11 – Le mode de travail – Servage et salaire –

Le problème de la terre au Pérou

Jose Carlos Mariategui

11 – Le mode de travail – Servage et salaire –

   Le mode de travail est déterminé, surtout dans l’agriculture par le régime de propriété. Il n’est pas surprenant de voir qu’au Pérou survivent les latifundia féodaux en même temps que sous diverses formes et appellations survit également le servage. La différence entre l’agriculture de la côte ei l’agriculture de la sierra apparaît moins en ce qui concerne le travail qu’en ce qui concerne la technique. L’agriculture de la côte a plus ou moins rapidement évolué vers une une technique capitaliste dans le domaine de la culture du sol, de la transformation et du commerce des produits. Mais, par contre, en ce qui concerne la façon de diriger le travail, elle s’est maintenue au même niveau. Et vis-à-vis des travailleurs, la grande propriété rurale coloniale n’a pas renoncé à ses habitudes féodales, sauf quand les circonstances l’ont exigé d’une manière péremptoire.

   Ce phénomène s’explique non seulement par le fait que les vieux seigneurs féodaux, qui ont conservé la propriété de la terre, ont pu se conformer à l’esprit du capitalisme moderne, même s’ils ont adopté en tant qu’intermédiaires du capital é tranger la pratique capitaliste. Il explique aussi, par la mentalité de cette caste de propriétaires accoutumés à considérer le travail avec les yeux des esclavagistes et des « négriers » .

   En Europe, le seigneur féodal incarnait jusqu’à un certain point la tradition patriarcale primitive, de sorte que, respecté de ses serfs, il se sentait naturellement supérieur, mais non ethniquement ni nationalement différent. Il était possible à l’aristocratie foncière européenne d’accepter une conception et une pratique nouvelles dans ses relations avec le paysan. La conviction orgueilleuse et bien enracinée du Blanc de l’infériorité des hommes de couleur s’est opposée, en Amérique, à cette évolution.

   Sur la côte péruvienne le travailleur de la terre, quand ça n’a plus été l’indien, a été l’esclave noir et le coolie chinois, regardés dédaigneusement. Chez le latifundiste côtier, ils ont déclenché en même temps les réactions de l’aristocrate mediéval et celles du colonisateur blanc, saturés de préjugés de race.

   L’yanaconazgo et l' »enganche » ((Enganche : Le rapport avait établi que les communautés indigènes d´Atalaya qualifiées de «captives» sont réduites à une situation de servitude à l´intérieur d´exploitations agricoles ou forestières, grandes ou moyennes, et constituent une main-d´œuvre gratuite ou semi-gratuite, dans le cadre du système de «habilitación» ou «enganche». Dans ce système, le patron fournit à l´indigène, à titre d´avance, des instruments de travail, des aliments ou de l´argent pour que ce dernier puisse extraire du bois et ainsi, en théorie, rembourser sa dette initiale et tirer un revenu. Astreints à payer la dette initiale plus les intérêts, les indigènes restent définitivement prisonniers du cercle vicieux de l´exploitation et de la misère. (OIT) )) ne sont pas les seules manifestations du maintien de méthodes plus ou moins féodales dans l’agriculture côtière. L’atmosphère de l’hacienda se maintient intégralement féodale. Les lois de l’État ne s’appliquent pas à la grande propriété rurale, si elles ne sont pas validées par le consentement tacite ou formel des grands propriétaires. L’autorité des fonctionnaires politiques ou administratifs, se trouve en fait soumise à l’autorité du propriétaire terrien dans toute l’étendue du territoire de sa domination. Il considère pratiquement sa latifundia comme hors du pouvoir de l’État, sans se préoccuper le moins du monde des droits civils de la population qui vit sur sa propriété. Il perçoit des taxes, établit des monopoles, prononce des sanctions toujours contraires au respect de la liberté des manoeuvres et de leurs familles. Les transports, les affaires et même les coutumes sont soumises au contrôle du latifundiste. Et fréquemment les campements où logent la population ouvrière, ne diffèrent pas beaucoup des hangars qui hébergeaient à la population esclave.

