Socialisme prolétarien

Anarchisme ou socialisme

Staline

3. Socialisme prolétarien

   Nous connaissons maintenant la doctrine de Marx : nous connaissons sa méthode, nous connaissons aussi sa théorie.

   Quelles sont les conclusions pratiques à tirer de cette doctrine ?

   Quel lien existe entre le matérialisme dialectique et le socialisme prolétarien ?

   La méthode dialectique affirme que seule peut être progressiste jusqu’au bout, que seule peut briser le joug de l’esclavage la classe qui grandit de jour en jour, qui va toujours de l’avant et lutte inlassablement pour un avenir meilleur.

   Nous voyons que la seule classe qui se développe constamment, qui va toujours de l’avant et lutte pour l’avenir, c’est le prolétariat des villes et des campagnes. Nous devons donc servir le prolétariat et fonder sur lui nos espoirs.

   Telle est la première conclusion pratique à tirer de la doctrine de Marx.

   Mais il y a servir et servir. Bernstein, lui aussi, « sert » le prolétariat quand il lui prêche l’oubli du socialisme. Kropotkine, lui aussi, « sert » le prolétariat quand il lui offre un  « socialisme » communautaire éparpillé, privé d’une large base industrielle. Karl Marx, lui aussi, sert le prolétariat quand il l’appelle au socialisme prolétarien, qui s’appuie sur la large base de la grande industrie moderne.

   Que devons-nous faire pour que notre travail profite au prolétariat ? Comment devons-nous servir le prolétariat ?

   La théorie matérialiste affirme que tel ou tel idéal ne peut être vraiment utile au prolétariat que si cet idéal n’est pas contraire au développement économique du pays, que s’il répond en tout point aux exigences de ce développement. Le développement économique du régime capitaliste montre que la production moderne prend un caractère social et que le caractère social de la production nie radicalement la propriété capitaliste existante. Par conséquent, notre tâche principale est de contribuer à abolir la propriété capitaliste et à instaurer la propriété socialiste. Cela signifie que la théorie de Bernstein, qui prêche l’oubli du socialisme, contredit foncièrement les exigences du développement économique ; elle sera préjudiciable au prolétariat.

   Le développement économique du régime capitaliste montre ensuite que la production moderne s’étend chaque jour davantage ; qu’elle ne tient plus dans le cadre de villes ou de provinces isolées ; qu’elle fait sauter sans cesse ce cadre et s’étend au territoire de l’Etat tout entier. Par conséquent, il nous faut applaudir à l’élargissement de la production et admettre pour base du socialisme futur, non point des villes et des communes isolées, mais le territoire un et indivisible de l’Etat tout entier, territoire qui, dans l’avenir, bien entendu, s’étendra de plus en plus. Cela signifie que la théorie de Kropotkine, qui confine le socialisme futur dans le cadre de villes ou de communes isolées, va à l’encontre d’une extension vigoureuse de la production ; elle sera préjudiciable au prolétariat.

   Lutter pour une large vie socialiste, en tant qu’objectif principal, voilà comment nous devons servir le prolétariat.

   Telle est la seconde conclusion pratique à tirer de la doctrine de Marx.

   Il est clair que le socialisme prolétarien découle directement du matérialisme dialectique. Qu’est-ce que le socialisme prolétarien ?

   Le régime actuel est capitaliste. Cela veut dire que le monde est divisé en deux camps opposés, celui d’une petite poignée de capitalistes et celui de la majorité : les prolétaires. Ces derniers travaillent jour et nuit, mais ils n’en restent pas moins pauvres. Les capitalistes ne travaillent pas, mais ils n’en sont pas moins riches. Cela ne vient pas de ce que les prolétaires manqueraient d’intelligence, tandis que les capitalistes auraient du génie : c’est parce que les capitalistes s’approprient le fruit du travail des prolétaires, parce que les capitalistes exploitent les prolétaires.

   Pourquoi sont-ce précisément les capitalistes qui s’approprient le fruit du travail des prolétaires et non pas les prolétaires eux-mêmes ? Pourquoi les capitalistes exploitent-ils les prolétaires, et non inversement ?

   Parce que le régime capitaliste repose sur la production marchande : tout prend ici la forme d’une marchandise, partout règne le principe de l’achat et de la vente. Vous pouvez acheter non seulement les objets de consommation, les aliments, mais aussi la force de travail des hommes, leur sang, leur conscience. Les capitalistes savent tout cela, et ils achètent la force de travail des prolétaires, ils les embauchent. Cela signifie qu’ils deviennent les maîtres de la force de travail qu’ils achètent. Les prolétaires, eux, perdent tout droit sur la force de travail qu’ils ont vendue. C’est-à-dire que le produit de cette force de travail n’appartient plus aux prolétaires, mais uniquement aux capitalistes, qui empochent ce produit. Il se peut que la force de travail que vous avez vendue produise pour cent roubles de marchandises par jour, mais cela ne vous regarde pas et ne vous appartient pas ; cela regarde uniquement les capitalistes et leur appartient ; vous n’avez à toucher que votre salaire journalier, qui suffira peut-être à satisfaire vos besoins immédiats, si, bien entendu, vous menez une vie économe. Bref, les capitalistes achètent la force de travail des prolétaires, ils les embauchent, et c’est pourquoi ils s’approprient le fruit du travail des prolétaires, c’est pourquoi ce sont eux qui exploitent les prolétaires ; et non inversement.

   Mais pourquoi sont-ce les capitalistes, précisément, qui achètent la force de travail des prolétaires ? Pourquoi les capitalistes embauchent-ils les prolétaires, et non inversement ?

   Parce que le principe fondamental du régime capitaliste est la propriété privée des instruments et moyens de production. Parce que les fabriques, les usines, la terre et le sous-sol, les forêts, les chemins de fer, les machines et les autres moyens de production sont devenus la propriété privée d’une petite poignée de capitalistes. Parce que les prolétaires sont privés de tout cela. Voilà pourquoi les capitalistes embauchent les prolétaires pour mettre en marche fabriques et usines, sinon ils ne tireraient aucun profit de leurs instruments et moyens de production. Voilà pourquoi les prolétaires vendent leur force de travail aux capitalistes, car autrement ils mourraient de faim.

   Tous ces faits mettent en lumière le caractère général de la production capitaliste. D’abord, il va de soi que la production capitaliste ne peut être quelque chose d’uni et d’organisé : elle est tout entière morcelée en entreprises privées de tels ou tels capitalistes. En second lieu, il n’est pas moins évident que le but immédiat de cette production morcelée n’est point de satisfaire les besoins de la population, mais de produire des marchandises destinées à la vente, en vue d’augmenter les profits des capitalistes. Mais comme tout capitaliste cherche à augmenter ses profits, chacun d’eux supplique à produire le plus de marchandises possible, ce qui fait que le marché est bien vite saturé, que les prix des marchandises baissent, — et c’est la crise générale qui survient.

   Ainsi, les crises, le chômage, les arrêts de la production, l’anarchie de la production, etc., sont le résultat direct du caractère inorganisé de la production capitaliste moderne. Et si ce régime social inorganisé n’est pas encore détruit pour le moment, s’il résiste encore vigoureusement aux attaques du prolétariat, cela s’explique avant tout par le fait qu’il est défendu par l’Etat capitaliste, par le gouvernement capitaliste. Tel est le fondement de la société capitaliste moderne.

   Il ne fait pas de doute que la société future reposera sur une tout autre base.

   La société future sera une société socialiste. Cela veut dire avant tout qu’il n’y aura point de classes : il n’y aura ni capitalistes ni prolétaires, et, par suite, pas d’exploitation. Il n’y aura là que des travailleurs unis dans un labeur collectif.

   La société future sera une société socialiste. Cela veut dire aussi qu’avec l’exploitation seront supprimés la production marchande, la vente et l’achat. Il n’y aura donc point de place pour les acheteurs et les vendeurs de la force de travail, pour les employeurs et les salariés. Il n’y aura là que des travailleurs libres.

   La société future sera une société socialiste. Cela veut dire, enfin, qu’avec le travail salarié sera abolie toute propriété privée des instruments et moyens de production ; il n’y aura là ni prolétaires pauvres, ni riches capitalistes, — il n’y aura que des travailleurs possédant en commun toute la terre et le sous-sol, toutes les forêts, toutes les fabriques et usines, tous les chemins de fer, etc.

   Comme on le voit, le but principal de la production future consistera à satisfaire directement les besoins de la société, et non à produire des marchandises destinées à la vente en vue d’augmenter les profits des capitalistes. Il n’y aura pas de place pour la production marchande, de lutte pour les profits, etc.

Il est évident aussi que la production future sera organisée sur le mode socialiste : ce sera une production hautement développée qui tiendra compte des besoins de la société et produira exactement la quantité nécessaire à la société. Il n’y aura point de place pour une production éparpillée, ni pour la concurrence, ni pour les crises, ni pour le chômage.

