La concentration de la production et les monopoles

L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme

Lénine

1. La concentration de la production et les monopoles

   Le développement intense de l’industrie et le processus de concentration extrêmement rapide de la production dans des entreprises toujours plus importantes constituent une des caractéristiques les plus marquées du capitalisme. Les statistiques industrielles contemporaines donnent sur ce processus les renseignements les plus complets et les plus précis.

   En Allemagne, par exemple, sur 1000 entreprises industrielles, 3 en 1882, 6 en 1895 et 9 en 1907, étaient des entreprises importantes, c’est-à-dire employant plus de 50 ouvriers salariés. La part qui leur revenait, sur cent ouvriers, était respectivement de 22, 30 et 37. Mais la concentration de la production est beaucoup plus intense que celle de la main-d’œuvre, le travail dans les grandes entreprises étant beaucoup plus productif. C’est ce que montrent les chiffres relatifs aux machines à vapeur et aux moteurs électriques. Si nous considérons ce qu’on appelle en Allemagne l’industrie au sens large du mot, c’est-à-dire en y comprenant le commerce, les transports, etc., nous aurons le tableau suivant. Sur un total de 3 265 623 établissements, les gros sont au nombre de 30 588, soit 0,9 % seulement. Ils emploient 5,7 millions d’ouvriers sur un total de 14,4 millions, soit 39,4 % ; ils consomment 6,6 millions de chevaux-vapeur sur un total de 8,8, c’est-à-dire 75,3 % et 1,2 million de kilowatts d’électricité sur un total de 1,5 million, soit 77,2 %.

   Moins d’un centième des entreprises possèdent plus des 3/4 du total de la force-vapeur et de la force électrique ! 2,97 millions de petites entreprises (jusqu’à 5 ouvriers salariés), constituant 91 % du total des entreprises, n’utilisent que 7 % de la force motrice, électricité et vapeur ! Des dizaines de milliers de grandes entreprises sont tout ; des millions de petites ne sont rien.

   En 1907, les établissements occupant 1000 ouvriers et plus étaient en Allemagne au nombre de 586. Ils employaient près du dixième (1,38 million) de la totalité des ouvriers et environ le tiers (32 %) de la force-vapeur et de la force électrique ((D’après Annalen des deutschen Reichs, 1911, Zahn.)) prises ensemble. Le capital-argent et les banques, comme nous le verrons, rendent cette supériorité d’une poignée de très grandes entreprises plus écrasante encore, et cela au sens le plus littéral du mot, c’est-à-dire que des millions de « patrons », petits, moyens et même une partie des grands, sont en fait entièrement asservis par quelques centaines de financiers millionnaires.

   Dans un autre pays avancé du capitalisme moderne, aux États-Unis de l’Amérique du Nord, la concentration de la production est encore plus intense. Ici, la statistique considère à part l’industrie au sens étroit du mot, et groupe les entreprises selon la valeur de la production annuelle. En 1904, il y avait 1 900 grosses entreprises (sur 216 180, soit 0,9 %), produisant chacune pour un million de dollars et au-delà ! Ces entreprises employaient 1,4 million d’ouvriers (sur 5,5 millions, soit 25,6 %) et avaient un chiffre de production de 5,6 milliards (sur 14,8 milliards, soit 38 %). Cinq ans plus tard en 1909, les chiffres respectifs étaient : 3 060 entreprises (sur 268 491, soit 1,1 %), employant 2 millions d’ouvriers (sur 6,6, soit 30,5 %) et ayant un chiffre de production de 9 milliards (sur 20,7 milliards, soit 43,8 %) ((Statistical Abstract of the United States, 1912, p. 202.)) .

   Près de la moitié de la production totale du pays est fournie par un centième de l’ensemble des entreprises ! Et ces trois mille entreprises géantes embrassent 258 branches d’industrie. On voit par là que la concentration, arrivée à un certain degré de son développement, conduit d’elle-même, pour ainsi dire, droit au monopole. Car quelques dizaines d’entreprises géantes peuvent aisément s’entendre, et, d’autre part, la difficulté de la concurrence et la tendance au monopole naissent précisément de la grandeur des entreprises. Cette transformation de la concurrence en monopole est un des phénomènes les plus importants – sinon le plus important – de l’économie du capitalisme moderne. Aussi convient-il d’en donner une analyse détaillée. Mais écartons d’abord un malentendu possible.

