Un pas en avant, deux pas en arrière (Réponse de Lénine à Rosa Luxembourg)

Un pas en avant, deux pas en arrière (Réponse de Lénine à Rosa Luxembourg)

Lénine

Septembre 1904

   L’article de la camarade Rosa Luxemburg dans les nos 42 et 43 de la Neue Zeit est une analyse critique de mon livre russe sur la crise dans notre Parti. Je ne peux manquer d’exprimer ma reconnaissance aux camarades allemands pour leur attention envers les publications de notre Parti, pour leurs efforts de familiariser avec cette littérature la social-démocratie allemande, mais je dois dire que l’article de Rosa Luxemburg dans la Neue Zeit familiarise les lecteurs non avec mon livre, mais avec quelque chose d’autre. Cela ressort des exemples suivants. La camarade Luxemburg dit, par exemple, que dans mon livre s’est dessinée nettement et fortement la tendance vers « un centralisme ne tenant compte de rien ». La camarade Luxemburg présume, de cette façon, que je défends un certain système d’organisation contre un certain autre. Mais la réalité est différente. Tout au long du livre, de la première à la dernière page, je défends les principes élémentaires de tout système d’organisation du Parti quel qu’il soit. Mon livre analyse non la différence entre tel ou tel système d’organisation, mais la façon dont il faut soutenir, critiquer et corriger tout système, sans contrevenir aux principes du Parti. Rosa Luxemburg dit plus loin que « conformément à sa conception (de Lénine), les pleins pouvoirs sont donnés au Comité central d’organiser tous les comités locaux du Parti ». En réalité, ce n’est pas exact. Mon opinion sur cette question peut être prouvée, pièces à l’appui, par le projet de statuts d’organisation du Parti que j’ai proposé. Dans ce projet, il n’y a pas un mot sur le droit d’organiser les comités locaux. La commission élue au congrès du Parti pour élaborer les statuts du Parti y a inclus ce droit, et le congrès a confirmé le projet de la commission. On a élu à la commission trois représentants de la minorité du congrès, à part moi et un autre partisan de la majorité ; par conséquent, dans cette commission qui a conféré au Comité central le droit d’organiser les comités locaux, c’est justement trois de mes adversaires qui l’ont emporté. La camarade R. Luxemburg a confondu deux faits distincts. D’abord, elle a confondu mon projet d’organisation avec le projet modifié par la commission, d’une part et, d’autre part, avec les statuts d’organisation adoptés par le congrès du Parti ; deuxièmement, elle a confondu la défense d’une revendication déterminée touchant un paragraphe déterminé des statuts (il est absolument faux que dans cette défense je n’aie tenu compte de rien, puisque à l’assemblée plénière je n’ai pas protesté contre l’amendement déposé par la commission) avec la défense de la thèse (authentiquement « ultra-centraliste », n’est-ce pas ?) suivant laquelle les statuts adoptés par le congrès du Parti doivent être appliqués jusqu’à ce que le prochain congrès les modifie. Cette thèse (« purement blanquiste », comme le lecteur peut facilement le remarquer), je l’ai réellement soutenue dans mon livre « sans tenir compte de rien ». La camarade Luxemburg dit que selon moi « le Comité central est le seul centre actif du Parti ». En réalité, ce n’est pas exact. Je n’ai jamais soutenu cette opinion. Au contraire, mes contradicteurs (la minorité du IIe Congrès du Parti) m’accusaient dans leurs écrits de ne pas suffisamment défendre l’indépendance, l’initiative du Comité central et de trop le subordonner à la rédaction de l’organe central à l’étranger et au Conseil du Parti. J’ai répondu, à cette accusation, dans mon livre, que lorsque la majorité du Parti était prépondérante au Conseil du Parti, elle n’a jamais tenté de limiter l’indépendance du Comité central ; mais cela s’est produit aussitôt que le Conseil est devenu un instrument de lutte entre les mains de la minorité. La camarade Rosa Luxemburg dit que dans la social-démocratie de Russie il n’existe aucun doute quant à la nécessité d’un parti unique et que toute la discussion se concentre sur la question d’une plus ou moins grande centralisation. En réalité, ce n’est pas exact. Si la camarade Luxemburg voulait bien prendre connaissance des résolutions des nombreux comités locaux du Parti qui forment la majorité, elle comprendrait facilement (cela ressort particulièrement de mon livre) que la discussion a surtout porté chez nous sur le fait de savoir si le Comité central et l’organe central devaient représenter l’orientation de la majorité du congrès ou non. L’estimée camarade ne dit mot de cette exigence « purement blanquiste » et « ultra-centraliste », elle préfère déclamer contre la subordination mécanique de la partie au tout, contre la soumission servile, contre l’obéissance aveugle et d’autres horreurs de ce genre. Je suis très reconnaissant à la camarade Luxemburg d’expliquer cette profonde idée que la soumission servile est fatale pour le Parti, mais je voudrais savoir si la camarade trouve normal, si elle peut admettre, si elle a vu dans un parti quelconque que dans les organismes centraux, qui s’intitulent organismes du Parti, la minorité du congrès du Parti prédominât ? La camarade R. Luxemburg m’attribue la pensée qu’en Russie existent déjà toutes les prémisses pour l’organisation d’un grand parti ouvrier fortement centralisé. De nouveau, c’est une inexactitude de fait. Nulle part dans mon livre, non seulement je n’ai soutenu cette idée, mais je ne l’ai même pas exprimée. La thèse que j’ai proposée exprimait et exprime quelque chose de différent. Plus précisément, je soulignais qu’il y avait déjà toutes les prémisses pour que les décisions du congrès du Parti soient respectées, et que le temps où l’on pouvait remplacer un collège du Parti par un cercle privé est révolu depuis longtemps. J’ai prouvé que certains oracles de notre Parti ont révélé leur inconséquence et leur instabilité, et qu’ils n’ont aucun droit de rendre le prolétaire russe responsable de leur manque de discipline. Les ouvriers russes se sont prononcés plus d’une fois déjà, dans diverses circonstances, pour le respect des décisions du congrès du Parti. C’est vraiment ridicule quand la camarade Luxemburg qualifie une telle opinion d’« optimiste » (ne faut-il pas plutôt dire « pessimiste ») sans souffler mot du fond réel de ma thèse. La camarade Luxemburg soutient que j’exalte la valeur éducative de la fabrique. Ce n’est pas vrai. Ce n’est pas moi mais mon adversaire qui affirmait que je me représente le Parti comme une fabrique ; je me suis bien moqué de lui, en démontrant par ses propres expressions qu’il confond deux aspects différents de la discipline à la fabrique, ce qui, malheureusement est arrivé aussi à la camarade Rosa Luxemburg((Voir la brochure russe : Nos malentendus, l’article « R. Luxemburg contre Karl Marx ». (Note de Lénine))).

