6. La « mission » du capitalisme

Le développement du capitalisme en Russie

Lénine

Chapitre VIII : LA FORMATION DU MARCHE INTÉRIEUR

VI. LA « MISSION » DU CAPITALISME

   Pour conclure, il ne nous reste plus qu’à faire le bilan de ce que dans notre littérature économique on appelle la «mission» du capitalisme, c’est-à-dire du rôle historique de ce régime dans le développement économique de la Russie. Ainsi que nous avons essayé de le montrer en détail tout au long de notre exposé, il n’y a absolument rien d’incompatible entre le fait d’admettre le caractère progressiste de ce rôle et la dénonciation de tous les côtés sombres et négatifs du capitalisme, de toutes les contradictions profondes et généralisées qui lui sont inhérentes et qui en révèlent le caractère historique transitoire. Ce sont précisément les populistes qui s’efforcent par tous les moyens de faire croire que reconnaître le caractère historique progressiste de ce régime équivaut à en faire l’apologie, ce sont précisément eux qui commettent l’erreur de sous-estimer (et parfois même de passer sous silence) les profondes contradictions du capitalisme russe en essayant de dissimuler la décomposition de la paysannerie, le caractère capitaliste de l’évolution de notre agriculture, la formation d’une classe d’ouvriers industriels et agricoles salariés pourvus d’un lot de terre, en dissimulant le fait que les formes les plus inférieures et les plus mauvaises du capitalisme dominent absolument dans la fameuse industrie «artisanale».

   Le rôle historique progressiste du capitalisme peut être résumé en deux mots: développement des forces productives du travail social et collectivisation de ce travail. Mais selon les domaines de l’économie nationale auxquels on a affaire, ces deux phénomènes prennent des formes extrêmement variées.

   Ce n’est qu’à l’époque de la grande industrie mécanique que le développement des forces productives du travail social se manifeste dans toute son ampleur. Jusqu’à ce stade supérieur du capitalisme, en effet, la production est basée sur le travail à la main et sur une technique primitive dont les progrès sont extrêmement lents et purement spontanés. A cet égard, l’époque postérieure à l’abolition du servage se différencie radicalement des autres périodes de l’histoire russe. La Russie de l’araire et du fléau, du moulin à eau et du métier à bras a commencé à se transformer à un rythme rapide en un pays de charrues et de batteuses, de moulins à vapeur et de métiers mécaniques. Et cette transformation complète de la technique a pu être observée dans toutes les branches de l’économie nationale, sans exception, soumises à la production capitaliste. De par la nature même du capitalisme, ce processus de transformation comporte inévitablement toute une série d’inégalités et de disproportions: les périodes de prospérité sont suivies par des périodes de crise, le développement d’une branche industrielle aboutit à la décadence d’une autre, les progrès de l’agriculture touchent des aspects de l’économie rurale qui varient selon les régions, le développement du commerce et l’industrie devance celui de l’agriculture, etc. Bon nombre des erreurs commises par les écrivains populistes viennent de ce que ces auteurs tentent de prouver que ce développement disproportionné, aléatoire, par bonds, n’est pas un développement((«Voyons ce que peut nous apporter le développement ultérieur du capitalisme même si nous réussissions à plonger l’Angleterre dans la mer pour nous mettre à sa place» (M. N.-on, Essais, p. 210). L’industrie du coton de l’Angleterre et de l’Amérique, qui satisfait les 2/3 de la consommation mondiale, n’occupe guère plus de 600 000 ouvriers. «Ainsi donc même dans le cas où nous ferions la conquête de la plus grande partie du marché mondial… le capitalisme ne serait cependant pas en mesure d’exploiter toute la masse de bras qu’il prive actuellement sans cesse de travail. Que signifie en effet quelque 600 000 ouvriers anglais et américains, auprès des millions de paysans qui restent de longs mois sans aucun travail?» (p. 211).
«L’histoire existait jusqu’ici, mais à présent elle n’est plus.» Jusqu’ici chaque progrès du capitalisme dans l’industrie textile s’est accompagné de la décomposition de la paysannerie, de la croissance de l’agriculture commerciale et du capitalisme agraire, de l’abandon de l’agriculture pour l’industrie, de l’embauchage de «millions de paysans» dans le bâtiment, dans les exploitations forestières et dans toutes sortes de travaux salariés non agricoles; de l’émigration de masses populaires dans les provinces périphériques et de la transformation de ces provinces en un marché pour le capitalisme. Tout cela était jusqu’ici et maintenant il ne se produit plus rien de semblable! )).