   La statistique américaine porte : 3000 entreprises géantes pour 250 branches industrielles. Cela ne ferait, semble-t-il, qu’une douzaine d’entreprises géantes par industrie.

   Mais ce n’est pas le cas. Toutes les industries ne possèdent pas de grandes entreprises ; d’autre part, une particularité extrêmement importante du capitalisme arrivé au stade suprême de son développement est ce qu’on appelle la combinaison, c’est-à-dire la réunion, dans une seule entreprise, de diverses branches d’industrie qui peuvent constituer les étapes successives du traitement de la matière première (par exemple, la production de la fonte à partir du minerai de fer et la transformation de la fonte en acier, et peut-être aussi la fabrication de divers produits finis en acier), ou bien jouer les unes par rapport aux autres le rôle d’auxiliaires (par exemple, l’utilisation des déchets ou des sous-produits ; la fabrication du matériel d’emballage, etc.)

   « La combinaison, écrit Hilferding, égalise les différences de conjoncture, et assure ainsi à l’entreprise combinée un taux de profit plus stable. En second lieu, la combinaison élimine le commerce. En troisième lieu, elle permet des perfectionnements techniques et, par conséquent, la réalisation de profits supplémentaires par rapport aux entreprises « simples » (c’est-à-dire non combinées). En quatrième lieu, elle affermit la position de l’entreprise combinée par rapport à l’entreprise « simple » dans la lutte concurrentielle qui se déchaîne au moment d’une forte dépression (ralentissement des affaires, crise), lorsque la baisse des prix des matières premières retarde sur la baisse des prix des articles manufacturés. » ((R. Hilferding : Le capital financier, édit. russe, pp. 286-287.))

   L’économiste bourgeois allemand Heymann, qui a consacré un ouvrage à la description des entreprises « mixtes », c’est-à-dire combinées, dans la sidérurgie allemande, dit : « Les entreprises simples périssent, écrasées entre les prix élevés des matières premières et les bas prix des articles manufacturés. » Ce qui aboutit au tableau suivant : « Restent, d’une part, les grandes compagnies houillères avec une production atteignant plusieurs millions de tonnes, fortement organisées dans leur syndicat patronal charbonnier ; et puis, étroitement unies à ces compagnies houillères, les grandes aciéries, avec leur syndicat de l’acier. Ces entreprises géantes qui produisent 400 000 tonnes d’acier par an (une tonne = 60 pouds) et extraient des quantités formidables de minerai et de houille, qui fabriquent des produits finis en acier, emploient 10 000 ouvriers logés dans les casernes des cités ouvrières et ont parfois leurs propres chemins de fer et leurs sports, sont les représentants typiques de la sidérurgie allemande. Et la concentration va croissant. Certaines entreprises deviennent de plus en plus importantes ; un nombre toujours plus grand d’entre elles, d’une même branche ou de branches différentes, s’agglomère en des entreprises géantes soutenues et dirigées par une demi-douzaine de grosses banques berlinoises. En ce qui concerne l’industrie minière allemande, la justesse de la doctrine de Karl Marx sur la concentration est exactement démontrée ; il est vrai qu’il s’agit d’un pays où l’industrie est protégée par des tarifs douaniers et des droits de transport. L’industrie minière allemande est même pour l’expropriation. » ((Hans Gideon Heymann : Die gemischten Werke im deutschen Grosseisengewerbe. Stuttgart, 1904, pp. 256 et 278.))

   Telle est la conclusion à laquelle devait aboutir un économiste bourgeois consciencieux, ce qui constitue une exception. Notons qu’il semble considérer l’Allemagne comme un cas d’espèce, son industrie étant protégée par de hauts tarifs douaniers. Mais cette circonstance n’a pu que hâter la concentration et la formation d’unions monopolistes de patrons : cartels, syndicats, etc. Il importe éminemment de constater qu’en Angleterre, pays du libre-échange, la concentration mène aussi au monopole, bien qu’un peu plus tard et peut-être sous une autre forme. Voici ce qu’écrit le professeur Hermann Levy dans son étude spéciale sur les Monopoles, Cartels et Trusts, d’après les données concernant le développement économique de la Grande-Bretagne :

