L’organisation de l’émulation

Les tâches immédiates du pouvoir des Soviets

Lénine

VI. L’organisation de l’émulation

   Au nombre des absurdités que la bourgeoisie répand volontiers sur le compte du socialisme, il en est une prétendant que les socialistes contestent l’importance de l’émulation. Or, en réalité, seul le socialisme, qui supprime les classes et, par conséquent, l’asservissement des masses, ouvre pour la première fois la voie à une émulation véritablement massive. Et c’est justement l’organisation soviétique qui, passant de la démocratie toute formelle de la république bourgeoise à la participation effective des masses laborieuses aux tâches de gestion, donne pour la première fois à l’émulation toute son ampleur. Il est beaucoup plus facile de le faire dans le domaine politique que dans le domaine économique. Pour le succès du socialisme, c’est le second qui importe.

   Prenons la publicité comme un des moyens d’organiser l’émulation. La république bourgeoise ne garantit cette publicité que pour la forme : en réalité, elle subordonne la presse au capital, amuse la « populace » avec de piquantes futilités politiques, et cache ce qui se passe dans les ateliers, ou au cours des transactions commerciales, des livraisons, etc., sous le voile du « secret commercial » qui protège la « sacro-sainte propriété ». Le pouvoir des Soviets a aboli le secret commercial et s’est engagé dans une voie nouvelle, mais nous n’avons encore presque rien fait pour mettre la publicité au service de l’émulation économique. Nous devons fournir un effort méthodique pour qu’à côté de la répression impitoyable dirigée contre la presse bourgeoise, toute pétrie de mensonges et de cyniques calomnies, on s’attache à créer une presse qui n’amuserait pas et ne duperait pas les masses avec de piquantes anecdotes et futilités politiques, mais qui soumettrait à leur jugement les questions économiques quotidiennes et les aiderait à étudier sérieusement ces questions. Chaque fabrique, chaque village est une commune de production et de consommation qui a le droit et le devoir d’appliquer à sa façon les dispositions légales générales des Soviets (« à sa façon » non pas dans le sens de leur violation, mais dans celui de la diversité des formes d’application), de résoudre à sa façon le problème du recensement de la production et de la répartition des produits. Sous le régime capitaliste, c’était là une « affaire privée » du capitaliste, du grand propriétaire foncier, du koulak. Sous le pouvoir soviétique, ce n’est plus une affaire privée, mais une affaire d’Etat de la plus haute importance.

   Et jusqu’à présent nous n’avons presque pas abordé cette tâche immense, ardue, mais féconde, qui consiste à organiser l’émulation des communes, à introduire la comptabilité et la publicité dans la production du blé, des vêtements, etc., à transformer les comptes rendus bureaucratiques, arides et morts, en des exemples vivants, servant parfois de repoussoir, parfois de modèle. Avec le mode de production capitaliste, la portée d’un exemple isolé, disons, d’une artel de producteurs, était forcément restreinte au possible, et seuls des rêveurs petits-bourgeois pouvaient nourrir l’illusion de voir « s’amender » le capitalisme sous l’influence exemplaire de vertueuses institutions. Après le passage du pouvoir politique au prolétariat, après l’expropriation des expropriateurs, la situation change radicalement et, comme les socialistes les plus éminents l’ont indiqué à maintes reprises, la valeur d’exemple peut, pour la première fois, exercer son action sur les masses. Les communes modèles doivent être et seront des éducateurs, des guides, des stimulants pour les communes arriérées. La presse doit servir d’instrument à l’édification socialiste ; elle doit faire connaître dans tous leurs détails les succès des communes modèles, étudier les causes de leur réussite, leurs méthodes de travail et de gestion ; d’un autre côté, elle portera au « tableau noir » les communes qui s’obstinent à conserver les « traditions du capitalisme », c’est-à-dire celles de l’anarchie, de la fainéantise, du désordre, de la spéculation. Dans la société capitaliste, la statistique était le monopole exclusif d’« hommes de bureau » ou de personnes étroitement spécialisées. Tandis que nous, nous devons la porter dans les masses, la populariser, pour que les travailleurs apprennent peu à peu à voir et comprendre d’eux-mêmes comment et combien il faut travailler, comment et combien l’on peut se reposer, afin que la comparaison des résultats pratiques de la gestion économique des différentes communes devienne l’objet de l’intérêt général et soit étudiée par tous, pour que les meilleures communes soient aussitôt récompensées (par une diminution de la journée de travail pour une certaine période, par une augmentation de salaires, par la mise à leur disposition d’une plus grande quantité de biens et de valeurs esthétiques ou culturels, etc.).

