Postface

Deux tactiques de la sociale-démocratie dans la Révolution démocratique

Lénine

Postface

Encore une fois l’idéologie de l’Osvobojdénié, encore une fois l’idéologie de la nouvelle Iskra

   Les numéros 71 72 de l’Osvobojdénié et 102-103 de l’Iskra nous apportent une documentation nouvelle, des plus abondantes, sur la question à laquelle nous avons consacré le paragraphe 8 de notre brochure. Comme il nous est absolument impossible d’utiliser ici toute cette riche documentation, nous ne nous arrêterons que sur l’essentiel : premièrement, sur la question de savoir quel genre de « réalisme » de la social-démocratie est loué par l’Osvobojdénié, et pourquoi celui ci doit le louer; en second sur le rapport de deux notions : révolution et dictature.

I. Ce que les réalistes libéraux louent chez les « réalistes » social-démocrates

   Dans les articles intitulés : « La scission de la social-démocratie russe » et « Le triomphe du bon sens » (Osvobojdénié, n°72), les représentants de la bourgeoisie libérale formulent sur la social-démocratie un jugement très précieux pour les prolétaires conscients. Nous ne saurions trop recommander à tout social-démocrate de lire ces articles in extenso et d’en méditer chaque phrase. Voyons d’abord les principales thèses de ces deux articles :

   « Il est assez difficile pour un observateur non initié, dit l’Osvobojdénié, de saisir le sens politique réel de la divergence de vues qui a scindé le Parti social-démocrate en deux fractions. Il n’est pas tout à fait exact, il n’est pas suffisant en tout cas dire de la « majorité » qu’elle est plus radicale et plus rectiligne que la « minorité », laquelle admet dans l’intérêt de la cause certains compromis. Du moins les dogmes traditionnels de l’orthodoxie marxiste sont peut être observés avec plus de zèle encore par la fraction minoritaire que par la fraction de Lénine. La définition suivante nous paraît donc plus exacte : la « majorité est surtout caractérisée en politique par un révolutionisme abstrait, par l’esprit de révolte, le désir de provoquer par tous les moyens le soulèvement de la masse populaire  et de s’emparer aussitôt du pouvoir au nom de cette masse; ceci rapproche dans une certaine mesure les « léninistes » des socialistes révolutionnaires et masque dans leur esprit l’idée de la lutte de classe par l’idée d’une révolution populaire russe. Récusant en pratique bien des étroitesses de la doctrine social-démocrate, les « léninistes » sont d’autre part profondément pénétrés de l’étroitesse du révolutionisme; ils se refusent à tout travail pratique autre que la préparation immédiate de l’insurrection; ils méconnaissent par principe toutes les formes de l’agitation légale et semî légale et tous les modes de compromis pratiquement utiles avec les autres courants d’opposition. La minorité, au contraire, s’en tenant avec fermeté, au dogme marxiste, sauvegarde en même temps les éléments réalistes de la conception marxiste du monde. L’idée maîtresse de cette fraction, c’est l’opposition des intérêts du « prolétariat » aux intérêts de la bourgeoisie. Mais d’autre part, elle conçoit la lutte du prolétariat   naturellement dans certaines limites dictées par les dogmes immuables de la social-démocratie avec une lucidité réaliste et la claire conscience de toutes les conditions et tâches concrètes de cette lutte. Les deux fractions n’appliquent pas leur point de vue essentiel avec un esprit de suite rigoureux, étant liées dans leur œuvre créatrice, idéologique et politique, par les formules sévères du catéchisme social-démocrate qui empêchent les « léninistes » d’être des révoltés rectilignes à l’instar tout au moins de certains socialistes révolutionnaires, et les « iskristes » d’être les guides pratiques du mouvement politique réel de la classe ouvrière. »

   Et l’écrivain de l’Osvobojdénié, après avoir résumé le contenu des principales résolutions, commente par quelques remarques concrètes à leur sujet, ses « idées » générales. Comparée au III° congrès, dit il, « la conférence de la minorité observe une attitude absolument différente envers l’insurrection armée.». La différence des résolutions sur le gouvernement provisoire est « en fonction de l’attitude observée envers l’insurrection armée ». « Le même désaccord se manifeste en ce qui concerne l’attitude envers les syndicats ouvriers. Les « léninistes » dans leurs résolutions, n’ont pas dit mot sur ce point de départ essentiel de l’éducation et de l’organisation politique de la classe ouvrière. La minorité, au contraire, a élaboré une résolution très sérieuse. » A l’égard des libéraux, les deux fractions seraient unanimes, mais le Ill° congrès « répète à peu près textuellement la résolution de Plékhanov, adoptée au Il° congrès, sur l’attitude à l’égard des libéraux, et repousse la résolution Starover, plus favorable aux libéraux, adoptée par le même congrès ». Les résolutions du congrès et de la conférence sur le mouvement paysan sont d’une façon générale à près du même genre : la « majorité » souligne davantage l’idée de la confiscation révolutionnaire des terres seigneuriales et autres, tandis que la « minorité » entend faire de la revendication des réformes démocratiques, administratives et d’Etat, la base de son agitation. »

   L’Osvobojdénié cite enfin une résolution menchévique, publiée le n°100 de l’Iskra, dont le paragraphe principal porte :

   « Considérant que le seul travail clandestin n’assure pas en ce moment à la masse une participation suffisante à la vie du Parti et qu’il conduit dans une certaine mesure à opposer la masse, comme telle, au Parti en tant qu’organisation illégale, il faut que ce dernier prenne en main la conduite de l’action syndicale des ouvriers sur le terrain légal, en rattachant étroitement cette action aux tâches de la social-démocratie. »

   Et l’Osvobojdénié s’exclamer, à propos de cette résolution :

   « Nous nous félicitons vivement de cette résolution, qui est un triomphe du bon sens, une prise de conscience d’une partie de social-démocratie en matière de tactique. »

   Le lecteur connaît maintenant toutes les appréciations essentielles de l’Osvobojdénié. L’erreur serait naturellement très grande de les considérer comme justes, conformes à la vérité objective. Tout social-démocrate y découvrira aisément, à chaque pas, des erreurs. Il serait naïf d’oublier que toutes ces appréciations sont profondément imbues des intérêts et du point de vue de la bourgeoisie libérale; qu’elles sont absolument partiales et tendancieuses dans ce sens. Elles reflètent les idées de la social-démocratie de la façon dont un miroir concave ou convexe réfléchit les objets. Mais ce serait une erreur plus grande encore d’oublier que ces jugements déformés au gré de la bourgeoisie traduisent, en définitive, les intérêts véritables de la bourgeoisie, laquelle, en tant que classe, comprend certainement à merveille quelles tendances de la social-démocratie lui sont avantageuses, proches, chères, sympathiques, et quelles autres lui sont nuisibles, indifférentes, étrangères, antipathiques. Le philosophe ou le publiciste bourgeois ne comprendra jamais bien la social-démocratie, ni menchévique ni bolchévique. Mais si c’est un publiciste un peu intelligent, son instinct de classe ne le trompera pas et il saisira au fond, toujours avec justesse – encore qu’il présente les choses à contre sens,   la portée que revêt pour la bourgeoisie telle ou telle tendance qui se manifeste au sein de la social-démocratie. C’est pourquoi l’instinct de classe de notre ennemi, son jugement de classe méritent toujours de retenir l’attention la plus sérieuse de tout prolétaire conscient.