   « En Grande-Bretagne, c’est la grandeur des entreprises et le niveau élevé de leur technique qui impliquent la tendance au monopole. D’une part, la concentration a pour résultat qu’il est nécessaire d’investir dans chaque entreprise des sommes énormes ; aussi, la création de nouvelles entreprises se heurte à des exigences toujours plus grandes en matière d’investissements, ce qui rend plus difficile leur constitution. Ensuite (et cela nous parait être un point plus important), toute nouvelle entreprise qui veut se mettre au niveau des entreprises géantes créées par la concentration doit fournir une telle quantité excédentaire de produits que leur vente avantageuse ne pourrait avoir lieu qu’à la condition d’une augmentation extraordinaire de la demande, sinon cet excédent de production ferait baisser les prix dans une proportion aussi onéreuse pour la nouvelle usine que pour les associations monopolistes. » En Angleterre, les associations monopolistes d’entrepreneurs, cartels et trusts ne surgissent la plupart du temps – à la différence des autres pays où les droits protecteurs facilitent la cartellisation – que si le nombre des principales entreprises concurrentes se ramène, « tout au plus à deux douzaines ». « L’influence du mouvement de concentration sur l’organisation des monopoles dans la grande industrie apparaît ici avec une netteté cristalline. » ((Hermann Levy : Monopole, Kartelle und Trusts. Iéna, 1909, pp. 286, 290, 298.))

   Il y a un demi-siècle, quand Marx écrivait son Capital, la libre concurrence apparaissait à l’immense majorité des économistes comme une « loi de la nature ». La science officielle tenta de tuer par la conspiration du silence l’œuvre de Marx, qui démontrait par une analyse théorique et historique du capitalisme que la libre concurrence engendre la concentration de la production, laquelle, arrivée à un certain degré de développement, conduit au monopole. Maintenant, le monopole est devenu un fait. Les économistes accumulent des montagnes de livres pour en décrire les diverses manifestations, tout en continuant à déclarer en chœur que « le marxisme est réfuté ». Mais les faits sont têtus, comme dit le proverbe anglais, et, qu’on le veuille ou non, on doit en tenir compte. Les faits montrent que les différences existant entre les pays capitalistes, par exemple, en matière de protectionnisme ou de libre-échange, ne déterminent que des variations insignifiantes dans la forme des monopoles ou dans la date de leur apparition, tandis que la naissance des monopoles, conséquence de la concentration de la production, est une loi générale et essentielle du stade actuel de l’évolution du capitalisme.

   Pour l’Europe, on peut établir avec assez de précision le moment où le nouveau capitalisme s’est définitivement substitué à l’ancien : c’est le début du XXe siècle. On lit dans un des travaux récapitulatifs les plus récents sur l’histoire de « la formation des monopoles » :

   « L’époque antérieure à 1860 peut fournir quelques exemples de monopoles capitalistes ; on peut y découvrir les embryons des formes, désormais si familières ; mais tout cela appartient indéniablement à la préhistoire des cartels. Le vrai début des monopoles modernes se situe, au plus tôt, vers les années 1860-1870. La première période importante de leur développement commence avec la dépression industrielle internationale des années 1870-1880, et va jusqu’au début des années 1890. » « Si l’on examine la question à l’échelle européenne, le développement de la libre concurrence atteint son apogée entre 1860 et 1880. L’Angleterre avait achevé de construire son organisation capitaliste ancien style. En Allemagne, cette organisation s’attaquait puissamment à l’artisanat et à l’industrie à domicile et commençait à créer ses propres formes d’existence. »

   « Le grand revirement commence avec le krach de 1873 ou, plus exactement, avec la dépression qui lui succéda et qui – avec une interruption à peine perceptible aussitôt après 1880 et un essor extrêmement vigoureux mais court vers 1889 – remplit vingt-deux années de l’histoire économique de l’Europe. » Pendant la courte période d’essor de 1889-1890, on se servit dans une notable mesure du système des cartels pour exploiter la conjoncture. Une politique irréfléchie fit monter les prix avec encore plus de rapidité et de violence que cela n’aurait eu lieu en l’absence des cartels ; ces derniers s’effondrèrent presque tous lamentablement « dans la fosse du krach ». Cinq années de mauvaises affaires et de bas prix suivirent, mais l’état d’esprit n’était plus le même dans l’industrie. La dépression n’était plus considérée comme une chose allant de soi, on n’y voyait plus qu’une pause ayant une nouvelle conjoncture favorable.

