Partie 2

Travail salarié et capital

Karl Marx

Partie 2

   Qu’est-ce qui détermine le prix d’une marchandise  ?

   C’est la concurrence entre les acheteurs et les vendeurs, le rapport entre l’offre et la demande. La concurrence qui détermine le prix d’une marchandise est triple.

   La même marchandise est offerte par divers vendeurs. Celui qui vend le meilleur marché des marchandises de même qualité est sûr d’évincer les autres vendeurs et de s’assurer le plus grand débit. Les vendeurs se disputent donc réci­proquement l’écoulement des marchandises, le marché. Chacun d’eux veut vendre, vendre le plus possible, et vendre seul si possible, à l’exclusion des autres ven­deurs. C’est pourquoi l’un vend meilleur marché que l’autre. Il s’établit, par consé­quent, une concurrence entre les vendeurs qui abaisse le prix des marchandises offertes par eux.

   Mais il se produit aussi une concurrence entre les acheteurs qui, de son côté, fait monter le prix des marchandises offertes.

   Il existe enfin une concurrence entre les acheteurs et les vendeurs; les uns voulant acheter le meilleur marché possible, les autres voulant vendre le plus cher possible. Le résultat de cette concurrence entre acheteurs et vendeurs dépendra de la façon dont se comporteront les deux côtés de la concurrence mentionnés plus haut, c’est-à-dire du fait que c’est la concurrence dans l’armée des acheteurs ou la concurrence dans l’armée des vendeurs qui sera la plus forte. L’industrie met en campagne deux groupes d’armées l’une en face de l’autre dont chacune à son tour livre une bataille dans ses propres rangs, entre ses propres troupes. Le groupe d’armées parmi les troupes duquel il y a le moins d’échange de coups remporte la victoire sur l’armée adverse.

   Supposons qu’il y ait 100 balles de coton sur le marché et, en même temps, des acheteurs pour 1 000 balles de coton. Dans ce cas, la demande est dix fois plus grande que l’offre. La concurrence entre les acheteurs sera par conséquent très forte, chacun de ceux-ci veut s’approprier une, et si possible, l’ensemble des 100 balles. Cet exemple n’est pas une hypothèse arbitraire. Nous avons vécu dans l’histoire du commerce des périodes de mauvaise récolte du coton où quelques capitalistes coalisés entre eux ont cherché à acheter non pas 100 balles, mais tous les stocks de coton du monde entier. Dans le cas donné, un acheteur cherchera donc à évincer l’autre du marché en offrant un prix relativement plus élevé pour la balle de coton. Les vendeurs de coton qui aperçoivent les troupes de l’armée enne­mie en train de se livrer entre elles le combat le plus violent et qui sont absolu­ment assurés de vendre entièrement leurs 100 balles vont se garder de se prendre les uns les autres aux cheveux pour abaisser le prix du coton, à un moment où leurs adversaires rivalisent entre eux pour le faire monter. Voilà donc la paix sur-venue soudain dans l’armée des vendeurs. Ils sont comme un seul homme, face aux acheteurs, ils se croisent philosophiquement les bras et leurs exigences ne connaîtraient pas de bornes si les offres de ceux mêmes qui sont le plus pressés d’acheter n’avaient pas leurs limites bien déterminées.

   Si donc l’offre d’une marchandise est plus faible que la demande de cette marchandise, il n’y a pas du tout ou presque pas de concurrence parmi les ven­deurs. La concurrence parmi les acheteurs croît dans la proportion même où diminue cette concurrence. Résultat: hausse plus ou moins importante des prix de la marchandise.

   On sait que le cas contraire avec son résultat inverse est beaucoup plus fré­quent. Excédent considérable de l’offre sur la demande: concurrence désespérée parmi les vendeurs; manque d’acheteurs: vente à vil prix des marchandises.

   Mais que signifie hausse, chute des prix, que signifie prix élevé, bas prix ? Un grain de sable est grand, regardé à travers un microscope, et une tour est petite, comparée à une montagne. Et si le prix est déterminé par le rapport entre l’offre et la demande, qu’est-ce qui détermine le rapport de l’offre et de la demande ?