   Les grands propriétaires de la côte n’ont pas, légalement, de droits féodaux ou semi-féodaux ; mais leur condition de classe dominante et l’accaparement pratiquement sans limite de la terre dans une région sans industries ni transports leur donnent un pouvoir presque incontrôlable. Par le biais de l’ « enganche » et du « yanaconazgo », les grands propriétaires résistaient à l’établissement du salaire libre nécessaire au fonctionnement d’une économie libérale et capitaliste. L' »enganche », qui interdit au manoeuvre du droit de disposer de sa personne et de son travail, tant qu’il ne satisfait pas aux obligations contractées avec le propriétaire, provient indubitablement du trafic semi-esclavagiste des coolies. « L’yanaconazgo » est une variété du système de servage à travers duquel la féodalité s’est maintenue jusqu’à notre âge capitaliste dans les villages politiquement et économiquement retardés. Le système péruvien de l’yanaconazgo est proche, par exemple, du système russe du « polovnischestvo » dans lequel les fruits de la terre étaient parfois divisés en parties égales entre le propriétaire et le paysan mais dans d’autres cas celui-ci ne recevait pas plus d’un tiers ((Schkaff, op. cité.)).

   La population peu abondante de la côte représente pour les entreprises agricoles une menace constante de manque ou une insuffisance de bras. L’yanaconazgo lie à la terre une partie de la population regnícole qui sans cette garantie minimale d’usufruit de terre, tendrait à diminuer et à émigrer. L' »enganche » assure à l’agriculture de la côte le concours des manoeuvres de la sierra qui, bien que trouvant dans les fermes côtières un sol et un milieu étranger, obtiennent au moins une meilleur rémunération de leur travail. Cela indique que, malgré tout et bien que cela ne soit pas remarqué et ne soit que partiel ((Il ne faut pas oublier, parce qu’il touche les manoeuvres montagnards, l’effet exténuant de la côte chaude et insalubre sur l’organisme de l’indien de la sierra, de la prise sûre du paludisme, qui le menace et prédispose à la tuberculose. Il ne faut pas non plus oublier l’attachement profond de l’indien à son foyer et à la nature. Sur la côte il se sent un exilé, un mitimae [peuple vaincu déplacé].)), la situation de l’ouvrier agricole de la côte est meilleure que celle de l’ouvrier de la sierra, où le féodalisme maintient intacte son omnipotence. Les propriétaires terriens côtiers se voient obligés à admettre, quoique restreint et atténué, le régime du salaire et du travail libres. Le caractère capitaliste des entreprises côtières contraint les propriétaires terriens à la concurrence. L’ouvrier conserve très relativement, il est vrai, sa liberté d’émigrer. La proximité de ports et de villes, la proximité des voies modernes de trafic et de commerce lui donnent la possibilité d’échapper à son destin rural et de gagner sa vie par d’autres moyens.

   Si l’agriculture de la côte avait eu un autre caractère, plus progressiste, plus capitaliste, elle aurait tendu à résoudre d’une manière logique le problème du manque de bras sur lequel il a été fait tant de discours. Des propriétaires plus avisés, se seraient rendus compte que, comme elle fonctionne jusqu’à présent, la grande propriété rurale est un agent de dépeuplement et de que, par conséquent, le problème du manque de bras constitue l’une de ses plus claires conséquences logiques ((L’une des constatations les plus importantes auxquelles conduit ce cliché  est celle de la solidarité intime de notre problème agraire avec notre problème démographique. La concentration des terres aux mains des caciques constitue un frein, un cancer de la démographie nationale. Il n’y a que quand on aura cassé ce frein du progrès péruvien, que le principe sud-américain « Gouverner c’est peupler » aura été réellement adopté.)).

   Dans la mesure où la technique capitaliste progresse dans l’agriculture côtière, le salaire tend à remplacer le « yanaconazgo ». L’agriculture moderne – emploi des machines, engrais, etc. – ne peut être en accord avec le régime de travail propre à une agriculture routinière et primitive. Mais le facteur démographique – le « problème du manque de bras »-, oppose une résistance sérieuse à ce processus de développement capitaliste. Le « yanaconazgo » et ses diverses formes servent à maintenir dans les vallées une base démographique qui garantit à l’entreprise le minimum de bras nécessaires aux travaux permanents. Le journalier immigré n’offre pas la même sécurité et la même continuité dans le travail que le colon indigène ou que le yanacon régnicole. Ce dernier est, de plus, la racine d’une famille de paysans, dont les fils aînés se trouveront plus ou moins forcés à louer leurs bras au propriétaire terrien.

