9. Conclusions sur le rôle du capitalisme dans l’agriculture russe

Le développement du capitalisme en Russie

Lénine

Chapitre IV : LE PROGRÈS DE L’AGRICULTURE COMMERCIALE

IX. CONCLUSIONS SUR LE RÔLE DU CAPITALISME DANS L’AGRICULTURE RUSSE

   Dans les chapitres II, III et IV nous avons considéré le problème du capitalisme dans l’agriculture russe sous deux aspects. Tout d’abord nous avons étudié le régime économique et social existant actuellement dans les exploitations paysannes et dans les grands domaines, c’est-à-dire le régime qui s’est constitué durant l’époque qui a suivi l’abolition du servage. Il était apparu que la paysannerie était en train de se décomposer à une cadence extrêmement rapide en deux parties: une bourgeoisie rurale numériquement insignifiante, mais puissante par sa situation économique, et un prolétariat rural. Ce processus de «dépaysannisation» allait de pair avec l’abandon par les propriétaires fonciers du système des prestations de travail pour le système capitaliste. Ensuite, nous avons considéré le même processus sous un autre aspect: nous avons pris pour point de départ les formes de la transformation de l’agriculture en une production marchande et nous avons étudié les rapports économiques et sociaux qui caractérisent chacune des formes principales de l’agriculture commerciale. Au cours de cette étude nous avons retrouvé, malgré des conditions agricoles extrêmement variées, les mêmes processus que nous avions déjà notés dans les exploitations paysannes comme dans les domaines privés.

   Voyons maintenant quelles sont les conclusions que nous devons tirer de cet ensemble de données.

   1° L’agriculture assume de plus en plus un caractère commercial, un caractère d’entreprise: tel est le trait fondamental de l’évolution qu’elle a suivi depuis l’abolition du servage. Pour les domaines privés, ce phénomène est tellement évident qu’il se passe de commentaires. Mais pour l’agriculture paysanne, il est plus difficile à constater: 1) parce que l’emploi du travail salarié n’était pas un indice absolument nécessaire de la petite bourgeoisie rurale. Nous savons en effet que dans cette catégorie rentrent tous les petits producteurs de marchandises, qui couvrent leurs frais grâce à une exploitation indépendante dont l’organisation d’ensemble repose sur les contradictions capitalistes examinées au chapitre II. 2) En Russie comme dans les autres pays capitalistes, il existe toute une série de degrés transitoires qui relient le petit bourgeois rural au «paysan» parcellaire et au prolétaire rural pourvu d’un lopin de terre. D’ailleurs, c’est là une des causes de la vitalité des théories qui ne distinguent dans la «paysannerie» ni bourgeoisie rurale ni prolétariat rural((C’est sur l’ignorance de ce fait que repose, entre autres, la thèse chère aux économistes populistes, selon laquelle «l’économie paysanne russe est, dans la plupart des cas, une économie purement naturelle» (L’influence des récoltes et des prix du blé, t. I, p. 52). Il suffit de prendre les chiffres «moyens» qui confondent bourgeoisie rurale et prolétariat rural, et la thèse pourra passer pour prouvée !)) .

   2° De par la nature même de l’agriculture, sa transformation en production marchande s’opère d’une façon particulière, qui ne ressemble pas au processus correspondant dans l’industrie. L’industrie de transformation se divise en branches distinctes, absolument autonomes, qui se consacrent exclusivement à la fabrication d’un seul produit ou d’une seule partie du produit. Dans l’industrie agricole au contraire, il n’y a pas de répartition en branches rigoureusement distinctes: il y a seulement spécialisation dans la production de telle ou telle denrée destinée au marché, et subordination des autres aspects de l’agriculture à cette denrée principale (c’est-à-dire marchande). C’est pourquoi, les formes d’agriculture commerciales varient à l’extrême, se modifiant non seulement d’une région à l’autre, mais d’une exploitation à l’autre. C’est pourquoi il est absolument impossible de s’en tenir à des données globales portant sur l’ensemble de la production agricole quand on étudie les progrès de l’agriculture commerciale((

C’est précisément à ces données que s’en tiennent, par exemple, les auteurs du livre cité dans la note précédente, quand ils parlent de la «paysannerie». Ils admettent que chaque paysan cultive juste les céréales et toutes les espèces de céréales qu’il consomme, exactement dans la proportion qu’il destine à la consommation. On n’a pas de mal à tirer de ces «hypothèses» (qui vont à l’encontre des faits et ignorent le trait essentiel de l’époque postérieure à l’abolition du servage) la «conclusion» que l’économie naturelle prédomine.

