3. Le scoutisme

Les Cahiers de Contre-Enseignement Prolétarien

#13 – Les organisations d’enfants I

3. Le scoutisme

   De toutes les organisations bourgeoises d’enfants la plus «moderne», la mieux adaptée aux besoins de l’impérialisme, la plus parfaite, et en même temps la plus dangereuse, est le scoutisme.

   Le scoutisme est né, au cours des premières années du XXe siècle, dans le pays type de l’impérialisme, l’Angleterre. Son fondateur, Baden-Powell, qui dirige encore aujourd’hui cette puissante organisation internationale, a le privilège de réunir en lui toutes les qualités du parfait impérialiste. Petit-fils d’un amiral, fils d’un pasteur, il fit sa carrière dans l’armée coloniale, tout en étant, dans l’intervalle de ses campagnes, un actif espion à la solde de l’Intelligence Service. Militaire colonial, flic et curé! Les fées capitalistes qui présidèrent à la naissance de Baden-Powell avaient bien fait les choses.

   En 1883, Baden-Powell commande un escadron de hussards et, trouvant imparfaitement adaptés aux nouveaux besoins du capitalisme les manuels militaires .qui existent alors, il se forme une méthode militaire à lui dont il résume les principes dans un livre Aid to Scouting. Ce manuel militaire remanie et récrit spécialement pour l’enfance deviendra quelques années plus tard Scouting for Boys (titre de la traduction française : Éclaireurs) qui est devenu la bible du scoutisme.

   Dans ce livre, Baden-Powell raconte comment lui vint l’idée d’appliquer sa méthode d’éducation militaire aux enfants. Voici ce passage résumé dans un numéro spécial édité par la revue fasciste l’Animateur des temps nouveaux :

   En 1900, pendant la guerre africaine du Transvaal (guerre des Boers), le général Baden-Powell, chef des forces anglaises en Afrique du Sud, pour sauver la petite ville de Mafeking, épuisée, par un siège prolongé et pour ne distraire aucun soldat par des occupations à côté, fit appel à toutes les ressources dont disposait la ville. Il réunit les jeunes garçons et les chargea de services d’ordre militaire les plus variés : Éclaireurs, signaleurs, agents de liaison, etc. La guerre finie, Baden-Powell rentre en Angleterre et s’émeut d’y trouver une jeunesse très différente de celle qu’il a trouvée là-bas. Pour tenter de l’améliorer il fonde le premier groupe de scouts en 1908.

    Dès son origine le scoutisme poursuit un double but. Il veut préparer les jeunes bourgeois oisifs à leur rôle de chefs en les initiant à toutes les nécessités de l’impérialisme et de ses guerres, il veut en faire « des caractères, des hommes de devoir et de religion, des hommes toujours prêts à tout » (Sevin), en un mot des impérialistes militants, et, quand se sera accentuée la décomposition du capitalisme, des fascistes.

   En second lieu, le scoutisme veut recruter dans les enfants du prolétariat les troupes dociles de l’impérialisme.

   Ce programme reçut de la bourgeoisie anglaise l’accueil le plus chaleureux. Le roi préside une réunion de scouts et dote le scoutisme d’une charte royale. L’argent afflue dans les caisses de Baden-Powell. En 1914, une souscription publique que la guerre interrompt rapporte en six mois 100.000 livres sterling (8.500.000 francs) aux organisations de scouts.

   Le scoutisme suspendit pour un temps le développement de l’organisation qui avait déjà en 1914 des sections dans le monde entier. Elle connut après l’armistice un nouveau développement, et elle semble seulement depuis quelques années avoir atteint son point culminant.

