Lettre aux ouvriers d’Europe et d’Amérique

Lettre aux ouvriers d’Europe et d’Amérique

Lénine

24 Janvier 1919

   Camarades,

   A la fin de ma lettre aux ouvriers américains, en date du 20 août 1918, j’écrivais : nous nous trouvons comme dans une forteresse assiégée, tant que les autres armées de la révolution socialiste internationale ne viennent pas à notre secours. J’ajoutais : les ouvriers brisent avec leurs social-traîtres, les Gompers et les Renner. Les ouvriers se rapprochent, lentement mais sûrement, de la tactique communiste et bolchévique.

   Moins de cinq mois se sont écoulés depuis que ces mots ont été écris, et il faut dire que pendant cette période la montée de la révolution prolétarienne mondiale a été extrêmement rapide, du fait que les ouvriers de différents pays passent au communisme et au bolchévisme.

   Alors, le 20 août 1918, seul notre parti, le Parti bolchévik, avait résolument rompu avec l’ancienne Internationale, la IIe Internationale des années 1889-1914, qui avait fait honteusement faillite pendant la guerre impérialiste de 1914-1918. Seul notre parti s’était entièrement engagé dans une voie nouvelle, abandonnant un socialisme et un social-démocratisme déshonorés par leur alliance avec la bourgeoisie exploiteuse, pour passer au communisme ; abandonnant le réformisme et l’opportunisme petit-bourgeois qui imprégnaient et imprègnent entièrement les partis officiels social- démocrates et socialistes, pour adopter une tactique véritablement prolétarienne, une tactique révolutionnaire.

   Maintenant, le 12 janvier 1919, nous voyons déjà nombre de partis prolétariens communistes, non seulement dans le cadre de l’ancien empire du tsar, par exemple en Lettonie, en Finlande, en Pologne, mais aussi en Europe occidentale, en Autriche, en Hongrie, en Hollande et, enfin, en Allemagne. Lorsque la «Ligue Spartacus» allemande, conduite par ces chefs illustres, connus du monde entier, ces fidèles partisans de la classe ouvrière que sont Liebknecht, Rosa Luxembourg, Clara Zetkin, Franz Mehring, eut rompu définitivement tout lien avec les socialistes comme Scheidemann et Südekum, avec ces social-chauvins (socialistes en paroles et chauvins en fait), qui se sont à jamais déshonorés par leur alliance avec la bourgeoisie impérialiste, spoliatrice, d’Allemagne et avec Guillaume II, lorsque la «Ligue Spartacus » se fut intitulée « Parti communiste d’Allemagne», alors la fondation de la IIIe Internationale, de l’Internationale Communiste, véritablement prolétarienne, véritablement internationaliste, véritablement révolutionnaire, devint un fait. Formellement, cette fondation n’a pas encore été consacrée, mais, en réalité, la IIIe Internationale existe dès à présent.

   Aujourd’hui, tous les ouvriers conscients, tous les socialistes sincères, ne peuvent plus ne pas voir quelle lâche trahison du socialisme ont perpétrée ceux qui, à l’instar des menchéviks et des « socialistes-révolutionnaires» en Russie, à l’instar des Scheidemann et des Südekum en Allemagne, à l’instar des Renaudel et des Vandervelde en France, des Henderson et des Webb en Angleterre, des Gompers et consorts en Amérique, ont soutenu « leur » bourgeoisie pendant la guerre de 1914-1918. Cette guerre s’est entièrement révélée comme une guerre impérialiste, réactionnaire, une guerre de brigandage de la part de l’Allemagne, mais aussi de la part des capitalistes d’Angleterre, de France, d’Italie, d’Amérique, qui commencent à se quereller pour le partage du butin, pour le partage de la Turquie, de la Russie, des colonies d’Afrique et de Polynésie, des Balkans, etc. L’hypocrisie des phrases de Wilson et des «wilsoniens » sur la «démocratie» et l’«union des peuples» se dévoile singulièrement vite, lorsque nous voyons la bourgeoisie française s’emparer de la rive gauche du Rhin, les capitalistes français, anglais et américains mettre la main sur la Turquie (Syrie, Mésopotamie) et sur une partie de la Russie (Sibérie, Arkhangelsk, Bakou. Krasnovodsk, Achkhabad, etc.) lorsque nous voyons grandir sans cesse l’hostilité provoquée par le partage du butin entre l’Italie et la France, la France et l’Angleterre, l’Angleterre et l’Amérique, l’Amérique et le Japon.

