3. Qu’es ce que la « victoire décisive de la révolution sur le Tsarisme ?

Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique

Lénine

 3. Qu’es ce que la victoire décisive de la révolution sur le Tsarisme ?

   La résolution de la « conférence » est consacrée au problème « de la conquête du pouvoir et de la participation au gouvernement provisoire »((Le lecteur pourra rétablir le texte complet de cette résolution d’après les citations données aux pages 400, 403, 407, 431 et 433 (dans ce volume aux pages 432, 437, 442, 475 476, 479 480. N.R.) de la brochure. )). Dans cette façon de poser la question il y a déjà, nous l’avons signalé, de la confusion. D’un côté, la question est posée étroitement : on n’envisage que notre participation au gouvernement provisoire, et non les tâches du Parti, en général, à l’égard du gouvernement révolutionnaire provisoire. D’un autre côté, deux questions d’une nature absolument différente sont confondues : notre participation à l’une des phases de la révolution démocratique, et la révolution socialiste. En effet, la « conquête du pouvoir » par la social démocratie est précisément la révolution socialiste et ne peut être rien d’autre, si l’on emploie ces mots dans leur sens propre et habituel. Et si on les interprète comme la conquête du pouvoir non pas pour une révolution socialiste, mais pour une révolution démocratique, à quoi bon parler non seulement de participation au gouvernement révolutionnaire provisoire, mais de « conquête du pouvoir » en général ? Il est certain que nos « conférents » ne savaient pas très bien eux-mêmes ce dont ils devaient exactement parler : de révolution démocratique ou de révolution socialiste. Ceux qui ont suivi les publications appropriées savent que c’est le camarade Martynov qui a inauguré cette confusion d’idées dans ses fameuses Deux dictatures. Les gens de la nouvelle Iskra ne se souviennent pas volontiers de la façon dont la question était posée (dès avant le 9 janvier) dans cet écrit qui est un modèle de « suivisme »; cependant l’influence idéologique qu’il a exercée sur la conférence ne saurait être mise en doute.

   Mais laissons de côté le titre de la résolution. Son contenu nous révèle des erreurs autrement profondes et graves.

   Voici la première partie de la résolution :

   « La victoire décisive de la révolution sur le tsarisme peut être marquée soit par la formation d’un gouvernement provisoire issu de l’insurrection populaire victorieuse, soit par l’initiative révolutionnaire de telle ou telle institution représentative qui déciderait, sous la pression révolutionnaire directe du peuple, d’organiser une Assemblée constituante populaire. »

   Ainsi, l’on nous dit que la victoire décisive de la révolution sur le tsarisme peut être et une insurrection victorieuse, et … la décision que prendrait une institution représentative d’organiser l’Assemblée constituante ! Hein ? Comment cela ? La victoire décisive peut être marquée par la « décision » d’organiser une Assemblée constituante ?? Et cette « victoire » figure à côté de la constitution d’un gouvernement provisoire « issu d’une insurrection populaire victorieuse » !! La conférence n’a pas remarqué l’insurrection populaire victorieuse et la constitution d’un gouvernement provisoire signifient la victoire effective de la révolution, tandis que la « décision » d’organiser une Assemblée constituante n’est qu’une victoire en paroles de la révolution.