   Adressons-nous au premier bourgeois venu. Il n’hésitera pas un instant et, tel un nouvel Alexandre le Grand, il tranchera d’un seul coup ce nœud gordien métaphysique à l’aide du calcul élémentaire. Si la production de la marchandise que je vends m’a coûté 100 marks, nous dira-t-il, et si je retire de la vente de cette marchandise 110 marks —au bout d’un an, entendons-nous —, c’est un gain civil, honnête, convenable. Mais si j’obtiens en échange 120, 130 marks, c’est alors un gain élevé; et si j’en tirais 200 marks, ce serait alors un gain exceptionnel, énorme. Qu’est-ce qui sert donc au bourgeois à mesurer son gain ? Les frais de production de sa marchandise. S’il reçoit en échange de cette marchandise une somme d’au­tres marchandises dont la production a moins coûté, il a fait une perte. S’il reçoit en échange de sa marchandise une somme de marchandises dont la production a coûté davantage, il a réalisé un gain. Et cette baisse ou cette hausse du gain, il la calcule suivant les proportions dans lesquelles la valeur d’échange de sa mar­chandise se tient au-dessous ou au-dessus de zéro, c’est-à-dire des frais de production.

   Mais nous avons vu comment les rapports variables entre l’offre et la demande provo­quent tantôt la hausse, tantôt la baisse, entraînant tantôt des prix élevés, tantôt des prix bas.

   Si le prix d’une marchandise monte considérablement par suite d’une offre in­suf­fisante ou d’une demande qui croît démesurément, le prix d’une autre mar­chan­dise quelconque a baissé nécessairement en proportion; car le prix d’une marchan­dise ne fait qu’exprimer en argent les rapports d’après lesquels de tierces mar­chandises sont échangées contre elle. Si, par exemple, le prix d’une aune d’étoffe de soie monte de 5 à 6 marks, le prix de l’argent a baissé relativement à l’étoffe de soie et le prix de toutes les autres marchandises qui sont restées à leur ancien prix a baissé de même par rapport à l’étoffe de soie. Il faut en donner une plus grande quantité en échange pour recevoir la même quantité d’étoffe de soie.

   Quelle sera la conséquence du prix croissant d’une marchandise ? Les capitaux se jetteront en masse sur la branche d’industrie florissante et cette immigration des capitaux dans le domaine de l’industrie favorisée persistera jusqu’à ce que celle-ci rapporte les gains habituels ou plutôt jusqu’au moment où le prix de ses produits descendra, par suite de surproduction, au-dessous des frais de production.

   Inversement. Si le prix d’une marchandise tombe au-dessous des frais de pro­duction, les capitaux se retireront de la production de cette marchandise. Si l’on excepte le cas où une branche de production n’étant plus d’époque ne peut moins faire que de disparaître, la production de cette marchandise, c’est-à-dire son offre, va diminuer par suite de cette fuite des capitaux jusqu’à ce qu’elle corresponde à la demande, par conséquent, jusqu’à ce que son prix se relève à nouveau au niveau de ses frais de production ou plutôt jusqu’à ce que l’offre soit tombée au-dessous de la demande, c’est-à-dire jusqu’à ce que son prix se relève au-dessus de ses frais de production, car le prix courant d’une marchandise est toujours au-dessous ou au-dessus de ses frais de production.

   Nous voyons que les capitaux émigrent et immigrent constamment, passant du domaine d’une industrie dans celui d’une autre, un prix élevé provoquant une trop forte immigration et un prix bas une trop forte émigration.

   Nous pourrions montrer d’un autre point de vue que non seulement l’offre, mais aussi la demande est déterminée par les frais de production. Mais cela nous entraînerait trop loin de notre sujet.

   Nous venons de voir que les oscillations de l’offre et de la demande ramènent toujours à nouveau le prix d’une marchandise à ses frais de production. Le prix réel d’une marchandise est certes toujours au-dessus ou au-dessous de ses frais de production; mais la hausse et la baisse se complètent mutuellement, de sorte que, dans les limites d’une période de temps déterminée, si l’on fait le total du flux et du reflux de l’industrie, les marchandises sont échangées entre elles conformé­ment à leurs frais de production, c’est-à-dire que leur prix est déterminé par leurs frais de production.

   Cette détermination du prix par les frais de production ne doit pas être com­prise dans le sens des économistes. Les économistes disent que le prix moyen des marchandises est égal aux frais de production; que telle est la loi. Ils considèrent comme un fait du hasard le mouvement anarchique par lequel la hausse est com­pensée par la baisse, et la baisse par la hausse. On pourrait considérer avec autant de raison, comme cela est arrivé d’ailleurs à d’autres économistes, les oscillations comme étant la loi, et la détermination par les frais de production comme étant le fait du hasard. Mais ce sont ces oscillations seules qui, regardées de plus près, entraînent les dévastations les plus terribles et, pareilles à des tremblements de terre, ébranlent la société bourgeoise jusque dans ses fondements, ce sont ces oscillations seules qui, au fur et à mesure qu’elles se produisent, déterminent le prix par les frais de production. C’est l’ensemble du mouvement de ce désordre qui est son ordre même. C’est au cours de cette anarchie industrielle, c’est dans ce mouvement en rond que la concurrence compense pour ainsi dire une extra­vagance par l’autre.