   La constatation de ce fait conduit aujourd’hui les grands propriétaires à trouver commode d’établir, très progressivement et prudemment des noyaux de petites propriétés. Une partie des terres irriguées dans la région de l’Impérial a ainsi été réservée à la petite propriété. Et il est question d’appliquer le même principe dans les autres zones où des travaux d’irrigation sont en cours. Un propriétaire riche intelligent et expérimenté qui conversait dernièrement avec moi, me disait que, à côté de la grande propriété, l’existence de la petite propriété était indispensable à la formation d’une population rurale, sans laquelle l’exploitation de la terre serait toujours à la merci des possibilités de l’immigration ou l' »enganche ». Le programme de la « Compagnie de Subdivision Agraire », c’est une autre expression d’une politique agraire qui tendante au lent établissement de la petite propriété ((Le projet conçu par le Gouvernement pour créer la petite propriété agraire s’inspire des critères économiques libéraux et capitalistes. Sur la côte son application, subordonnée à des expropriations et à l’irrigation de terres en friche, peut encore correspondre à de plus ou moins vastes possibilités de colonisation. Dans la sierra ses effets seraient beaucoup plus restreints et douteux. Comme toutes les tentatives de dotation de terres qu’enregistre l’histoire de notre république, il se caractérise par sa prétention à la connaissance préalable de la valeur sociale de la « communauté » et par sa timidité devant les propriétaires de latifundia dont il veut sauvegarder les intérêts avec un zèle évident. En établissant le paiement de la parcelle au comptant ou sous 20 ans, il semble inapplicable dans les régions de la sierra où n’existe pas encore une économie commerciale monétaire. Dans ces cas, le paiement devrait être stipulé non en argent mais en nature. Le système prévu de l’État, acquérir des terres pour les distribuer entre les indiens témoigne d’un prévenance excessive par les propriétaires de latifundia, auxquels il offre l’occasion de vendre des terres peu productives ou mal exploitées, dans des conditions avantageuses)).

   Mais comme cette politique évite systématiquement l’expropriation ou, plus précisément, l’expropriation par l’Etat sur une vaste échelle, pour des raisons d’utilité publique ou de justice distributive, ses possibilités de développement sont, pour le moment, circonscrites à quelques vallées, il ne semble pas probable que la petite propriété remplace de façon appropriée et à grande échelle l’yanaconazgo dans sa fonction démographique. Dans les vallées que l' »enganche » de manoeuvres de la sierra n’est pas capable d ‘approvisionner en bras, dans des conditions avantageuses pour les propriétaires terriens, l’yanaconazgo subsistera donc pour un temps, sous ses diverses variétés, avec le salariat.

   Les formes d’yanaconazgo, de métayage ou de fermage, varient sur la côte et dans sierra selon les régions, les usages ou les cultures. Elles portent aussi diverses appellations. Mais malgré cette variété elles s’identifient en général aux méthodes précapitalistes d’exploitation de la terre observées dans d’autres pays d’agriculture semi-féodale. Par exemple, en Russie tsariste, le système de l’« otrabotki » présentait les mêmes différenciations de fermage contre travaux, argent ou produits que celles existant au Pérou. Pour le vérifier il n’y a qu’à lire ce qu’écrit Schkaff au sujet de ce système dans son livre bien documenté sur la question agraire en Russie :  » Entre l’antique travail servile dans lequel la violence ou la contrainte jouent un si grand rôle et le travail libre dans lequel l’unique contrainte subsistante est une contrainte purement économique, apparaît tout un système transitoire de formes extrêmement variées qui réunissent les traits du barchtchina et du salariat. C’est le système de l’otrabototschnaia. Le salaire est payé soit en argent dans le cas d’une location de services, soit en produits, soit en terre, dans ce dernier cas (otrabotki au sens strict du mot) le propriétaire prête sa terre au paysan en guise de salaire pour le travail effectué par celui-ci dans les champs seigneuriaux « . » Dans le système de l’otrabotki, le prix du travail est toujours inférieur à ce que serait un salaire pour un « libre emploi » capitaliste. La rétribution en produits rend les propriétaires plus indépendants aux variations de prix observées sur les marchés du blé et du travail. Ils trouvent chez les paysans de leur voisinage une main d’oeuvre moins chère et jouissent ainsi d’un vrai monopole local « . » Le fermage payé par le paysan revêt diverses formes : parfois, en plus de son travail, il doit donner de l’argent et des produits. Par une deciatine qu’il recevra, il s’engagera à travailler sur une deciatine et demie de terre seigneuriale, et à donner dix oeufs et une poule. Il remettra aussi le fumier de son bétail, puisque tout, jusqu’au fumier, se change en moyen de paiement. Fréquemment encore, le paysan s’oblige ‘à se faire tout ce que le propriétaire exigera’, à transporter les récoltes, couper le bois de chauffage, charger les ballots…  » ((Schkaff, op. cité.)).