   Que nous dit donc, par la bouche des hommes de l’Osvobojdénié, l’instinct de classe de la bourgeoisie russe ?

   Il marque d’une façon absolument précise la satisfaction que lui procurent les tendances du néo iskrisme; il le loue pour son réalisme, sa lucidité, pour le triomphe du bon sens, le sérieux de ses résolutions, la prise de conscience en matière de tactique, le sens pratique, etc.; et il se montre mécontent des tendances du III° congrès, dont il blâme l’étroitesse, le révolutionisme, l’esprit de révolte, la répudiation des compromis pratiquement utiles, etc. L’instinct de classe de la bourgeoisie lui suggère justement ce qui a été démontré maintes fois dans nos écrits, à l’aide des données les plus précises, à savoir que les néo-iskristes forment l’aile opportuniste et leurs adversaires, l’aile révolutionnaire de la social-démocratie russe d’aujourd’hui. Les libéraux ne peuvent pas ne pas se montrer sympathiques aux tendances des premiers, ils ne peuvent pas ne pas condamner les tendances des seconds. Idéologues de la bourgeoisie, les libéraux comprennent parfaitement que le « sens pratique, la lucidité, le sérieux » de la classe ouvrière, c’est à dire la limitation de fait de son champ d’action au cadre du capitalisme, des réformes, de la lutte syndicale, etc. profitent à la bourgeoisie. Dangereuses et redoutables pour la bourgeoisie sont « l’étroitesse révolutioniste » du prolétariat et sa volonté de conquérir, au nom de ses intérêts de classe, un rôle dirigeant dans la révolution populaire russe.

   Que tel soit véritablement le sens du mot « réalisme » pour l’Osvobojdénié, c’est ce que prouve entre autres l’emploi qu’en ont fait auparavant l’Ospobojdénié et M. Strouvé. L’Iskra elle-même a dû reconnaitre cette signification du « réalisme » à la manière de l’Osvobojdénié. Rappelez vous, par exemple, l’article intitulé « Il est temps ! » dans le supplément au numéro 73-74 de l’Iskra. L’auteur de cet article (interprète conséquent des conceptions du « marais » au Il° congrès du Parti ouvrier social-démocrate de Russie) a émis cette opinion explicite que « Akimov a plutôt été au congrès le spectre de l’opportunisme que son représentant véritable ». Et la rédaction de l’Iskra se vit aussitôt obligée de rectifier l’auteur de l’article « Il est temps ! » en déclarant dans, une note ce qui suit :

   « On ne saurait se rallier à cette opinion. Les vues du camarade Akimov sur les questions du programme, portent la marque évidente de l’opportunisme,   ce que le critique de l’Osvobojdénié reconnait dans un des derniers numéros, en faisant observer que le camarade Akimov appartient à la tendance « réaliste », lisez : révisionniste. »

   Ainsi l’Iskra sait parfaitement elle-même que le réalisme de l’Osvobojdénié c’est de l’opportunisme, et rien autre chose. Et si, s’attaquant aujourd’hui au « réalisme libéral », l’Iskra (dans le n°102) ne dit pas comment les libéraux l’ont louée pour son réalisme, ce silence s’explique par le fait que de tels éloges sont pires que tous les blâmes. Ces éloges (qui n’ont pas été décernés par hasard ni pour la première fois par l’Osvobojdénié) prouvent en fait la parenté du réalisme libéral et des tendances au « réalisme » (lisez : opportunisme) social-démocrate, qui percent dans chaque résolution des néo-iskristes, et tiennent à la fausseté de toute leur position tactique.

   En effet, la bourgeoisie de la Russie a pleinement démontré déjà son inconséquence et son égoïsme dans la révolution « populaire »,   elle les a démontrés par les réflexions de monsieur Strouvé, par le ton et le contenu de la masse des journaux libéraux, par le caractère de l’action politique de la masse des zemtsy, de la masse des intellectuels, et en général des divers partisans M. Troubetskoï, Pétrounkévitch, Roditchev et Cie. Certes, la bourgeoisie ne se rend pas toujours exactement compte, mais d’une façon générale son instinct de classe lui permet de saisir parfaitement cette vérité que, d’une part, le prolétariat et le « peuple » sont utiles à sa révolution comme chair à canon, comme un bélier contre l’autocratie; mais que, d’autre part, le prolétariat et la paysannerie révolutionnaire seraient pour elle terriblement dangereux, au cas où ils remporteraient une « victoire décisive sur le tsarisme » et mèneraient jusqu’au bout la révolution démocratique. Aussi la bourgeoisie fait elle tous ses efforts pour que Ie prolétariat se contente d’uln rôle « modeste » dans la révolution pour qu’il soit plus sobre, plus pratique, plus réaliste, et fonde son action sur le principe : « Pourvu que la bourgeoisie ne se détourne pas ».

   Les bourgeois cultivés savent parfaitement qu’ils n’arriveront pas à tuer le mouvement ouvrier. Ils se gardent donc de se représenter en adversaires de ce mouvement, de la lutte de classes du prolétariat. Non, ils saluent de toutes les manières le droit de grève, la lutte de classe civilisée; ils comprennent le mouvement ouvrier et la lutte de classe à la manière de Brentano et de Hirsch-Duncker. Autrement dit, ils sont tout à fait disposés à « concéder » aux ouvriers le droit de grève et d’association (que les ouvriers ont presque déjà conquis eux-mêmes), pourvu que les ouvriers renoncent à l’esprit de révolte », au « révolutionnisme étroit », à l’hostilité envers les « compromis pratiquement utiles », à la prétention et à la volonté de marquer la « révolution populaire russe » de l’empreinte de leur lutte de classe, du sceau de l’esprit de suite prolétarien, de la résolution prolétarienne, du « jacobinisme plébéien ». Aussi les bourgeois instruits de la Russie entière s’efforcent par mille voies et moyens   livres((Cf. Prokopovitch: la Question ouvrière en Russie.))), conférences, discours, causeries, etc., etc.,   d’inculquer aux ouvriers la sobriété (bourgeoise), l’esprit pratique (libéral), le réalisme (opportuniste), la lutte de classes (à la Brentano), l’organisation syndicale (à la Hirsch Duncker), etc. Les deux derniers mots d’ordre sont particulièrement commodes pour les bourgeois du Parti « constitutionnel démocrate » ou de l’Osvoboidénié puisqu’ils concordent en apparence avec les mots d’ordre marxiste; puisqu’il suffit d’une petite réticence et d’une légère déformation » pour les confondre mais aisément avec les mots d ordre social-démocrates, parfois même les faire passer pour tels. Ainsi, l’organe libéral légal Rassvet (dont nous tâcherons d’entretenir un jour plus en détail les lecteurs du Prolétari) tient assez souvent sur la lutte de classes, sur la possibilité pour le prolétariat d’être dupé par la bourgeoisie, sur le mouvement ouvrier, sur l’initiative du prolétariat, etc., etc., des propos si « hardis », que le lecteur inattentif et l’ouvrier peu développé peuvent aisément prendre le « social-démocratisme » de ce journal pour argent comptant. Or, ce n’est en réalité qu’une contrefaçon bourgeoise du social-démocratisme qu’une falsification opportuniste et une déformation de l’idée de lutte de classes.