   Il y a actuellement dans le monde plus de deux millions de scouts et de louveteaux (scouts de moins de 12 ans), près d’un million de girls-scouts. L’Angleterre et les États-Unis sont les pays de base de l’organisation. Viennent ensuite la France et le Japon, les pays limitrophes de l’U.R.S.S. (Hongrie, Roumanie, Pologne, Tchécoslovaquie, Finlande) et certaines semi-colonies (Chine, Siam, Irak). Le scoutisme est interdit en Italie, mais l’organisation enfantine des balillas a été fondée par des hommes issus du scoutisme et emploie dans une large mesure ses méthodes. Le traité de Versailles a interdit à l’Allemagne de posséder des organisations de scouts, considérées comme organisations militaires.

Les origines du scoutisme français

   C’est vers 1909 que se formèrent en France les premières troupes de boy-scouts. Le mouvement reste un certain temps sporadique, sans direction centrale. Le scoutisme catholique, à proprement parler, ne sera véritablement organisé qu’en 1920. Cependant, dans les années qui précèdent la guerre se forment déjà deux fédérations. La première « neutre », « les Éclaireurs de France », a été fondée et dirigée par le directeur de l’école des Roches, Bertier. Notons tout de suite que cette école interconfessionnelle est liée d’assez près avec les jésuites et que sa revue pédagogique l’Education est éditée sous le patronage du groupement réactionnaire et fascisant du « Redressement français ». La publicité de l’Education est significative. On y voit des annonces pour les fonderies, les entreprises de produits chimiques, les mines de houille, etc.

   L’autre organisation « les Éclaireurs unionistes », est une organisation protestante.

   Il existe maintenant en France trois grandes fédérations. La fédération catholique (les Scouts de France), la fédération protestante et la fédération neutre. Ces trois fédérations sont toutes trois rattachées au Bureau international de scoutisme, à l’lnternationale des scouts dirigée par Baden-Powell. Elles sont unies les unes aux autres dans un Bureau international, composé de représentants de chacune des fédérations pour maintenir les bons rapports entre les organisations et régler les différentes questions techniques qui peuvent survenir. Pour bien montrer leur communauté d’esprit et de buts, sous des étiquettes confessionnelles différentes, elles ont choisi comme président commun le bourreau du Maroc, le sinistre Lyautey, dont le nom seul est tout un programme d’éducation des garçons.

   Les trois fédérations ont actuellement à elles trois 60.000 membres environ, soit 30.000 à 40.000 pour la fédération catholique, et dix mille pour chacune des deux autres. Les trois fédérations sont en croissance continue. Les progrès de la fédération catholique sont les plus rapides.

Les Éclaireurs de France

   Nous l’avons dit, cette fédération, sous la direction du catholique Bertier, se prétend «strictement neutre». Le groupement « laïque » de la Ligue de l’enseignement va plus loin. Il compte les Éclaireurs de France parmi l’actif des organisations laïques de France. (Rapport de M. Lebosse, inspecteur de l’enseignement primaire au congrès de 1931, Action laïque, n° 20). Il semble à peu près certain, de l’aveu même du jésuite Sevin, historiographe français du scoutisme, que l’appui de la franc-maçonnerie a contribué à la formation et au développement de cette fédération.

   Qu’un certain patronage maçonnique ait contribué à l’extraordinaire développement du scoutisme, je le crois tout à fait. Il est notoire que dans tous les pays la franc-maçonnerie s’est montrée immédiatement favorable au scoutisme… (Sevin.)

   La collaboration des « laïques » et des francs-maçons dans les organisations de scouts, aux côtés des catholiques est tout à fait caractéristique. Ces œuvres « neutres » utilisent les mêmes ouvrages de base que les organisations catholiques et, en particulier ceux de Baden-Powell qui a affirmé que la place de la religion dans le scoutisme était la première et « répudie tout scoutisme qui n’a pas la religion à sa base ».

   Les Éclaireurs de France se conforment à ces principes, et il est recommandé en particulier dans leurs publications de dresser le camp aux environs d’un temple, afin que les scouts puissent aller y faire leurs dévotions.

   Ils prêtent également serment sur Dieu.

