VI. Les Caucasiens, la conférence des liquidateurs

Le Marxisme et la question nationale

Staline

VI. Les Caucasiens, la conférence des liquidateurs

   Nous avons parlé plus haut des flottements d’une partie des social-démocrates caucasiens, qui n’avaient pu résister à la « contagion » nationaliste. Ces flottements se sont exprimés en ce que lesdits social-démocrates ont suivi — si étrange que ce soit — les traces du Bund, en proclamant l’autonomie culturelle-nationale.

   L’autonomie régionale pour l’ensemble du Caucase et l’autonomie culturelle-nationale — pour les nations composant le Caucase— c’est ainsi que ces social-démocrates, qui se rallient, soit dit à propos, aux liquidateurs russes, formulent leur revendication.
Ecoutons leur leader reconnu, le fameux N. [Pseudonyme de Noé Jordania, leader des menchéviks géorgiens, ancien chef du gouvernement menchévik de Géorgie, fut un partisan enragé d’une intervention armée contre l’U.R.S.S.]

   « Tout le monde sait que le Caucase se distingue profondément des provinces centrales, tant par la composition raciale de sa population que par le territoire et l’agriculture. L’exploitation et le développement matériel d’une telle contrée réclament des travailleurs qui soient du pays, connaissant les particularités locales, habitués à la culture et au climat locaux. Il est nécessaire que toutes les lois poursuivant des fins d’exploitation du territoire local soient promulguées sur place et mises en œuvre par les gens du lieu. En conséquence, il sera de la compétence de l’organisme central de l’autonomie administrative caucasienne de promulguer les lois sur les questions locales… Ainsi, les fonctions du centre caucasien consistent à promulguer des lois poursuivant des fins d’exploitation économique du territoire local, des fins de prospérité matérielle de la contrée. » [Voir le journal géorgien Tchvéni Tskhovréba (Notre Vie), 1912, n° 12. (J.S.) Tchvéni Tskhovréba, quotidien des menchéviks géorgiens, parut en 1912 à Koutaïs. Le journal eut dix-neuf numéros. Les passages cités sont empruntés à l’un des articles de N. (Noé Jordania) intitulé : « L’ancien et le nouveau », publié dans les numéros 11-14 de Tchvéni Tskhovréba.]

   Ainsi, autonomie régionale du Caucase.

   Si l’on fait abstraction des motifs quelque peu contradictoires et décousus, invoqués par N., il convient de reconnaître que sa conclusion est juste. L’autonomie régionale du Caucase, jouant dans le cadre de la Constitution de l’Etat tout entier — ce que N. ne nie pas d’ailleurs — est effectivement nécessaire, vu les particularités de la composition et des conditions de vie du pays. Cela est aussi reconnu par la social-démocratie russe, qui a proclamé à son IIe congrès « l’autonomie administrative régionale pour les périphéries qui, par leurs conditions de vie et la composition de leur population, se distinguent des régions russes proprement dites. »

   Soumettant ce point à l’examen du IIe congrès, Martov l’a motivé, en disant que :

   « les vastes étendues de la Russie et l’expérience de notre administration centralisée, nous donnent lieu de considérer comme nécessaire et utile l’existence d’une autonomie administrative régionale pour des unités aussi importantes que la Finlande, la Pologne, la Lituanie et le Caucase. »

   Mais il s’ensuit que par administration autonome régionale, il faut entendre l’autonomie régionale.

   Mais N. va plus loin. A son avis, l’autonomie régionale du Caucase n’embrasse « qu’un côté de la question ».