   La conférence des menchéviks néo iskristes est tombé dans l’erreur où tombent constamment les libéraux, les gens de l’Osvobojdénié… Ces derniers, font des phrases sur l’Assemblée « constituante » et ferment pudiquement les yeux sur le fait que la force et le pouvoir restent entre les mains du tsar; ils oublient que pour « constituer », il faut avoir la force de constituer. La conférence a également oublié que d’une « décision » de représentants, quels qu’ils soient, à l’application de cette décision, il y a encore loin. La conférence a également oublié qu’aussi longtemps que le pouvoir restera entre les mains du tsar, toutes les décisions de tous les représentants, quels qu’ils soient, se réduiront à des bavardages aussi creux et aussi pitoyables que les « décisions » du parlement de Francfort, bien connu dans l’histoire de la révolution allemande de 1848. Porte parole du prolétariat révolutionnaire, Marx, dans sa Nouvelle Gazette rhénane cinglait de sarcasmes impitoyables les libéraux, les « osvobojdentsy » francfortois, justement parce qu’ils prononçaient de belles paroles, adoptaient toute sorte de « décisions » démocratiques, « instituaient » des libertés de tout genre, mais en fait laissaient le pouvoir dans les mains du roi, et n’organisaient pas la lutte armée contre la force militaire dont celui-ci disposait. Et pendant que les osvobojdentsy francfortois discouraient, le roi guettait le moment propice, augmentait ses forces militaires, si bien que la contre révolution, s’appuyant sur une force réelle, battit à plate couture les démocrates avec toutes leurs « résolutions ».

   La conférence a identifié avec une victoire décisive une chose à laquelle manque justement la condition décisive de la victoire. Comment des social-démocrates, reconnaissant le programme républicain de notre parti, ont ils pu tomber dans cette erreur ? Pour comprendre ce fait singulier, il faut nous rapporter à la résolution du III° congrès sur les dissidents du Parti((Voici le texte intégral de cette résolution :
« Le congrès constate qu’au sein du P.O.S.D.R., depuis sa lutte contre l’économisme se sont conservées des nuances apparentées à l’économisme à des degrés variables et sous différents rapports, nuances caractérisées par une tendance générale à amoindrir le rôle de l’élément conscient dans la lutte prolétarienne, et à le subordonner à l’élément spontané. En matière d’organisation, les représentants de ces nuancent formulent théoriquement le principe de l’organisation processus, qui ne correspond pas à une action méthodique du Parti; en pratique ils commettent systématiquement, dans une foule de cas, des infractions à la discipline du Parti; dans d’autres cas, adressant aux éléments les moins conscients du Parti leur propagande d’une large application du principe électif, sans tenir compte des conditions objectives de la réalité russe, ils s’efforcent de ruiner les seules bases actuellement possibles de la liaison du Parti. Dans les questions de tactique, ils manifestent le désir de restreindre l’activité du Parti, se prononcent contre une tactique rigoureusement indépendante à l’égard des partis bourgeois libéraux, contre la possibilité et l’utilité, pour notre Parti, d’assumer un rôle organisateur dans l’insurrection populaire, contre la participation du Parti au gouvernement provisoire révolutionnaire démocratique, quelles que soient les conditions.
Le congrès invite tous les membres du Parti à poursuivre partout une lutte idéologique intense contre ces déviations partielles vis-à-vis des principes de la social démocratie révolutionnaire; mais en même temps il tient pour admissible l’affiliation aux organisations du Parti de personnes partageant dans telle ou telle mesure ces opinions, à la condition expresse qu’elles reconnaissent les congrès du Parti et les statuts du Parti, et qu’elles se soumettent sans réserve à la discipline du Parti. »)). Cette résolution constate la survivance dans notre Parti de divers courants « apparentés à l’économisme ». Nos « conférents » (qui, en effet, ne sont pas pour rien sous l’influence idéologique de Martynov) dissertent sur la révolution exactement dans le même esprit que les économistes, quand ils dissertaient sur la lutte politique ou la journée de huit heures. Les économistes sortaient aussitôt leur « théorie des stades » :
1. lutte pour les droits ;
2. agitation politique ;
3. lutte politique,

   ou bien :
1. journée de dix heures ;
2. journée de 9 heures ;
3. journée de 8 heures.

   On connaît assez les résultats que donnait cette « tactique processus ». Maintenant on nous propose de diviser d’avance la révolution aussi, bien soigneusement, en trois phases :
1. le tsar convoque une institution représentative ;
2. cette institution représentative « décide » sous la pression du « peuple » d’organiser une Assemblée constituante ;
3. …sur la troisième phase les menchéviks ne se sont toujours pas mis d’accord; ils ont oublié que la pression révolutionnaire du peuple se heurte à la pression contre-révolutionnaire du tsarisme, ce qui fait que la « décision » reste inappliquée ou que c’est la victoire ou la défaite de l’insurrection populaire qui, une fois de plus décide de la chose.