   Là où les classes n’existent pas, là où il n’y a ni riches ni pauvres, l’Etat devient inutile, et inutile le pouvoir politique qui opprime les pauvres et défend les riches. Par conséquent, la société socialiste n’aura pas besoin de maintenir le pouvoir politique.

   Voilà pourquoi Karl Marx disait dès 1846 :

   « La classe laborieuse substituera, dans le cours de son développement, à l’ancienne société civile une association qui exclura les classes et leur antagonisme et il n’y aura plus de pouvoir politique proprement dit… (((Voir Misère de la philosophie). » [Karl Marx : Misère de la philosophie, p. 135, Editions sociales, Paris, 1946. (Expressions soulignées par Staline). (N.T.).]))

Voilà pourquoi Engels disait en 1884 :

   « Ainsi l’Etat n’a pas existé de tout temps. Il y a eu des sociétés qui s’en sont passé, qui n’avaient pas la moindre idée de l’Etat ni d’un pouvoir d’Etat. A un certain degré du développement économique, impliquant nécessairement la division de la société en classes, l’Etat est devenu… une nécessité. Nous approchons maintenant à grands pas d’un degré de développement de la production tel que l’existence de ces classes a non seulement cessé d’être une nécessité, mais devient un obstacle direct à la production. Les classes disparaîtront aussi inéluctablement quelles sont apparues. Avec la disparition des classes disparaîtra inéluctablement l’Etat. La société qui réorganisera la production sur la base de l’association libre et égale des producteurs, renverra la machine d’Etat à la place qui lui revient : au musée des antiquités, à côté du rouet et de la hache de bronze. » (((Voir L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat). [Friedrich Engels : L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat, p. 229, Paris, Edition Costes, 1936. (N.T.).]))

   D’autre part, il va de soi que pour administrer les affaires publiques, à côté des bureaux locaux où seront concentrés les divers renseignements, la société socialiste aura besoin d’un bureau central de statistique, qui sera chargé de s’informer des besoins de toute la société pour répartir ensuite, d’une façon adéquate, les divers emplois entre les travailleurs. Il faudra aussi convoquer des conférences et surtout des congrès, dont les décisions seront, jusqu’au congrès suivant, absolument obligatoires pour les camarades mis en minorité.

   Il est évident enfin que, dans la future société socialiste, le travail libre et fraternel devra entraîner à sa suite une satisfaction non moins fraternelle et complète de tous les besoins. Cela signifie que si la société future demande à chacun de ses membres juste autant de travail qu’il peut en fournir, la société, à son tour, sera tenue de délivrer à chacun la quantité de produits dont il aura besoin. De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins ! Telle est la base sur laquelle doit être créé le futur régime collectiviste. Certes, au premier stade du socialisme, quand des éléments non encore habitués au travail se plieront à la vie nouvelle, que les forces productives, elles non plus, ne seront pas suffisamment développées et qu’il existera encore un travail « dur » et un travail « facile », l’application du principe « à chacun selon ses besoins » sera sans aucun doute très difficile : aussi la société sera-t-elle obligée de prendre momentanément une autre voie, une voie moyenne. Mais il est également certain que lorsque la société future aura creusé son lit et que les survivances du capitalisme auront été extirpées, le seul principe répondant à la société socialiste sera le principe mentionné plus haut.

     Aussi Marx disait-il en 1875 :

   « Dans une phase supérieure de la société communiste (c’est-à-dire de la société socialiste), quand auront disparu l’asservissante subordination des individus à la division du travail et, avec elle, l’opposition entre le travail intellectuel et le travail manuel ; quand le travail ne sera pas seulement un moyen de vivre, mais deviendra lui-même le premier besoin vital ; quand, avec le développement multiple des individus, les forces productives se seront accrues, elles aussi, …alors seulement l’horizon borné du droit bourgeois pourra être définitivement dépassé et la société pourra inscrire sur ses drapeaux : « De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins ». » (Voir Critique du programme de Gotha). (([Karl Marx et Friedrich Engels : Critique des programmes de Gotha et d’Erfurt, p. 24 et 25, Editions sociales, Paris. 1950. (N.T.).]))

   Tel est, dans ses grandes lignes, le tableau de la future société socialiste d’après la théorie de Marx.

   Fort bien. Mais la réalisation du socialisme est-elle concevable ? Peut-on supposer que l’homme saura se défaire de ses « habitudes de sauvage » ?

   Ou encore : si chacun doit recevoir selon ses besoins, peut-on supposer que le niveau des forces productives de la société socialiste sera suffisant pour le permettre ?

   La société socialiste suppose des forces productives suffisamment développées et une conscience socialiste, une éducation socialiste des hommes. Ce qui entrave le développement des forces productives actuelles, c’est la propriété capitaliste existante. Mais si l’on tient compte que dans la société future cette propriété n’existera pas, il est clair que les forces productives décupleront. Il ne faut pas oublier non plus que, dans la société future, les centaines de milliers de parasites actuels, ainsi que les chômeurs, s’attelleront à la besogne et viendront grossir les rangs des travailleurs, ce qui contribuera sensiblement au développement des forces productives.

   En ce qui concerne les conceptions et les sentiments « sauvages » des hommes, ils ne sont pas aussi éternels que d’aucuns le supposent : il fut un temps, celui du communisme primitif, où l’individu ne reconnaissait pas la propriété privée ; puis vint le temps de la production individuelle, où la propriété privée s’empara des sentiments et de l’esprit des hommes ; et voici venir un temps nouveau, celui de la production socialiste, — faudra-t-il donc s’étonner si les sentiment» et l’esprit des hommes se pénètrent de tendances socialistes ? Est-ce que l’être ne détermine pas les « sentiments » et les conceptions des gens ?

   Mais où sont les preuves que le régime socialiste sera inévitablement instauré ? Le socialisme suivra-t-il inévitablement le développement du capitalisme d’aujourd’hui ? Autrement dit : d’où tenons-nous que le socialisme prolétarien de Marx est autre chose qu’un doux rêve, une fantaisie ? Quelles preuves scientifiques en possédons-nous ?

   L’histoire montre que la forme de propriété dépend directement de la forme de production, ce qui fait qu’avec le changement de la forme de production, tôt ou tard, la forme de la propriété change inévitablement. Il fut un temps où la propriété avait un caractère communiste, où les forêts et les champs, dans lesquels erraient les hommes primitifs, appartenaient à tout le monde, et non à des particuliers. Pourquoi la propriété communiste existait-elle alors ? Parce que la production était communiste, le travail se faisait en commun, collectivement : on travaillait tous ensemble et l’on ne pouvait se passer l’un de l’autre.

   Un autre temps est venu, celui de la production petite-bourgeoise, où la propriété a pris un caractère individualiste (privé) et où tout ce qui est nécessaire à l’homme (à l’exception, bien entendu, de l’air, de la lumière du soleil, etc..) a été reconnu propriété privée. Pourquoi ce changement, s’est-il produit ? Parce que la production étant devenue individualiste, chacun s’est mis à travailler pour son propre compte, blotti dans son coin. Enfin vient le temps de la grande production capitaliste, où des centaines et des milliers d’ouvriers se réunissent sous le même toit, dans une même fabrique, et accomplissent le
travail en commun. Ici, on ne voit plus de travail isolé, à l’ancienne mode, comme au temps où chacun tirait de son côté. Ici, chaque ouvrier et tous les ouvriers de chaque atelier sont étroitement liés par le travail aux camarades de leur atelier et à ceux des autres ateliers. Il suffit qu’un atelier quelconque s’arrête pour que les ouvriers de toute la fabrique restent sans travail. Comme on le voit, le processus de production, le travail, a déjà pris un caractère social, il a acquis un aspect socialiste. Il en est ainsi non seulement dans chaque fabrique, mais encore dans des secteurs entiers et entre les secteurs divers de la production : il suffit que les ouvriers des chemins de fer se mettent en grève pour que la production se trouve dans une situation difficile ; il suffit que la production du pétrole ou du charbon s’arrête pour que, peu de temps après, des fabriques et des usines entières ferment leurs portes. Il est clair qu’ici le processus de production a pris un caractère social, collectiviste. Et comme le caractère privé de l’appropriation ne correspond plus au caractère social de la production, comme le travail collectif d’aujourd’hui doit nécessairement amener la propriété collective, il va de soi que le régime socialiste succédera au capitalisme aussi inévitablement que le jour succède à la nuit.

   C’est ainsi que l’histoire justifie l’inéluctabilité du socialisme prolétarien de Marx.