   « Jusqu’ici nous n’avons parlé que du développement matériel de la vie locale. Mais ce qui contribue au développement économique d’une contrée, ce n’est pas seulement l’activité économique, mais aussi l’activité spirituelle, culturelle… Une nation forte par sa culture est également forte dans la sphère économique… Mais le développement culturel des nations n’est possible que dans leur langue nationale… Aussi toutes les questions liées à la langue maternelle sont-elles des questions culturelles-nationales. Telles sont les questions concernant l’instruction, la procédure judiciaire, l’Eglise, la littérature, les arts, les sciences, le théâtre, etc. Si l’oeuvre du développement matériel de la contrée unit les nations, l’œuvre culturelle-nationale les désunit, en plaçant chacune d’elles sur un terrain distinct. L’activité du premier genre est liée à tel territoire déterminé… Il en va autrement des choses culturelles-nationales. Celles-ci ne sont pas liées à un territoire déterminé, mais à l’existence d’une nation déterminée. Les destinées de la langue géorgienne intéressent au même degré le Géorgien, où qu’il vive. Ce serait faire preuve d’une grande ignorance que de dire que la culture géorgienne ne concerne que les Géorgiens habitant la Géorgie. Prenons, par exemple, l’Eglise arménienne. A la gestion de ses affaires prennent part les Arméniens des différents lieux et Etats. Ici, le territoire ne joue aucun rôle. Ou, par exemple, à la création d’un musée géorgien sont intéressés tant le Géorgien de Tiflis que celui de Bakou, de Koutaïs, de Pétersbourg, etc. C’est donc que la gestion et la direction de toutes les affaires culturelles-nationales doivent être confiées aux nations intéressées elles-mêmes. Nous proclamons l’autonomie culturelle- nationale des nationalités caucasiennes. » (Voir le journal géorgien Tchvéni Tskhovréba, 1912, n° 12.)

   Bref, la culture n’étant pas le territoire, et le territoire n’étant pas la culture, l’autonomie culturelle-nationale est nécessaire. C’est tout ce que peut dire N. en faveur de cette dernière.

   Nous n’allons pas ici toucher une fois de plus à l’autonomie culturelle-nationale, en général : nous avons déjà parlé plus haut de son caractère négatif. Nous voudrions simplement marquer que l’autonomie culturelle-nationale qui, en général, n’est pas utilisable, est encore vide de sens et absurde au point de vue des conditions caucasiennes.

   Et voici pourquoi.

   L’autonomie culturelle-nationale suppose des nationalités plus ou moins développées, à culture, à littérature évoluées. A défaut de ces conditions, cette autonomie perd toute raison d’être, devient une absurdité. Or, il existe dans le Caucase toute une série de peuples à culture primitive, parlant une langue particulière, mais dépourvus d’une littérature propre, peuples à l’état de transition par-dessus le marché, qui en partie s’assimilent, en partie continuent à se développer. Comment leur appliquer l’autonomie culturelle-nationale ? Comment agir à l’égard de tels peuples ? Comment les « organiser » en des unions culturelles-nationales distinctes, ce qu’implique sans aucun doute l’autonomie culturelle-nationale ?

   Comment agir envers les Mingréliens, Abkhaz, Adjars, Svanes, Lesghiens, etc., qui parlent des langues différentes, mais qui n’ont pas de littérature propre ? Dans quelles nations les ranger ? Est-il possible de les « organiser » en unions nationales ? Autour de quelles « questions culturelles » les « organiser » ?

   Comment agir envers les Ossètes, dont ceux qui habitent la Transcaucasie sont en voie d’assimilation (mais sont encore loin d’être assimilés) par les Géorgiens, tandis que les Ossètes ciscaucasiens sont en partie assimilés par les Russes, en partie continuent à se développer, créant leur propre littérature ? Comment les « organiser » en une seule union nationale ?

   Dans quelle union nationale ranger les Adjars qui parlent le géorgien, mais vivent de la culture turque et pratiquent l’islamisme ? Ne faut-il pas les « organiser » séparément des Géorgiens sur le terrain de la religion et ensemble avec les Géorgiens sur la base des autres questions culturelles ? Et les Kobouletz ? Et les Ingouches ? Et les Inghiloïts ?

   Qu’est-ce que cette autonomie qui élimine de la liste toute une série de peuples ?

   Non, ce n’est pas une solution de la question nationale, c’est le fruit d’une fantaisie oiseuse.