   A la base de cette gigantesque falsification bourgeoise (par l’étendue de son action sur les masses), se trouve la tendance à réduire le mouvement ouvrier principalement à un mouvement syndical, à le tenir loin de toute politique indépendante (c’est-à-dire révolutionnaire et orientée vers la dictature démocratique), à « voiler dans leur conscience celle des ouvriers   l’idée de la révolution populaire russe par l’idée de la lutte de classes ».

   Le lecteur le voit, nous avons retourné la formule de l’Osvobojdénié. Formule excellente, qui exprime parfaitement deux points de vue sur le rôle du prolétariat dans la révolution démocratique, le point de vue bourgeois et le point de vue social-démocrate. La bourgeoisie veut réduire le prolétariat au seul mouvement syndical et « masquer ainsi dans sa conscience l’idée de la révolution populaire russe par l’idée de la lutte de classes [selon Brentano] », tout comme les auteurs bernsteiniens du Credo masquaient dans la conscience des ouvriers l’idée de la lutte politique par l’idée d’un mouvement « purement ouvrier ». La social-démocratie entend, au contraire, développer la lutte de classes du prolétariat jusqu’à lui faire assumer un rôle dirigeant dans la révolution populaire russe, c’est a dire amener cette révolution à la dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie.

   Notre révolution est celle du peuple entier, dit la bourgeoisie au prolétariat. C’est pourquoi tu dois, en tant que classe distincte, te contenter de ta lutte de classe,   tu dois au nom du « bon sens » porter ton attention principalement sur les syndicats et leur légalisation; tu dois considérer justement ces syndicats comme « le point de départ essentiel de ton éducation politique et de ton organisation »; tu dois, à l’heure de la révolution, élaborer surtout des résolutions « sérieuses », dans le genre de celle des néo-iskrstes; tu dois prêter soin et attention aux résolutions « plus favorables aux libéraux » ; tu dois préférer les dirigeants qui ont tendance à devenir des « guides pratiques du mouvement politique réel de la classe ouvrière » ; tu dois « sauvegarder les éléments réalistes de la conception marxiste » (si malheureusement tu es déjà contaminé par les « formules rigoureuses » de ce catéchisme « non scientifique »).

   Notre révolution est celle du peuple entier, dit la social-démocratie au prolétariat. C’est pourquoi, en tant que classe la plus avancée et la seule révolutionnaire jusqu’au bout, tu dois tendre non seulement à y participer avec la plus grande énergie, mais, aussi à y tenir un rôle dirigeant. C’est pourquoi tu ne dois pas t’enfermer dans les limites d’une lutte de classe étroitement conçue, surtout au sens du mouvement syndical, mais t’efforcer au contraire d’élargir le cadre et le contenu de ta lutte de classe jusqu’à y faire entrer, non seulement toutes les tâches de la révolution russe présente, démocratique et populaire, mais aussi celles de la future révolution socialiste. C’est pourquoi, sans méconnaître le mouvement syndical, sans refuser d’utiliser la moindre marge de légalité, tu dois, à l’époque de la révolution, mettre au premier plan les tâches de l’insurrection armée, de la formation d’une armée révolutionnaire et d’un gouvernement révolutionnaire, seul chemin conduisant à la victoire complète du peuple sur le tsarisme, à la conquête d’une République démocratique et d’une véritable liberté politique.

   Il serait superflu de marquer l’attitude équivoque, inconséquente et, naturellement, sympathique à la bourgeoisie, que sur cette question les néo-iskristes ont adoptée dans leurs résolutions par suite de leur « ligne » erronée.

II. Nouvel « approfondissement » de la question par le camarade Martynov

   Passons aux articles de Martynov parus dans les numéros 102 et 103 de l’Iskra. Il va de soi que nous ne répondrons pas à Martynov quand il tente de démontrer la fausseté de notre interprétation des divers passages empruntés à Engels et Marx, l’exactitude de la sienne. Ces tentatives sont si peu sérieuses, Ies subterfuges de Martynov sont si évidents, la question est si claire qu’il ne serait pas intéressant d’y revenir une fois de plus. Tout lecteur réfléchi discernera sans difficulté les manœuvres grossières de l’écart opéré sur toute la ligne par Martynov, surtout lorsque aura paru la traduction complète de la brochure d’Engels : Les bakounistes à l’œuvre et de celle de Marx : Adresse du Conseil de la Ligue des communistes, mars 1850, préparée par un groupe de collaborateurs du Prolétari. Il suffit de citer un passage de l’article de Martynov pour rendre son écart évident au lecteur.

   « L’Iskra reconnaît, écrit Martynov dans le n°103, la formation d’un gouvernement provisoire comme une des voies possibles et utiles pour le développement de la révolution; elle nie l’utilité de la participation des social-démocrates au gouvernement provisoire bourgeois, précisément dans l’intérêt de la pleine conquête ultérieure de la machine de l’Etat pour la révolution social-démocrate. » En d’autres termes : l‘Iskra a reconnu maintenant l’absurdité de toutes les craintes que lui inspiraient la responsabilité du gouvernement révolutionnaire pour le Trésor et les banques, que le danger et l’impossibilité de prendre en main les « prisons », etc. L’Iskra continue cependant de brouiller les choses, confondant la dictature démocratique et la dictature socialiste. Confusion inévitable, qui sert à couvrir l’écart.

   Mais, parmi les brouillons de la nouvelle Iskra, Martynov se fait remarquer comme un brouillon de première grandeur, un brouillon de talent, s’il est permis de s’exprimer ainsi. Embrouillant la question par ses efforts pour l’« approfondir », il en arrive presque toujours à « forger » de nouvelles formules, qui révèlent à merveille toute la fausseté de sa position. Rappelez-vous comme il « approfondissait » Plékhanov à l’époque de l’économisme et créait d’inspiration cette formule : « lutte économique contre le patron et le gouvernement ». Il serait difficile de trouver dans les écrits des économistes une expression plus heureuse de tout ce que cette tendance a de faux. De même aujourd’hui, Martynov sert avec zèle la nouvelle Iskra et nous fournit, presque chaque fois qu’il prend la parole, une documentation nouvelle et magnifique pour apprécier la fausseté de la position de la nouvelle Iskra. Il déclare dans le numéro 102, que Lénine « a insensiblement substitué l’une à l’autre les notions de révolution et de dictature » (p. 3, colonne 2).