   L’histoire nous apprend que la classe ou le groupe social qui joue le rôle principal dans la production sociale et en détient les principales fonctions, doit avec le temps devenir inévitablement le maître de cette production. Il fut un temps, celui du matriarcat, où les femmes étaient maîtresses de la production. Comment l’expliquer ? C’est que, dans la production de ce temps-là, dans l’agriculture primitive, les femmes jouaient le rôle principal, elles exerçaient les fonctions principales, alors que les hommes erraient dans les forêts en quête de gibier. Puis vint le temps du patriarcat, où les hommes occupèrent la situation prédominante dans la production. Pourquoi ce changement est-il survenu ? Parce que, dans la production d’alors, dans l’économie fondée sur l’élevage, où les principaux instruments de production étaient le javelot, le lasso, l’arc et la flèche, le rôle principal revenait aux hommes… Vient le temps de la grande production capitaliste, où les prolétaires commencent à tenir le rôle principal dans la production ; où toutes les fonctions principales dans le domaine de la production passent entre leurs mains ; où sans eux la production ne peut exister un seul jour (rappelons-nous les grèves générales) ; où les capitalistes, loin d’être nécessaires à la production, deviennent pour elle un obstacle. Qu’est-ce que cela signifie ? Cela signifie ou bien que toute la vie sociale sera entièrement détruite, ou bien que le prolétariat doit, tôt ou tard, mais inévitablement, devenir le maître de la production moderne, son seul propriétaire, son propriétaire socialiste.

   Les crises industrielles d’aujourd’hui, qui sonnent le glas de la propriété capitaliste et posent de front la question : ou bien le capitalisme, ou bien le socialisme, rendent cette conclusion parfaitement évidente, elles font nettement apparaître le parasitisme des capitalistes et le triomphe inévitable du socialisme.

   Voilà comment l’histoire justifie encore l’inéluctabilité du socialisme prolétarien de Marx.

   Ce n’est point sur du sentimentalisme, ni sur une notion abstraite de « justice », ni sur l’amour du prolétariat, mais sur les principes scientifiques rappelés plus haut que repose le socialisme prolétarien. Voilà pourquoi le socialisme prolétarien est aussi appelé « socialisme scientifique ». Dès 1877, Engels disait :

   « Si, pour croire au bouleversement en marche du mode actuel de répartition des produits du travail…, nous n’avions pas de certitude meilleure que la conscience de l’injustice de ce mode de répartition et la conviction de la victoire finale du droit, nous serions bien mal en point et nous pourrions attendre longtemps. »

   L’essentiel, ici, c’est que

   « … les forces productives engendrées par le mode de production capitaliste moderne ainsi que le système de répartition des biens qu’il a créé, sont entrées en contradiction flagrante avec ce mode de production lui-même, au point de rendre nécessaire un bouleversement du mode de production et de répartition éliminant toutes les différences de classés, si l’on ne veut pas voir périr toute la société moderne. C’est sur ce fait matériel palpable…, et non dans des idées de tel ou tel théoricien en chambre sur le juste et l’injuste, que se fonde la certitude de la victoire du socialisme moderne. » (((Voir Anti-Dühring). [Friedrich Engels : Anti-Dühring, p. 188 et 189, Editions sociales, Paris, 1950. (N.T.).]))

   Cela ne signifie certes pas que, dès l’instant où le capitalisme se décompose, on peut instaurer le régime socialiste à tout moment, quand bon nous semblera. Ainsi pensent seulement les anarchistes et autres idéologues petits-bourgeois. L’idéal socialiste n’est pas l’idéal de toutes les classes. C’est l’idéal du prolétariat seulement, et toutes les classes ne sont pas directement intéressées à sa réalisation, mais seulement le prolétariat. Par conséquent, tant que le prolétariat ne forme qu’une faible partie de la société, l’instauration du régime socialiste est impossible. La ruine de l’ancienne forme de production, l’élargissement toujours croissant de la production capitaliste et la prolétarisation de la majorité de la société, telles sont les conditions nécessaires à la réalisation du socialisme. Mais cela ne suffit pas encore. La majeure partie de la société peut déjà être prolétarisée, sans que toutefois le socialisme se réalise. Car pour réaliser le socialisme, il faut, en outre, que le prolétariat ait une conscience de classe, qu’il se soit rassemblé et qu’il sache prendre en main sa propre cause. Pour arriver à tout cela, il faut ce qu’on appelle la liberté politique, c’est-à-dire la liberté de parole, de la presse, des grèves et des associations, en un mot la liberté de la lutte de classe. Or, la liberté politique n’est pas assurée partout de façon égale. Aussi, les conditions dans lesquelles le prolétariat aura à soutenir sa lutte rie lui sont-elles pas indifférentes : autocratie féodale (Russie), monarchie constitutionnelle (Allemagne),république de grande bourgeoisie (France) ou république démocratique (que réclame la social-démocratie de Russie). La liberté politique est assurée de la façon la meilleure et la plus complète dans une république démocratique, naturellement dans la mesure où elle peut l’être en régime capitaliste. Aussi tous les partisans du socialisme prolétarien travaillent-ils nécessairement à instaurer une république démocratique, qui est le meilleur « pont » pour passer au socialisme.

   Voilà pourquoi le programme marxiste, dans les conditions actuelles, comporte deux parties : un programme maximum, qui s’assigne pour but le socialisme, et un programme minimum, qui se propose de frayer un chemin vers le socialisme par la république démocratique.

   Comment le prolétariat doit-il agir, dans quelle voie doit-il s’engager pour réaliser consciemment son programme, renverser le capitalisme et construire le socialisme ?

   La réponse est claire : le prolétariat ne pourra arriver au socialisme en se réconciliant avec la bourgeoisie. Il doit absolument engager la lutte, qui doit être une lutte de classe, la lutte de l’ensemble du prolétariat contre toute la bourgeoisie. Ou bien la bourgeoisie avec son capitalisme, ou bien le prolétariat avec son socialisme ! Voilà sur quelle base doit reposer l’action du prolétariat, sa lutte de classe.

   Mais la lutte de classe du prolétariat affecte des formes variées. La lutte de classe, c’est, par exemple, la grève, — partielle ou générale, peu importe. La lutte de classe, c’est, sans aucun doute, le boycottage, le sabotage. La lutte de classe, ce sont encore les manifestations, les démonstrations, la participation aux institutions représentatives, etc… qu’il s’agisse de parlements nationaux ou d’organes administratifs locaux. Ce sont là les différentes formes d’une seule et même lutte de classe. Nous n’allons pas examiner ici quelle forme de lutte a le plus d’importance pour le prolétariat dans sa lutte de classe. Notons seulement qu’en son temps et lieu, chacune d’elles lui est certainement nécessaire, comme moyen indispensable de développer sa conscience et son organisation. Or, la conscience et l’organisation sont aussi nécessaires au prolétariat que l’air qu’il respire. Il convient cependant de remarquer aussi que toutes ces formes de lutte ne sont pour le prolétariat que des moyens préparatoires ; qu’aucune de ces formes, prise isolément, ne constitue un moyen décisif, par lequel le prolétariat, serait en mesure d’abattre le capitalisme. Il est impossible d’abattre le capitalisme uniquement par la grève générale : celle-ci peut seulement préparer certaines conditions pour atteindre ce but. On ne conçoit pas que le prolétariat puisse renverser le capitalisme par sa seule participation au parlement : on ne peut à l’aide du parlementarisme que préparer certaines conditions pour renverser le capitalisme.

   Quel est donc le moyen décisif par lequel le prolétariat renversera le régime capitaliste ? Ce moyen, c’est la révolution socialiste.

   Grèves, boycottages, parlementarisme, manifestations, démonstrations, toutes ces formes de lutte sont bonnes en tant que moyens destinés à préparer et à organiser le prolétariat. Mais aucun de ces moyens n’est suffisant pour supprimer l’inégalité existante. Il faut que tous ces moyens soient réunis en un moyen principal et décisif ; il faut que le prolétariat se lève et lance une attaque décisive contre la bourgeoisie pour détruire le capitalisme de fond en comble. Ce moyen principal et décisif, c’est la révolution socialiste.

   On ne saurait considérer la révolution socialiste comme une attaque par surprise et de brève durée. C’est une lutte de longue haleine, au cours de laquelle les niasses prolétariennes triomphent de la bourgeoisie et s’emparent de ses positions. Et comme la victoire du prolétariat lui permettra en même temps d’instaurer sa domination sur la bourgeoisie vaincue; comme, au moment de la collision des classes, la défaite de l’une signifiera la domination de l’autre, le premier stade de la révolution socialiste sera la domination politique du prolétariat sur la bourgeoisie.

   La dictature socialiste du prolétariat, la prise du pouvoir par le prolétariat, voilà par quoi doit commencer la révolution socialiste.

   Cela veut dire que, tant que la bourgeoisie n’est pas entièrement vaincue, tant que ses richesses n’auront pas été confisquées, le prolétariat devra absolument disposer d’une force militaire ; il devra absolument, comme ce fut le cas pour le prolétariat de Paris pendant la Commune, avoir sa propre « garde prolétarienne », à l’aide de laquelle il repoussera les attaques contre-révolutionnaires de la bourgeoisie agonisante.

   La dictature socialiste du prolétariat lui est nécessaire pour qu’il puisse, par ce moyen, exproprier la bourgeoisie, lui confisquer la terre, les forêts, les fabriques et les usines, les machines, les chemins de fer, etc.

   L’expropriation de la bourgeoisie, voilà ce que doit amener la révolution socialiste. Tel est le moyen principal et décisif par lequel le prolétariat renversera le régime capitaliste d’aujourd’hui.