   La camarade Luxemburg dit que par ma définition du social-démocrate révolutionnaire comme jacobin lié à une organisation d’ouvriers socialement conscients, j’ai peut-être caractérisé mon point de vue avec plus d’esprit que n’aurait pu le faire aucun de mes adversaires. Encore une fois, il y a erreur de fait. Ce n’est pas moi, mais P. Axelrod qui a parlé le premier de jacobinisme. Le premier, Axelrod a comparé les groupements de notre parti à ceux du temps de la Révolution française. J’ai seulement fait remarquer que cette comparaison n’est admissible que pour autant que la division de la social-démocratie contemporaine en révolutionnaire et opportuniste correspond, dans une certaine mesure, à la division en montagnards et girondins. L’ancienne Iskra, reconnue par le congrès du Parti, faisait souvent cette comparaison. En admettant justement une telle division, l’ancienne Iskra combattait l’aile opportuniste de notre Parti, l’orientation du Rabotchéié Diélo. Rosa Luxemburg confond ici la corrélation entre les deux courants révolutionnaires du XVIIIe et du XXe siècle avec l’identification de ces courants eux-mêmes. Par exemple, si je dis que le Petit Scheidegg par rapport à la Jungfrau, c’est la même chose qu’une maison de deux étages par rapport à une maison de quatre étages, cela ne veut pas encore dire que j’identifie une maison de quatre étages et la Jungfrau. La camarade Luxemburg a laissé échapper entièrement l’analyse concrète des divers courants dans notre Parti. Or, je consacre la majeure partie de mon livre à cette analyse qui se fonde sur les procès-verbaux du congrès de notre Parti, et dans l’introduction je le souligne expressément. Rosa Luxemburg désire parler de la situation actuelle dans notre Parti tout en méconnaissant totalement notre congrès qui, à proprement parler, a posé les fondations réelles de notre Parti. On doit avouer que c’est une entreprise risquée ! D’autant plus risquée que, comme je l’ai indiqué des centaines de fois dans mon livre, mes adversaires méconnaissent le congrès, et c’est justement pourquoi toutes leurs affirmations sont privées de toute base concrète.