   Nous voyons donc ceci: le prix d’une marchandise est déterminé par ses frais de production de telle façon que les moments où le prix de cette marchandise monte au-dessus de ses frais de production sont compensés par les moments où il s’abaisse au-dessous des frais de production, et inversement. Naturellement, cela n’est pas vrai pour un seul produit donné d’une industrie, mais seulement pour toute la branche industrielle. Cela n’est donc pas vrai non plus pour un industriel pris isolément, mais seulement pour toute la classe des industriels.

   La détermination du prix par les frais de production est identique à la détermi­nation du prix par le temps de travail qui est nécessaire à la production d’une marchandise, car les frais de production se composent 1º de matières premières et de l’usure d’instruments, c’est-à-dire de produits industriels dont la production a coûté un certain nombre de journées de travail, et qui représentent par conséquent une certaine somme de temps de travail et 2º de travail immédiat dont la mesure est précisément le temps.

   Or, ces mêmes lois générales qui règlent le prix des marchandises en général, règlent naturellement aussi le salaire, le prix du travail.

   Le salaire du travail va tantôt monter, tantôt baisser, suivant les rapports entre l’offre et la demande, suivant la forme que prend la concurrence entre les ache­teurs de la force de travail, les capitalistes, et les vendeurs de la force de travail, les ouvriers. Aux fluctuations des prix des marchandises en général correspondent les fluctuations du salaire. Mais dans les limites de ces fluctuations, le prix du travail sera déterminé par les frais de production, par le temps de travail qui est nécessaire pour produire cette marchandise, la force de travail.

   Or, quels sont les frais de production de la force de travail elle-même ?

   Ce sont les frais qui sont nécessaires pour conserver l’ouvrier en tant qu’ou­vrier et pour en faire un ouvrier.

   Aussi, moins un travail exige de temps de formation professionnelle, moins les frais de production de l’ouvrier sont grands et plus le prix de son travail, son salaire, est bas. Dans les branches d’industrie où l’on n’exige presque pas d’appren­tissage et où la simple existence matérielle de l’ouvrier suffit, les frais de produc­tion qui sont nécessaires à ce dernier se bornent presque uniquement aux mar­chan­dises indispensables à l’entretien de sa vie, de manière à lui conserver sa capacité de travail. C’est pourquoi le prix de son travail sera déterminé par le prix des moyens de subsistance nécessaires.

   Cependant, il s’y ajoute encore une autre considération. Le fabricant, qui calcule ses frais de production et d’après ceux-ci le prix des produits, fait entrer en ligne de compte l’usure des instruments de travail. Si une machine lui coûte par exemple 1 000 marks et qu’il l’use en dix ans, il ajoute chaque année 100 marks au prix de la marchandise pour pouvoir remplacer au bout de dix ans la machine usée par une neuve. Il faut comprendre de la même manière, dans les frais de pro­duc­tion de la force de travail simple, les frais de reproduction grâce auxquels l’espèce ouvrière est mise en état de s’accroître et de remplacer les ouvriers usés par de nouveaux. L’usure de l’ouvrier est donc portée en compte de la même façon que l’usure de la machine.

   Les frais de production de la force de travail simple se composent donc des frais d’existence et de reproduction de l’ouvrier. Le prix de ces frais d’existence et de reproduction constitue le salaire. Le salaire ainsi déterminé s’appelle le mini­mum de salaire. Ce minimum de salaire, tout comme la détermination du prix des marchandises par les frais de production en général, joue pour l’espèce et non pour l’individu pris isolément. Il y a des ouvriers qui, par millions, ne reçoivent pas assez pour pouvoir exister et se reproduire; mais le salaire de la classe ouvrière tout entière est, dans les limites de ses oscillations, égal à ce minimum.

   Maintenant que nous avons fait la clarté sur les lois les plus générales qui régissent le salaire ainsi que le prix de toute autre marchandise, nous pouvons entrer plus avant dans notre sujet.

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