Aussi Karl Marx disait-il dès 1847 :

   « … La première étape dans la révolution ouvrière est la constitution du prolétariat en classe dominante… Le prolétariat se servira de sa suprématie politique pour arracher petit à petit tout le capital à la bourgeoisie, pour centraliser tous les instruments de production dans les mains… du prolétariat organisé en classe dominante… » (((Voir le Manifeste communiste). [Karl Marx et Friedrich Engels : Manifeste du Parti communiste, p. 48, Editions sociales, Paris, 1951. (N.T.).]))

   Telle est la voie que doit suivre le prolétariat s’il veut réaliser le socialisme.

   De ce principe général découlent toutes les autres conceptions tactiques. Les grèves, le boycottage, les démonstrations, le parlementarisme n’ont d’importance que dans la mesure où ils contribuent à organiser le prolétariat, à renforcer et à élargir ses organisations en vue d’accomplir la révolution socialiste.

   Ainsi, la révolution socialiste est nécessaire pour réaliser le socialisme ; et la révolution socialiste doit commencer par la dictature du prolétariat, c’est-à-dire que le prolétariat doit s’emparer du pouvoir politique et s’en servir pour exproprier la bourgeoisie.

   Mais, pour tout cela, il faut que le prolétariat soit organisé, groupé, uni ; il faut que de fortes organisations prolétariennes soient créées et qu’elles grandissent sans discontinuer.

   Quelles formes doivent prendre les organisations du prolétariat ?

   Les organisations de masse les plus répandues sont les syndicats et les coopératives ouvrières (notamment les coopératives de production et de consommation). Le but des syndicats est de lutter (principalement) contre le capital industriel, afin d’améliorer la condition des ouvriers dans le cadre du capitalisme actuel. Le but des coopératives est de lutter (principalement) contre le capital commercial pour augmenter la consommation des ouvriers en réduisant les prix des articles de première nécessité, naturellement dans le cadre de ce même capitalisme. Syndicats et coopératives sont, sans contredit, nécessaires au prolétariat en tant que moyens tendant à organiser la masse prolétarienne. Aussi, du point de vue du socialisme prolétarien de Marx et d’Engels, le prolétariat doit-il se saisir de ces deux formes d’organisation, les consolider et les renforcer, — bien entendu, dans la mesure où les conditions politiques existantes le lui permettent.

   Cependant, les syndicats et les coopératives à eux seuls ne peuvent suffire aux besoins d’organisation du prolétariat en lutte. Cela, parce que les dites organisations ne peuvent sortir du cadre du capitalisme, leur but étant d’améliorer la condition des ouvriers dans ce cadre. Mais les ouvriers veulent se libérer entièrement de l’esclavage capitaliste ; ils veulent briser ce cadre, et pas seulement y évoluer. Par conséquent, il faut encore une autre organisation, qui ralliera autour d’elle les éléments conscients parmi les ouvriers de toutes les professions, fera du prolétariat une classe consciente et s’assignera comme but principal la destruction du régime capitaliste, la préparation de la révolution socialiste.

   Cette organisation est le Parti social-démocrate du prolétariat.

   Ce parti doit être un parti de classe, absolument indépendant des autres partis. Cela, parce qu’il est le parti de la classe des prolétaires, dont l’affranchissement ne peut être que leur œuvre.

   Ce parti doit être un parti révolutionnaire. Cela, parce que l’affranchissement des ouvriers n’est possible que par la voie révolutionnaire, à l’aide de la révolution socialiste.

   Ce parti doit être un parti international, dont les portes doivent être ouvertes à tout prolétaire conscient. Cela, parce que l’affranchissement des ouvriers n’est pas une question nationale, mais sociale, dont la signification est la même aussi bien pour le prolétaire géorgien que pour le prolétaire russe et les prolétaires des autres nations.

   Il s’ensuit donc que plus les prolétaires des différentes nations se grouperont étroitement, plus les barrières nationales dressées entre eux seront détruites à fond, et plus fort sera le parti du prolétariat, plus facile l’organisation du prolétariat en une classe indivisible.

   Il faut donc, autant que possible, appliquer dans les organisations du prolétariat le -principe du centralisme, en l’opposant à l’éparpillement fédéraliste, — qu’il s’agisse du parti, des syndicats ou des coopératives, peu importe.

   Il est non moins certain que toutes ces organisations doivent reposer sur une base démocratique, naturellement dans la mesure où les conditions politiques et autres ne s’y opposeront pas.

   Quels doivent être les rapports entre le parti d’un côté, les coopératives et les syndicats de l’autre ? Ces derniers doivent-ils être des organisations liées au parti ou sans-parti ? La solution de ce problème dépend de la question de savoir où et dans quelles conditions le prolétariat doit lutter. Il est hors de doute, en tout cas, que syndicats et coopératives se développent d’autant mieux qu’ils entretiennent des rapports d’amitié plus étroits avec le parti socialiste du prolétariat. Cela, parce que ces deux organisations économiques, si elles ne sont pas proches d’un parti socialiste fort, dégénèrent souvent, oublient les intérêts généraux de classe au profit des intérêts étroitement corporatifs et portent par là un grand préjudice au prolétariat. Aussi est-il nécessaire, dans tous les cas, d’assurer l’influence politique et idéologique du parti sur les syndicats et les coopératives. C’est à cette condition seulement que les dites organisations deviendront une école du socialisme, qui organisera en une classe consciente les groupes disséminés du prolétariat.

   Telles sont, dans leurs grandes lignes, les caractéristiques du socialisme prolétarien de Marx et d’Engels.

   Que pensent du socialisme prolétarien les anarchistes ?

   Il faut savoir tout d’abord que le socialisme prolétarien n’est pas simplement une doctrine
philosophique. C’est la doctrine des masses prolétariennes, leur étendard : les prolétaires du monde l’honorent et « s’inclinent » devant lui. Par conséquent, Marx et Engels ne sont pas simplement les fondateurs d’une « école » philosophique quelconque : ils sont les chefs vivants du mouvement prolétarien vivant, qui grandit et se fortifie chaque jour. Quiconque combat cette doctrine, quiconque veut la « renverser », doit tenir exactement compte de tout cela pour ne pas se briser inutilement le crâne dans une lutte inégale. C’est ce que messieurs les anarchistes savent parfaitement. Aussi recourent-ils dans la lutte contre Marx et Engels à une arme tout à fait inusitée et neuve en son genre.

   Quelle est donc cette nouvelle arme ? Est-ce une nouvelle analyse de la production capitaliste ? Est-ce une réfutation du Capital de Marx ? Non, certes ! Ou peut-être, armés de « faits nouveaux » et d’une méthode « inductive », réfutent-ils « scientifiquement » l’ « évangile » de la social-démocratie : le Manifeste communiste de Marx et d’Engels ? Encore une fois non. Mais alors, quel est-il, ce moyen extraordinaire ?

   C’est l’accusation de « plagiat littéraire » portée contre Marx et Engels ! Pensez donc ! Il paraît que Marx et Engels n’ont rien qui leur appartienne, que le socialisme scientifique est pure invention, et cela parce que le Manifeste communiste de Marx et d’Engels a été d’un bout à l’autre « volé » dans le Manifeste de Victor Considérant. C’est bien ridicule, évidemment, mais le « chef incomparable » des anarchistes, V. Tcherkézichvili, nous relate avec tant d’aplomb cette plaisante histoire, et le nommé Pierre Ramus, cet « apôtre » écervelé de Tcherkézichvili, ainsi que nos anarchistes du terroir,ressassent avec tant de zèle cette « découverte » qu’il vaut la peine qu’on s’arrête, ne fût-ce qu’un instant, à cette « histoire ».

   Ecoutez donc Tcherkézichvili !

   « Toute la partie théorique du Manifeste communiste, à savoir le premier et le second chapitres,… a été prise à Victor Considérant. Par conséquent, le Manifeste dé Marx et d’Engels — cette bible de la démocratie révolutionnaire légale — n’est qu’une paraphrase maladroite du Manifesté de Victor Considérant. Marx et Engels ne se sont pas seulement approprié le contenu du Manifeste de Considérant, mais… ils lui ont même emprunté certains titres. » (((Voir le recueil d’articles de Tcherkézichvili, Ramus et Labribla, édité en langue allemande, sous le titre : L’Origine du « Manifeste communiste », p. 10).))

   Un autre anarchiste, P. Ramus, répète la même chose :

   « On peut affirmer en toute certitude que leur œuvre principale [le Manifeste communiste de Marx et d’Engels] est tout bonnement un plagiat effronté, mais au fieu de conter l’original mot à mot, comme le font de vulgaires larrons, ils y ont volé seulement les idées et les théories… » ((Idem, p. 4)).

   Nos anarchistes des Nobati, Moucha, Khma [((Le Moucha [l’Ouvrier] et la Khma [la Voix], quotidiens de» anarchistes géorgiens, parurent à Tiflis en 1906. (N.R..).])), etc., répètent la même chose.

