4. La direction de l’insurrection

Les Cahiers de Contre-Enseignement Prolétarien

#10 – Les journées de juin 1848

4. La direction de l’insurrection

   Les chefs socialistes ne participent pas à l’insurrection. Les uns sont en prison, les autres avec la bourgeoisie. C’est dans la lutte que le prolétariat de Paris va découvrir ceux qui seront capables de diriger le combat. L’absence d’organisation et de discipline sera une des causes essentielles de la défaite.

   Si l’on en croit les affirmations des rapports de police, l’émeute avait été remarquablement organisée, avec un centre et des ramifications locales. En réalité, durant ces quatre journées de bataille, nous n’apercevons que des chefs de quartiers, commandant une rue, un carrefour, une barricade.

   Pas de grands noms. Tous ceux que nous sommes accoutumés à voir dans les insurrections de 1830 à 1848 ont disparu. Blanqui, Barbès, Albert Raspail ont été arrêtés le 13 mai. Ils sont à Vincennes. Louis Blanc, Caussidière, Considérant sont avec la bourgeoisie. Le soulèvement n’est pour Louis Blanc qu’une « émeute de la faim ». Il a écrit deux volumes sur la révolution de 1848 en grande partie pour se défendre de toute responsabilité dans les événements de juin. Depuis longtemps il incitait à plus de modération les ouvriers qui venaient le trouver au Luxembourg. Mentionnons un seul fait parmi beaucoup d’autres. Le 1er mars se tenait la première séance de la Commission du Luxembourg. Une délégation demande la réduction des heures de travail. Voici comment, de son propre aveu, lui répondit Louis Blanc :

   J’appelai, dit-il, l’attention de l’Assemblée sur les objections à prévoir, notamment en ce qui touchait la réduction des heures de travail. N’était-ce point porter atteinte aux forces productives, pousser au renchérissement des produits, resserrer la consommation et courir le risque d’assurer aux produits du dehors, sur notre propre marché, une supériorité qui pouvait tourner au détriment de l’ouvrier lui- même ? J’engageai les travailleurs à tenir compte de ces objections, ajoutant qu’il était de leur intérêt de modérer leurs désirs, les complications de l’organisation économique actuelle étant de telle nature qu’on n’y saurait faire un pas sans se heurter à quelque obstacle et courir quelque danger. (Louis BLANC : la Révolution de 1848, tome I, p. 169, édition de 1880.)

   S’il est compromis malgré lui dans l’insurrection du 15 mai, il désavoua les émeutiers de juin 1848. Quant à Caussidière, ouvrier de Saint-Étienne et excellent organisateur, il avait combattu avec violence la monarchie de Juillet. Il était maintenant avec la bourgeoisie contre le prolétariat. Sous le Gouvernement provisoire il avait été préfet de police et, le 19 avril, il avait essayé de faire arrêter Blanqui. Sans doute, le 15 mai, il avait perdu sa préfecture de police, mais il restait hostile au mouvement révolutionnaire. Durant les journées sanglantes, siégeant à l’Assemblée, il se contenta de demander qu’une proclamation fût dans la nuit portée aux flambeaux vers les barricades (!). Bref, un conciliateur — quand on se bat à coups de fusil! Dans le Socialisme devant le vieux monde (paru en 1848), Considérant nous a brutalement donné son avis sur l’insurrection :

   Le socialisme dans ses écarts, dans ses aspirations, dans ses aveuglements, dans ses haines et dans ces colères, peut devenir criminel et il l’est, quand il provoque la guerre civile, quand il prend les armes contre le produit du suffrage universel… Vous me direz qu’il a été vaincu dans ses violences. Oui, et tant mieux. Il est bon qu’il reçoive des leçons quand il devient factieux (p. 134 ; cité par Domaget : Considérant, p. 184).

   Proudhon nous a laissé ses Confessions d’un révolutionnaire: même jugement ! même erreur ! « … En juin vous eûtes le malheur de céder à l’indignation et à la colère : c’était vous jeter dans le piège qui depuis six semaines vous était tendu » (p. 115). Évidemment ! mais en tombant sous les balles de Cavaignac, les insurgés lançaient à pleine voix les formules de Proudhon: la propriété c’est le vol! Ainsi parleront les menchéviks après la révolution russe de 1905; eux aussi s’écrieront : « Ah! il ne fallait pas prendre les armes ! » Opposons l’attitude de Karl Marx, lors de la Commune. Il avait conseillé aux ouvriers de Paris de ne point prendre les armes, mais quand l’insurrection éclate, il est avec elle, ses partisans en sont parmi les dirigeants les plus actifs, et il la salue dans ce manifeste génial devenu la Guerre civile en France.

   Pourquoi donc, sauf Blanqui, ont-ils trahi, tous ces chefs du socialisme en 1848? Parce que dans leurs théories, imprégnées du milieu où ils vivaient (petits boutiquiers et petits artisans), ils n’étaient pas arrivés à une conception concrète de la révolution prolétarienne. « Petits-bourgeois », ils mettaient leur confiance dans une République dont le caractère de classe leur échappait. Les groupements politiques auxquels ils appartenaient n’avaient rien qui pût, même de loin, annoncer un parti prolétarien, révolutionnaire comme le Parti communiste.

   Le prolétariat, en juin 1848, devait se diriger avec ses seules forces. Forces neuves, pour la plupart, et inconnues. Quand on parcourt les listes des chefs de barricades, on a la même impression qu’en apprenant le nom des premiers élus de la Commune en 1871. Ce sont des ouvriers qualifiés, des journalistes de second ordre, comme ce Raymond de Menards défenseur du faubourg Saint-Antoine et ancien rédacteur du Progressif de l’Aube ; ce sont des brigadiers des Ateliers nationaux (les Ateliers nationaux étaient organisés militairement) ou des présidents de clubs jacobins. Ils viennent de tous les horizons politiques. Les uns sont jacobins, les autres socialistes. Certains ont appartenu en 1840 à la société secrète communiste les Travailleurs égalitaires. La plupart sont blanquistes ; ils ont échappé à la répression gouvernementale; leur groupe: la Société républicaine centrale, a été dissous le 15 mai. Ils l’ont reconstitué sous le nom de Club du peuple.

   Peu de ces chefs sont sortis de l’obscurité. Leur histoire n’est pas faite. Parmi eux Pujol, le plus actif, reste encore mystérieux ; il est apparu déjà le 15 mai. Est-il l’auteur d’une brochure parue en 1848 : Prophétie des jours sanglants ? En tout cas, il était lieutenant aux Ateliers nationaux. C’est à la fois un mystique et un blanquiste. De Flotte, lui également, était parmi les manifestants du 15 mai. C’est un blanquiste qui a participé en 1839 au soulèvement de la Société des saisons.

   De l’héroïsme, des initiatives locales, une expérience très grande de la guerre de barricades. Mais ni direction, ni chefs. Blanqui en prison comme sous la Commune plus tard! L’insurrection devait être vaincue et rapidement. (Voir, à ce sujet, l’article de Blanqui reproduit en annexe.)