   C’est précisément cette erreur fondamentale que commet aussi la camarade Rosa Luxemburg. Elle ne fait que répéter des phrases, tout bonnement, sans se donner la peine de démêler leur signification concrète. Elle menace de diverses horreurs, sans avoir étudié le fond réel de la controverse. Elle m’attribue des lieux communs, des principes et des propos rebattus, des vérités absolues, et s’évertue à passer sous silence les vérités relatives, basées sur des faits très précis, et que j’applique exclusivement. Et elle se plaint encore de poncifs, et en appelle à la dialectique de Marx. Or, justement, l’article de l’estimée camarade contient uniquement des poncifs imaginaires, justement son article contredit l’abc de la dialectique. Cet abc enseigne qu’il n’y a aucune vérité abstraite, la vérité est toujours concrète. La camarade Rosa Luxemburg méconnaît superbement les faits concrets de la lutte dans notre Parti et déclame d’un air condescendant à propos de questions qu’on ne peut discuter sérieusement. Je prendrai un dernier exemple dans le deuxième article de la camarade Luxemburg. Elle cite mes paroles suivant lesquelles telle ou telle rédaction des statuts d’organisation peut servir d’arme plus ou moins aiguisée dans la lutte contre l’opportunisme. Rosa Luxemburg ne dit absolument pas de quelles formulations je parlais dans mon livre et nous parlions tous au congrès du Parti. La camarade n’effleure absolument pas la question de savoir quelle polémique je menais au congrès, contre qui j’avançais mes arguments. Au lieu de cela, elle condescend à me faire toute une conférence sur l’opportunisme… dans les pays à régime parlementaire ! ! Mais, dans son article, nous ne trouvons pas un mot sur toutes les variétés particulières, spécifiques de l’opportunisme, sur les nuances qu’il a prises chez nous en Russie, et dont il est question dans mon livre. La conclusion de tous ces raisonnements hautement ingénieux est la suivante : « Les statuts du Parti ne doivent pas être en eux-mêmes (? ? comprends qui peut) une arme contre l’opportunisme mais seulement un moyen extérieur puissant pour imposer l’influence dirigeante de la majorité révolutionnaire et prolétarienne du Parti, qui existe en réalité. » Tout à fait exact. Mais R. Luxemburg passe sous silence la façon dont s’est formée la majorité qui existe en réalité ; or, c’est justement de cela que je parle dans mon livre. Elle ne dit pas non plus quelle influence Plékhanov et moi nous défendions à l’aide de ce puissant moyen extérieur Je peux seulement ajouter que jamais et nulle part je n’ai prononcé pareille absurdité, à savoir que les statuts du Parti sont une arme « en eux-mêmes ».

   La réponse la plus juste à une telle interprétation de mes vues serait l’exposé des faits concrets de la lutte dans notre Parti. Alors chacun comprendra clairement à quel point les faits concrets contredisent les lieux communs et les abstractions banales de la camarade Luxemburg.