On rencontre dans la littérature populiste des raisonnements aussi spirituels que celui-ci: chaque variété particulière de l’agriculture commerciale constitue une «exception» par rapport à l’ensemble de l’agriculture. Donc, toute l’agriculture commerciale en général devrait être tenue pour une exception, et l’économie naturelle pour une règle! Dans les manuels de logique pour les lycées, au chapitre des sophismes, on peut trouver nombre d’exemples de ce raisonnement.)).

   3° Les progrès de l’agriculture commerciale créent un marché intérieur pour le capitalisme. Premièrement, en effet, la spécialisation de l’agriculture provoque des échanges entre les diverses régions agricoles, les diverses exploitations, les divers produits. Deuxièmement, la demande de la population rurale en produits de l’industrie de transformation pour sa consommation personnelle augmente d’autant plus rapidement que l’agriculture s’engage davantage dans la circulation des marchandises; et, troisièmement, il en va de même pour la demande en moyens de production, car aucun entrepreneur rural, petit ou gros, ne peut organiser une agriculture commerciale nouvelle avec les vieux instruments «paysans», les vieilles constructions, etc. Quatrièmement enfin, il se crée une demande de main-d’œuvre, car la formation d’une petite bourgeoisie rurale et l’adoption par les propriétaires fonciers de l’organisation capitaliste supposent nécessairement qu’il y a formation d’une armée d’ouvriers et de journaliers agricoles. L’extension du marché intérieur du capitalisme (développement de l’agriculture capitaliste, de l’industrie en général et du machinisme agricole en particulier, des «métiers auxiliaires» paysans, c’est-à-dire en fait du travail salarié, etc.) constitue la caractéristique de l’époque postérieure à l’abolition du servage et ne peut s’expliquer que par le progrès de l’agriculture commerciale.

   4° Le capitalisme provoque un développement et une aggravation considérables des contradictions existant au sein de la population rurale et sans lesquelles ce mode de production est inconcevable. Néanmoins, étant donné sa signification historique, le capitalisme agraire en Russie est une force progressiste considérable. Premièrement, alors qu’autrefois l’agriculteur était ou bien un «seigneur détenteur de fief» ou bien un paysan patriarcal dépendant, le capitalisme en a fait un industriel semblable à tous les autres patrons de la société moderne. Avant le capitalisme, l’agriculture en Russie était affaire de maître, fantaisie de grand seigneur pour les uns, obligation, corvée pour les autres. De ce fait, il était impossible qu’elle sorte de la routine séculaire qui suppose nécessairement que l’agriculteur est complètement coupé de ce qui se passe dans le monde, hors de son village. Le système des prestations, ce vestige du passé qui continue à subsister dans l’économie moderne, nous en fournit d’ailleurs une preuve éclatante. Le capitalisme a été le premier à rompre le caractère de caste qu’avait la propriété foncière en transformant la terre en une marchandise. Le produit de l’agriculteur a été mis en vente, il a été soumis à un contrôle public, d’abord sur le marché local, puis sur le marché national et enfin sur le marché international. De la sorte, l’isolement dans lequel se trouvait l’agriculteur ensauvagé par rapport au reste du monde a été définitivement brisé. Bon gré mal gré, il s’est trouvé dans l’obligation de compter, sous peine d’être ruiné, avec l’ensemble des rapports sociaux existant dans son propre pays et dans les autres pays liés par le marché mondial. Même le système des prestations – ce système qui, autrefois, permettait à Oblomov d’obtenir un revenu sûr sans prendre aucun risque, sans faire aucune dépense de capital, sans changer quoi que ce soit à la routine séculaire – n’était pas en mesure de le sauver de la concurrence des fermiers américains. C’est pourquoi ce qui a été dit il y a un demi-siècle à propos de l’Europe occidentale, à savoir que le capitalisme agraire «est la force motrice qui a lancé l’idylle dans le mouvement historique»((

Misère de la philosophie (Paris 1896, p. 223). L’auteur traite dédaigneusement de jérémiades réactionnaires les aspirations de ceux qui voudraient que l’on retourne à la bonne vie patriarcale, aux mœurs simples, etc., et qui condamnent «l’assujettissement du sol aux lois qui régissent toutes les autres industries».

Nous comprenons fort bien que l’argument cité dans le texte paraisse non seulement peu probant, mais même incompréhensible aux populistes. Ils pensent, par exemple, que la mobilisation du sol est un phénomène « anormal» (M. Tchouprov dans les débats sur les prix du blé; compte rendu sténographique, page 39); que l’inaliénabilité des lots paysans est une institution défendable; que le système des prestations est supérieur ou du moins n’est pas inférieur au système capitaliste, etc. Nous n’analyserons pas ces idées en détail, ce serait une tâche trop ingrate. Tout notre exposé contient d’ailleurs la réfutation des arguments d’économie politique utilisés par les populistes pour justifier de telles idées.))

est pleinement applicable à la Russie d’après l’abolition du servage.