   Enfin les dirigeants des organisations « laïques » ne font aucune difficulté pour aller chaque année banqueter avec les curés et les pasteurs des autres organisations.

   Une fois l’an, l’union sacrée intégrale règne dans le scoutisme et c’est pour célébrer la Saint-Georges que blancs, roses et tricolores décident d’oublier leurs couleurs (les Heures nouvelles de l’école et de la famille, revue de défense laïque (sic)).

    Les « laïques » scouts ne pouvaient mieux choisir que le saint patron des guerriers pour célébrer leur « union sacrée » avec les curés.

   Un banquet de cet ordre a eu lieu le jeudi 27 avril 1933 au restaurant du Palais des expositions, à Paris, et il s’est terminé par des discours, des chansons et des PRIERES.

   On voit ce que la laïcité bourgeoise signifie. Nous la voyons ici collaborer étroitement avec des organisations cléricales militantes, pour la plus grande gloire de l’impérialisme.

Les Éclaireurs protestants

   Nous n’insisterons pas non plus sur le détail de leur organisation, son étude risquerait de faire double emploi avec celle plus détaillée que nous allons faire de l’organisation catholique. Ses principes et leurs applications étant, à peu de chose près, semblables.

   Les scouts protestants qui savent, mieux que les catholiques, ne pas présenter leur propagande religieuse sous une forme très agressive ont réussi à atteindre dans une large mesure les éléments prolétariens. L’organisation facilite à ses membres des séjours en Roumanie et en Pologne, pays vassaux de l’impérialisme français et citadelles antisoviétiques. L’organisation a des ramifications aux colonies, entre autres en A.O.F., à Papeete, à Nouméa.

Les Scouts catholiques

   L’association est présidée par le général Guyot de Salins, assisté du sénateur de Belfort, Vieillard, du comte de Moussac, « administrateur de sociétés » et du chanoine Cornette, qui est le véritable animateur du scoutisme catholique ; à ce titre il a été solennellement décoré par Tardieu au cours de l’été de 1930.

   En tête de l’œuvre se trouve un Conseil d’administration. Nous y relevons les noms de M. Lacoin, secrétaire général des établissements Citroën, de M. Marlio, vice-président des chemins de fer de l’Est, président de la Chambre syndicale hydraulique, etc. Le comité protecteur national, qui est adjoint au Comité central, est composé d’hommes du Comité des forges (Humbert de Wendel, Schuman, député de la Moselle; Renaudin, président des chemins de fer de l’Est) et de catholiques notoires (le révérend père Janvier, Georges Goyau, etc.). Un comité de propagande, composé de femmes, n’a pas une composition moins édifiante : Mmes les maréchales Joffre et Foch, Mme la générale Pau, Mme Cartier-Bresson, femme d’un gros filateur, Mme Raymond Patenôtre, femme d’un ministre de gauche, Mme la comtesse Walewska, noblesse d’Empire et Comité des forges. Le Comité des forges paraît être particulièrement bien intentionné à l’égard du scoutisme catholique, puisque, en 1932, M. Eugène Schneider, du Creusot, mit sa propriété du Breuil à la disposition des Éclaireurs de France. Il faut aussi noter qu’à côté du Comité central se trouve une commission d’éducation physique et de préparation militaire, composée, elle aussi, de curés, d’officiers et de fabricants d’obus.

   Les Scouts de France sont composés d’un millier de troupes environ. Elles ont des ramifications en Algérie, en Tunisie, au Maroc et à Madagascar. La fédération dispose de deux revues. Elle possède de nombreux immeubles parmi lesquels un camp-école où sont formés ses cadres. Les troupes ont généralement leur siège dans des locaux prêtés par les paroissiens ou l’autorité militaire.

   Les scouts jouissent d’un large appui dans la presse bourgeoise et certains grands quotidiens ont même régulièrement une rubrique des scouts.