   « La formation des cartels entra ainsi dans sa deuxième phase. De phénomène passager qu’ils étaient, les cartels deviennent une des bases de toute la vie économique. Ils conquièrent un domaine après l’autre, mais avant tout celui de la transformation des matières premières. Déjà au début de la période 1890-1900, ils avaient élaboré, en constituant le syndicat du coke sur le modèle duquel est organisé celui du charbon, une technique des cartels qui, au fond, n’a pas été dépassée. Le grand essor de la fin du XIXe siècle et la crise de 1900-1903 se déroulent – tout au moins dans l’industrie minière et sidérurgique – pour la première fois entièrement sous le signe des cartels. Et si cela apparaissait encore, à l’époque, comme quelque chose de nouveau, c’est maintenant une vérité d’évidence, pour l’opinion publique, que d’importants secteurs de la vie économique échappent, en règle générale, à la libre concurrence. » ((Th. Vogelstein : « Die finanzielle Organisation der kapitalistischen Industrie und die Monopolbildungen », dans Grudriss der Sozialökonomik. VI Abt., Tübingen, 1914. Voir, du même auteur : Organisationsformen der Eisenindustrie und Textilindustrie in England und Amerika, Tome I, Leipzig 1910.))

   Ainsi, les étapes principales de l’histoire des monopoles peuvent se résumer comme suit : 1) Années 1860-1880 : point culminant du développement de la libre concurrence. Les monopoles ne sont que des embryons à peine perceptibles. 2) Après la crise de 1873, période de large développement des cartels ; cependant ils ne sont encore que l’exception. Ils manquent encore de stabilité. Ils ont encore un caractère passager. 3) Essor de la fin du XIXe siècle et crise de 1900-1903 : les cartels deviennent une des bases de la vie économique tout entière. Le capitalisme s’est transformé en impérialisme.

   Les cartels s’entendent sur les conditions de vente, les échéances, etc. Ils se répartissent les débouchés. Ils déterminent la quantité des produits à fabriquer. Ils fixent les prix. Ils répartissent les bénéfices entre les diverses entreprises, etc.

   Le nombre des cartels, en Allemagne, était estimé à 250 environ en 1896 et 385 en 1905, englobant près de 12 000 établissements ((Dr. Riesser : Die deutschen Grossbanken und ihre Kouzentration im Zusammenhange mit der Entwicklung der Gesamtwirtschaft in Deutschland, 4e édition, 1912, p. 149 – R. Liefmann : Kartelle und Trusts und die Weiterbildung der volkswirtschaftlichen Organisation. 2e édition, 1910, p. 25.)) . Mais tous s’accordent à reconnaître que ces chiffres sont inférieurs à la réalité. Les données précitées de la statistique industrielle allemande de 1907 montrent que même ces 12 000 grosses entreprises concentrent certainement plus de la moitié de la force motrice, vapeur et électricité du pays. Dans les États-Unis de l’Amérique du Nord, le nombre des trusts était estimé à 185 en 1900 et 250 en 1907. La statistique américaine divise l’ensemble des entreprises industrielles en entreprises appartenant à des particuliers, à des firmes et à des compagnies. Ces dernières possédaient en 1904 23,6 %, et en 1909 25,9 %, soit plus du quart de la totalité des établissements industriels. Elles employaient en 1904 70,6 % et en 1909 75,6 %, soit les trois quarts du total des ouvriers. Leur production s’élevait respectivement à 10,9 et 16,3 milliards de dollars, soit 73,7 % et 79 % de la somme totale.

