnelles, qu’elle aurait établi la liberté de la presse et adopté une politique indépendante de celle de la Russie et de l’Autriche, et qu’elle aurait ainsi mis les constitutionnels des petits Etats à môme d’exercer un contrôle réel sur leurs gouvernements respectifs. L’inventeur de ce projet était le professeur Gervinus de Heidelberg (Bade). Ainsi l’émancipation de la bourgeoisie prussienne devait être le signal pour l’émancipation de la bourgeoisie d’Allemagne en général, et pour une alliance offensive et défensive de l’une et de l’autre contre la Russie et l’Autriche, car l’Autriche, nous le verrons bientôt, était considérée comme un pays absolument barbare, duquel on savait fort peu de chose et dont le peu qu’on savait n’était pas à l’honneur de la population ; l’Autriche n’était donc pas considérée comme une partie essentielle de l’Allemagne.

Les autres classes de la société dans les petits Etats suivirent plus ou moins rapidement les traces de leurs semblables en Prusse. Les petits bourgeois devenaient de plus en plus mécontents de leurs gouvernements respectifs, de l’augmentation des impôts, de l’attentat contre ces simulacres de privilèges desquels ils ne manquaient pas de se targuer lorsqu’ils se comparaient aux « esclaves du despotisme » de l’Autriche et de la Prusse ; mais jusqu’ici leur opposition n’avait pas de caractère déterminé qui pût les désigner comme un parti indépendant, distinct du constitutionnalisme de la haute bourgeoisie. Le mécontentement grandissait aussi parmi les paysans ; mais, on le sait, dans les temps tranquilles et paisibles, cette catégorie du peuple ne fait jamais valoir ses droits ni ne revendique sa position de classe indépendante, sauf dans les pays où existe le suffrage universel. Les ouvriers industriels des villes commençaient à être infectés du « poison » du socialisme et du communisme ; mais comme hors de la Prusse il y a peu de villes de quelque importance et encore moins de districts manufacturiers, le mouvement de cette classe, par suite de l’absence de centres d’action et de propagande, fut extrêmement lent dans les petits Etats.

La difficulté de donner libre carrière à l’opposition politique dans la Prusse et dans les petits États créa une espèce d’opposition religieuse dans les mouvements parallèles du Catholicisme Allemand et des communautés libres. L’histoire nous fournit de nombreux exemples de pays jouissant de la bénédiction d’une Eglise d’Etat, où la discussion politique est entravée et où la profane et dangereuse opposition à la puissance temporelle se cache sous la lutte plus sanctifiée et, en apparence, plus désintéressée contre le despotisme spirituel. Nombre de gouvernements qui ne permettent pas qu’un de leurs actes quelconque soit discuté, se garderont de faire des martyrs et d’exciter le fanatisme religieux des masses. C’est ainsi qu’en Allemagne, en 1845, la religion protestante ou catholique romaine, ou toutes les deux, étaient considérées comme faisant partie intégrante de la loi du pays. Et dans tous les Etats, le clergé de l’une ou l’autre, ou de l’une et l’autre, de ces confessions religieuses constituait une partie essentielle de l’établissement bureaucratique du gouvernement, en sorte que, attaquer l’orthodoxie protestante ou catholique, attaquer la prétraille, c’était attaquer en dessous le gouvernement lui-même. Quant aux Catholiques Allemands le seul fait de leur existence constituait une attaque contre les gouvernements catholiques de l’Allemagne, spécialement de l’Autriche et de la Bavière, et c’est ainsi que l’entendaient les gouvernements. Les membres des comités libres, les dissidents protestants, qui ressemblent quelque peu aux unitaires anglais et américains, firent une profession publique de leur opposition aux tendances cléricales et sévèrement orthodoxes du roi de Prusse et de son ministre favori, le ministre des cultes et de l’instruction, M. Eickhorn. Les deux nouvelles sectes qui pendant un temps se propagèrent bruyamment, la première dans les pays catholiques, la seconde dans les pays protestants, ne se distinguaient que par leur origine différente ; quant à leurs doctrines, elles étaient parfaitement d’accord sur ce point important : l’inefficacité des dogmes définitifs. Cette absence de toute définition était l’essence même de ces sectes ; elles avaient la prétention d’élever le grand temple sous la voûte duquel tous les Allemands pourraient se réunir ; sous une forme religieuse elles représentaient donc une autre idée politique du jour — celle de l’unité allemande ; et cependant elles ne surent jamais se mettre d’accord entre elles.