   Notre Parti fut fondé au printemps 1898 en Russie au congrès des représentants de quelques organisations russes. Le Parti reçut le nom de Parti ouvrier social-démocrate de Russie. La Rabotchaïa Gazéta((« Rabotchaïa Gazéta », organe illégal du groupe social-démocrate de Kiev. 2 numéros ont paru : le n° 1 en août 1897 et le n° 2 eu décembre (daté de novembre de la même année). Le 1er Congrès du P.O.S.D.R. la reconnut organe officiel du Parti. Après le congrès, à la suite de la destruction de l’imprimerie par la police et l’arrestation des membres du C.C. le journal cessa de paraître. Voir Œuvres, Paris-Moscou, t. 4, pp. 213-215 sur les tentatives de renouveler sa parution en 1899.)) fut proclamée organe central du Parti ; l’« Union des social-démocrates russes à l’étranger » représentait le Parti à l’étranger. Peu après le congrès, le Comité central du Parti fut arrêté. La Rabotchaïa Gazéta cessa de paraître après le deuxième numéro. Tout le Parti se transforma en un conglomérat amorphe d’organisations locales (appelées comités). Le seul lien unissant ces comités locaux était un lien idéologique, purement intellectuel. Il devait fatalement arriver une période de divergences, de flottements, de scissions. Les intellectuels, qui constituaient un pourcentage beaucoup plus important dans notre Parti que dans les partis d’Europe occidentale, se sont passionnés pour le marxisme, mode nouvelle. Cet engouement a très rapidement fait place d’une part, à une admiration servile de la critique bourgeoise de Marx et, d’autre part, à un mouvement ouvrier purement professionnel (grévisme, économisme). La divergence entre la tendance opportuniste intellectuelle et la tendance révolutionnaire prolétarienne a amené la scission de l’« Union » à l’étranger. Le journal Rabotchaïa Mysl et la revue Rabotchéié Diélo éditée à l’étranger (cette dernière un peu moins) étaient les porte-parole de l’économisme, minimisaient l’importance de la lutte politique, niaient les éléments de démocratie bourgeoise en Russie. Les critiques « légaux » de Marx, messieurs Strouvé, Tougan-Baranovski, Boulgakov, Berdiaïev, etc., ont carrément tourné à droite. Nous ne découvrirons nul endroit en Europe où le bernsteinisme soit arrivé si vite à sa fin logique, la formation d’une fraction libérale, comme cela s’est passé chez nous en Russie. Chez nous, M. Strouvé a commencé par la « critique », au nom du bernsteinisme, et a terminé par l’organisation de la revue libérale Osvobojdiénié, libérale dans le sens européen de ce mot. Plékhanov et ses amis qui ont quitté l’Union à l’étranger étaient soutenus par les fondateurs de l’Iskra et de la Zaria. Ces deux revues (dont a entendu parler même la camarade Rosa Luxemburg) ont mené une « brillante campagne de trois ans » contre l’aile opportuniste du Parti, une campagne de la « Montagne » social-démocrate contre la « Gironde » social-démocrate (c’est une expression de l’ancienne Iskra), une campagne contre le Rabotchéié Diélo (les camarades Kritchevski, Akimov, Martynov, etc.), contre le Bund juif, contre les organisations de Russie qui s’étaient inspirées de cette orientation (en premier lieu contre l’organisation de Pétersbourg dénommée « organisation ouvrière » et le comité de Voronèje). Il devenait de plus en plus évident qu’un lien purement idéologique entre les comités était insuffisant. On ressentait de plus en plus le besoin d’un Parti vraiment uni, c’est-à-dire l’accomplissement de ce qu’on avait seulement prévu en 1898. Enfin, fin 1902 s’est formé un Comité d’organisation, qui s’était donné pour tâche de convoquer le IIe Congrès du Parti. De ce Comité, composé surtout par l’organisation russe de l’Iskra, faisait également partie un représentant du Bund juif. En automne 1903 s’est tenu, enfin, le IIe Congrès qui s’est terminé, d’une part par l’unification formelle du Parti, d’autre part par sa scission en « majorité » et « minorité ». Cette division n’existait pas avant le congrès du Parti. Seule une analyse approfondie de la lutte qui s’est déroulée au congrès peut expliquer cette division. Malheureusement, les partisans de la minorité (y compris la camarade Luxemburg) évitent prudemment cette analyse.