   Et à côté de ces « socialistes» pusillanimes, hypocrites, entièrement imbus de préjugés de la démocratie bourgeoise, à côté de ces «socialistes» qui hier défendaient «leurs» gouvernements impérialistes et aujourd’hui se bornent à des «protestations» platoniques contre l’intervention militaire en Russie, à côté d’eux augmente, dans les pays de l’Entente, le nombre de ceux qui suivent la voie communiste, la voie de MacLean, Debs, Loriot, Lazzari, Serrati, de ceux qui ont compris que seuls le renversement de la bourgeoisie et la destruction des parlements bourgeois, seul le pouvoir des Soviets et la dictature du prolétariat permettront d’écraser l’impérialisme, d’assurer la victoire du socialisme, d’assurer une paix durable.

   Alors, le 20 août 1918, la Révolution prolétarienne se bornait à la Russie, et le pouvoir des Soviets – c’est-à-dire la totalité du pouvoir dans l’Etat appartenant aux Soviets des députés ouvriers, soldats et paysans, – apparaissait encore (et était en fait) une institution propre uniquement à la Russie.

   Maintenant, le 12 janvier 1919, nous voyons un vigoureux mouvement « soviétique » non seulement dans les différentes parties de l’ancien empire du tsar, par exemple en Lettonie, en Pologne, en Ukraine, mais aussi dans les pays d’Europe occidentale, dans les pays neutres (Suisse, Hollande, Norvège), ainsi que dans les pays ayant souffert de la guerre (Autriche, Allemagne). La révolution en Allemagne – particulièrement importante et caractéristique du fait que c’est un des pays capitalistes les plus avancés – a, d’emblée, revêtu des formes «soviétiques ». Tout le cours du développement de la révolution allemande, et surtout la lutte des «spartakistes», c’est-à-dire des seuls véritables représentants du prolétariat, contre l’alliance des canailles et des traîtres, des Scheidemann et des Südekum, avec la bourgeoisie, tous ces faits montrent clairement comment la question est posée par l’histoire en ce qui concerne l’Allemagne :

   « Pouvoir des Soviets » ou parlement bourgeois, quelles que soient les enseignes dont s’affuble ce dernier (Assemblée «Nationale» ou Assemblée «Constituante»).

   Ainsi se pose la question sur le plan historique et mondial. Maintenant on peut et on doit le dire, sans aucune exagération.

   Sur le plan historique et mondial, le «pouvoir des Soviets» est le deuxième pas, ou la deuxième étape, du développement de la dictature du prolétariat. La Commune de Paris en avait été le premier pas. La géniale analyse du contenu et de la portée de la Commune donnée par Marx dans sa Guerre civile en France a montré que la Commune avait créé un nouveau type d’Etat, l’Etat prolétarien. Tout Etat, y compris la république la plus démocratique, n’est pas autre chose qu’une machine destinée à réprimer une classe par une autre. L’Etat prolétarien est une machine pour réprimer la bourgeoisie par le prolétariat ; et cette répression est nécessaire, en raison de la résistance furieuse, acharnée, ne s’arrêtant devant rien, qu’opposent les grands propriétaires fonciers et les capitalistes, toute la bourgeoisie et tous ses acolytes, tous les exploiteurs, lorsque commence leur renversement, lorsque commence l’expropriation des expropriateurs.

   Le parlement bourgeois, fût-il le plus démocratique dans la république la plus démocratique, où la propriété des capitalistes et leur pouvoir sont maintenus, est une machine destinée à réprimer les millions de travailleurs par une poignée d’exploiteurs. Les socialistes en lutte pour délivrer les travailleurs de l’exploitation devaient utiliser les parlements bourgeois comme une tribune, comme une base pour la propagande, l’agitation, l’organisation tant que notre 1utte demeurait dans le cadre du régime bourgeois. Aujourd’hui que l’histoire mondiale a inscrit à l’ordre du jour la destruction de ce régime tout entier, le renversement et l’écrasement des exploiteurs, le passage du capitalisme au socialisme, se contenter du parlementarisme bourgeois, de la démocratie bourgeoise, la parer du nom de «démocratie» en général, estomper son caractère bourgeois, oublier que le suffrage universel, aussi longtemps qu’est maintenue la propriété capitaliste, est un des instruments de l’Etat bourgeois, c’est trahir honteusement le prolétariat, c’est passer du côté de son ennemi de classe, du côté de la bourgeoisie, c’est être félon et renégat.

   Aujourd’hui, à la lumière de la lutte sanglante et de la guerre civile en Allemagne, trois tendances dans le socialisme mondial, tendances dont la presse bolchévique parle inlassablement depuis 1915, se présentent à nous avec un relief particulier.