   Deuxièmement, le capitalisme agraire a permis à notre agriculture de sortir pour la première fois depuis des siècles de l’état de stagnation où elle se trouvait et a donné une vigoureuse impulsion à sa transformation technique et au développement des forces productives du travail social. Dans ce domaine, quelques décennies de «démolition» capitaliste ont accompli davantage que plusieurs siècles de l’histoire précédente. L’uniformité routinière de l’économie naturelle a été remplacée par une diversité de formes d’agriculture commerciale; les instruments agricoles primitifs ont commencé à céder la place à des instruments et à des machines perfectionnés: l’immobilisme qui caractérisait les anciens systèmes de culture a été rompu par les méthodes nouvelles. Toutes ces transformations sont étroitement liées à la spécialisation de l’agriculture que nous avons notée plus haut. De par sa nature même, le capitalisme ne peut avoir dans l’agriculture (ni d’ailleurs dans l’industrie) un développement uniforme: dans tel pays, telle région, telle exploitation, il fait progresser telle branche de l’économie rurale et dans telle autre région, telle autre branche, etc. Les opérations dont il transforme la technique et qu’il arrache à l’économie paysanne patriarcale ou au système patriarcal des prestations ne sont pas les mêmes selon les cas. Etant donné que tout ce processus dépend des exigences capricieuses du marché dont le producteur n’a pas toujours connaissance dans chaque cas particulier (et souvent dans chaque région, parfois même dans chaque pays ) , l’agriculture capitaliste devient plus unilatérale et plus exclusive que ne l’était l’ancienne agriculture patriarcale. Mais en revanche, dans l’ensemble, elle est infiniment plus rationnelle et plus variée. La formation de branches d’agriculture commerciales spécialisées rend les crises capitalistes et les cas de surproduction possibles et inévitables, mais ces crises (comme toutes les crises capitalistes) donnent une impulsion encore plus vigoureuse à la production mondiale et à la socialisation du travail((Les romantiques d’Occident et les populistes russes insistent sur le caractère unilatéral de l’agriculture capitaliste, sur l’instabilité et les crises résultant du capitalisme et nient le caractère progressiste du mouvement capitaliste par rapport à la stagnation précapitaliste. )).

   Troisièmement, grâce au capitalisme on a vu apparaître, pour la première fois en Russie, une grosse production agricole basée sur l’emploi des machines et sur une vaste coopération des ouvriers. Que le paysan travaille pour lui ou pour le propriétaire, avant le capitalisme la production agricole était toujours organisée sur une très petite échelle et aucune «communauté» agricole n’était en mesure de changer quoi que ce soit à ce morcellement infini de la production qui était étroitement lié à celui des agriculteurs eux-mêmes((C’est pourquoi, bien que la propriété foncière prenne des formes différentes en Russie et en France, on peut parfaitement appliquer aux paysans russes ce que Marx a dit du petit paysan français: «Les paysans parcellaires constituent une masse énorme dont les membres vivent tous dans la même situation, mais sans être unis les uns aux autres par des rapports variés. Leur mode de production les isole les uns des autres, au lieu de les amener à des relations réciproques. Cet isolement est encore aggravé par le mauvais état des moyens de communication en France et par la pauvreté des paysans. L’exploitation de la parcelle (Produktionsfeld) ne permet aucune division du travail, aucune utilisation des méthodes scientifiques, par conséquent, aucune diversité de développement, aucune variété de talents, aucune richesse de rapports sociaux. Chacune des familles paysannes se suffit presque complètement à elle-même, produit directement elle-même la plus grande partie de ce qu’elle consomme et se procure ainsi ses moyens de subsistance bien plus par un échange avec la nature que par un échange avec la société. La parcelle, le paysan et sa famille; à côté, une autre parcelle, un autre paysan et une autre famille. Un certain nombre de ces familles forment un village et un certain nombre de villages, un département. Ainsi, la grande masse de la nation française est constituée par une simple addition de grandeurs de même nom, à peu près de la même façon qu’un sac rempli de pommes de terre forme un sac de pommes de terre.» (Der achtzehnte Brumaire des Louis Bonaparte, Hmb., 1885, pp. 98-99) )). Attachés à leur lot, à leur minuscule «communauté», ceux-ci étaient complètement séparés même des paysans de la communauté voisine: ils appartenaient à des catégories différentes (anciens serfs de domaines particuliers, anciens paysans d’État, etc.), leurs propriétés n’avaient pas les mêmes dimensions, ils n’avaient pas été émancipés dans les mêmes conditions (parfois ces conditions dépendaient uniquement du caractère personnel et du bon plaisir du seigneur). Le capitalisme brisa ces cloisonnements purement moyenâgeux et cela a été extrêmement positif. Les différences entre les catégories de paysans, entre les catégories de leur lot de terre concédée sont d’ores et déjà infiniment moins importantes que les différences économiques existant à l’intérieur de chaque catégorie, de chaque communauté rurale. Le capitalisme détruit le cloisonnement et l’esprit de clocher, remplace les petites divisions moyenâgeuses entre agriculteurs par une seule grande division, qui porte sur l’ensemble de la nation, la division en classes qui occupent des places différentes dans le système général de l’économie capitaliste((«Le besoin d’union et d’association, loin de faiblir dans la société capitaliste, s’est immensément accru. Mais, pour satisfaire à ce besoin de la nouvelle société, il serait complètement absurde d’avoir recours à l’étalon ancien. Dès maintenant, cette nouvelle société demande, en premier lieu que l’association ne soit pas locale, qu’elle ne s’enferme pas dans une caste, dans une catégorie; en second lieu, qu’elle ait pour point de départ la différence de situation et d’intérêts qui résultent du capitalisme et de la différenciation de la paysannerie» )). Dans le passé, du fait même des conditions de la production, il était indispensable que la masse des agriculteurs soit attachée à son lieu de résidence. Mais, à partir du moment où il s’est créé diverses formes et diverses régions d’agriculture capitaliste et commerciale, cela devait inévitablement aboutir à des migrations massives de la population à travers le pays; or, nous savons que tant que la population reste immobile, le développement de sa conscience et de son esprit d’initiative est absolument impossible.