   Dans mon livre, que la camarade Luxemburg présente d’une manière si originale aux lecteurs allemands, je consacre plus de cent pages à une analyse détaillée des procès-verbaux du congrès (qui forment un volume de près de 400 pages). Cette analyse m’a amené à diviser les délégués ou mieux les voix (certains délégués avaient une ou deux voix) en quatre groupes fondamentaux : 1) les iskristes de la majorité (partisans de la tendance de l’ancienne Iskra) -24 voix, 2) les iskristes de la minorité — 9 voix, 3) le centre (appelé aussi par dérision le « marais ») — 10 voix et enfin 4) les anti-iskristes — 8 voix, soit au total 51 voix. J’analyse la participation de ces groupes à tous les votes qui ont eu lieu au congrès et démontre qu’à propos de toutes les questions (programme, tactique et organisation) le congrès a été l’arène de la lutte des iskristes contre les anti-iskristes, le « marais » ayant oscillé dans différents sens. Quiconque connaît un tant soit peu l’histoire de notre Parti doit comprendre clairement qu’il ne pouvait en être autrement. Mais tous les partisans de la minorité (y compris Rosa Luxemburg) ferment modestement les yeux sur cette lutte. Pourquoi ? C’est justement cette lutte qui rend évidente toute la fausseté de l’actuelle position politique de la minorité. Pendant toute cette bataille au congrès du Parti, à l’occasion de dizaines de questions, de dizaines de votes, les iskristes ont combattu les anti-iskristes et le « marais » qui s’alignait d’autant plus résolument aux côtés des anti-iskristes que la question discutée était plus concrète, qu’elle définissait d’une manière plus positive le sens fondamental du travail social-démocrate, qu’elle visait à mettre en pratique plus concrètement les plans inébranlables de l’ancienne Iskra. Les anti-iskristes (surtout le camarade Akimov et le délégué toujours d’accord avec lui, de l’« Organisation ouvrière » de Pétersbourg, le camarade Brucker, presque toujours le camarade Martynov et 5 délégués du Bund juif) étaient contre la reconnaissance de l’orientation de l’ancienne Iskra. Ils défendaient les anciennes organisations privées, votaient contre leur soumission au Parti, contre leur fusion avec le Parti (incident du Comité d’organisation, dissolution du groupe « loujny Rabotchi », le plus important du « marais », etc.). Ils combattaient les statuts d’organisation, rédigés dans l’esprit du centralisme (14e séance du congrès) et accusaient alors tous les iskristes de vouloir introduire « la suspicion organisée », « la loi d’exception » et autres horreurs. Tous les iskristes sans exception en riaient alors ; il est remarquable que la camarade Rosa Luxemburg prenne toutes ces fantaisies pour quelque chose de sérieux. Dans la grande majorité des questions, les iskristes l’ont emporté ; ils prédominaient au congrès, ce qui ressort clairement des chiffres que j’ai rappelés. Mais dans la deuxième période du congrès, quand on tranchait des questions touchant moins aux principes, les anti-iskristes ont gagné : certains iskristes avaient voté avec eux. C’est ce qui est arrivé, par exemple, à propos de l’égalité des langues dans notre programme ; sur cette question, les anti-iskristes ont presque réussi à battre la commission du programme et à imposer leur formulation. C’est ce qui est arrivé aussi pour le paragraphe 1 des statuts, lorsque les anti-iskristes de concert avec le « marais » ont imposé la formulation de Martov. Conformément à cette rédaction, sont considérés comme membres du Parti non seulement les membres d’une organisation du Parti (c’est la formulation que j’ai défendue avec Plékhanov), mais aussi toutes les personnes qui militent sous le contrôle d’une organisation du Parti((Le camarade Kautsky s’est prononcé pour la formulation de Martov en invoquant des raisons d’opportunité. D’abord, ce point a été discuté à notre congrès non sous l’angle de l’opportunité, mais du point de vue des principes. La question a été posée sous cet aspect par Axelrod. Deuxièmement, le camarade Kautsky se trompe s’il pense que sous le régime policier russe, il existe une si grande différence entre l’appartenance à une organisation du Parti et un simple travail sous le contrôle d’une telle organisation. Troisièmement, il est particulièrement erroné de comparer la situation actuelle en Russie à la situation en Allemagne lorsqu’était en vigueur la loi d’exception contre les socialistes. (Note de Lénine).
Loi d’exception contre les socialistes, adoptée en Allemagne en 1878. Toutes les organisations du Parti social-démocrate, les organisations ouvrières de niasse, la presse ouvrière furent interdites ; on confisqua les publications socialistes, on commença à déporter les social-démocrates. Sous la pression du mouvement ouvrier de masse la loi fut abolie en 1890.)).