   Mais admettons l’inadmissible et supposons que l’autonomie culturelle-nationale de notre N., se soit réalisée. A quoi mènera-t-elle, à quels résultats ? Considérons, par exemple, les Tatars transcaucasiens, avec leur pourcentage minime d’individus sachant lire et écrire, avec leurs écoles dirigées par les moulahs tout-puissants, avec leur culture pénétrée de l’esprit religieux… Il n’est pas difficile de comprendre que les organiser dans une union culturelle-nationale, c’est mettre à leur tête les moulahs, c’est les jeter en pâture aux moulahs réactionnaires ; c’est créer un nouveau bastion pour l’asservissement spirituel des masses tatars par leur pire ennemi.

   Mais depuis quand les social-démocrates portent-ils l’eau au moulin des réactionnaires ?

   Isoler les Tatars transcaucasiens dans une union culturelle-nationale qui asservit les masses aux pires réactionnaires, est-il possible que les liquidateurs caucasiens n’aient rien pu trouver de mieux à « proclamer » ?…

   Non, ce n’est point là une solution de la question nationale.

   La question nationale, au Caucase, ne peut être résolue que dans ce sens que les nations et les peuples attardés doivent être entraînés dans la voie générale d’une culture supérieure. Seule une telle solution peut être un facteur de progrès et acceptable pour la social-démocratie. L’autonomie régionale du Caucase est acceptable précisément parce qu’elle entraîne les nations attardées dans le développement culturel général, elle les aide à sortir de leur coquille de petites nationalités qui les isole, elle les pousse en avant et leur facilite l’accès des bienfaits de la culture supérieure. Cependant que l’autonomie culturelle-nationale agit dans une direction diamétralement opposée, car elle enferme les nations dans leurs vieilles coquilles, elle les maintient aux degrés inférieurs du développement de la culture et les empêche de monter aux degrés supérieurs de la culture.

   De ce fait l’autonomie nationale paralyse les côtés positifs de l’autonomie régionale, réduit cette dernière à zéro.

   C’est pour cela justement que le type mixte de l’autonomie combinant l’autonomie culturelle-nationale et régionale proposée par N. ne convient pas non plus. Cette combinaison contre nature n’améliore pas les choses, mais les aggrave, car, outre qu’elle freine le développement des nations attardées, elle fait de l’autonomie régionale une arène de collisions entre les nations organisées en unions nationales.

   C’est ainsi que l’autonomie culturelle-nationale qui, en général, n’est pas utilisable, se transformerait au Caucase en une absurde entreprise réactionnaire.

   Telle est l’autonomie culturelle-nationale de N. et de ses partisans caucasiens.

   Les liquidateurs caucasiens feront-ils un « pas en avant » et suivront-ils le Bund aussi dans la question d’organisation, c’est ce que l’avenir montrera. L’histoire de la social-démocratie nous apprend que, jusqu’ici, le fédéralisme dans l’organisation a toujours précédé l’autonomie nationale dans le programme. Dès 1897, les social-démocrates autrichiens pratiquaient le fédéralisme dans l’organisation, et ce n’est que deux années plus tard (1899) qu’ils adoptèrent l’autonomie nationale. Les bundistes, pour la première fois, ont parlé nettement de l’autonomie nationale en 1901, cependant qu’ils pratiquaient le fédéralisme dans l’organisation depuis 1897.

   Les liquidateurs caucasiens ont commencé par la fin, par l’autonomie nationale. S’ils continuent à suivre les traces du Bund, force leur sera de détruire au préalable tout l’actuel édifice d’organisation, bâti déjà dans les dernières années du XIXe siècle, sur les bases de l’internationalisme.

   Mais autant il a été facile d’accepter l’autonomie nationale encore incompréhensible pour les ouvriers, autant il sera difficile de démolir l’édifice bâti durant des années, élevé et choyé par les ouvriers de toutes les nationalités du Caucase. Il suffit d’amorcer cette entreprise d’Erostrate, pour que les ouvriers ouvrent les yeux et comprennent l’essence nationaliste de l’autonomie culturelle-nationale.