   Karl Liebknecht, ce nom est connu des ouvriers de tous les pays. Partout, et surtout dans les pays de l’Entente, ce nom est le symbole du dévouement d’un chef aux intérêts du prolétariat, de la fidélité à la révolution socialiste. Ce nom est le symbole d’une lutte réellement sincère, réellement pleine d’abnégation, d’une lutte implacable contre le capitalisme. Il est le symbole d’une lutte intransigeante non pas en paroles, mais en actes, contre l’impérialisme, d’une lutte prête à tous les sacrifices, précisément à l’heure où son «propre pays» est grisé par les victoires impérialistes. Tout ce qui est resté d’honnête et de véritablement révolutionnaire parmi les socialistes d’Allemagne, les meilleurs éléments, les plus convaincus du prolétariat, toutes les masses exploitées, dont l’indignation bouillonne et dont la volonté d’accomplir la révolution s’accroît, suivent Liebknecht et les «spartakistes».

   Contre Liebknecht se dressent les Scheidemann, les Südekum, et toute cette bande de méprisables valets du Kaiser et de la bourgeoisie. Ce sont des traîtres au socialisme, tout comme les Gompers et les Victor Berger, les Henderson et les Webb, les Renaudel et les Vandervelde. C’est cette mince couche supérieure d’ouvriers corrompus par la bourgeoisie que nous, les bolchéviks, avons qualifiés (en appliquant cette appellation aux menchéviks, ces Südekum russes) d’«agents de la bourgeoisie au sein du mouvement ouvrier», et que les meilleurs parmi les socialistes d’Amérique ont baptisés d’une épithète excellente par sa force d’expression et sa profonde vérité : «labour lieutenants of the capitalist class ». C’est le type «moderne » de la trahison socialiste, car dans tous les pays civilisés, avancés, la bourgeoisie pille, – en exerçant l’oppression coloniale ou en soutirant des «avantages » financiers aux peuples faibles, formellement indépendants, – une population infiniment plus nombreuse que la population de «son propre» pays. D’où la possibilité économique, pour la bourgeoisie impérialiste, de tirer des «surprofits» et d’employer une part de ces surprofits pour corrompre une certaine couche supérieure du prolétariat, pour la transformer en une petite bourgeoisie réformiste, opportuniste, craignant la révolution.

   Entre les spartakistes et les scheidemaniens se trouvent les «kautskistes» hésitants, veules, «indépendants» en paroles, mais, en fait, dépendant entièrement et sur toute la ligne aujourd’hui de la bourgeoisie et des scheidemaniens, demain des spartakistes, marchant en partie à la suite des premiers, en partie à la suite des seconds, hommes sans idées, sans caractère, sans ligne politique, sans honneur, sans conscience, personnification du désarroi philistin, hommes qui, en paroles, s’affirment pour la révolution socialiste mais, en fait, sont incapables de la comprendre quand elle a commencé, et qui défendent à la manière des renégats la «démocratie» en général, c’est-à-dire, en fait, la démocratie bourgeoise.

   Dans chaque pays capitaliste, tout ouvrier pensant relèvera, dans la situation modifiée selon les conditions nationales et historiques, précisément ces trois tendances essentielles parmi les socialistes et parmi les syndicalistes. Car la guerre impérialiste et le début de la révolution prolétarienne mondiale engendrent dans le inonde entier des courants idéologiques et politiques analogues.


   Les lignes qui précèdent avaient été écrites avant le sauvage et lâche assassinat de Karl Liebknecht et Rosa Luxembourg par le gouvernement d’Ebert et de Scheidemann. Ces bourreaux, à plat ventre devant la bourgeoisie, ont permis aux réactionnaires allemands, aux chiens de garde de la sacro-sainte propriété capitaliste, de lyncher Rosa Luxembourg, d’assassiner perfidement Karl Liebknecht, sous le prétexte manifestement mensonger de tentative d’«évasion» (le tsarisme russe, qui noya dans le sang la révolution de 1905, recourut maintes fois à ce mode d’assassinat, sous le même prétexte mensonger de tentative d’«évasion» des détenus) et, dans le même temps, ces bourreaux ont couvert les réactionnaires de l’autorité du gouvernement soi-disant innocent, soi-disant placé au-dessus des classes ! Les mots manquent pour exprimer toute l’infamie, toute la bassesse de cet acte de bourreau, commis par de prétendus socialistes. Apparemment, l’histoire a choisi une voie où le rôle des «lieutenants ouvriers de la classe capitaliste» doit être poussé à la «limite extrême» de la sauvagerie, de la bassesse et de la lâcheté. Laissons les benêts kautskistes disserter dans leur journal Freiheit((Freiheit (Liberté), organe quotidien du Parti social-démocrate indépendant d’Allemagne (parti centriste). Parut à Berlin de novembre 1918 à octobre 1922.)) sur un «tribunal» composé des représentants de «tous» les partis «socialistes» (ces âmes de laquais continuent d’appeler socialistes les bourreaux sheidemaniens) ! Ces héros de la stupidité philistine et de la lâcheté petite-bourgeoise ne comprennent même pas que le tribunal est un organe du pouvoir d’Etat ; or la lutte et la guerre civile en Allemagne sont menées justement pour trancher la question de savoir qui détiendra ce pouvoir : la bourgeoisie, que «serviront» les Scheidemann, en qualité de bourreaux et de pogromistes, et les Kautsky, en qualité de louangeurs de la «démocratie pure», ou bien le prolétariat qui renversera les capitalistes exploiteurs et écrasera leur résistance.