   La résolution de la conférence ressemble exactement à ce raisonnement des économistes : la victoire décisive des ouvriers peut être marquée soit par la conquête, révolutionnaire de la journée de huit heures, soit par l’octroi de la journée de neuf heures et la « décision » de passer à la journée de neuf heures…

   Exactement la même chose.

   Peut être nous objectera t on que les auteurs de la résolution ne pensaient pas identifier la victoire de l’insurrection et la « décision » d’une institution représentative convoquée par le tsar; qu’ils voulaient simplement prévoir la tactique du Parti dans les deux cas. A quoi nous répondons : Le texte de la résolution qualifie, explicitement et sans équivoque, de « victoire décisive de la révolution sur le tsarisme », la décision d’une institution représentative. Peut être est-ce le fait d’une rédaction négligée ? Peut être pourrait on la corriger d’après les procès-verbaux; mais tant qu’elle n’aura pas été corrigée, cette rédaction ne pourra avoir qu’un sens, et ce sens est entièrement celui de l’Osvobojdénié. Le cours des idées de l’Osvobojdénié dans lequel versent les auteurs de la résolution, se manifeste avec infiniment plus de relief encore en d’autres écrits des gens de la nouvelle Iskra. Ainsi l’organe du comité de Tiflis, le Social Démocrate (publié en géorgien; il a été comblé de louanges dans le n°100 de l’Iskra) en arrive tout simplement à dire, dans un article intitulé « Le Zemski Sobor et notre tactique », que la « tactique » « qui fait du Zemski Sobor le pivot de notre action » (sur la convocation duquel, rappelons le pour notre part, nous ne savons encore rien de précis !) « nous est plus avantageuse » que la « tactique » de l’insurrection armée et de la constitution d’un gouvernement révolutionnaire provisoire. Nous reviendrons plus loin sur cet article. On ne peut rien objecter à l’examen préalable de la tactique du Parti en cas de victoire de la révolution, comme en cas de défaite, en cas de succès de l’insurrection et au cas où l’insurrection ne pourrait s’affirmer comme une force imposante. Il est possible que le gouvernement du tsar réussisse à convoquer une assemblée représentative en vue de conclure un marché avec la bourgeoisie libérale; la résolution du III° congrès, prévoyant cette éventualité, parle tout net de « politique hypocrite », de « pseudo-démocratisme » et de « formes caricaturales de représentation populaire genre du Zemski Sobor »((Voici le texte de cette résolution sur l’attitude du Parti envers la tactique du gouvernement à la veille de la révolution :
« Considérant que le gouvernement, afin de se maintenir dans la période révolutionnaire que nous vivons, aggrave les mesures habituelles de répression principalement dirigées contre les éléments conscients du prolétariat et en même temps :
essaie par des concessions et des promesses de réformes, de corrompre politiquement la classe ouvrière et de la détourner ainsi de la lutte révolutionnaire;
donne, dans le même but, à son hypocrite politique de concessions, des formes pseudo démocratiques, à commencer par l’invitation faite aux ouvriers d’élire leurs représentants aux commissions et aux conférences, pour finir par la création de formes caricaturales de représentation populaire, dans le genre du Zemski Sobor;
organise les Cent Noirs et dresse contre la révolution tout ce qu’il y a dans le peuple comme éléments réactionnaires en général, inconscients ou aveuglés par les haines de race et de religion,
Le III° congrès du P.O.S.D.R. décide d’inviter toutes les organisations à :
a) démasquer le but réactionnaire des concessions du gouvernement; souligner dans la propagande et l’agitation, d’une part, leur caractère forcé, et de l’autre, l’impossibilité absolue pour l’autocratie de consentir des réformes de nature à satisfaire le prolétariat;
b) Mettre à profit la campagne électorale pour éclairer les ouvriers sur l’objet véritable de pareilles mesures du gouvernement et démontrer la nécessité pour le prolétariat de convoquer, par la voie révolutionnaire, une Assemblée constituante élue au suffrage universel, égal, direct et au scrutin secret;
c) organiser le prolétariat pour l’application immédiate par la voie révolutionnaire de la journée de 8 heures et des autres revendications pressantes de la classe ouvrière;
d) organiser la résistance armée aux Cent Noirs, et, d’une façon générale, à tous les éléments réactionnaires dirigés par le gouvernement. »)). Mais c’est que ces choses là ne sont pas dites dans la résolution sur le gouvernement révolutionnaire provisoire, car elles n’ont rien à voir avec lui. Tout est là. Le cas dont nous parlons refoule le problème de l’insurrection et de la constitution d’un gouvernement révolutionnaire provisoire, il le modifie, etc. Or, ce dont il s’agit maintenant, ce n’est pas que sont possibles toutes sortes de combinaisons, que sont possibles la victoire et la défaite, les chemins droits et détournés. Ce dont il s’agit, c’est qu’il est inadmissible pour un social démocrate de semer la confusion dans les idées des ouvriers sur le vrai chemin de la révolution, inadmissible d’appeler, à la manière de l’Osvobojdénié, victoire décisive une chose à laquelle manque la condition essentielle de la victoire. Peut être n’obtiendrons nous pas non plus d’un seul coup la journée de huit heures, peut-être devrons nous suivre pour y arriver un long chemin détourné, mais que diriez vous de celui qui appellerait victoire des ouvriers un état d’impuissance, de faiblesse rendant le prolétariat incapable de s’opposer aux atermoiements, aux tergiversations, aux marchandages, à la, trahison et à la réaction ? Il se peut que la révolution russe se termine par une « fausse couche de constitution », comme l’a dit un jour Vpériod. Mais s’ensuit il qu’on puisse approuver le social démocrate qui à la veille de la lutte décisive, qualifierait cette fausse couche de « victoire décisive sur le tsarisme » ? Il est même possible, à la rigueur, que nous n’arrivions pas à conquérir la République, et que nous n’obtenions même qu’un fantôme de Constitution, une Constitution « à la Chipov »; mais s’ensuit il que le social démocrate soit excusable d’estomper notre mot d’ordre de République ?