   Si les Caucasiens résolvent la question nationale par des procédés ordinaires, au moyen de débats oraux et d’une discussion littéraire, la conférence des liquidateurs de Russie a imaginé, elle, un moyen tout à fait extraordinaire. Moyen facile et simple.

   Ecoutez :

« Après avoir entendu la communication faite par la délégation caucasienne… sur la nécessité de formuler la revendication de l’autonomie culturelle-nationale, la conférence, sans se prononcer sur le fond de cette revendication, constate que cette interprétation du point du programme reconnaissant à chaque nationalité le droit de disposer d’elle-même ne va pas à rencontre du sens exact de ce programme. »

   Ainsi, d’abord, « ne pas se prononcer sur le fond de cette » question, et puis, « constater ». Méthode originale…

   Qu’est-ce donc qu’ « a constaté » cette conférence originale ?

   Mais ceci que la « revendication » de l’autonomie culturelle-nationale « ne va pas à l’encontre du sens exact » du programme reconnaissant le droit des nations à disposer d’elles-mêmes.

   Examinons cette thèse.

   Le point relatif à la libre disposition parle des droits des nations. [Le point relatif à la libre disposition dans le programme du P.O.S.D.R., adopté au IIe congrès en 1903, portait : « 9. Le droit à la libre disposition pour toutes les nations faisant partie de l’Etat. »] D’après ce point, les nations ont droit non seulement à l’autonomie, mais encore à la séparation. Il s’agit de la libre disposition politique. Qui les liquidateurs voulaient-ils tromper, en cherchant à interpréter à tort et à travers ce droit, depuis longtemps établi dans toute la social-démocratie internationale, à la libre disposition politique des nations ?

   Ou peut-être les liquidateurs chercheront-ils à biaiser, en s’abritant derrière ce sophisme : c’est que l’autonomie culturelle-nationale, voyez-vous, « ne va pas à l’encontre » des droits des nations ? C’est-à-dire que si toutes les nations d’un Etat donné acceptent de s’organiser sur les bases de l’autonomie culturelle-nationale, elles — la somme donnée de ces nations — en ont pleinement le droit, et nul ne peut leur imposer de force une autre forme de vie politique. C’est nouveau, et c’est bien trouvé. Ne convient-il pas d’ajouter que, parlant d’une façon générale, les nations ont le droit d’abolir chez elles la Constitution, de la remplacer par un système d’arbitraire, de revenir à l’ancien ordre de choses, car les nations, et seulement les nations elles-mêmes, ont le droit de décider de leur propre sort. Nous répétons : dans ce sens ni l’autonomie culturelle-nationale, ni l’esprit réactionnaire national quel qu’il soit « ne va à l’encontre » des droits des nations.

   N’est-ce pas ce que voulait dire la respectable conférence ?

   Non, ce n’est pas cela. Elle dit expressément que l’autonomie culturelle-nationale « ne va pas à l’encontre », non des droits des nations, mais « du sens exact » du programme. Il s’agit ici du programme, et non des droits des nations.

   Cela se conçoit du reste. Si une nation quelconque s’était adressée à la conférence des liquidateurs, celle-ci aurait pu constater tout net que la nation a droit à l’autonomie culturelle-nationale. Or, ce n’est pas une nation qui s’est adressée à la conférence, mais une « délégation » de social-démocrates caucasiens, de social-démocrates pas fameux, il est vrai, mais social-démocrates tout de même. Et ils n’ont pas posé la question des droits des nations, mais la question de savoir si l’autonomie culturelle-nationale ne contredit pas les principes de la social-démocratie, si elle ne va pas à l’ « encontre » « du sens exact » du programme de la social-démocratie.

   Ainsi les droits des nations et le « sens exact » du programme de la social-démocratie, ce n’est pas la même chose.

   Apparemment, il est aussi des revendications qui, sans aller à l’encontre des droits des nations, peuvent aller à l’encontre du « sens exact » du programme.