   Ainsi, à ce qu’il paraît, le socialisme scientifique avec ses fondements théoriques aurait été « volé » dans le Manifesté de Considérant.

   Existe-t-il quelque raison pour affirmer cela ? Qui est Victor Considérant ? Qui est Karl Marx ?

   Victor Considérant, mort en 1893, a été le disciple de l’utopiste Fourrier et est demeuré un utopiste incorrigible qui voyait le « salut de la France » dans la réconciliation des classes.

   Karl Marx, mort en 1883, a été un matérialiste, ennemi des utopistes ; il voyait le gage de l’émancipation de l’humanité dans le développement des forces productives et dans la lutte des classes.

   Qu’y a-t-il de commun entre eux ?

   La base théorique du socialisme scientifique est la théorie matérialiste de Marx et d’Engels. Du point de vue de cette théorie, le développement de la vie sociale est entièrement déterminé par le développement dés forces productives. Si le régime des seigneurs terriens et du servage a été suivi du régime bourgeois, la « faute » en incombe au développement des forces productives qui a rendu inévitable la naissance du régime bourgeois. Ou encore : le régime bourgeois actuel sera inévitablement suivi du régime socialiste ; il en sera ainsi parce que le développement des forces productives actuelles l’exige. D’où la nécessité historique d’abattre le capitalisme et d’instaurer le socialisme. D’où encore la thèse marxiste selon laquelle nous devons chercher nos idéals dans l’histoire du développement des forces productives, et non dans le cerveau des hommes.

   Telle est la base théorique du Manifeste communiste de Marx et Engels. ((Voir le Manifeste communiste, chapitres I et II.))

   Dans le Manifeste démocratique, Victor Considérant dit-il quelque chose d’analogue ? S’en tient-il à un point de vue matérialiste ?

   Nous affirmons que ni Tcherkézichvili, ni Ramus, ni nos « nobatistes » ne citent, du Manifeste démocratique de Considérant, une seule déclaration, un seul mot qui soient de nature à confirmer que Considérant était un matérialiste et qu’il fondait l’évolution de là vie sociale sur le développement des forces productives. Au contraire, nous savons fort bien que Considérant est connu dans l’histoire du socialisme comme un idéaliste utopiste. ((Voir Paul Louis : Histoire du socialisme en France.))

   Qu’est-ce qui incite donc ces singuliers « critiques » à ce vain bavardage ? Pourquoi se mettent-ils à critiquer Marx et Engels, s’ils sont incapables même de distinguer entre l’idéalisme et le matérialisme ? Est-ce donc simplement pour faire rire le monde ?…

   La base tactique du socialisme scientifique est la doctrine de la lutte de classe implacable, car c’est l’arme la meilleure entre les mains du prolétariat. La lutte de classe du prolétariat est l’arme qui lui permettra de conquérir le pouvoir politique et d’exproprier ensuite la bourgeoisie pour instaurer le socialisme.

   Telle est la base tactique du socialisme scientifique exposé dans le Manifeste de Marx et d’Engels.

   Y a-t-il rien d’analogue dans le Manifeste démocratique de Considérant ? Admet-il la lutte de classe comme l’arme la meilleure entre les mains du prolétariat ?

   Ainsi qu’il ressort des articles de Tcherkézichvili et de Ramus (voir le recueil mentionné plus haut), le Manifeste de Considérant ne contient pas un mot à ce sujet ; on n’y mentionne la lutte des classes que comme un fait affligeant. Quant à la lutte de classe en tant que moyen d’abattre le capitalisme, voici ce qu’en dit Considérant dans son Manifeste :

   « Le Capital, le Travail et le Talent sont les trois éléments fondamentaux de la production, les trois sources de la richesse, les trois rouages du mécanisme industriel… Les trois classes qui les représentent ont des « intérêts communs » ; leur tâche consiste à faire travailler les machines pour les capitalistes et pour le peuple… Devant elles… se dresse un but immense : organiser l’association des classes dans l’unité nationale… » ((Voir la brochure de Karl Kautsky : Le « Manifeste communiste » est un plagiat, p. 14, où est cité ce passage du Manifeste de Considérant.))

([Seule cette première phrase est tirée textuellement de l’opuscule de Considérant : Principes du socialisme, Manifeste de la Démocratie au XIXe siècle, p. 22, Paris, 1847. Pour le reste, Kautsky reproduit la pensée de Considérant qui s’exprime ainsi dans le chapitre II, paragraphe VI, intitulé « Intérêt commun des trois classes » : « … qu’on parle de faire travailler les machines POUR les capitalistes ET POUR le peuple et non plus POUR les capitalistes CONTRE le peuple ! Qu’on parle enfin d’organiser l’Association des classes dans l’Unité nationale… » (Idem, p. 25).

   Toutes les classes, unissez-vous ! Voilà le mot d’ordre que Victor Considérant proclame dans son Manifeste démocratique.

   Qu’y a-t-il de commun entre cette tactique de réconciliation des classes et la tactique de lutte de classe implacable à laquelle Marx et Engels noua convient résolument : Prolétaires de tous les pays, unissezvous contre toutes les classes anti-prolétariennes ?

   Evidemment, il n’y a là rien de commun !

   Mais alors quelles sottises débitent-ils, ces messieurs Tcherkézichvili et leurs sous-fifres sans cervelle! Nous croient-ils donc déjà morts ? Nous jugent-ils vraiment incapables de les dégonfler ?!

   Enfin, autre circonstance qui ne manque pas d’intérêt Victor Considérant a vécu jusqu’en 1893. Il avait publié son Manifeste démocratique en 1843. C’est à la fin de 1847 que Marx et Engels ont rédigé leur Manifeste communiste. Depuis lors, celui-ci a été maintes fois réédité dans toutes les langues européennes. Tout le monde sait qu’il a fait époque. Malgré cela, nulle part, jamais, ni Considérant ni ses amis n’ont dit, du vivant de Marx et d’Engels, que ces derniers avaient volé « le socialisme » dans le Manifeste de Considérant. N’est-ce pas étrange, lecteur ?

   Qu’est-ce donc qui incite ces parvenus « inductifs »… excusez-moi, ces « savants », à débiter leurs insanités ? Au nom de qui parlent-ils ? Connaissent-ils mieux le Manifeste de Considérant que son auteur ? Ou croient-ils d’aventure que Victor Considérant et ses partisans n’ont pas lu le Manifeste communiste ?

   Mais laissons cela…. Laissons cela, puisque les anarchistes eux-mêmes n’accordent pas une attention sérieuse à la campagne don-quichottesque de Ramus-Tcherkézichvili : la fin sans gloire de cette campagne ridicule est bien trop évidente pour qu’on lui prête tant d’attention…

   Abordons la critique quant au fond.

   Les anarchistes sont affligés d’une infirmité : ils aiment beaucoup « critiquer » les partis de leurs adversaires, mais ils ne se donnent pas la peine de se familiariser tant soit peu avec eux. On a vu que les anarchistes en ont usé ainsi en « critiquant » la méthode dialectique et la théorie matérialiste des social-démocrates. (Voir les chapitres I et II). Ils en usent de même lorsqu’ils touchent à la théorie du socialisme scientifique des social-démocrates.

   Prenons, par exemple, le fait suivant. Qui ne sait que des divergences de principe existent entre les socialistes-révolutionnaires et les social-démocrates ? Qui ne sait que les premiers nient le marxisme, la théorie matérialiste du marxisme, sa méthode dialectique, son programme, la lutte de classe, alors que les social-démocrates s’appuient entièrement sur le marxisme ? Quiconque a entendu parler, ne fût-ce que d’une oreille, de la polémique entre la Révolioutsionndia Rossia, organe des socialistes-révolutionnaires, et l’Iskra, organe des social-démocrates, doit se rendre nettement compte de cette différence de principe. Mais que dire de « critiques » qui n’aperçoivent pas cette différence et clament que les socialistes-révolutionnaires et les social-démocrates sont, les uns et les autres, des marxistes ? C’est ainsi que les anarchistes soutiennent que la Révolioutsionndia Rossia et l’Iskra sont, l’une et l’autre, des organes marxistes. (Voir le recueil des anarchistes : Pain et liberté, p. 202). Voilà comment les anarchistes « connaissent » les principes de la social-démocratie ! On voit clairement, après cela, combien leur « critique scientifique » est fondée…

   Examinons maintenant cette « critique ». La principale « accusation » des anarchistes, c’est que pour eux les social-démocrates ne seraient pas des socialistes véritables. Vous n’êtes pas des socialistes, vous êtes des ennemis du socialisme, répètent-ils. Kropotkine écrit à ce sujet :

   « … Nous en arrivons à d’autres conclusions que la plupart des économistes… de l’école social-démocrate… Nous… allons jusqu’au communisme libertaire, alors que la plupart des socialistes (([lisez : y compris les social-démocrates. (J.S.)])) vont jusqu’au capitalisme d’Etat et au collectivisme. » ((Voir Kropotkine : la Science moderne et l’anarchisme, p. 74, 75))