   La même chose s’est produite à propos des élections du Comité central et de la rédaction de l’organe central. 24 iskristes ont formé une majorité compacte ; ils ont fait adopter un plan conçu depuis longtemps de renouvellement de la rédaction : on a élu trois des six anciens rédacteurs ; 9 iskristes, 10 membres du centre et 1 anti-iskriste (les autres : 7 anti-iskristes, les représentants du Bund juif et du Rabotchéié Diélo avaient quitté le congrès auparavant) formaient la minorité. Cette minorité était si mécontente des élections qu’elle a décidé de ne pas participer aux autres élections. Le camarade Kautsky avait parfaitement raison de voir dans le renouvellement de la rédaction la cause principale de la lutte qui suivit. Mais son opinion suivant laquelle c’est moi (sic !) qui aurais « exclu » trois camarades de la rédaction s’explique seulement par sa complète ignorance de notre congrès. D’abord, la non-élection n’est absolument pas une exclusion, et je n’avais naturellement pas le droit au congrès d’exclure qui que ce soit ; d’autre part, le camarade Kautsky ne soupçonne même pas, il me semble, que la coalition des anti-iskristes, du centre et d’une petite partie des partisans de l’Iskra avait aussi une signification politique et ne pouvait manquer d’exercer une influence sur le résultat des élections. Quiconque se refuse à fermer les yeux sur ce qui s’est passé à notre congrès doit comprendre que notre nouvelle division en minorité et majorité est seulement une variante de l’ancienne division en aile prolétarienne, révolutionnaire et en aile intellectuelle, opportuniste de notre Parti. Ce fait, on ne peut l’écarter par aucune interprétation, aucune dérision.

   Malheureusement, après le congrès, la signification de principe de cette scission a été obscurcie par les chicanes à propos de la cooptation. Plus précisément, la minorité refusait de travailler sous le contrôle des organismes centraux, si les trois anciens rédacteurs n’étaient pas cooptés à nouveau. Cette lutte a duré deux mois. Les moyens d’action utilisés étaient le boycottage et la désorganisation du Parti. 12 comités (des 14 qui se sont prononcés sur cette question) ont sévèrement condamné ces moyens. La minorité a même refusé d’accepter notre proposition (dont Plékhanov et moi avons été les promoteurs) et d’exprimer leur point de vue dans les colonnes de l’Iskra. Au congrès de la Ligue à l’étranger, on en est arrivé à couvrir les membres des organismes centraux d’injures et d’outrages (autocrates, bureaucrates, gendarmes, menteurs, etc.). On les accusait d’étouffer les initiatives personnelles et de vouloir imposer la soumission inconditionnelle, l’obéissance aveugle, etc. Les tentatives faites par Plékhanov de qualifier d’anarchiste un tel moyen de lutte de la minorité, ne pouvaient atteindre leur but. Après ce congrès, Plékhanov publia un article, qui a fait date, et qui était dirigé contre moi : « Ce qu’il ne faut pas faire » (Iskra, n° 52). Dans cet article, il disait que la lutte contre le révisionnisme ne doit pas signifier nécessairement lutte contre les révisionnistes ; il était clair pour tous qu’il sous-entendait notre minorité. Plus loin, il dit que parfois il ne faut pas combattre l’anarchisme individualiste, si solidement ancré dans l’esprit du révolutionnaire russe ; certaines concessions sont quelquefois le meilleur moyen pour le maîtriser et éviter la scission. J’ai quitté la rédaction, car je ne pouvais partager un tel point de vue, et les rédacteurs de la minorité ont été cooptés. Puis il y a eu la lutte pour la cooptation au Comité central. Ma proposition de conclure la paix à condition que l’organe central reste à la minorité et le Comité central à la majorité a été rejetée. La bataille a continué, on combattait « au nom des principes » le bureaucratisme, l’ultracentralisme, le formalisme, le jacobinisme, le schweitzerisme (c’est moi qu’on appelait le Schweitzer russe) et autres choses horribles. Je me suis moqué de toutes ces accusations dans mon livre, et j’ai souligné que c’était soit une simple chicanerie de cooptation soit (si l’on convient d’y voir « des principes ») rien d’autre que des phrases opportunistes, girondistes. La minorité actuelle répète seulement ce que le camarade Akimov et d’autres opportunistes avérés ont dit à notre congrès contre le centralisme que défendaient tous les partisans de l’ancienne Iskra.

   En Russie, les comités étaient indignés de la transformation de l’organe central en un organe d’un cercle privé, celui des chamailleries de cooptation et des ragots du Parti. On a voté plusieurs résolutions qui exprimaient la plus sévère condamnation. Seule la soi-disant « Organisation ouvrière » de Pétersbourg, dont nous avons déjà parlé, et le comité de Voronèje (partisans de la tendance du camarade Akimov) ont exprimé leur satisfaction de principe, de l’orientation de la nouvelle Iskra. Les voix, réclamant la convocation du IIIe Congrès, devenaient de plus en plus nombreuses,

   Le lecteur qui se donnera la peine d’étudier les origines de la lutte dans notre Parti comprendra facilement que les propos de la camarade Rosa Luxemburg sur « l’ultra-centralisme », sur la nécessité d’une centralisation progressive, etc., sont concrètement et sur le plan pratique une dérision à l’égard de notre congrès ; abstraitement et sur le plan théorique (si l’on peut ici parler de la théorie), c’est un avilissement manifeste du marxisme, une altération de la véritable dialectique de Marx, etc.