   Il n’est pas rare de voir les cartels et les trusts détenir 7 ou 8 dixièmes de la production totale d’une branche d’industrie. Lors de sa fondation en 1893, le Syndicat rhéno-westphalien du charbon détenait 86,7 % de la production houillère de la région, et déjà 95,4 % en 1910 ((Dr. Fritz Kestner : Der Organisationszwang. Eine Untersuchung über die Kämpfe zwischen Kartellen und Aussenseitern. Berlin, 1912, p. 11.)) . Le monopole ainsi créé assure des bénéfices énormes et conduit à la formation d’unités industrielles d’une ampleur formidable. Le fameux trust du pétrole des États-Unis (Standard Oil Company) a été fondé en 1900. « Son capital s’élevait à 150 millions de dollars. Il fut émis pour 100 millions de dollars d’actions ordinaires et pour 106 millions d’actions privilégiées. Pour ces dernières il fut payé de 1900 à 1907 des dividendes de 48, 48, 45, 44, 36, 40, 40 et 40 %, soit au total 367 millions de dollars. De 1882 à 1907 inclusivement, sur 889 millions de dollars de bénéfices nets, 606 millions furent distribués en dividendes et le reste versé au fonds de réserve » ((R. Liefmann : Beteiligungs – und Finazierungsgesellschaften. Eine Studie über den modernen Kapitalismus und das Effektenwesen. 1e édition, Iéna, 1909, p. 212.)) . « L’ensemble des entreprises du trust de l’acier (United States Steel Corporation) occupaient, en 1907, au moins 210 180 ouvriers et employés. La plus importante entreprise de l’industrie minière allemande, la Société minière de Gelsenkirchen (Gelsenkirchener Bergwerksgesellschaft), occupait en 1908 46 048 ouvriers et employés » ((Ibidem, p. 218.)) . Dès 1902, le trust de l’acier produisait 9 millions de tonnes d’acier ((Dr. S. Tschierschky : Kartell und Trust. Göttingen, 1903, p. 13.)) . Sa production constituait, en 1901, 66,3 % et, en 1908, 56,1 % de la production totale d’acier des États-Unis ((T. Vogelstein : Organisationsformen, p. 275.)) . Son pourcentage dans l’extraction de minerai s’élevait au cours des mêmes années à 43,9 % et 46,3 %.

   Le rapport de la commission gouvernementale américaine sur les trusts déclare : « La supériorité des trusts sur leurs concurrents réside dans les grandes proportions de leurs entreprises et dans leur remarquable équipement technique. Le trust du tabac a, depuis le jour même de sa création, fait tout son possible pour substituer dans de larges proportions le travail mécanique au travail manuel. À cet effet, il a acheté tous les brevets ayant quelque rapport avec la préparation du tabac, en dépensant à cette fin des sommes énormes. Nombre de ces brevets, inutilisables dans leur état primitif, durent tout d’abord être mis au point par les ingénieurs du trust. À la fin de 1906, deux sociétés filiales furent constituées uniquement pour l’acquisition de brevets. C’est dans ce même but que le trust fit construire ses propres fonderies, ses fabriques de machines et ses ateliers de réparation. Un de ces établissements, celui de Brooklyn, emploie en moyenne 300 ouvriers ; on y expérimente et on y perfectionne au besoin les inventions concernant la fabrication des cigarettes, des petits cigares, du tabac à priser, des feuilles d’étain pour l’emballage, des boîtes, etc. » ((Report of the Commissioner of Corporations on the Tobacco Industry. Washington, 1909, p. 226. Cité d’après le livre du Dr. Paul Tafel : Die nordamerikanischen Trusts und ihre Wirkungen auf den Fortschritt der Technik. Stuttgart, 1913, p. 48.)) . « D’autres trusts emploient des « developping engineers » (ingénieurs pour le développement de la technique), dont la tâche est d’inventer de nouveaux procédés de fabrication et de faire l’essai des nouveautés techniques. Le trust de l’acier accorde à ses ingénieurs et à ses ouvriers des primes élevées pour toute invention susceptible de perfectionner la technique ou de réduire les frais de production. » ((Dr. Paul Tafel : Ibidem, p. 49.))