   C’est à cette accusation que se réduisent, en somme, toutes celles que dressent contre nous les néo-iskristes. Quelle reconnaissance ne devons nous pas à Martynov pour cette accusation ! Quel inappréciable service ne nous rend il pas dans notre lutte contre le néo iskrisme, en formulant ainsi son accusation ! Décidément, nous devrions demander à la rédaction de l’Iskra de lancer plus souvent Martynov contre nous, afin d’« approfondir » les attaques contre le Prolétari et de les formuler « au point de vue des purs principes ». Car plus Martynov s’évertue à creuser les principes, moins cela lui réussit et plus il montre nettement les bévues du néo iskrisme, plus il réussit sur lui-même et sur ses amis l’utile opération pédagogique : reductio ad absurdum (réduction à l’absurde des principes de la nouvelle Iskra).

   Vpériod et le Prolétari « substituent » l’une à l’autre les notions de révolution et de dictature. L’Iskra ne veut pas de cette « substitution ». C’est bien ainsi, très honorable camarade Martynov ! Vous avez par mégarde émis une grande vérité. Vous avez confirmé par une nouvelle formule notre affirmation que l’Iskra se traîne à la remorque de la révolution, dévie vers une définition de ses tâches à la manière de l’Osvobojdénié, tandis que Vpériod et le Prolétari donnent des mots d’ordre qui font progresser à la révolution démocratique.

   Vous ne saisissez pas cela, camarade Martynov ? Vu l’importance de la question, nous prendrons la peine de vous en fournir une explication étendue.

   Ce qui fait entre autres le caractère bourgeois de la révolution démocratique, c’est que diverses classes, divers groupes et milieux sociaux qui reconnaissent parfaitement la propriété privée et l’économie marchande, et sont incapables de sortir de ce cadre, en arrivent par la force des choses à reconnaître l’incapacité de l’autocratie et du régime féodal tout entier, et se rallient à la revendication de la liberté. Avec cela le caractère bourgeois de cette liberté exigée par la « société » et que défendent les grands propriétaires fonciers et les capitalistes par un torrent de mots (rien que des mots !), ressort de plus en plus clairement. En même temps apparaît de plus en plus évidente la différence radicale entre la lutte des ouvriers et celle de la bourgeoisie pour la liberté, entre le démocratisme prolétarien et le démocratisme libéral. La classe ouvrière et ses représentants conscients avancent et poussent en avant cette lutte, sans crainte de la mener jusqu’au bout et aspirant même à dépasser de loin le terme le plus éloigné de la révolution démocratique. La bourgeoisie, inconséquente et cupide, n’accepte les mots d’ordre de liberté que partiellement et avec hypocrisie. Toutes les tentatives de marquer par un trait spécial, par des « paragraphes » spécialement élaborés (dans le genre de ceux de la résolution de Starover ou de la Conférence) la limite au delà de laquelle commence l’hypocrisie des amis bourgeois de la liberté, ou, si l’on veut, cette trahison de la liberté par ses amis bourgeois,   toutes ces tentatives sont infailliblement vouées à l’insuccès; car la bourgeoisie, placée entre deux feux (l’autocratie et le prolétariat) est capable de changer de mille façons et par mille moyens, sa position et ses mots d’ordre, s’adaptant d’un pouce à gauche, d’un pouce à droite, avec force marchandages et maquignonnages. La tâche du démocratisme prolétarien n’est pas d’inventer de ces « paragraphes » mort nés, mais de critiquer sans se lasser la situation politique en voie de développement, de démasquer les inconséquences et les trahisons, toujours nouvelles, et imprévisibles, de la bourgeoisie.

   Rappelez vous l’histoire des manifestations politiques de M. Strouvé dans les publications illégales, l’histoire de la guerre que lui firent les social-démocrates, et vous saisirez sur le vif la façon dont la social-démocratie, champion du démocratisme prolétarien, s’est acquittée de cette tâche. M. Strouvé a commencé par formuler un mot d’ordre tout à fait à la Chipov : « droits et zemstvos exerçant le pouvoir » (voir mon article de Zaria : « Les persécuteurs des zemstvos et les Annibals du libéralisme »). La social-démocratie le dénonça et le poussa vers un programme nettement constitutionnaliste. Quand ces « poussées » eurent produit leur effet grâce à la marche particulièrement rapide des événements révolutionnaires, la lutte s’orienta vers le problème suivant du démocratisme : pas seulement une constitution en général, mais absolument le suffrage universel direct et égal, au scrutin secret. Quand nous eûmes « conquis » sur l’« adversaire » cette nouvelle position également (admission du suffrage universel par l’Osvobojdénié), nous continuâmes notre assaut, en dévoilant l’hypocrisie et le mensonge du système à deux Chambres, l’admission incomplète du suffrage universel par les gens de l’Osvobojdénié, leur démocratisme de maquignon attesté par leur monarchisme, autrement dit : la trahison des intérêts de la grande révolution russe, par ces héros du sac d’écus que sont les hommes de l’Osvobojdénié.

   Enfin, la ténacité effrénée de l’autocratie, les progrès gigantesques de la guerre civile, la situation sans issue à laquelle les monarchistes avaient acculé la Russie, commencèrent à agir sur les cerveaux les plus réfractaires. La révolution devenait un fait. Il n’était plus besoin d’être un révolutionnaire pour la reconnaître. Le gouvernement autocratique se décomposait – et il continue de se décomposer   aux yeux de tous. Comme un libéral (M. Grédeskoul) l’a très justement fait observer dans la presse légale, il s’est créé de fait un état d’insoumission à ce gouvernement. Malgré toute sa force apparente, l’autocratie a révélé son impuissance; les événements de la révolution en cours repoussaient, refoulaient simplement cet organisme parasitaire qui pourrissait sur pied. Contraints de fonder leur activité (ou plutôt leur négoce politique) sur les rapports existants et établis de fait, les bourgeois libéraux commencent à se rendre à la nécessité de reconnaître la révolution. Non qu’ils soient des révolutionnaires, mais bien qu’ils ne soient pas des révolutionnaires. Ils le font par nécessité, et à leur corps défendant, voyant avec rage les succès de la révolution, accusant d’esprit révolutionnaire l’autocratie qui ne veut pas transiger mais veut lutter à mort. Mercantis nés, ils exècrent la lutte et la révolution, mais les circonstances les obligent à se placer sur le terrain de la révolution, car ils n’ont pas le choix.

   Nous assistons à un spectacle hautement édifiant et du plus haut comique. Les prostituées du libéralisme bourgeois veulent se draper dans la toge du révolutionnarisme. Les gens de l’Osvobojdénié   risum teneatis, amici((Retenez vous de rire !))   commencent à parler au nom de la révolution ! Les voilà qui nous assurent qu’ils « ne craignent pas la révolution » (M. Strouvé dans le n°72 de l’Osvobojdlénié) !!! Les gens de l’Osvobojdénié ont la prétention de « se mettre à la tête de la révolution » !!!