   En quoi consistent donc le « capitalisme d’Etat » et le « collectivisme » des social-démocrates ? Voici ce qu’écrit Kropotkine :

   « … Les socialistes allemands affirment que toutes les richesses accumulées doivent être rassemblées dans les mains de l’Etat qui les distribuera aux associations ouvrières, organisera la production et l’échange, et suivra de près la vie et le travail de la société. » ((Voir Kropotkine : Paroles d’un révolté, p. 64))

   Et plus loin :

   « Dans leurs projets… les collectivistes commettent… une double erreur. Ils veulent supprimer le régime capitaliste, et ils gardent en même temps deux institutions qui sont la base de ce régime : le gouvernement représentatif et le travail salarié… (Voir Kropotkine : la Conquête du pain, p. 148). Le collectivisme, on le sait… conserve… le travail salarié. Seulement… le gouvernement représentatif … se met à la place du patron… [Les représentants de ce gouvernement] se réservent le droit d’employer dans l’intérêt de tous la plus-value tirée de la production. En outre, dans ce système, on établit une distinction… entre le travail de l’ouvrier et celui de l’homme qui a fait des études : le travail du manœuvre, aux yeux du collectiviste, est un travail simple, tandis que l’artisan, l’ingénieur, le savant, etc., s’occupent de ce que Marx appelle un travail complexe et ils ont droit à un salaire supérieur. » ((Idem, p. 52))

   Ainsi les ouvriers recevront les produits qui leur sont nécessaires, non selon leurs besoins, mais « proportionnellement aux services rendus à la société ». ((Idem, p. 157))

   C’est ce que les anarchistes géorgiens répètent, mais avec un plus grand aplomb. Monsieur Bâton surtout se signale par son outrecuidance. Il écrit :

   « Qu’est-ce que le collectivisme des social-démocrates ? Le collectivisme ou, plus exactement, le capitalisme d’Etat, est fondé sur le principe suivant : chacun doit travailler autant qu’il le veut, ou autant que l’Etat l’aura déterminé, en recevant à titre de récompense la valeur de son travail en marchandises… »

   Donc, ici,

   « il faut une assemblée législative… il faut (également) un pouvoir exécutif, c’est-à-dire des ministres, toute sorte d’administrateurs, de gendarmes et d’espions, peut-être aussi une armée, s’il y a trop de mécontents. »((Voir le Nobati, n°5, p. 68 et 69))

   Telle est la première « accusation » de messieurs les anarchistes contre la social-démocratie.

   Des raisonnements des anarchistes, il résulte donc que : 1. Selon les social-démocrates, la société socialiste est, paraît-il, impossible sans un gouvernement qui, en qualité de patron principal, embauchera les ouvriers et aura obligatoirement « des ministres… des gendarmes, des espions ». 2. Dans la société socialiste, d’après les social-démocrates, la division en travail « dur » et en travail « facile » ne sera, paraît-il, pas abolie ; le principe : « à chacun selon ses besoins » y sera rejeté, et l’on en admettra un autre : « à chacun selon ses mérites ».

   C’est sur ces deux points que repose l’ « accusation » des anarchistes contre la social-démocratie. Cette « accusation » portée par messieurs les anarchistes a-t-elle quelque fondement ?

   Nous affirmons que tout ce que les anarchistes avancent dans ce cas est ou bien le fruit de l’étourderie ou bien un indigne commérage. Voici les faits. Dès 1846, Karl Marx disait :

   « La classe laborieuse substituera, dans le cours de son développement, à l’ancienne société civile une association qui exclura les classes et leur antagonisme, et il n’y aura plus de pouvoir politique proprement dit… » (((Voir Misère de la philosophie.) [Karl Marx : Misère de la philosophie, p. 135, Editions sociales, Paris, 1946. (Expressions soulignées par Staline). (N.T.).]))

   Un an après, Marx et Engels formulaient la même idée dans le Manifeste communiste ((Manifeste communiste, chapitre II)).

   En 1877, Engels écrivait :

   « Le premier acte dans lequel l’Etat apparaît réellement comme représentant de toute la société, — la prise de possession des moyens de production au nom de la société, — est en même temps son dernier acte propre en tant qu’Etat. L’intervention d’un pouvoir d’Etat dans les rapports sociaux devient superflue dans un domaine après l’autre, et entre alors naturellement en sommeil… L’Etat n’est pas « aboli », il s’éteint. »  (((Anti-Dühring). [Friedrich Engels : Anti-Dühring, p. 319 et 320, Editions sociales, Paris, 1950.]))

     En 1884, Engels écrivait encore :

   « Ainsi, l’Etat n’a pas «daté de tout temps. Il y a eu des sociétés qui s’en sont passé qui n’avaient pas la moindre idée de l’Etat… A un certain degré du développement économique, impliquant nécessairement la division de la société en classes, l’Etat est devenu… une nécessité. Nous approchons maintenant à grands pas d’un degré de développement de la production tel que l’existence de ces classes a non seulement cessé d’être une nécessité, mais devient un obstacle direct à la production. Les classes disparaîtront aussi inéluctablement qu’elles sont apparues. Avec la disparition des classes disparaîtra inéluctablement l’Etat… La société qui réorganisera la production sur la base d’une association libre et égale des producteurs renverra la machine d’Etat à la place qui lui revient : au musée des antiquités, à côté du rouet et de la hache de bronze. (Voir L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat). [Friedrich Engels : L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat, p. 225, Edition Cottes, Paru, 1936. (N.T.).]

   En 1891, Engels reprend la même idée. (Voir l’introduction à la Guerre civile en France.)

   Comme on le voit, selon les social-démocrates, la société socialiste est une société où il n’y aura pas de place pour ce qu’on appelle l’Etat, pour le pouvoir politique avec ses ministres, ses gouverneurs, ses gendarmes, ses policiers et ses soldats. La dernière étape de l’existence de l’Etat sera la période de la révolution socialiste, celle où le prolétariat s’emparera du pouvoir d’Etat et créera son gouvernement propre (la dictature), afin d’abolir définitivement la bourgeoisie. Mais, une lois la bourgeoisie supprimée, les classes supprimées et le socialisme consolidé, on n’aura plus besoin d’aucun pouvoir politique, — et ce qu’on appelle l’Etat relèvera du domaine de l’histoire.

   Ainsi, l’ « accusation » des anarchistes, mentionnée plus haut, n’est qu’un commérage dénué de tout fondement.

   En ce qui concerne le second point de l’ « accusation », Karl Marx dit ce qui suit :

   « Dans la phase supérieure de la société communiste [c’est-à-dire de la société socialiste], quand auront disparu l’asservissante subordination des individus à la division du travail et, avec elle, l’opposition entre le travail intellectuel et le travail manuel ; quand le travail… deviendra lui-même la première nécessité vitale ; quand, avec le développement multiple des individus, les forces productives se seront accrues elles aussi…, alors seulement l’horizon borné du droit bourgeois pourra être définitivement dépassé, et la société pourra inscrire sur ses drapeaux ; « De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins ! ». » (((Critique du programme de Gotha). [Karl Marx et Friedrich Engels : Critique des programmes de Gotha et d’Erfurt, p. 24 et 25, Editions sociales, Paris, 1950. (Expressions soulignées par Staline). (N.T.).]))

   Comme on le voit, d’après Marx, la phase supérieure de la société communiste [c’est-à-dire socialiste] est un régime où la division en travail « dur » et en travail « facile » et la contradiction entre travail intellectuel et travail manuel sont complètement abolis, où le travail est égalisé et où règne dans la société le principe véritablement communiste : de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins. Il n’y a pas de place ici pour le travail salarié.

   Il est clair que cette « accusation » aussi est dénuée de tout fondement. De deux choses l’une : ou bien messieurs les anarchistes n’ont jamais vu les écrits ci-dessus mentionnés de Marx et d’Engels, et ils se livrent à la « critique » par ouï-dire, ou bien ils connaissent les travaux mentionnés de Marx et Engels, mais ils mentent sciemment.

   Tel est le sort de la première « accusation ».

   La seconde « accusation » des anarchistes consiste à nier le caractère révolutionnaire de la social-démocratie. Vous n’êtes pas des révolutionnaires, vous niez la révolution violente, vous voulez instituer le socialisme uniquement à l’aide de bulletins de vote, nous disent messieurs les anarchistes.

   Ecoutez :

   « … Les social-démocrates… aiment à déclamer sur le thème « révolution », « lutte révolutionnaire », « lutte les armes à la main »… Mais si, dans la simplicité de votre cœur, vous leur demandez des armes, ils vous tendront solennellement un petit bulletin pour voter aux élections… [Ils assurent que] la seule tactique rationnelle qui convienne aux révolutionnaires, c’est le parlementarisme pacifique et légal, avec serment de fidélité au capitalisme, au pouvoir établi et à l’ensemble du régime bourgeois existant. ((Voir le recueil : Pain et liberté, p. 21, 22, 23)) »

   Les anarchistes géorgiens disent la même chose, mais naturellement, avec encore plus d’aplomb. Prenez, par exemple, Bâton. Il écrit :

   « Toute la social-démocratie… déclare ouvertement que la lutte au moyen du fusil et des armes est une méthode bourgeoise de faire la révolution, et que c’est uniquement par le bulletin de vote, par les élections générales que les partis peuvent conquérir le pouvoir, puis, grâce à la majorité parlementaire et aux lois, transformer la société. » ((Voir la Prise du pouvoir d’Etat, p. 3 et 4)).