   Le perfectionnement technique de la grande industrie allemande est organisé de la même façon par exemple dans l’industrie chimique, qui a pris au cours des dernières décennies un développement prodigieux. Dès 1908, le processus de concentration de la production fit surgir dans cette industrie deux « groupes » principaux qui tendaient, à leur manière, vers le monopole. Au début, ces groupes furent les « doubles alliances » de deux paires de grandes usines ayant chacune un capital de 20 à 21 millions de marks : d’une part, les anciennes fabriques Meister à Hochst et Cassella à Francfort-sur-le-Main ; d’autre part, la fabrique d’aniline et de soude de Ludwigshafen et l’ancienne usine Bayer, d’Elberfels. Puis, en 1905 l’un de ces groupes et en 1908 l’autre conclurent chacun un accord avec une autre grande fabrique. Il en résulta deux, « triples alliances », chacune représentant un capital de 40 à 50 millions de marks, qui commencèrent à « se rapprocher », à « s’entendre » sur les prix, etc. ((Riesser : ouvrage cité, 3e édit. pp. 547 et suivantes. Les journaux annoncent (juin 1916) la création d’un nouveau trust colossal s’étendant à toute l’industrie chimique de l’Allemagne.))

   La concurrence se transforme en monopole. Il en résulte un progrès immense de la socialisation de la production. Et, notamment, dans le domaine des perfectionnements et des inventions techniques.

   Ce n’est plus du tout l’ancienne libre concurrence des patrons dispersés, qui s’ignoraient réciproquement et produisaient pour un marché inconnu. La concentration en arrive au point qu’il devient possible de faire un inventaire approximatif de toutes les sources de matières premières (tels les gisements de minerai de fer) d’un pays et même, ainsi que nous le verrons, de plusieurs pays, voire du monde entier. Non seulement on procède à cet inventaire, mais toutes ces sources sont accaparées par de puissants groupements monopolistes. On évalue approximativement la capacité d’absorption des marchés que ces groupements « se partagent » par contrat. Le monopole accapare la main-d’œuvre spécialisée, les meilleurs ingénieurs ; il met la main sur les voies et moyens de communication, les chemins de fer en Amérique, les sociétés de navigation en Europe et en Amérique. Le capitalisme arrivé à son stade impérialiste conduit aux portes de la socialisation intégrale de la production ; il entraîne en quelque sorte les capitalistes, en dépit de leur volonté et sans qu’ils en aient conscience, vers un nouvel ordre social, intermédiaire entre l’entière liberté de la concurrence et la socialisation intégrale.

   La production devient sociale, mais l’appropriation reste privée. Les moyens de production sociaux restent la propriété privée d’un petit nombre d’individus. Le cadre général de la libre concurrence nominalement reconnue subsiste, et le joug exercé par une poignée de monopolistes sur le reste de la population devient cent fois plus lourd, plus tangible, plus intolérable.

   L’économiste allemand Kestner a consacré tout un ouvrage à « la lutte entre les cartels et les outsiders », c’est-à-dire les industriels qui ne font point partie de ces derniers. Il l’a intitulé : La contrainte à l’organisation, alors qu’il eût fallu dire, bien entendu, pour ne pas exalter le capitalisme, la contrainte à se soumettre aux associations de monopolistes. Il est édifiant de jeter un simple coup d’œil, ne serait-ce que sur la liste des moyens de cette lutte actuelle, moderne, civilisée, pour « l’organisation », auxquels ont recours les unions de monopolistes : 1) privation de matières premières (…« un des procédés essentiels pour imposer l’adhésion au cartel ») ; 2) privation de main-d’œuvre au moyen d’« alliance » (c’est-à-dire d’accords entre les capitalistes et les syndicats ouvriers, aux termes desquels ces derniers n’acceptent de travailler que dans les entreprises cartellisées) ; 3) privation de moyens de transport ; 4) fermeture des débouchés ; 5) accords avec les acheteurs, par lesquels ceux-ci s’engagent à n’entretenir de relations commerciales qu’avec les cartels ; 6) baisse systématique des prix (pour ruiner les « outsiders », c’est-à-dire les entreprises indépendantes du monopole, on dépense des millions afin de vendre, pendant un certain temps, au-dessous du prix de revient : dans l’industrie de l’essence de pétrole, il y a eu des cas où les prix sont tombés de 40 à 22 marks, soit une baisse de près de moitié !) ; 7) privation de crédits ; 8) boycottage.