Cette idée d’unité allemande, que les sectes dont nous venons de parler essayèrent de réaliser, tout au moins dans le domaine religieux, en inventant une commune religion pour tous les Allemands, appropriée spécialement à leur usage, leurs habitudes et leur goût, cette idée était, en effet très répandue, plus particulièrement dans les petits Etats. Depuis la dissolution de l’Empire allemand par Napoléon, le cri pour l’union des disjecta membra du corps de l’Allemagne avait été l’expression la plus générale du mécontentement contre l’ordre des choses établi, notamment dans les petits Etats, où la grande dépense d’une cour, d’une administration, d’une armée, bref, tout le poids mort des impositions, augmentait en raison directe de la petitesse et de l’impuissance de l’Etat. Mais sur la question de savoir ce que devait être cette unité allemande une fois réalisée, les avis étaient partagés. La bourgeoisie qui ne voulait pas d’ébranlements révolutionnaires profonds, se contentait de la solution qu’elle considérait, nous l’avons vu, comme « praticable », c’est-à-dire d’une union de toute l’Allemagne, à l’exclusion de toute l’Autriche, sous la domination d’un gouvernement constitutionnel de la Prusse ; et assurément c’était là tout ce qui était faisable à l’époque sans déchaîner de dangereux orages. Les petits bourgeois et les paysans, pour autant que ces derniers se souciaient de choses pareilles, ne parvinrent jamais à se faire une notion exacte de cette unité qu’ils réclamaient si bruyamment ; un petit nombre de rêveurs, pour la plupart des réactionnaires féodaux, souhaitaient le rétablissement de l’Empire allemand ; une poignée d’ignorants, soi-disant radicaux, admirateurs des institutions suisses, desquelles ils n’avaient pas encore fait l’expérience pratique, et qui, par la suite, les désabusèrent de si burlesque façon, se prononcèrent en faveur d’une République fédérale ; et ce ne fut que le parti le plus extrême qui osa se prononcer alors pour une République allemande, une et indivisible. De sorte que l’unité allemande était elle-même une question grosse de désunion, de désaccord, et, en cas de certaines éventualités, d’une guerre civile.

En résumé, voici la condition de la Prusse et des petits Etats d’Allemagne à la fin de 1847. La bourgeoisie, qui sentait sa force et était décidée à ne plus supporter pour longtemps encore les entraves au moyen desquelles un despotisme féodal et bureaucratique gênait sa production industrielle, son action commune comme classe ; une partie de la noblesse foncière transformée en producteurs de marchandises à un point suffisant pour avoir les mêmes intérêts que la bourgeoisie et faire cause commune avec elle ; la petite bourgeoisie, mécontente, grommelant contre les taxes, contre les obstacles mis à la traverse de ses affaires commerciales, mais n’ayant pas de projet défini de réformes capable de lui assurer une position dans la société et l’Etat ; la classe agricole opprimée, ici par les exactions féodales, là par les prêteurs d’argent, les usuriers et les avocats ; les ouvriers des villes, infectés du mécontentement général, nourrissant une haine égale contre le gouvernement et les capitalistes industriels, et gagnés par la contagion des idées socialistes ; bref, l’opposition formait une masse hétérogène. Mue par des intérêts divers, elle était plus ou moins dirigée par la bourgeoisie, au premier rang de laquelle marchait la bourgeoisie prussienne, et notamment celle de la province rhénane. D’un autre côté, des gouvernements en désaccord sur nombre de points, se méfiant les uns des autres et surtout de la Prusse, sur la protection de laquelle il leur fallait pourtant compter ; en Prusse, un gouvernement abandonné par l’opinion publique, abandonné même par une partie de la noblesse, s’appuyant sur une armée et une bureaucratie qui de jour en jour s’inoculaient davantage les idées de la bourgeoisie de l’opposition, et en subissaient toujours davantage l’influence, —un gouvernement, par surcroît, sans le sou, dans l’acception la plus littérale du mot, et incapable de se procurer le premier centime pour couvrir un déficit croissant, sans capituler devant l’opposition de la bourgeoisie.

La classe moyenne d’un pays eut-elle jamais une plus splendide position dans sa lutte pour le pouvoir contre le gouvernement établi ?