   Ce fait éminemment significatif caractérise, mieux encore que le progrès du libéralisme bourgeois, les succès réels grandissants du mouvement révolutionnaire, qui a su s’imposer. La bourgeoisie même commence à se rendre compte qu’il est plus avantageux de se placer sur le terrain de la révolution,   tant l’autocratie est ébranlée. Mais, d’autre part, ce fait attestant l’élévation de l’ensemble du mouvement à un degré nouveau, supérieur, nous assigne des tâches également nouvelles, également supérieures. Cette reconnaissance de la révolution par la bourgeoisie ne saurait être sincère, indépendamment de l’honnêteté personnelle de tel ou tel idéologue de la bourgeoisie. Cette dernière ne peut pas ne pas apporter, à ce stade supérieur du mouvement aussi, son égoïsme et son esprit d’inconséquence, ses marchandages et la mesquinerie de ses stratagèmes réactionnaires. Nous devons aujourd’hui formuler autrement les tâches concrètes, immédiates de la révolution, au nom de notre programme et comme développement de ce programme. Ce qui suffisait hier ne suffit pas aujourd’hui. Hier peut-être il suffisait que le mot d’ordre   reconnaître la révolution   figurât comme mot d’ordre démocratique d’avant garde. Aujourd’hui, ce n’est plus assez. La révolution a su se faire reconnaître même par M. Strouvé. Aujourd’hui la classe d’avant garde se doit de définir exactement le contenu même des tâches immédiates et impérieuses de cette révolution. En reconnaissant la révolution, les Strouvé ne se font pas faute une fois de plus de laisser percer le bout de leurs oreilles d’ânes et reprennent la vieille chanson sur la possibilité d’une issue pacifique, sur l’appel de Nicolas, invitant ces messieurs de l’Osvobojdénié à accéder au pouvoir, etc., etc. Ces messieurs de l’Osvobojdénié reconnaissent la révolution pour l’escamoter et la trahir avec le moins de risque possible. A nous d’indiquer maintenant au prolétariat et au peuple entier l’insuffisance du mot d’ordre de « révolution »; de montrer la nécessité d’une définition claire et sans équivoque, logique et décidée du contenu même de la révolution. Or cette définition nous est offerte justement par un mot d’ordre, seul capable d’exprimer avec exactitude la « victoire décisive » de la révolution, celui de dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie.

   Nous venons de montrer que les gens de l’Osvobojdénié gravissent un à un (non sans être encouragés par les poussées de la social-démocratie), les degrés conduisant à reconnaître la démocratie. L’objet de notre discussion avec eux fut d’abord ceci : chipovisme (droits et zemstvos exerçant le pouvoir) ou constitutionalisme. Ensuite : suffrage restreint ou suffrage universel ? Puis : reconnaissance de la révolution ou marché de maquignon avec l’autocratie ? Et enfin, maintenant : reconnaissance de la révolution sans dictature du prolétariat et de la paysannerie ou reconnaissance de la revendication de dictature de ces classes dans la révolution démocratique ? Il est possible et probable que les gens de l’Osvoboidénié (ceux d’aujourd’hui ou leurs successeurs dans l’aile gauche de la démocratie bourgeoise, peu importe), graviront encore un degré, c’est à dire qu’ils reconnaîtront avec le temps (ce sera peut-être quand le camarade Martynov aura ravi encore un degré) le mot d’ordre de dictature également. Il en sera même nécessairement ainsi, si la révolution russe progresse et remporte une victoire décisive. Quelle sera alors l’attitude la social-démocratie ? La victoire complète de la révolution actuelle marquera la fin de la révolution démocratique et le début d’une lutte décisive pour la révolution socialiste. La satisfaction des revendications de la paysannerie de nos jours, l’écrasement total de la réaction, la conquête de la République démocratique, marqueront la fin certaine du révolutionnarisme de la bourgeoisie, et même de la petite bourgeoisie, et le début d’une lutte véritable du prolétariat pour le socialisme. Plus la révolution démocratique sera complète, et plus cette nouvelle lutte se déroulera rapide, large, nette et résolue. Le mot d’ordre de dictature « démocratique » exprime justement ce caractère historique limité de la révolution actuelle et la nécessité d’une lutte nouvelle, sur le terrain d’un nouvel ordre de choses, pour la libération complète de la classe ouvrière de toute oppression et de toute exploitation. En d’autres termes, quand la bourgeoisie démocratique ou la petite bourgeoisie auront encore gravi un degré; quand ce n’est pas simplement la révolution mais la victoire complète de la révolution, qui sera devenue un fait acquis, alors nous « substituerons » (peut-être aux terribles clameurs des futurs nouveaux Martynov) au mot d’ordre de dictature démocratique celui de dictature socialiste du prolétariat, c’est à dire de révolution socialiste intégrale.

III. La représentation bourgeoise vulgaire de la dictature et la conception de Marx

   Mehring raconte, dans les notes dont il a fait suivre son édition des articles de Marx, publiés en 1848 dans la Nouvelle Gazette rhénane, que les publications bourgeoises adressaient notamment à ce journal le reproche suivant : la Nouvelle Gazette rhénane aurait exigé « l’institution immédiate de la dictature comme seul moyen de réaliser la démocratie »(Marx, Nachlass, t.III, p. 53). Du point de vue bourgeois vulgaire, les notions de dictature et de démocratie s’excluent l’une l’autre. Ne comprenant pas la théorie de la lutte des classes, accoutumé à voir sur la scène politique les mesquines querelles des divers groupes et coteries de la bourgeoisie, le bourgeois entend par dictature l’abolition de toutes les libertés, et de toutes les garanties de la démocratie, l’arbitraire généralisé, l’abus généralisé du pouvoir dans l’intérêt personnel du dictateur. Au fond, c’est cette conception bourgeoise vulgaire qui transparaît chez notre Martynov, alors que, pour terminer sa « nouvelle campagne » dans la nouvelle Iskra, il explique le penchant de Vpériod et du Prolétari pour le mot d’ordre de dictature, par le fait que Lénine « désire passionnément tenter sa chance » (Iskra, n°103, p.3, 2° colonne). Il ne sera pas inutile de nous arrêter aux conceptions de la Nouvelle Gazette rhénane, afin d’expliquer à Martynov la différence qui existe entre la dictature d’une classe et celle d’un individu, entre les tâches de la dictature démocratique et celles de la dictature socialiste.