   Voilà ce que messieurs les anarchistes disent des marxistes.

   Cette « accusation » repose-t-elle sur quelque fondement ? Nous soutenons que les anarchistes, cette fois encore, témoignent de leur ignorance et de leur passion des commérages. Voici les faits :

   Karl Marx et Friedrich Engels écrivaient, dès la fin de 1847 :

   « Les communistes ne s’abaissent pas à dissimuler leurs opinions et leurs projets. Ils proclament ouvertement que leurs buts ne peuvent être atteints que par le renversement violent de » tout l’ordre social passé. Que les classes dirigeantes tremblent à l’idée d’une révolution communiste ! Les prolétaires n’ont rien à y perdre que leurs chaînes. Ils ont un monde à y gagner. Prolétaires de tous les pays, unissez-vous! » (((Voir le Manifeste du Parti communiste. Certaines éditions légales ont omis plusieurs mots dans la traduction). [Karl Marx et Friedrich Engels : Manifeste du Parti communiste, p. 61, Editions sociales, Paris, 1951. (Expressions soulignées par Staline). (N.T.).]))

   En 1830, dans l’attente d’une nouvelle insurrection en Allemagne, Karl Marx écrivit aux camarades allemands de l’époque :

   « Ils ne doivent rendre sous aucun prétexte les armes et les munitions… Les ouvriers doivent… s’organiser en garde prolétarienne indépendante, avec des chefs et un état-major général… [C’est ce qu’] ils doivent avoir en vue pendant et après l’insurrection prochaine. » (((Voir le Procès de Cologne. Adresse de Marx aux communistes). [Le Procès de Cologne. Adresse de Marx aux communistes, p. 243 et 244. Edition Costes, Paris. 1939. (NT.).]))

      En 1851-1852, Karl Marx et Friedrich Engels écrivaient :

   « Une fois l’insurrection commencée, il faut agir avec une extrême résolution et passer à l’offensive. La défensive est la mort de toute insurrection armée… Il faut attaquer l’ennemi à l’improviste, tant que ses forces sont encore dispersées ; il faut obtenir chaque jour des succès nouveaux, fussent-ils minimes… Il faut contraindre l’ennemi à reculer avant qu’il ait pu rassembler ses forces contre vous. En un mot, agissez selon les paroles de Danton, le plus grand maître de la tactique révolutionnaire que nous connaissions : de l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace. » (((Révolution et contre-révolution en Allemagne.). [F. Engels : la Révolution démocratique bourgeoise en Allemagne, p. 290, Editions sociales, Paris, 1951.]))

   Nous ne pensons pas qu’il soit seulement question ici de « bulletins de vote ».

   Rappelez-vous enfin l’histoire de la Commune de Paris ; rappelez-vous l’attitude pacifique de la Commune lorsque, se contentant de la victoire de Paris, elle rcfu3a d’attaquer Versailles, ce repaire de la contre-révolution. Que disait alors Marx, selon vous ? Appelait-il les Parisiens aux élections ? Approuvait-il l’insouciance des ouvriers parisiens (tout Paris était aux mains des ouvriers) ? Approuvait-il leur attitude généreuse à l’égard des Versaillais vaincus ? Ecoutez Marx :

   « De quelle souplesse, de quelle initiative historique, de quelle faculté de sacrifice sont doués ces Parisiens ! Affamés et ruinés pendant six mois… ils se soulèvent sous les baïonnettes prussiennes… L’histoire ne connaît pas encore d’exemple d’une pareille grandeur ! S’ils succombent, seule leur « générosité » en sera la cause ! Il eût fallu marcher aussitôt sur Versailles, après que Vinoy, d’abord, et ensuite les éléments réactionnaires de la garde nationale parisienne se furent enfuis de Paris. Par scrupule de conscience, on laissa passer le moment favorable. On ne voulut pas commencer la guerre civile, comme si ce méchant avorton de Thiers ne l’avait pas déjà commencée en tentant de désarmer Paris ! » (((Lettres à Kugelmann). [Lettre à Kugelmann publiée en annexe à Karl Marx : la Guerre civile en France,77, Editions sociales, Paris, 1952. (Expressions soulignées par Staline). (N.T.).]))

   Ainsi pensaient et agissaient Karl Marx et Friedrich Engels. Ainsi pensent et agissent les social-démocrates. Mais les anarchistes n’en répètent pas moins : ce qui intéresse Marx et Engels, ainsi que leurs  disciples, ce sont uniquement les bulletins de vote ; ils n’admettent pas l’action révolutionnaire violente !

   Comme on le voit, cette « accusation » est, elle aussi, un commérage, qui révèle l’ignorance des anarchistes quant à l’essence du marxisme.

   Tel est le sort de la seconde « accusation ».

   La troisième « accusation » des anarchistes consiste à nier le caractère populaire de la socialdémocratie et à représenter les social-démocrates comme dès bureaucrates ; ils soutiennent que le plan social-démocrate de dictature du prolétariat est la mort de la révolution ; et comme les socialdémocrates se prononcent pour une pareille dictature, ils veulent instaurer en fait non pas la dictature du prolétariat, mais leur propre dictature sur le prolétariat.

   Ecoutez monsieur Kropotkine :

   « Nous, anarchistes, nous avons rendu un verdict définitif contre la dictature… Nous savons que toute dictature, si honnêtes que soient ses intentions, mène à la mort de la révolution. Nous savons… que l’idée de la dictature n’est autre chose qu’un produit malfaisant du fétichisme gouvernemental, qui… a toujours cherché à perpétuer l’esclavage. » ((Voir Kropotkine : Paroles d’un révolté, p. 131))

   Les social-démocrates n’admettent pas seulement la dictature révolutionnaire ; ils sont

   « partisans de la dictature sur le prolétariat… Les ouvriers ne les intéressent que dans la mesure où ils forment une armée disciplinée entre leurs mains… La social-démocratie veut se servir du prolétariat pour prendre possession de l’appareil d’Etat. » ((Voir : Pain et liberté, p. 62 et 63))

   Les anarchistes géorgiens répètent la même chose :

   « La dictature du prolétariat, dans le sens propre du mot, est absolument impossible, puisque les partisans de la dictature sont des étatistes, et leur dictature ne signifiera point là liberté d’action pour l’ensemble du prolétariat, mais l’installation, à la tête de la société, de ce même pouvoir représentatif qui existe aujourd’hui. » ((Voir Bâton : la Prise du pouvoir d’Etat, p. 45))

Les social-démocrates sont pour la dictature, non pas pour aider à l’affranchissement du prolétariat, mais pour… « établir par leur domination un nouvel esclavage ». ((Voir le Nobati, n° 1, p. 5 : Bâton.))

   Telle est la troisième « accusation » de messieurs les anarchistes.

   Point n’est besoin d’un gros effort pour démasquer cette nouvelle calomnie des anarchistes, dont le but est de mystifier le lecteur.

   Nous n’allons pas nous livrer ici à l’examen de la conception profondément erronée de Kropotkine, suivant laquelle toute dictature signifie la mort de la révolution. Nous reviendrons là-dessus quand nous analyserons la tactique des anarchistes. Pour l’instant, nous voulons parler uniquement de cette « accusation ».

   Dès la fin de 1847, Karl Marx et Friedrich Engels disaient que, pour instaurer le socialisme, le prolétariat doit conquérir là dictature politique, afin de repousser, au moyen de cette dictature, les attaques contre-révolutionnaires de la bourgeoisie et lui enlever les moyens de production ; ils ajoutaient que cette dictature ne doit pas être celle de quelques personnes, mais la dictature de l’ensemble du prolétariat en tant que classe :

   « Le prolétariat se servira de sa suprématie politique pour arracher petit à petit tout le capital à la bourgeoisie, pour centraliser tous les instruments de production dans les mains… du prolétariat organisé en classe dominante… » (((Voir le Manifeste communiste). [Karl Marx et Friedrich Engels : Manifeste du Parti communiste, p. 48. Editions sociales, Paris, 1951. (N.T.).]))

   Autrement dit, la dictature du prolétariat sera celle que toute la classe du prolétariat exercera sur la bourgeoisie, et non pas la domination de quelques personnes sur le prolétariat.

   Par la suite, Marx et Engels reprennent la même pensée dans presque toutes leurs œuvres, dans le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, les Luttes de classes en France, la Guerre civile en France, Révolution et contre-révolution en Allemagne, l’Anti-Dühring, ainsi que dans d’autres écrits.