   Ce n’est plus la lutte concurrentielle entre les petites et les grandes usines, les entreprises techniquement arriérées et les entreprises techniquement avancées. C’est l’étouffement par les monopoles de ceux qui ne se soumettent pas à leur joug, à leur arbitraire. Voici comment ce processus se reflète dans l’esprit d’un économiste bourgeois :

   « Même dans l’activité purement économique, écrit Kestner, un certain déplacement se produit de l’activité commerciale, au sens ancien du mot, vers la spéculation organisée. Le plus grand succès ne va pas au négociant que son expérience technique et commerciale met à même d’apprécier au mieux les besoins des clients et, pour ainsi dire, de « découvrir » la demande latente, mais au génie (?!) de la spéculation, qui sait calculer à l’avance ou du moins pressentir le développement organique et les possibilités de certaines liaisons entre les différentes entreprises et les banques… »

   Traduit en clair, cela veut dire que le développement du capitalisme en est arrivé à un point où la production marchande, bien que continuant de « régner » et d’être considérée comme la base de toute l’économie, se trouve en fait ébranlée, et où le gros des bénéfices va aux « génies » des machinations financières. À la base de ces machinations et de ces tripotages, il y a la socialisation de la production ; mais l’immense progrès de l’humanité, qui s’est haussée jusqu’à cette socialisation, profite… aux spéculateurs. Nous verrons plus loin comment, « sur cette base », la critique petite-bourgeoise réactionnaire de l’impérialisme capitaliste rêve d’un retour en arrière, vers la concurrence « libre », « pacifique », « honnête ».

   « La montée continue des prix, conséquence de la formation des cartels, dit Kestner, n’a été observée jusqu’ici qu’en ce qui concerne les principaux moyens de production, notamment la houille, le fer, la potasse, et jamais par contre en ce qui concerne les produits fabriqués. L’augmentation de la rentabilité qui en découle s’est également limitée à l’industrie des moyens de production. À cette observation il faut encore ajouter que non seulement l’industrie de transformation des matières premières (et non des produits semi-ouvrés) tire de la constitution des cartels des avantages sous forme de profits élevés, et cela au détriment de l’industrie de transformation des produits semi-ouvrés, mais aussi qu’elle a acquis sur cette dernière une certaine domination qui n’existait pas au temps de la libre concurrence. » ((Kestner : ouvr. cité, p. 254.))

   Le mot que nous avons souligné montre le fond de la question, que les économistes bourgeois reconnaissent si rarement et de si mauvaise grâce et auquel les défenseurs actuels de l’opportunisme, K. Kautsky en tête, s’efforcent si obstinément de se soustraire et de se dérober. Les rapports de domination et la violence qu’ils comportent, voilà ce qui est typique de la « phase la plus récente du développement du capitalisme », voilà ce qui devait nécessairement résulter, et qui a effectivement résulté, de la formation de monopoles économiques tout-puissants.

   Citons encore un exemple de la domination exercée par les cartels. Là où il est possible de s’emparer de la totalité ou de la majeure partie des sources de matières premières, il est particulièrement facile de former des cartels et de constituer des monopoles. Mais on aurait tort de penser que les monopoles ne surgissent pas également dans les autres branches industrielles, où il est impossible d’accaparer les sources de matières premières. L’industrie du ciment trouve ses matières premières partout. Mais cette industrie est, elle aussi, fortement cartellisée en Allemagne. Les usines se sont groupées dans des syndicats régionaux : de l’Allemagne méridionale, de la Rhéno-Westphalie, etc. Les prix sont ceux des monopoles : 230 à 280 marks le wagon pour un prix de revient de 180 marks ! Les entreprises versent de 12 à 16 % de dividende ; et n’oublions pas que les « génies » de la spéculation moderne savent empocher des bénéfices importants en sus de ce qui est distribué à titre de dividende. Pour supprimer la concurrence dans une industrie aussi lucrative, les monopolistes usent même de subterfuges : ils répandent des bruits mensongers sur la mauvaise situation de leur industrie, ils publient dans les journaux des avis non signés : « Capitalistes, gardez-vous de placer vos fonds dans l’industrie du ciment » ; enfin, ils rachètent les usines des « outsiders » (c’est-à-dire des industriels ne faisant pas partie des cartels) en leur payant les « indemnités » de 60, 80 ou 150 mille marks ((Von L. Eschwege. « Zement », dans Die Bank, 1909, n°1, pp. 115 et suiv.)) . Le monopole s’ouvre un chemin partout et par tous les moyens, depuis le paiement d’une « modeste » indemnité jusqu’au « recours », à la façon américaine, au dynamitage du concurrent.