   « Après la révolution,   écrivait la Nouvelle Gazette rhénane, le 14 septembre 1848,   toute organisation provisoire de l’Etat, exige la dictature, et une dictature énergique. Nous avons dès le début reproché à Camphausen (président du conseil après le 18 mars 1848) de ne pas agir dictatorialement, de ne pas briser et liquider sur le champ les restes des anciennes institutions. Et c’est ainsi que, pendant que M. Camphausen se berçait d’illusions constitutionnelles, le parti vaincu (c’est à dire le parti de la réaction) renforçait ses positions dans la bureaucratie et dans l’armée, et s’enhardissait même, çà et là, jusqu’à reprendre ouvertement la lutte. »

   Ces paroles, dit avec raison Mehring, résument en quelques thèses ce qui a été abondamment développé par la Nouvelle Gazette rhénane, en de longs articles sur le ministère Camphausen. Que nous disent donc ces paroles de Marx ? Que le gouvernement révolutionnaire provisoire doit agir dictatorialement (thèse que n’a jamais pu comprendre l’Iskra, dans sa sainte horreur du mot d’ordre de dictature); que la tâche de cette dictature est de détruire le reste des anciennes institutions (justement ce qui est indiqué en toute clarté dans la résolution du III° congrès du P.O.S.D.R. sur la lutte avec la contre révolution, et ce qui est omis dans la résolution de la conférence, comme nous l’avons montré plus haut). Enfin, troisièmement, il résulte de ces paroles que Marx flagellait les démocrates bourgeois pour leurs « illusions constitutionnelles » à l’époque de la révolution et de la guerre civile déclarée. Le sens véritable de ces lignes ressort particulièrement de l’article de la Nouvelle Gazette rhénane, du 6 juin 1848.

   « L’Assemblée constituante populaire, écrivait Marx, doit être avant tout une assemblée active, révolutionnairement active. Or, l’assemblée de Francfort se livre à des exercices scolaires sur le parlementarisme et laisse au gouvernement le soin d’agir. Admettons que ce savant concile réussisse, après mûre réflexion, à arrêter l’ordre du jour le meilleur et la meilleure des Constitutions. Que vaudront l’ordre du jour le meilleur et la meilleure des Constitutions si, entre temps, les gouvernements allemands ont déjà mis la baïonnette à l’ordre du jour ? »

   Voilà le sens du mot d’ordre : dictature. On peut voir d’ici quelle eût été l’attitude de Marx envers les résolutions qualifiant de victoire décisive la « décision d’organiser l’Assemblée constituante », ou invitant à « demeurer le parti d’extrême opposition révolutionnaire » !

   Les grands problèmes de la vie des peuples ne sont tranchés que par la force. Les classes réactionnaires elles-mêmes sont habituellement les premières à recourir à la violence, à la guerre civile, à « mettre la baïonnette à l’ordre du jour », comme l’autocratie russe l’a fait et continue de le faire systématiquement, inflexiblement, toujours et partout, depuis le 9 Janvier. Et du moment qu’une telle situation s’est créée, que la baïonnette figure réellement en tête de l’ordre du jour politique, que l’insurrection s’est révélée nécessaire et urgente, les illusions constitutionnelles et les exercices scolaires sur le parlementarisme ne servent plus qu’à couvrir la trahison de la bourgeoisie envers la révolution, la façon dont la bourgeoisie « se détourne » de la révolution. La classe véritablement révolutionnaire doit alors formuler justement le mot d’ordre de dictature.

   A propos des tâches de cette dictature, Marx écrivait encore dans la Nouvelle Gazette rhénane :

   « L’Assemblée nationale aurait dû agir dictatorialement contre les velléités réactionnaires des gouvernements caducs. Elle eût ainsi acquis dans l’opinion populaire une force contre laquelle toutes les baïonnettes se seraient brisées… Or, cette Assemblée fatigue le peuple allemand par des discours ennuyeux au lieu de l’entraîner à sa suite ou d’être entraînée par lui. »

   L’Assemblée nationale aurait dû, de l’avis de Marx, « éliminer du régime existant de fait en Allemagne, tout ce qui est contraire au principe de la souveraineté du peuple », puis « consolider le terrain révolutionnaire sur lequel elle se tient et prémunir contre toutes les attaques la souveraineté du peuple, conquise par la révolution ».

   Par conséquent, les tâches que Marx assignait en 1848 au gouvernement révolutionnaire ou à la dictature se réduisaient avant tout à la révolution démocratique, défense contre la contre-révolution et élimination effective de tout ce qui est contraire, à la souveraineté du peuple. Ce n’est là rien d’autre chose que la dictature démocratique révolutionnaire.

   Poursuivons. Quelles sont les classes qui, de l’avis de Marx, pouvaient et devaient s’acquitter de cette tâche (réaliser jusqu’au bout le principe de la souveraineté du peuple et repousser les attaques de la contre révolution) ? Marx parle du « peuple ». Mais nous savons qu’il a toujours combattu sans merci les illusions petites bourgeoises sur l’unité du « peuple », sur l’absence de lutte de classe au sein du peuple. En employant le mot « peuple », Marx n’effaçait pas les distinctions de classe; il réunissait dans ce terme des éléments déterminés, capables de faire la révolution jusqu’au bout.

   Après la victoire du prolétariat berlinois du 18 mars, écrivait la Nouvelle Gazette rhénane, les résultats se sont révélés doubles :

   « D’une part, l’armement du peuple, la liberté d’association, la souveraineté du peuple conquise en fait; de l’autre, le maintien de la monarchie et le ministère Camphausen Hansemann, c’est-à-dire un gouvernement de représentants de la grande bourgeoisie. Ainsi, la révolution a eu deux sortes de résultats qui devaient inévitablement aboutir à une rupture. Le peuple a vaincu; il a conquis des libertés d’un caractère résolument démocratique; mais la domination effective n’a pas passé dans ses mains; elle a passé dans les mains de la grande bourgeoisie. En un mot, la révolution n’a pas été menée jusqu’au bout. Le peuple a laissé aux représentants de la grande bourgeoisie le soin de former le ministère, et ces représentants de la grande bourgeoisie ont démontré aussitôt leurs desseins en proposant une alliance à la vieille noblesse et à la vieille bureaucratie prussiennes. Arnim, Kanitz et Schwerin sont entrés dans le ministère.
« Par crainte du peuple, c’est à dire des ouvriers et de la bourgeoisie démocratique, la grande bourgeoisie, antirévolutionnaire dès le début, a conclu avec la réaction une alliance défensive et offensive. » (Souligné par nous.)

   Ainsi, non seulement la « décision d’organiser l’Assemblée constituante », mais même la convocation effective de cette Assemblée est encore insuffisante pour la victoire décisive de la révolution ! Même après une victoire partielle dans la lutte armée (victoire des ouvriers berlinois sur la troupe, 18 mars 1848), une révolution « inachevée », une révolution « qui n’est pas menée jusqu’au bout » est possible. De quoi dépend donc l’achèvement de la révolution ? De ceci : dans quelles mains passe la domination effective, dans celles des Pétrounkévitch et des Roditchev, c’est à dire des Camphausen et des Hansemann, ou bien dans Ies mains du peuple, c’est à dire des ouvriers et de la bourgeoisie démocratique. Dans le premier cas la bourgeoisie aura le pouvoir, et le prolétariat, « la liberté de critique », la liberté de « demeurer le parti d’extrême opposition révolutionnaire ». Aussitôt après la victoire, la bourgeoisie conclura une alliance avec la réaction (ce qui de même arriverait en Russie inévitablement, si par exemple les ouvriers pétersbourgeois ne remportaient qu’une victoire partielle dans un combat de rue contre la troupe, et laissaient à MM. Pétrounkévitch. et consorts le soin de former le gouvernement). Dans le second cas, la dictature démocratique révolutionnaire, c’est à-dire la, victoire complète de la révolution, deviendrait possible.