   Exemple. Le programme des social-démocrates comporte un point relatif à la liberté de confession. D’après ce point, tout groupe d’individus a le droit de confesser toute religion : le catholicisme, l’orthodoxie, etc. La social-démocratie luttera contre toute répression religieuse, contre les persécutions visant les orthodoxes, les catholiques et les protestants. Est-ce à dire que le catholicisme et le protestantisme, etc., « ne vont pas à rencontre du sens exact » du programme ? Non. La social-démocratie protestera toujours contre les persécutions visant le catholicisme et le protestantisme ; elle défendra toujours le droit des nations à confesser n’importe quelle religion ; mais en même temps, se basant sur la juste conception des intérêts du prolétariat, elle fera de l’agitation et contre le catholicisme, et contre le protestantisme, et contre l’orthodoxie, afin de faire triompher la conception socialiste.

   Et elle le fera pour cette raison que, sans nul doute, le protestantisme, le catholicisme, l’orthodoxie, etc., « vont à rencontre du sens exact » du programme, c’est-à-dire à rencontre des intérêts bien compris du prolétariat.

   Il faut en dire autant du droit des nations à disposer d’elles-mêmes. Les nations ont le droit de s’établir à leur guise ; elles ont le droit de garder n’importe laquelle de leurs institutions nationales, qu’elle soit nuisible ou utile, personne ne peut (n’en a le droit !) intervenir de force dans la vie des nations. Mais cela ne signifie pas encore que la social-démocratie ne luttera pas, ne fera pas de l’agitation contre les institutions nuisibles des nations, contre les revendications irrationnelles des nations. Au contraire, la social-démocratie a le devoir de faire cette agitation et d’influer sur la volonté des nations de telle sorte que ces dernières s’organisent sous la forme la plus appropriée aux intérêts du prolétariat. C’est pour cela précisément que, combattant pour le droit des nations à disposer d’elles-mêmes, elle fera en même temps de l’agitation, par exemple, et contre la séparation des Tatars, et contre l’autonomie culturelle-nationale des nations caucasiennes, car l’une comme l’autre, sans aller à l’encontre des droits de ces nations, vont cependant à l’encontre du « sens exact » du programme, c’est-à-dire des intérêts du prolétariat caucasien.

   Apparemment, les « droits des nations » et le « sens exact » du programme sont deux notions tout à fait différentes. Alors que le « sens exact » du programme exprime les intérêts du prolétariat, formulés scientifiquement dans le programme de ce dernier, les droits des nations peuvent exprimer les intérêts de n’importe quelle classe— bourgeoisie, aristocratie, clergé, etc., suivant la force et l’influence de ces classes. Là, les devoirs du marxiste, ici, les droits des nations composées des diverses classes. Les droits des nations et les principes de la social-démocratie peuvent aussi bien aller ou ne pas « aller à rencontre » les uns des autres que, par exemple, la pyramide de Chéops et la fameuse conférence des liquidateurs. Il est tout simplement impossible de les comparer.

   Mais il s’ensuit que la respectable conférence a confondu de la façon la plus impardonnable deux choses absolument différentes. Il en est résulté non pas une solution de la question nationale, mais une chose absurde, suivant laquelle les droits des nations et les principes de la social-démocratie « ne vont pas à l’encontre » les uns des autres ; par conséquent, chaque revendication des nations peut être compatible avec les intérêts du prolétariat ; par conséquent, nulle revendication des nations aspirant à disposer d’elles-mêmes « n’ira à l’encontre du sens exact » du programme !

   Ils n’ont pas ménagé la logique…

   C’est sur la base de cette absurdité qu’a surgi la décision désormais fameuse de la conférence des liquidateurs, suivant laquelle la revendication de l’autonomie nationale-culturelle « ne va pas à l’encontre du sens exact » du programme.

   Mais la conférence des liquidateurs n’enfreint pas seulement les lois de la logique.