   Une autre particularité du développement capitaliste des forces productives sociales, c’est que, comme nous l’avons indiqué à plusieurs reprises, aussi bien pour l’agriculture que pour l’industrie, l’accroissement des moyens de production (de la consommation productive) est bien supérieur à celui de a consommation personnelle. Cette particularité est due aux lois générales qui régissent la réalisation du produit en société capitaliste et correspond en tous points à la nature antagonique de cette société((Une ignorance volontaire du rôle des moyens de production et une aveugle confiance dans la «statistique» ont amené M. N.-on à formuler cette assertion qui ne résiste pas à la moindre critique: «…toute (!) la production capitaliste dans le domaine de l’industrie de transformation crée, dans le meilleur des cas, de nouvelles valeurs pour 400 à 500 millions de roubles au plus» (Essais, p. 328). M. N.-on fonde ce calcul sur la statistique du droit de 3% et de la surtaxe sans trop se soucier si ces chiffres embrassent «toute la production capitaliste dans le domaine de l’industrie de transformation»! Bien plus, il prend des données qui n’embrassent pas (il le dit lui-même) l’industrie minière et métallurgique, ce qui ne l’empêche pas de rapporter aux « valeurs nouvelles» exclusivement la plus-value et le capital variable. Notre théoricien oublie que le capital constant, lui aussi, dans les branches de l’industrie produisant des objets de consommation individuelle, représente pour la société une valeur nouvelle, en tant qu’il est échangé contre le capital variable et la plus-value des branches d’industrie produisant des moyens de production (mines et métallurgie, bâtiment, forêts, construction de chemins de fer, etc.). Si M. N.-on ne confondait pas le nombre des ouvriers de «fabriques et usines» avec l’effectif total des ouvriers, occupés à la façon capitaliste dans l’industrie de transformation, il verrait tout de suite que ses calculs sont faux.)).

   Quant à la socialisation du travail provoquée par le capitalisme, elle se manifeste dans les processus suivants: Premièrement, le développement de la production marchande met fin au morcellement propre à l’économie naturelle des petites unités économiques et rassemble les petits marchés locaux en un grand marché national (puis mondial). La production pour soi se transforme en production pour toute la société, et plus le capitalisme est développé, plus la contradiction entre le caractère collectif de la production et le caractère individuel de l’appropriation se renforce. Deuxièmement, le capitalisme remplace l’ancien morcellement de la production par une concentration sans précédent et ce aussi bien dans l’agriculture que dans l’industrie. C’est là la manifestation la plus spectaculaire et la plus évidente de cette particularité du capitalisme, mais ce n’est nullement la seule. Troisièmement, le capitalisme élimine les formes de dépendance personnelle inhérentes aux anciens systèmes économiques. A cet égard, son caractère progressiste ressort tout particulièrement en Russie où la dépendance personnelle du producteur existait non seulement dans l’agriculture (où elle continue à subsister partiellement), mais également dans l’industrie de transformation (les «fabriques» basées sur le travail servile), dans l’industrie minière, dans les pêcheries((Par exemple, dans un des centres principaux de l’industrie poissonnière russe, sur la côte mourmane, la forme «traditionnelle», véritablement «consacrée par les siècles», des rapports économiques; était le pokrout , qui s’est définitivement établie dès le XVIIe siècle et n’a guère changé jusqu’à ces tout derniers temps. «Les rapports entre les ouvriers liés par le pokrout et leurs patrons ne se limitent pas au temps de la pêche. Au contraire, ils embrassent toute la vie des ouvriers qui se trouvent dans une perpétuelle dépendance économique vis-à-vis de leurs patrons» (Recueil des matériaux sur les artels en Russie. Fasc. 2. St-Ptb.. 1874, p. 33). Heureusement que dans cette branche d’industrie comme dans les autres, le capitalisme méprise visiblement «son propre passé historique ». «Au monopole succède l’organisation capitaliste de l’industrie avec ouvriers salariés libres» (Les forces productives, V. pp. 2-4).))((Le Pokrout était une forme de rapports économiques existant dans les artels de marins-pêcheurs du Nord de la Russie. Dans les artels de ce type, les moyens de production appartenaient à un patron qui maintenait les ouvriers dans une situation dépendante et asservie. En règle générale, le patron recevait les 2/3 du produit et les ouvriers seulement 1/3. De plus, les ouvriers étaient obligés de vendre leur part au patron qui l’achetait à bas prix et la payait en marchandises, ce qui était extrêmement désavantageux pour les ouvriers.)) etc. Par rapport au travail du paysan dépendant ou asservi, il va de soi que pour toutes les branches de l’économie nationale le travail du salarié libre constitue un phénomène progressiste. Quatrièmement, le capitalisme entraîne inévitablement une mobilité de la population dont les régimes économiques antérieurs n’avaient pas besoin et qui, sous ces régimes, ne pouvait pas exister sur une échelle un tant soit peu importante. Cinquièmement, le capitalisme provoque une diminution constante de la part de la population qui travaille dans l’agriculture (où ce sont toujours les formes les plus retardataires de rapports économiques et sociaux qui prédominent) et un accroissement du nombre des grands centres industriels. Sixièmement, la société capitaliste accroît le besoin d’unions et d’associations de la population et donne à ces associations un caractère particulier qui les différencie de celles de l’ancien temps. Tout en détruisant les étroites unions corporatives locales de la société moyenâgeuse, et en créant une concurrence acharnée, le capitalisme scinde l’ensemble de la société en vastes groupes de personnes qui se différencient par la position qu’elles occupent dans la production, et donne une vigoureuse impulsion à la constitution d’associations au sein de chacun de ces groupes((Cf. Etudes, p. 91, note 85, p. 198.)). Septièmement, toutes les transformations de l’ancien régime économique provoquées par le capitalisme que nous venons de signaler entraînent inévitablement une transformation morale de la population. Le caractère saccadé du développement économique, la transformation rapide des modes de production, l’énorme concentration de celle-ci, la disparition de toutes les formes de dépendance personnelle et des rapports patriarcaux, la mobilité de la population, l’influence des grands centres industriels, etc., tout cela ne peut que modifier de façon profonde le caractère même des producteurs et nous avons déjà eu l’occasion de signaler les observations des enquêteurs russes dans ce sens.