   La dernière phase de la lutte a été caractérisée par le fait que les membres de la majorité ont été en partie exclus du Comité central, en partie neutralisés, réduits à néant. (Cela s’est produit à cause des remaniements du Comité central((Au IIe Congrès du Parti furent élus au Comité central : Lengnik, Krjijanovski, Noskov. En octobre (nouveau calendrier) 1903 furent cooptés au C.C. Zemliatchka, Krassine, Essen et Goussarov. En novembre, Lénine entra au C.C. et Galpérine fut coopté. Entre juillet et septembre 1904, il y eut de nouveaux changements : Lengnik et Essen, partisans de Lénine, furent arrêtés. Les conciliateurs Krjijanovski et Goussarov donnèrent leur démission. Les conciliateurs Krassine, Noskov et Galpérine, malgré les protestations de Lénine, exclurent illégalement du C.C. Zemliatchka, partisane de la majorité, et cooptèrent 3 conciliateurs : Lioubimov, Karpov et Doubrovinski. A la suite de ces remaniements, les conciliateurs avaient la majorité au C.C.)), etc.) Le Conseil du Parti (qui après la cooptation des anciens rédacteurs est également tombé aux mains de la minorité) et le Comité central actuel ont condamné toute agitation en faveur du IIIe Congrès, et passent à des accords et des pourparlers privés avec certains membres de la minorité. Les organisations, comme par exemple le collège de représentants (mandataires) du Comité central, qui se sont permis de commettre un crime tel que l’agitation pour la convocation d’un congrès, ont été dissoutes((Lénine fait allusion à la résolution du C.C. sur la dissolution du Bureau du Sud du C.C., qui faisait de l’agitation en faveur de la convocation du IIIe Congrès du Parti.)). La lutte du Conseil du Parti et du nouveau Comité central contre la convocation du IIIe Congrès a été déclarée sur toute la ligne. La majorité y a répondu par le mot d’ordre : « A bas le bonapartisme ! » (c’était le titre de la brochure du camarade Galerka((Galerka, le bolchevik M. Olminski (Alexandrov).)), qui parle au nom de la majorité). Le nombre des résolutions, dans lesquelles les institutions du Parti qui s’opposent à la convocation du congrès sont proclamées antiparti et bonapartistes, grandit. A quel point tous les discours de la minorité contre l’ultra-centralisme et en faveur de l’autonomie étaient hypocrites, c’est ce qui ressort clairement du fait que la nouvelle maison d’éditions de la majorité, que j’ai fondée avec un camarade (où ont été publiées la brochure mentionnée ci-dessus du camarade Galerka et quelques autres), a été déclarée hors-parti((La maison d’éditions du Parti social-démocrate, de V. Bontch-Brouévitch et N. Lénine, fut fondée par les bolcheviks après que la rédaction menchevique de l’Iskra leur eut fermé les colonnes du journal et refusé de publier les déclarations des organisations, et membres du Parti qui défendaient les résolutions du IIe Congrès et réclamaient la convocation du IIIe Congrès. Elle fit paraître plusieurs œuvres dirigées contre les mencheviks et les conciliateurs : N. Lénine, La campagne des zemstvos et le plan de l’« Iskra » ; Galerka, A bas le bonapartisme ; Orlovski, Le Conseil contre le Parti, etc.)). Les nouvelles éditions donnent à la majorité la seule possibilité de répandre ses vues, puisque les pages de l’Iskra lui sont à peu près interdites. Malgré cela, ou plutôt, justement à cause de cela, le Conseil du Parti a pris la décision, dont je viens de parler, sous le prétexte purement formel que nos éditions ne sont habilitées par aucune organisation du Parti.

   A peine est-il besoin de parler de l’abandon dans lequel se trouve le travail positif, de la chute brutale du prestige de la social-démocratie, de dire à quel point tout le Parti est démoralisé parce que toutes les résolutions, toutes les élections du IIe Congrès ont été réduites à néant, et par suite de cette lutte contre la convocation du IIIe Congrès que mènent les organismes du Parti, responsables devant le Parti.

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