   Mais ce n’est pas tout. Pour comprendre comment Marx et Engels concevaient la dictature du prolétariat et à quel point ils considéraient cette dictature comme réalisable, il est fort intéressant de connaître leur jugement sur la Commune de Paris. Le fait est que la dictature du prolétariat se voit accabler de reproches non seulement par les anarchistes, mais aussi par les petits bourgeois des villes, y compris les bouchers et les mastroquets de toute sorte, — par tous ceux que Marx et Engels appelaient des philistins. Voici ce que dit Engels de la dictature du prolétariat, en s’adressant à ces philistins :

   « Le philistin allemand* a été récemment saisi d’une terreur salutaire en entendant prononcer le mot de dictature du prolétariat. Eh bien, messieurs, voulez-vous savoir de quoi cette dictature a l’air ? Regardez la Commune de Paris. C’était la dictature du prolétariat. » (((Voir la Guerre civile en France. Introduction de Friedrich Engels). [Karl Marx : la Guerre civile en France. Introduction de Friedrich Engels, p. 18, Editions sociales, Paris, 1952. (N.T.).]))

   Comme on le voit, Engels se représentait la dictature du prolétariat sous la forme de la Commune de Paris.

   Il est évident qu’il faut la connaître si l’on veut savoir ce qu’est, pour les marxistes, la dictature du prolétariat. Considérons à notre tour la Commune de Paris. S’il se trouve qu’elle a été véritablement la dictature de quelques individus sur le prolétariat, alors, à bas le marxisme, à bas la dictature du prolétariat ! Mais si nous constatons qu’elle a été effectivement une dictature du prolétariat sur la bourgeoisie, alors… alors nous rirons de tout notre cœur des commères anarchistes qui, dans la lutte contre les marxistes, n’ont pas d’autre ressource que d’inventer des commérages.

   L’histoire de la Commune de Paris comporte deux périodes : la première, celle où le célèbre « Comité central » dirigeait les affaires à Paris, et la seconde, celle où, les pleins pouvoirs du « Comité central » ayant expiré, la direction des affaires passa à la Commune qui venait d’être élue. Qu’était le « Comité central », de qui était-il composé ? Nous avons sous les yeux l’Histoire populaire et parlementaire de la Commune de Paris, par Arthur Arnould, laquelle, comme le dit l’auteur, répond brièvement à cette question. La lutte ne faisait que commencer quand près de 300.000 ouvriers parisiens, formés en compagnies et bataillons, choisirent des délégués parmi eux. C’est ainsi que fut constitué le « Comité central ».

   « Tous ces citoyens [membres du « Comité central »], produits des élections partielles de leurs compagnies, ou de leurs bataillons, dit Arnould, n’étaient guère connus que du petit groupe qui les avait délégués. Qu’étaient ces hommes, que valaient-ils, qu’allaient-ils faire ?… [C’était] un gouvernement anonyme, composé presque exclusivement de simples ouvriers, ou de petits employés, dont les noms, pour les trois quarts, n’avaient guère dépassé le cercle de leur rue ou de leur atelier… La tradition était rompue. Quelque chose d’inattendu venait de se produire dans le monde. Pas un membre des classes gouvernantes n’était là. Une Révolution éclatait qui n’était représentée ni par un avocat, ni par un député, ni par un journaliste, ni par un général. A leur place, un mineur du Creusot, un ouvrier relieur, un cuisinier, etc., etc. » (((Voir Histoire populaire et parlementaire de la Commune de Paris, p. 107). [Arthur Arnould : Histoire populaire et parlementaire de la Commune de Paris, t. II, p. 29 et 30, Bruxelles, 1878. (N.T.).]))

   Arthur Arnould poursuit :

   « Nous sommes, [déclaraient les membres du « Comité central »,] les organes obscurs, les instruments humbles du peuple attaqué… Serviteurs de la volonté populaire, nous sommes là pour lui servir d’écho, pour la faire triompher. Le peuple veut la Commune, et nous resterons pour faire procéder aux élections de la Commune. » Rien de plus, rien de moins. Ces dictateurs ne se mettent ni au-dessus, ni en dehors de la foule. On sent qu’ils vivent avec elle, en elle, par elle, qu’ils la consultent à chaque seconde, qu’ils l’écoutent et qu’ils redisent ce qu’ils ont entendu, se chargeant seulement de traduire en quelques paroles concises… les résolutions de trois cent mille hommes. » (((Idem, p. 109). [Idem, t. II, p. 32 et 33. (N.T.).]))

   Telle fut la conduite de la Commune de Paris dans la première période de son existence. Voilà ce qu’était la Commune de Paris.

   Voilà la dictature du prolétariat.

   Passons maintenant à la seconde période de la Commune, celle où son « Conseil général » succéda au « Comité central ». En parlant de ces deux périodes, qui durèrent deux mois, Arnould s’écrie avec enthousiasme que ce fut une véritable dictature du peuple. Ecoutez-le :

   « C’est là, c’est dans le grand spectacle qu’offrit ce peuple pendant deux mois, que nous puiserons assez de force et d’espoir pour envisager sans découragement l’avenir… Pendant ces deux mois, il y eut une véritable dictature dans Paris, là plus complète comme la moins contestée…, dictature non d’un homme, mais du peuple — seul maître de la situation… Cette dictature dura plus de deux mois, du 18 mars au 22 mai [1871], sans interruption… Maître et seul maître, car la Commune n’était [en elle-même] qu’un pouvoir moral et n’avait d’autre force matérielle que le consentement universel… des citoyens, il [le peuple] se fut à lui-même sa police et sa magistrature… » (((Idem, p. 242 et 244). [Arthur Arnould : Histoire populaire et parlementaire de la Commune de Paris, t. III, p. 44, 45 et 47, Bruxelles, 1878. (Expressions soulignées par Staline). (N.T.).]))

   C’est ainsi qu’Arthur Arnould, membre de la Commune, et qui prit une part active à ses combats corps à corps, caractérise la Commune de Paris.

   C’est ainsi également que la caractérise un autre de ses membres, qui, lui aussi, y participa activement, Lissagaray. (Voir son Histoire de la Commune de Paris.)

   Le peuple, en tant que « seul maître », la « dictature non d’un seul homme, mais du peuple », voilà ce que fut la Commune de Paris. « Regardez la Commune de Paris. C’était la dictature du prolétariat ! » s’écriait Engels pour la gouverne des philistins.

   Voilà donc ce qu’est la dictature du prolétariat dans l’esprit de Marx et d’Engels.

   Comme on le voit, messieurs les anarchistes connaissent la dictature du prolétariat, la Commune de Paris, le marxisme qu’ils « critiquent  » sans discontinuer, comme vous et moi, cher lecteur, connaissons le chinois.

   Il est clair qu’il y a deux sortes de dictature. Il y a la dictature de la minorité, la dictature d’un petit groupe, la dictature des Trépov et des Ignatiev, dirigée contre le peuple. A la tête d’une pareille dictature se tient ordinairement une camarilla, qui prend des décisions secrètes et étrangle dans un nœud coulant la majorité du peuple.

   Les marxistes sont les ennemis d’une telle dictature, et ils la combattent avec beaucoup plus de ténacité et d’abnégation que nos braillards d’anarchistes.

   Il y a une dictature d’un autre genre, celle de la majorité prolétarienne, la dictature de la masse ; elle est dirigée contre la bourgeoisie, contre la minorité. Ici, c’est la masse qui est à la tête de la dictature ; point de place ici pour une camarilla, ni pour des décisions secrètes. Tout ici se passe au grand jour, en pleine rue, dans des meetings, — et cela parce que c’est une dictature de la rue, de la masse, une dictature dirigée contre tous les oppresseurs.

   Cette dictature, les marxistes la soutiennent « des deux mains », — et cela parce qu’une telle dictature marque le début grandiose de la grande révolution socialiste.

   Messieurs les anarchistes ont confondu ces deux dictatures qui s’excluent mutuellement, et voilà pourquoi ils se trouvent dans une situation ridicule : ils combattent non pas le marxisme, mais leur propre fantaisie ; ils se battent non contre Marx et Engels, mais centre des moulins à vent, comme le fit jadis Don Quichotte, de bienheureuse mémoire…

   Tel est le sort de la troisième « accusation ».
(A suivre).((La suite n’a pas paru dans les journaux, Staline ayant été envoyé à Bakou par le Comité Central au milieu de 1907, afin d’y travailler pour le parti ; quelques mois plus tard, il était arrêté dans cette ville. Les notes relatives aux derniers chapitres d’Anarchisme ou socialisme ? ont disparu au cours d’une perquisition. (N.R.).))

L’Akhali Droéba [le Nouveau Temps] N° 5, 6, 7 et 8 ; 11, 18, 25 décembre 1906 et 1er janvier 1907 ;
Tchvéni Tskhovréba [Notre Vie], N° 3, 5, 8 et 9 ; 21, 23, 27 et 28 février 1907 ;
Le Dro [le Temps], N » 21, 22, 23, 26 ; 4, 5, 6 et 10 avril 1907.
Signé : Ko…

Traduit du géorgien.

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