   Pour en revenir aux économistes populistes avec lesquels nous n’avons cessé de polémiquer, nous pouvons résumer les causes de nos désaccords de la façon suivante. Nous sommes tout d’abord dans l’obligation de constater que la conception même que les populistes ont du développement capitaliste en Russie et du régime économique qui a précédé le capitalisme dans ce pays est, à notre point de vue, radicalement erronée. De plus, leur ignorance des contradictions capitalistes existant aussi bien dans le régime de l’économie paysanne (qu’elle soit agricole ou industrielle) nous paraît particulièrement grave. Enfin, pour ce qui concerne le problème de la lenteur ou de la rapidité du développement du capitalisme en Russie, tout dépend de ce que l’on prend comme point de comparaison. Si l’on compare l’époque précapitaliste de la Russie à son époque capitaliste (et c’est précisément cette comparaison qu’il faut faire si on veut résoudre le problème qui nous occupe), force nous est de reconnaître qu’en régime capitaliste, notre économie nationale se développe d’une façon extrêmement rapide. Mais si on compare ce rythme de développement à celui qui serait possible étant donné le niveau actuel, de la technique et de la culture, on doit reconnaître qu’effectivement le développement du capitalisme en Russie est lent. Et il ne peut en être autrement car aucun pays capitaliste n’a conservé une telle abondance d’institutions surannées, incompatibles avec le capitalisme dont elles freinent les progrès et qui aggravent considérablement la situation des producteurs «souffrant à la fois du capitalisme et de son développement insuffisant». Enfin, la cause essentielle des divergences qui nous opposent aux populistes est peut-être la différence qui sépare nos conceptions fondamentales des processus économiques et sociaux. Quand il étudie ces processus, le populiste en arrive généralement à des conclusions moralisatrices; il ne considère pas les divers groupes participant à la production comme les créateurs de telle ou telle forme de vie; il ne se propose pas de présenter l’ensemble des rapports économiques et sociaux comme le résultat des rapports existant entre ces groupes qui ont des intérêts et un rôle historique différents… Si l’auteur de ces lignes a contribué à éclaircir ces problèmes, il pourra estimer qu’il n’a pas perdu son temps.

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