   Que les cartels suppriment les crises, c’est là une fable des économistes bourgeois qui s’attachent à farder le capitalisme. Au contraire, le monopole créé dans certaines industries augmente et aggrave le chaos inhérent à l’ensemble de la production capitaliste. La disproportion entre le développement de l’agriculture et celui de l’industrie, caractéristique du capitalisme en général, s’accentue encore davantage. La situation privilégiée de l’industrie la plus cartellisée, ce qu’on appelle l’industrie lourde, surtout celle du charbon et du fer, amène dans les autres branches industrielles une « absence de système encore plus sensible », comme le reconnaît Jeidels, auteur d’un des meilleurs ouvrages sur les « rapports des grosses banques allemandes et de l’industrie » ((O. Jeidels : Das Verhältnis der deutschen Grossbanken zur Industrie mit besonderer Berücksichtigung der Eisenindustrie, Leipzig, 1905, p. 271.)) .

   « Plus une économie nationale est développée, écrit Liefmann, défenseur acharné du capitalisme, et plus elle se tourne vers les entreprises hasardeuses ou qui résident à l’étranger, vers celles qui, pour se développer, ont besoin d’un grand laps de temps, ou enfin vers celles qui n’ont qu’une importance locale. » ((Liefmann : Beteiligungs und Finanzierungsgesellschaften, p. 434.)) L’augmentation du caractère hasardeux tient, en définitive, à l’augmentation prodigieuse du capital, qui déborde en quelque sorte, s écoule à l’étranger, etc. En même temps, le progrès extrêmement rapide de la technique entraîne des éléments toujours plus nombreux de disproportion entre les divers aspects de l’économie nationale, de gâchis, de crise. Ce même Liefmann est obligé de faire l’aveu suivant : « Vraisemblablement, d’importantes révolutions dans le domaine technique attendent une fois de plus l’humanité dans un proche avenir ; elles auront un effet aussi sur l’organisation de l’économie nationale »… électricité, aviation… « D’ordinaire et en règle générale, en ces périodes de profondes transformations économiques, on voit se développer une spéculation intensive… » ((Ibid., pp. 465-466.))

   Et les crises (de toute espèce, le plus souvent économiques, mais pas exclusivement) accroissent à leur tour, dans de très fortes proportions, la tendance à la concentration et au monopole. Voici quelques réflexions extrêmement édifiantes de Jeidels sur l’importance de la crise de 1900, laquelle marqua, comme on le sait, un tournant dans l’histoire des monopoles modernes :

   « Au moment où s’ouvrit la crise de 1900, existaient en même temps que les entreprises géantes des principales industries, quantité d’entreprises à l’organisation désuète selon les conceptions actuelles, des entreprises « simples » (c’est-à-dire non combinées), que la vague de l’essor industriel avait amenées à la prospérité. La chute des prix et la réduction de la demande jetèrent ces entreprises « simples » dans une détresse qui n’atteignît pas du tout les entreprises géantes combinées, ou ne les affecta que pour un temps très court. C’est pourquoi la crise de 1900 provoqua une concentration industrielle infiniment plus forte que celle engendrée par la crise de 1873 : cette dernière avait, elle aussi, opéré une certaine sélection des meilleures entreprises, mais étant donné le niveau technique de l’époque, cette sélection n’avait pas pu assurer le monopole aux entreprises qui en étaient sorties victorieuses. C’est précisément ce monopole durable que détiennent à un haut degré, grâce à leur technique très complexe, à leur organisation très poussée et à la puissance de leur capital les entreprises géantes des actuelles industries sidérurgique et électrique, puis, à un degré moindre, les entreprises de constructions mécaniques, certaines branches de la métallurgie, des voies de communication, etc. » ((Jeidels : ouvr. cité, p. 108.))

   Le monopole, tel est le dernier mot de la « phase la plus récente du développement du capitalisme ». Mais nous n’aurions de la puissance effective et du rôle des monopoles actuels qu’une notion extrêmement insuffisante, incomplète, étriquée, Si nous ne tenions pas compte du rôle des banques.

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