   Quatrièmement, enfin, le capitalisme agraire en Russie a pour la première fois porté un coup décisif aux prestations et à la dépendance personnelle du cultivateur. Depuis l’époque de la Rousskaïa Pravda jusqu’à nos jours où les paysans vont cultiver avec leur propre matériel les champs des propriétaires, le système des prestations a régné sans partage dans notre agriculture. Ce système a pour corollaire l’abrutissement et l’abêtissement des paysans écrasés par un travail sinon servile, du moins «semi-libre» sans une certaine inégalité en droits civiques des agriculteurs (appartenance à une caste inférieure, châtiments corporels, envois aux travaux publics, fixation au lot, etc.) le système des prestations eût été impossible. Aussi son remplacement par le travail salarié libre est le grand mérite historique du capitalisme agraire en Russie((Parmi les lamentations et les jérémiades sans nombre que l’on trouve sous la plume de M. N.-on à propos des démolitions que provoque chez nous le capitalisme, il en est une qui mérite de retenir l’attention: «… Ni les désordres du régime féodal, ni le joug tatar, écrit notre auteur, n’ont eu de répercussion sur les formes de notre vie économique» (Essais, p. 284); seul le capitalisme «a fait bon marché de son propre passé historique» (p. 283). Sainte vérité! Si le capitalisme est progressiste, dans l’agriculture russe, c’est justement parce qu’il a «fait bon marché» des formes «traditionnelles», «consacrées par les siècles», des prestations et de la servitude qu’aucune tempête politique en effet n’avait pu briser, y compris «les désordres du régime féodal» et «le joug tatar». )). Pour résumer ce que nous avons dit plus haut sur le rôle progressiste du capitalisme agraire dans l’histoire russe, on peut dire qu’il socialise la production agricole. Effectivement, le fait que l’agriculture cesse d’être le privilège d’une caste supérieure ou la corvée d’une caste inférieure pour devenir une profession industrielle et commerciale normale; le fait que le produit de l’agriculture soit soumis à un contrôle social sur le marché; le fait qu’une agriculture routinière et uniforme se transforme en une agriculture commerciale aux aspects divers et à la technique perfectionnée; que le cloisonnement et le morcellement de la petite agriculture soient en voie de disparition et que toutes les formes de servitude et de dépendance personnelle soient en train d’être remplacées par des transactions impersonnelles portant sur l’achat et la vente de la force de travail -, tout cela constitue les maillons d’un seul et même processus de socialisation du travail agricole et d’aggravation constante des contradictions qui opposent les oscillations anarchiques du marché et le caractère individuel des diverses exploitations agricoles au caractère collectif de la grande agriculture capitaliste.

   Par conséquent (nous le répétons une fois de plus) lorsque nous soulignons le rôle progressiste du capitalisme dans l’histoire de l’agriculture russe, nous ne perdons nullement de vue le caractère historiquement transitoire de ce régime économique, ni les profondes contradictions sociales qui lui sont inhérentes. Au contraire, nous avons déjà montré que ceux qui portent une appréciation extrêmement superficielle sur ces contradictions, ce sont précisément les populistes qui se contentent de déplorer la «démolition» capitaliste, estompent la décomposition de la paysannerie, ignorent volontairement le caractère capitaliste de l’utilisation des machines dans notre agriculture et tentent de dissimuler sous des expressions telles que «petites industries, agricoles» ou «métiers d’appoint», la formation d’une classe d’ouvriers agricoles salariés.