Universalité du français au XVIIIe siècle

Les Cahiers de Contre-Enseignement Prolétarien

#16 – Le chauvinisme linguistique

Universalité du français au XVIIIème siècle

   Au XVIIIème siècle, dit Rambaud((Histoire de la civilisation française, t. Il, p. 581.)) :

   « Notre langue a l’universalité qu’avait au moyen âge le latin. Elle l’a remplacé comme langue de la diplomatie, des cours, de la philosophie, des sciences, de la société. »

   Qu’elle ait remplacé le latin comme langue diplomatique, on vient de voir de quelle manière : un peu comme l’allemand remplaça le français en Alsace ; comme l’italien, le Slovène du Carso ou le grec de Rhodes ; comme l’anglais, le maltais ou Ie grec de Chypre. Si comme langue de la philosophie et des sciences, le français peut « s’honorer », comme ils disent, d’avoir été préféré par Leibnitz pour sa théodicée, il ne semble pas que l’usage de l’anglais ait nui à la clarté ni à la dialectique des matérialistes anglais Locke, Hobbes, Hume. Newton, Herschel, ni Adam Smith n’eurent recours au français pour expliquer clairement des thèses parfois ardues ; pas plus que Beccaria ; ni Kant, dont ce n’est pas l’allemand, mais la métaphysique qui est obscure.

   Tout cela n’empêche que la langue française soit parlée, ne disons pas en Europe, mais dans les cours, dans les capitales d’Europe, car c’est à cela que se réduit à peu près l’ « universalité » du français. Est-ce, comme le dit Rambaud, d’après Rivarol, parce qu’elle est « la langue de la raison((Ouvrage cité, p. 582.)) » ? Non, si c’est au sens où l’entend Rivarol, c’est-à-dire une langue logique. L’histoire des sciences et même des lettres prouve qu’on pense et qu’on raisonne aussi bien en anglais, en italien, en allemand, qu’en français.

   L’expansion du français au XVIIIème siècle a des causes multiples. L’une des plus importantes, jamais encore mise en lumière, est certainement que la France fournit le modèle de l’absolutisme, et de la vie de cour, et un des éléments de cette vie de cour est la littérature conformiste, car la littérature française du XVIIIème siècle est surtout cela, et c’est cela surtout que l’étranger — les cours étrangères – importent ; c’est cette littérature qu’on favorise, qu’on traduit, qu’on copie : Lomonosov fait une grammaire à la Vaugelas, Soukomarov imite Racine, Kriajnine imite Molière, Martello, Métastase. Goldoni. Monti, Parini, Dryden, Pope, Gottsched, Luzan, etc., tous imitateurs en Russie, en Italie, en Angleterre, en Allemagne, en Espagne, de la littérature française, sont d’abord toujours conformistes, sinon presque toujours courtisans.

   Au XVIIIème siècle français même, Montesquieu et Voltaire, surtout jusqu’en 1751, n’ont rien de bien subversif, le dernier particulièrement, thuriféraire trop bien rétribué des despotes éclairés. Ce n’est d’ailleurs pas une raison pour nier que si le français est entré à l’étranger avec une littérature conformiste dans les cours, il a pu s’y développer dans la haute bourgeoisie montante, parce qu’il introduisit ensuite une littérature révolutionnaire. Autre raison qui n’a rien à voir avec sa perfection en tant que langue. C’est pourtant ce que l’histoire officielle en conclut quand elle écrit, à la suite de Rivarol.

   « qu’elle est la langue de la raison » (Rambaud, 582), qu’à cette netteté merveilleuse le français doit alors son extraordinaire force d’expansion((Boyer : Leçons de français, E. P. S., A. Colin, p. 391.)). Comme on ne peut pas nier que la révolution linguistique accomplie par le romantisme n’ait pas été un enrichissement de la langue française, on se demande pourquoi cette rare perfection, « cette netteté », dont le merveilleux s’est encore accru par cent cinquante ans de progrès, ne créent plus de nos jours cette extraordinaire force d’expansion ?

   Évidemment, s’il est facile, rien qu’avec ces preuves historiques, de prouver que le français ne fut pas la « langue de la raison », une catégorie d’historiens l’exalte quand même, parce qu’elle fut la langue qui apprit à raisonner à l’Europe, la langue qui diffusa le rationalisme en Europe au XVIIIème siècle. Remarquons d’abord que la langue, sa valeur en tant que moyen d’expression, n’ont rien à voir avec cette diffusion : il faudrait donc dire que la langue française fut l’initiatrice du rationalisme au XVIIIème siècle. Ce terme même est encore impropre, et donne à la littérature française une place qu’elle ne mérite pas : c’est commis-voyageur du rationalisme, en effet, qu’il faudrait dire. Car il faut une singulière mauvaise foi, ou un singulier aveuglement chauvin pour escamoter les sources du rationalisme français au XVIIIème siècle, lorsque ces sources s’appellent Hobbes, Locke, Hume, voire même Shaftesbury et Bolingbroke, chez qui Montesquieu, Voltaire et Rousseau, ont appris — sur place, tous trois – leur rationalisme, en tout ou partie. Grâce à ces cinq-là l’Angleterre aurait des droits au moins égaux à ceux de la France, s’il y avait un sens à chercher quelle nation apprit à penser à l’humanité moderne. Dans ce match, dernier retranchement, le chauvinisme français pourrait opposer Descartes aux Anglais ; dans la question qui nous occupe, force est bien de reconnaître que son français n’est pas le meilleur outil qu’on puisse trouver pour apprendre à penser clairement ; il lui préférait d’ailleurs le latin, dont l’édition française du Discours de la méthode n’est qu’une traduction. C’est mener le chauvinisme linguistique beaucoup plus loin qu’il ne voudrait, à cette conclusion : le père du rationalisme français, l’une des « gloires les plus pures du génie français », pensait en latin. L’opinion de Descartes lui-même sur cette question des rapports de la pensée et de la langue vaut d’être citée :

   «  Ceux qui ont le raisonnement le plus fort et digèrent le mieux leurs pensées afin de les rendre claires et intelligibles, peuvent toujours le mieux persuader ce qu’ils proposent, encore qu’ils ne parlassent que bas-breton. » (Discours de la méthode).

   Voilà une citation qui n’est pas près de figurer dans l’Histoire de la civilisation française.

   Ce n’est pas qu’il faille nier systématiquement des qualités, peut-être même des supériorités au français du XVIIIème siècle. Mais la preuve n’en a jamais été fournie. On voit qu’au lieu d’expliquer l’expansion du français par des causes historiques, les historiens préfèrent la mettre sur le compte d’une perfection linguistique qu’ils admettent sans discussion, en renvoyant à Rivarol et aux linguistes. Or, nous allons le voir Rivarol ne fournit que des explications imaginées a posteriori et ce n’est pas un linguiste, mais un touche-à-tout de la littérature, une manière de P. Reboux XVIIIème siècle. Quant aux vrais linguistes, nous allons le voir également, aucun n’a abordé la question, et leurs études en général semblent même saper définitivement dans sa base toute idée de perfection, de supériorité, voire de possibilité de progrès dans les langages naturels.