   Elle enfreint encore son devoir envers la social-démocratie russe, en sanctionnant l’autonomie culturelle-nationale. Elle enfreint de la façon la plus nette le « sens exact » du programme, car on sait que le IIe congrès qui a adopté le programme a repoussé résolument l’autonomie culturelle-nationale. Voici ce qui a été dit à ce sujet au congrès en question :

   Goldblatt [bundiste] : J’estime nécessaire la création d’institutions spéciales susceptibles d’assurer la liberté du développement culturel des nationalités, et c’est pourquoi je propose d’ajouter au paragraphe 8 : « et la création d’institutions leur garantissant la pleine liberté du développement culturel ». [C’est là, on le sait, la formule bundiste de l’autonomie culturelle-nalionale. J.S.]

   Martynov indique que les institutions générales doivent être organisées de façon à assurer aussi les intérêts particuliers. Impossible de créer aucune institution spéciale garantissant la liberté du développement culturel de la nationalité.

   Egorov : Dans la question de la nationalité, nous ne pouvons adopter que des propositions négatives, c’est-à-dire que nous sommes contre toutes restrictions de la nationalité. Mais peu nous importe à nous, social-démocrates, de savoir si une nationalité ou une autre se développera comme telle. C’est l’affaire du processus spontané.

   Koltsov : Les délégués du Bund se fâchèrent chaque fois qu’il est question de leur nationalisme. Or, l’amendement apporté par le délégué du Bund revêt un caractère purement nationaliste. On exige de nous des mesures purement offensives pour soutenir même les nationalités qui dépérissent.

   … En conséquence, « l’amendement de Goldblatt est repoussé à la majorité contre trois voix ».

   Ainsi, il est clair que la conférence des liquidateurs est allée « à l’encontre du sens exact » du programme. Elle a dérogé au programme.

   Maintenant, les liquidateurs cherchent à se justifier, en invoquant le congrès de Stockholm qui a prétendument sanctionné l’autonomie culturelle-nationale. Vladimir Kossovski écrit à ce sujet :

   « Comme on le sait, suivant l’accord intervenu au congrès de Stockholm, on avait laissé la liberté au Bund de maintenir son programme national (jusqu’à la solution du problème national au congrès général du Parti). Ce congrès a reconnu que l’autonomie culturelle-nationale ne contredit pas en tout cas le programme général du Parti. » (Voir Nacha Zaria, 1912, n° 9-10, p. 120.)

   Mais les tentatives des liquidateurs sont vaines. Le congrès de Stockholm n’a pas même songé à sanctionner le programme du Bund — il a simplement accepté de laisser provisoirement la question ouverte. L’intrépide Kossovski a manqué de courage pour dire toute la vérité. Mais les faits parlent d’eux-mêmes. Les voici :

   Galine apporte cet amendement : « La question du programme national reste ouverte commise n’ayant pas été examinée par le congrès ». (Pour : 50 voix ; contre : 32.)

   Une voix : « Que signifie, ouverte ? »

   Le président : « Si nous disons que la question nationale reste ouverte, cela signifie que le Bund peut maintenir jusqu’au prochain congrès sa décision dans cette question. » (Voir Naché Slovo (Notre Parole), 1906, n° 8, p. 53.) [Souligné par nous. J. S.]

   Comme vous voyez, le congrès n’a même « pas examiné » la question du programme national du Bund, il l’a simplement laissée « ouverte », en laissant au Bund lui-même le soin de décider du sort de son programme jusqu’au prochain congrès général. En d’autres termes : le congrès de Stockholm a éludé la question, sans donner une appréciation de l’autonomie culturelle-nationale, ni dans l’un ni dans l’autre sens.

   Or, la conférence des liquidateurs s’attelle, de la façon la plus nette, à l’appréciation du problème, reconnaît l’autonomie culturelle-nationale acceptable et la sanctionne au nom du programme du Parti.

   La différence saute aux yeux.

   Ainsi, la conférence des liquidateurs, en dépit des stratagèmes de toute sorte, n’a pas fait avancer d’un seul pas la question nationale.

   Biaiser devant le Bund et les national-liquidateurs caucasiens, c’est tout ce dont elle s’est révélée capable.

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