   Certes, les néo iskristes n’en sont pas encore là. Mais à quel point ils ont perdu l’esprit révolutionnaire, à quel point une stérile casuistique leur dissimule les actuels objectifs de combats, voilà ce qui ressort avec force du fait que, dans leur résolution, ils ont oublié justement de mentionner la République ! C’est invraisemblable, mais c’est un fait. Les diverses résolutions de la conférence confirment, répètent, commentent, étudient en détail tous les mots d’ordre de la social démocratie, sans omettre l’élection des starostes et des délégués dans les entreprises par les ouvriers; mais dans la résolution sur le gouvernement révolutionnaire provisoire en n’a pas trouvé l’occasion d’évoquer la République. Parler de la « victoire » de l’insurrection populaire et de la constitution d’un gouvernement provisoire, sans indiquer le rapport entre ces « mesures » et ces actes et la conquête de la République, c’est écrire des résolutions non pour diriger la lutte du prolétariat, mais pour clopiner à la remorque du mouvement prolétarien.

   Résumons. La première partie de la résolution :
1. n’a fait aucune lumière sur l’importance du gouvernement révolutionnaire provisoire du point de vue de la lutte pour la République, du point de vue de la réunion garantie d’une Assemblée réellement constituante et représentant réellement le peuple entier ;
2. elle a semé une véritable confusion dans la conscience démocratique du prolétariat, en identifiant avec une victoire décisive de la révolution sur le tsarisme, un état de choses où justement la condition essentielle d’une victoire véritable fait encore défaut.

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