   Reste à déterminer de façon plus précise ce que Marx entendait proprement par « bourgeoisie démocratique » (demokratische Bürgerschaft) qu’il dénommait « peuple », elle et les ouvriers, en l’opposant à la grande bourgeoisie.

   Le passage suivant d’un article de la Nouvelle Gazette rhénane, du 29 juillet 1848, fournit une réponse claire à cette question :

   « … La révolution allemande de 1848 n’est qu’une parodie de la Révolution française de 1789.
Le 4 août 1789, trois semaines après la prise de la Bastille, le peuple français eut raison, en une seule journée, de toutes les servitudes féodales.
Le 11 juillet 1848, quatre mois après les barricades de mars, les servitudes féodales ont eu raison du peuple allemand. Teste Gierke cum Hansemanno((« Témoins: M. Gierke et Hansemann ». Hansemann représentait au ministère le parti de la grande bourgeoisie (en russe : Troubetskoï et Roditchev, etc.). Gierke, ministre de l’Agriculture dans le cabinet Hansemann, avait élaboré le projet « hardi », d’une « abolition des servitudes féodales », soi-disant « sans rachat », projet qui ne prévoyait en réalité que l’abolition des menues redevances, peu importantes, et le maintien ou le rachat des redevances plus essentielles. M. Gierke fait penser à nos Kabloukov, Manouilov, Herzenstein et à tous les autres amis libéraux bourgeois du moujik qui veulent « l’expansion de la propriété terrienne paysanne », mais ne veulent pas léser les grands propriétaires fonciers.)).
La bourgeoisie française de 1789 n’abandonna pas un instant ses alliés, les paysans. Elle savait qu’à la base de sa domination était l’abolition de la féodalité dans les campagnes, la création d’une classe libre de paysans propriétaires (grundbesitzenden).
La bourgeoisie allemande de 1848 trahit sans aucun scrupule les paysans, ses alliés les plus naturels, qui sont la chair de sa chair et sans lesquels elle est impuissante en face de la noblesse.
Le maintien des droits féodaux, leur consécration sous l’apparence (illusoire) d’un rachat, tel est le résultat de la révolution allemande de 1848. La montagne a accouché d’une souris. »

   Passage très instructif qui nous donne quatre thèses importantes :
1. La révolution allemande inachevée diffère de la Révolution française achevée, en ce que la bourgeoisie a trahi non seulement le démocratisme en général, mais encore la paysannerie en particulier.
2. La réalisation complète d’une révolution démocratique a pour base la création d’une classe libre de paysans.
3. Créer cette classe, c’est abolir les servitudes féodales, détruire la féodalité; ce n’est point encore la révolution socialiste.
4. Les paysans sont les alliés « les plus naturels » de la bourgeoisie, c’est à dire de la bourgeoisie démocratique qui, sans eux, est « impuissante » en face de la réaction.

   Toutes ces thèses modifiées conformément à nos particularités nationales concrètes, le servage étant substitué à la féodalité, s’appliquent entièrement à la Russie de 1905. Il est certain que les enseignements tirés de l’expérience allemande, éclairée par Marx, ne peuvent nous conduire à aucun autre mot d’ordre de victoire décisive de la révolution, que celui de dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie. Il est certain que les principales parties constituantes de ce « peuple » que Marx opposait en 1848 à la réaction résistante et à la bourgeoisie perfide, sont le prolétariat et la paysannerie. Il est certain que chez nous également, en Russie, la bourgeoisie libérale et ces messieurs de l’Osvobojdénié trahissent et trahiront la paysannerie, c’est à-dire qu’ils se tiendront quittes avec une pseudo réforme,   qu’ils se rangeront du côté des grands propriétaires fonciers dans la lutte décisive entre ces derniers et la paysannerie. Seul le prolétariat est capable de soutenir jusqu’au bout la paysannerie dans cette lutte. Enfin, il est certain que chez nous de même, en Russie, le succès de la lutte paysanne, c’est à dire le passage de toute la terre aux paysans, marquera une révolution démocratique complète, parce qu’étant l’appui social de la révolution amenée à son terme, mais nullement la révolution socialiste ni la « socialisation » dont parlent les idéologues de la petite bourgeoisie, les socialistes révolutionnaires. Le succès de l’insurrection paysanne, la victoire de la révolution démocratique déblaiera simplement la voie en vue d’une lutte véritable et résolue pour le socialisime, sur le terrain de la République démocratique. La paysannerie, comme classe de propriétaires terriens, jouera dans cette lutte le même rôle de trahison et d’inconstance que la bourgeoisie joue maintenant dans la lutte pour la démocratie. Oublier cela, c’est oublier le socialisme, se leurrer soi même et les autres sur les intérêts véritables et les tâches du prolétariat.

   Pour ne pas laisser de lacune dans l’exposé des conceptions de Marx en 1848, il importe de noter un trait essentiel qui distingue la social démocratie allemande d’alors (ou le Parti communiste du prolétariat, pour emprunter la langue de l’époque) de la social démocratie russe d’aujourd’hui. Laissons la parole à Mehring :

   « La Nouvelle Gazette rhénane est entrée dans l’arène politique comme un « organe de la démocratie ». Il est impossible de ne pas voir l’idée qui marque, comme d’un trait rouge, tous ses articles. Mais, dans son activité directe, elle défendait plus intérêts de la révolution bourgeoise contre l’absolutisme et la féodalité, que les intérêts du prolétariat contre ceux de la bourgeoisie. On trouvera peu de choses dans ses colonnes sur le mouvement spécifiquement ouvrier pendant la révolution, bien qu’il ne faille pas oublier qu’à côté d’elle paraissait deux fois par semaine, sous la rédaction de Moll et Schapper, l’organe spécial de l’Union ouvrière de Cologne. En tout cas, ce qui saute aux yeux du lecteur contemporain, c’est le peu d’intérêt que portait la Nouvelle Gazette rhénane au mouvement ouvrier allemand de l’époque quoique le militant le plus capable de ce mouvement Stephan Born, eût été l’élève de Marx et d’Engels à Paris et à Bruxelles; en 1848, il avait été correspondant de leur journal, à Berlin. Born raconte dans ses Souvenirs que Marx et Engels ne lui adressèrent jamais un mot de désapprobation pour son agitation ouvrière. Mais les déclarations postérieures d’Engels permettent de supposer qu’ils étaient mécontents, tout au moins des méthodes de cette agitation. Leur mécontentement était fondé, pour autant que Born était obligé de faire nombre de concessions à la conscience de classe, encore très arriérée, du prolétariat dans grande partie de l’Allemagne   concessions qui ne résistaient pas à la critique, du point de vue du Manifeste communiste. Leur mécontentement n’était pas fondé, pour autant que Bonn réussissait tout de même à maintenir à un niveau relativement élevé l’agitation qu’il dirigeait… Sans doute, Marx et Engels avaient historiquement et politiquement raison, lorsqu’ils estimaient que l’intérêt capital de la classe ouvrière consistait avant tout à stimuler le plus possible la révolution bourgeoise…
Néanmoins nous trouvons une preuve remarquable de la façon dont l’instinct élémentaire du mouvement ouvrier sait redresser les conceptions des grands penseurs, dans le fait qu’ils se prononcèrent en avril 1849 pour une organisation spécifiquement ouvrière, et décidèrent de participer au congrès ouvrier, organisé par le prolétariat d’Est Elbe (Prusse orientale). »