   Le sang des meilleurs militants de l’internationale prolétarienne, des chefs regrettés de la Révolution socialiste internationale, trempera des masses toujours nouvelles d’ouvriers pour une lutte à mort. Et cette lutte aboutira à la victoire. Nous avons vécu en Russie les «journées de juillet» de l’été de 1917, lorsque les Scheidemann russes, les menchéviks et les socialistes-révolutionnaires couvraient, eux aussi, de l’autorité de l’«Etat» la «victoire» des gardes blancs sur les bolchéviks, lorsque dans les rues de Petrograd, les cosaques lynchaient l’ouvrier Voïnov, qui distribuait des tracts bolchéviques. Nous savons par notre propre expérience avec quelle rapidité ces «victoires» de la bourgeoisie et de ses valets guérissent les masses de leurs illusions sur la démocratie bourgeoise, sur le «suffrage universel» et ainsi de suite.


   La bourgeoisie et les gouvernements de l’Entente manifestent aujourd’hui certains flottements. Une partie d’entre eux voit que la démoralisation a déjà commencé parmi les troupes alliées en Russie, qui aident les gardes blancs et servent la réaction monarchiste et terrienne la plus noire ; que la prolongation de l’intervention militaire et les tentatives de vaincre la Russie, nécessitant le maintien, pendant une longue période, d’une armée d’occupation forte de millions d’hommes, constituent le moyen le plus sûr pour transplanter le plus rapidement possible la révolution prolétarienne dans les pays de l’Entente. L’exemple des troupes d’occupation allemandes en Ukraine est suffisamment probant.

   Une autre partie de la bourgeoisie de l’Entente s’affirme toujours pour l’intervention militaire en Russie, pour l’«encerclement économique» (Clemenceau), et pour l’étranglement de la République des Soviets. Toute la presse au service de cette bourgeoisie, c’est-à-dire la plupart des quotidiens soudoyés par les capitalistes, en Angleterre et en France, prophétisent la prompte faillite du pouvoir des Soviets, se complaisant dans la description des horreurs de la famine en Russie, débitent des mensonges à propos des «désordres» et de la «fragilité» du gouvernement soviétique. Les troupes des gardes blanc, des grands propriétaires fonciers et des capitalistes, auxquelles l’Entente prête son aide en officiers, en munitions, en argent, en détachement auxiliaires, ces troupes coupent le centre et le nord affamés de la Russie de ses régions les plus fertiles en blé de la Sibérie et du Don.

   La détresse des ouvriers affamés à Pétrograd et à Moscou, à Ivanovo-Voznessensk et dans les autres centres ouvriers, est grande en vérité. Jamais les masses ouvrières n’auraient pu supporter les calamités, les tortures de la faim, auxquelles les voue l’intervention militaire de l’Entente (intervention souvent masquée par des promesses hypocrites de ne pas envoyer «ses» troupes, alors qu’elle continue à envoyer des troupes «noires» ainsi que des munitions, de l’argent, des officiers), jamais les masses ouvrières n’auraient pu supporter ces calamités, si elles ne comprenaient pas qu’elles défendent la cause du socialisme en Russie et dans le monde entier.

   Les troupes « alliées » et les gardes blancs détiennent Arkhangelsk, Perm, Orenbourg, Rostov-sur-le-Don, Bakou, Achkhabad, mais le «mouvement soviétique» a gagné Riga et Kharkov. La Lettonie et l’Ukraine deviennent des républiques soviétiques. Les ouvriers voient que leurs grands sacrifices ne sont pas vains, que la victoire du pouvoir de Soviets progresse et s’élargie, grandit et s’affermit dans le monde entier. Chaque mois de lutte pénible et de lourds sacrifices fortifie la cause du pouvoir des Soviets dans le monde entier, affaiblit ses ennemis, les exploiteurs.

   Les exploiteurs disposent encore d’une force suffisante pour lyncher et assassiner les meilleurs chefs de la révolution prolétarienne mondiale, pour multiplier les victimes et pour aggraver les souffrances des ouvriers dans les pays et régions occupés ou conquis. Mais les exploiteurs du monde entier ne seront pas assez forts pour empêcher la victoire de la révolution prolétarienne mondiale, qui délivrera l’humanité du joug du capital, de la menace perpétuelle de nouvelles guerres impérialistes, inévitables en régime capitaliste.

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