8. Pourquoi le marché extérieur est-il nécessaire à une nation capitaliste

Le développement du capitalisme en Russie

Lénine

Chapitre I : LES ERREURS THÉORIQUES DES ÉCONOMISTES POPULISTES

VIII. Pourquoi le marché extérieur est-il nécessaire à une nation capitaliste ?

   A propos de la théorie de la réalisation du produit dans la société capitaliste, théorie qui vient d’être exposée, une question peut se poser : n’est-elle pas en contradiction avec la thèse selon laquelle une nation capitaliste ne peut se passer de marché extérieur ?

   Il ne faut pas oublier que l’analyse ci-dessus de la réalisation du produit dans la société capitaliste partait de l’hypothèse qu’il n’y avait pas de commerce extérieur; cette hypothèse avait déjà été mentionnée précédemment ainsi que sa nécessité dans une analyse de ce genre. Il était évident que l’importation et l’exportation des produits n’auraient fait qu’embrouiller la question sans contribuer le moins du monde à son éclaircissement. L’erreur de MM. V.V. et N.-on consiste à faire intervenir le marché extérieur pour expliquer la réalisation de la plus-value : n’expliquant rien du tout, ce renvoi au marché extérieur ne fait que masquer leurs erreurs théoriques; cela, d’une part. D’autre part, il leur permet, grâce à ces « théories » erronées, d’éluder la nécessité d’expliquer ce fait qu’est le développement du marché intérieur pour le capitalisme russe((M. Boulgakov remarque fort justement dans le livre déjà cité : « jusqu’à présent l’accroissement de la production cotonnière, prévue pour le marché paysan, se poursuit sans interruption; par conséquent, la réduction absolue de la consommation nationale …» (dont parle M. N-on) « n’est concevable que théoriquement » (pp. 214-215).)). Pour eux, le « marché extérieur » n’est qu’une simple échappatoire qui estompe le développement du capitalisme (et, par conséquent, du marché) à l’intérieur du pays, échappatoire d’autant plus commode qu’elle les dispense de la nécessité de considérer les faits qui témoignent de la conquête des marchés extérieurs par le capitalisme russe((Volguine. La justification du populisme dans les ouvrages de M. Vorontsov, St.-Pétersbourg 1896, pp. 71-76.(voir note suivante)))((Volguine, pseudonyme de Plékhanov. L’ouvrage que Lénine cite ici se trouve dans le tome 9 des Œuvres de cet auteur.)).

   La nécessité du marché extérieur pour un pays capitaliste n’est pas du tout déterminée par les lois de la réalisation du produit social (et de la plus-value, en particulier) mais, en premier lieu, par le fait que le capitalisme n’est que le résultat d’une circulation des marchandises largement développée qui dépasse les limites d’un État. C’est pourquoi il est impossible d’imaginer une nation capitaliste sans commerce extérieur, et une telle nation n’existe d’ailleurs pas.

   Comme le lecteur peut le constater, cette cause est de caractère historique. Et les populistes n’auraient pas pu s’en débarrasser par quelques phrases rebattues sur « l’impossibilité pour les capitalistes de consommer la plus-value ». Il leur aurait fallu considérer – s’ils avaient vraiment voulu poser la question du marché extérieur – l’histoire du développement du commerce extérieur, l’histoire du développement de la circulation des marchandises. Et, après avoir examiné cette histoire, il leur aurait été naturellement impossible de présenter le capitalisme comme une déviation accidentelle.

   En second lieu, la correspondance existant entre les différentes parties de la production sociale (pour la valeur et la forme naturelle que suppose nécessairement la théorie de la reproduction du capital social et qui, en fait, n’est établie que comme la moyenne d’une série d’oscillations constantes, cette correspondance se trouve constamment violée dans la société capitaliste en raison de l’isolement des différents producteurs qui travaillent pour un marché inconnu. Les différents secteurs de l’industrie qui se servent mutuellement de « marché », ne se développent pas d’une manière uniforme, mais se dépassent mutuellement, et l’industrie la plus développée cherche un marché extérieur. Cela ne signifie nullement « qu’il est impossible à une nation capitaliste de réaliser la plus-value » comme nos populistes sont prêts à le conclure d’un air profond. Cela n’indique que la disproportion existant dans le développement des différentes productions. Avec une autre répartition du capital national, la même quantité de produits pourrait être réalisée à l’intérieur du pays. Mais, pour que le capital abandonne un secteur de l’industrie pour passer dans un autre, il faut qu’il y ait crise dans le premier; et quelles raisons peuvent empêcher les capitalistes menacés d’une telle crise de rechercher un marché extérieur ? De rechercher des subventions et des primes facilitant l’exportation, etc. ?

   En troisième lieu, la loi des modes de production précapitalistes consiste dans la répétition du processus de production à l’échelle antérieure, sur la base technique antérieure; c’est ce qui se passe pour l’économie seigneuriale basée sur la corvée, pour l’économie naturelle des paysans, pour la production artisanale. Par contre, la loi de la production capitaliste, c’est la transformation constante des modes de production et l’accroissement illimité de l’échelle de la production. Dans les anciens modes de production, les unités économiques pouvaient subsister pendant des siècles, sans changer ni de caractère, ni de volume, sans sortir des limites du fief seigneurial, du village ou du petit marché voisin pour les artisans ruraux ou les petits industriels (ce qu’on appelait les koustaris((Artisans à domicile.))). L’entreprise capitaliste, au contraire, dépasse inévitablement les limites de la commune, du marché local, de la région et enfin de l’État. Et comme l’isolement et le particularisme des États se trouvent déjà détruits par la circulation des marchandises, la tendance naturelle de toute branche d’industrie capitaliste l’amène à la nécessité « de rechercher un marché extérieur ».

   Ainsi la nécessité de rechercher un marché extérieur ne démontre nullement la carence du capitalisme, comme se plaisent à l’imaginer les économistes populistes. Tout au contraire, cette nécessité montre clairement l’œuvre historique progressiste du capitalisme qui détruit l’isolement, le particularisme des systèmes économiques dans le passé (et, par voie de conséquence, l’étroitesse de la vie intellectuelle et politique) et qui réunit tous le pays du monde en un seul tout économique.

   Nous voyons donc que les deux dernières causes de la nécessité du marché extérieur sont, une fois encore, des causes de caractère historique. Pour les comprendre, il faut analyser chacune des branches de l’industrie en particulier, son développement à l’intérieur du pays, sa transformation en secteur capitaliste, bref, il faut examiner les faits relatifs au développement du capitalisme dans le pays; il n’est donc pas étonnant que nos populistes profitent de l’occasion pour éluder ces faits sous le couvert de phrases sans valeur (et qui ne veulent rien dire), sur l’« impossibilité » du marché intérieur comme du marché extérieur.

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