   Particulièrement, dans l’agriculture de la sierra, on trouve exactement ces traits féodaux dans les rapports de propriété et de travail. Le régime du salaire libre ne s’est pas du tout développé. Le propriétaire terrien ne se préoccupe pas de la productivité des terres. Il se préoccupe seulement de leur rentabilité. les facteurs de production se réduisent essentiellement à la terre et à l’Indien. La propriété de la terre lui permet d’exploiter sans aucune mesure la force de travail de l’Indien. L ‘usure pratiquée sur cette force de travail – qui se traduit par la misère de l’indien – , s’ajoute à la rente foncière, calculée au taux usuel de la location. Le propriétaire terrien se réserve les meilleures terres et répartit les plus mauvaises entre ses ouvriers indiens, qui se voient dans l’obligation de travailler de préférence et sans rémunération sur les premières et de se contenter des produits de la seconde pour leur subsistance. La location du sol est payée par l’indien en travail ou en produits, très rarement en argent (car la force de travail de l’indien est ce qui a la plus grande valeur pour le propriétaire), plus communément sous des formes combinées ou mixtes. Une étude du docteur Ponce de León, de l’Université de Cuzco, que j’ai en vue entre autres rapports, et qui couvre avec une documentation de première main toutes les variétés de location et yanaconazgo dans cette vaste région, en présentant un tableau assez objectif de l’exploitation féodale – malgré les conclusions de l’auteur, respectueuses des privilèges des propriétaires –.

   Ci-dessous certaines de ses constatations :

 » Dans la province de Paucartambo le propriétaire accorde l’usage de ses terrains à un groupe d’indigènes à condition qu’ils fassent tout le travail que requiert la culture des terres de l’hacienda, que le propriétaire ou le patron s’est réservées. En général ils travaillent trois jours par semaine pendant toute l’année. Ils doivent en plus les locations ou ‘yanaconas’ comme on les appelle dans cette province : l’obligation de transporter à la ville, avec ses propres bêtes la récolte du propriétaire terrien, sans rémunération ; et celle de servir de pongos [l] dans la même ferme ou plus communément à Cuzco, où préfèrent résider les propriétaires « .  » Une chose semblable arrive à Chumbivilcas. Les locataires cultivent la surface qu’ils peuvent, et en revanche doivent travailler pour le patron autant de fois qu’il l’exige. Cette forme de location peut être schématisée ainsi : le propriétaire propose au locataire : utilise la surface de terrain que tu ‘peux’, à condition de travailler à mon profit chaque fois que j’en ai besoin « . » Dans la province d’Anta le propriétaire cède l’usage de ses terres aux conditions suivantes : le locataire apporte sa part de capital (la semence, un payement) et le travail nécessaire pour la réalisation de la culture jusqu’au bout. Après la récolte, le locataire et le propriétaire divisent en parties égales tous les produits. C’est-à-dire que chacun d’eux recueille 50 pour cent de la production sans que le propriétaire n’ait fait une autre chose que céder l’usage de ses terres sans rien payer. Mais ce n’est pas tout. Le métayer est personnellement obligé de concourir aux travaux du propriétaire avec, en général, une rémunération quotidienne de seulement 25 centavos  » ((Francisco Ponce de Léon : les systèmes de location des terres cultivées dans le département de Cuzco et le problème de la terre.)).

   La confrontation entre ces données et celles de Schkaff, suffit à nous persuader qu’aucun des sombres aspects de la propriété et du travail précapitalistes ne manque dans la sierra féodale.

flechesommaire2   flechedroite