   Ainsi, ce n’est qu’en avril 1849, après une année environ de publication d’un journal révolutionnaire (la Nouvelle Gazette rhénane avait commencé à paraître le 1° juin 1848), que Marx et Engels se prononcèrent pour une organisation ouvrière à part. Ils s’étaient bornés jusque là à diriger un « organe de la démocratie » qu’aucun lien d’organisation ne rattachait à un parti ouvrier indépendant ! Ce fait, monstrueux et inconcevable de notre point de vue actuel, nous montre clairement la différence énorme entre le parti allemand de cette époque, et le Parti ouvrier social-démocrate russe de nos jours. Ce fait nous montre combien les traits prolétariens du mouvement, le courant prolétarien se sont fait moins sentir dans la révolution démocratique allemande (par suite de l’état arriéré de l’Allemagne en 1848, et sous le rapport économique et sous le rapport politique : morcellement de l’Etat). Il ne faut pas oublier cela en appréciant les nombreuses déclarations de Marx, à cette époque et un peu plus tard, sur la nécessité d’une organisation indépendante pour le parti du prolétariat. Il fallut presque une année d’expérience de la révolution démocratique pour que Marx pût arriver à cette conclusion pratique, à tel point toute l’atmosphère en Allemagne, à cette époque, était philistine, petite bourgeoise. Pour nous, cette conclusion est l’acquis solide et déjà ancien d’un demi siècle d’expiérience de la social démocratie internationale, l’acquis avec lequel nous avons cornmencé l’organisation du Parti ouvrier social-démocrate de Russie. C’est ainsi, par exemple, qu’il ne saurait être question chez nous de journaux révolutionnaires du prolétariat se trouvant en marge du Parti social démocrate du prolétariat, et pouvant s’affirmer ne fût ce qu’une minute, comme de simples « organes de la démocratie ».

   Mais la contradiction qui ne faisait encore que de s’indiquer, entre Marx et Stephan Born, existe chez nous sous une forme autant plus développée que le courant prolétarien s’affirme plus puissant dans le flot démocratique de notre révolution. Parlant du mécontentement probable que l’agitation de Stephan Born devait susciter chez Marx et Engels, Mehring s’exprime en termes mitigés et évasifs. Voici ce qu’Engels écrivait au sujet de Born en 1885 (dans la Préface aux Enthüllungen über den Kommunisten prozess zu KöIn. Zürich 1885).

   Les membres de la Ligue des communistes étaient partout à la tête du mouvement démocratique le plus avancé, démontrant ainsi que la Ligue était une excellente école d’action révolutionnaire.

   « Le typographe Stephan Born, qui avait été membre actif de la Ligue à Bruxelles et à Paris, avait fondé à Berlin une « fraternelle ouvrière » (Arbeiterverbrüderung), qui prit un développement assez considérable et subsista jusqu’en 1850. Born, homme de talent, se hâta pourtant un peu trop d’agir en qualité d’homme politique. Il « fraternisa » avec un ramassis d’éléments disparates (Kreti und Plethi), à seule fin de rassembler une foule autour de lui. Il n’était nullement de ceux qui savent faire l’unité dans les tendances contradictoires, et la lumière dans le chaos. C’est pourquoi dans les publications officielles de sa Fraternelle on trouve à tout instant une confusion et un mélange des conceptions du Manifeste communiste avec des réminiscences et des desiderata corporatistes, avec des lambeaux d’idées empruntées à Louis Blanc et à Proudhon, avec une défense du protectionnisme, etc.; en un mot ces gens voulaient contenter tout le monde (Allen alles sein). Ils s’occupaient surtout d’organiser des grèves, des syndicats, coopératives de production, oubliant qu’il s’agissait avant tout de conquérir d’abord par une victoire politique le terrain où ces œuvres eussent pu s’enraciner profondément, solidement (souligné par nous). Et quand la victoire de la réaction fit sentir aux chefs de cette Fraternelle la nécessité d’une participation directe à la lutte révolutionnaire, il va de soi que la masse peu développée, groupée autour d’eux, les abandonna. Born prit part à l’insurrection de Dresde, en mai 1849 et ne dut son salut qu’à un heureux hasard. Quant à la Fraternelle, elle subsista, à l’écart du grand mouvement politique du prolétariat, comme une association distincte, existant surtout sur le papier et jouant un rôle si secondaire que la réaction ne jugea nécessaire de la supprimer qu’en 1850 et ne ferma ses filiales que de longues années après. Born, qui aurait dû proprement s’appeler Buttermilch (lait caillé((Born s’appelait de son vrai nom Buttermilch. En traduisant Engels, j’ai commis sur ce point une erreur dans la première édition, ayant pris Buttermilch, non pour un nom propre mais pour un nom commun. Cette erreur a naturellement procuré un plaisir extrême aux menchéviks. KoItsov a écrit que « j’avais approfondi Engels » (reproduit dans le recueil En deux ans); Plékhanov rappelle aujourd’hui encore cette erreur dans le Tovarichtch. En un mot, on a trouvé un excellent prétexte pour escamoter la question des des deux tendances du mouvement ouvrier de 1848 en Allemagne; la tendance de Born (apparentée à nos économistes) et la tendance marxiste. Il est plus que naturel qu’on exploite l’erreur d’un contradicteur, même quand il ne s’agit que du nom de Born. Mais escamoter au moyen de correctifs à la traduction, le fond du problème, c’est s’échapper par la tangente.))), ne réussit pas à devenir un homme politique; il devint un petit professeur suisse qui traduit maintenant, non point Marx en langue corporative, mais le béat Renan en un allemand sucré. »

   Voilà comment Engels appréciait les deux tactiques de la social démocratie dans la révolution démocratique !

   Nos néo iskristes, eux aussi, penchent vers l’« économisme » avec tant de zèle et si peu de raison, qu’ils s’attirent les éloges de la bourgeoisie monarchiste pour, leur « prise de conscience ». Ils rassemblent eux aussi les éléments les plus disparates, flattant, les « économistes », séduisant démagogiquement la masse arriérée par des mots d’ordre d’« initiative», de « démocratisme », d’« autonomie »,, etc., etc. Leurs syndicats ouvriers aussi n’existent souvent que dans les pages de la nouvelle Iskra à la Khlestakov. Leurs mots d’ordre et leurs résolutions montrent la même incompréhension des tâches du « grand mouvement du prolétariat ».

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