   L’avènement d’une nouvelle classe sur la scène historique en qualité de chef et de dirigeant de la société, ne se passe jamais sans une période de violents « remous », de secousses, de luttes et de tempêtes, d’une part et, d’autre part, sans une période de tâtonnements, d’expériences, de flottements, d’hésitations dans le choix de nouveaux procédés répondant à une situation objective nouvelle. La noblesse féodale périclitante se vengeait de la bourgeoisie victorieuse qui l’évinçait non seulement en tramant des complots et en fomentant des soulèvements et des tentatives de restauration, mais aussi en déversant des flots de sarcasmes contre la maladresse, la gaucherie, les bévues de ces « parvenus », de ces « effrontés » qui avaient osé s’emparer du « sacro-saint gouvernail » de l’Etat sans avoir à cet effet la préparation séculaire des princes, des barons, des nobles et autres seigneurs, exactement comme les Kornilov et les Kérenski, les Gotz et les Martov, tout ce joli monde de héros du maquignonnage ou du scepticisme bourgeois, se vengent aujourd’hui de la classe ouvrière de Russie pour son « insolente » tentative de prendre le pouvoir.

   Bien entendu, il faudra non pas des semaines, mais de longs mois et des années pour que la nouvelle classe sociale, jusque-là opprimée, accablée par la misère et l’ignorance, puisse s’adapter à sa nouvelle situation, s’orienter, mettre son travail en train, former ses cadres d’organisateurs. On conçoit que le parti dirigeant du prolétariat révolutionnaire n’ait pu acquérir l’expérience et l’habitude nécessaires pour entreprendre de vastes mesures d’organisation valables pour des millions et des dizaines de millions de citoyens, et qu’il lui faille beaucoup de temps pour changer ses anciennes pratiques, relevant presque toutes du domaine de la propagande.

   Mais il n’y a là rien d’impossible, et du moment que nous aurons la claire conscience de la nécessité de ce changement, la ferme volonté de l’accomplir, la ténacité requise pour mener à bien cette tâche importante et si difficile, nous y arriverons. Dans le « peuple », c’est-à-dire parmi les ouvriers et les paysans n’exploitant pas le travail d’autrui, il y a une foule d’organisateurs de talent ; c’est par milliers que le capital les opprimait, les étouffait, les jetait dehors ; nous ne savons pas encore les découvrir, les encourager, les mettre sur pied, les promouvoir. Mais nous apprendrons à le faire si nous nous y mettons avec tout notre enthousiasme révolutionnaire, enthousiasme sans lequel il ne peut y avoir de révolutions victorieuses.

   Aucun des profonds et puissants mouvements populaires que connaît l’histoire ne s’est déroulé sans faire surgir une écume d’aventuriers et d’escrocs, de fanfarons et de braillards agrippés aux novateurs inexpérimentés, sans tohu-bohu absurde, sans confusion, sans agitation vaine, sans que certains « chefs » essayent d’amorcer vingt choses à la fois pour n’en mener aucune à bien. Que les roquets de la société bourgeoise, depuis Biéloroussov jusqu’à Martov, glapissent et aboient à chaque éclat de bois qui tombe pendant la coupe de la grande et vieille forêt ! S’ils aboient après l’éléphant prolétarien, c’est justement parce qu’ils sont des roquets. Laissons-les aboyer ! Nous suivrons notre chemin, en nous appliquant à mettre à l’épreuve et à identifier, avec la plus grande patience et la plus grande circonspection, les véritables organisateurs, les hommes doués d’esprit lucide et de bon sens pratique, les hommes chez qui le dévouement au socialisme s’allie à la capacité de mettre en train sans bruit (et malgré le bruit et le tohu-bohu) le travail en commun, énergique et concerté d’un grand nombre de personnes dans le cadre de l’organisation soviétique. Voilà les hommes que nous devons promouvoir aux postes de direction du travail populaire et de l’administration, après les avoir dix fois mis à l’épreuve, et en les faisant passer des tâches les plus simples aux tâches les plus difficiles. Nous ne savons pas encore le faire. Nous l’apprendrons.

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