Les cadres et la base sociale du scoutisme catholique

   Les cadres du scoutisme sont formés d’officiers, de coloniaux, de marins et de prêtres. Le scoutisme français est vivement encouragé par le pape, qui l’a béni et qui a expressément recommandé aux prêtres l’activité parmi les scouts. La fédération est agréée par le ministère de la Guerre et reconnue d’utilité publique.

   Quelle est la composition sociale du scoutisme catholique ? D’après l’abbé de Grangeneuve (1930) « sur 900 troupes de la fédération des scouts de France, plus des deux tiers sont à recrutement nettement populaire». On voit que le scoutisme, qui a réussi en Angleterre à entraîner derrière lui des centaines de milliers de jeunes ouvriers, commence en France un travail semblable.

   Si le scoutisme catholique nie dans son enseignement l’existence des classes, il la reconnaît dans la pratique, et les dirigeants des scouts recommandent expressément de former des troupes « de recrutement social très homogène ».

   [En effet si] la fraternité des scouts doit entraîner la suppression des distinctions sociales, cependant, lorsqu’on passe à la pratique quotidienne, des difficultés surgissent auxquelles on n’a pas songé tout d’abord… C’est pourquoi la véritable fusion sociale résulte, non d’un mélange quotidien où les inégalités apparaîtraient trop vite, mais de ces fréquentes réunions passagères où la fraternité est complète et où la seule distinction pratique vient du meilleur scoutisme pratique. (Abbé de Grangeneuve.)

    Toutefois, hors de la vie factice et artificielle des campements de scouts, les prêtres recommandent de placer dans les troupes « à recrutement populaire », quelques jeunes bourgeois pour leur faire occuper les postes de direction.

L’organisation des scouts

   Il nous est difficile d’entrer ici dans une étude détaillée du fonctionnement des organisations de scouts, ainsi que des méthodes pédagogiques employées, méthodes qui ont constitué un incontestable progrès dans l’enseignement, et qui peuvent être étudiées avec profit par les organisations prolétariennes. Bornons-nous à quelques indications.

   L’organisation de base est la troupe de formation peu nombreuse, placée sous la direction d’un enfant, le chef de troupe, assisté de son second. Un semblant d’auto-direction est ainsi donnée aux enfants. Les scouts de moins de douze ans sont appelés les «louveteaux», les troupes sont appelées «meutes» et conduite par une « cheftaine », jeune fille de la bourgeoisie. Les troupes réunies forment une «patrouille», qui, elle, est dirigée par un jeune étudiant qui transmet les consignes des prêtres. L’enseignement impérialiste du scoutisme est présenté sous une forme extrêmement attrayante ; les jeux y tiennent une place de tout premier rang. Outre cela les scouts mènent une vie de plein air qui satisfait à la fois les nécessités physiques d’une enfance enfermée dans les grandes villes et son goût du romanesque par tout un bric-à-brac de romans d’aventures, de détectives, de cow-boys et de peaux-rouges, tiré de la littérature enfantine. Une très ample série de certificats de spécialité, les « badges » dont la préparation est obligatoire, mais les modalités et les combinaisons extrêmement diverses, permet de donner aux scouts une formation professionnelle. Une des raisons du succès du scoutisme est qu’il a su, à la différence de l’école, lier étroitement la théorie à la pratique, et cela le plus souvent dans des jeux de plein air. Cette liaison avait déjà été tentée par les fondateurs des patronages catholiques qui avaient voulu «faire tomber les murs entre l’école et l’atelier», mais ils n’y étaient pas parvenus.

   Le scoutisme est arrivé à réaliser cette fusion dans la mesure où elle est possible en régime capitaliste et il faut y voir, dans une large mesure, une des raisons de l’attrait incontestable qu’il exerce sur les enfants. Nous allons maintenant étudier comment le scoutisme a su lier la théorie et la pratique dans son enseignement à l’enfance de l’impérialisme militant.

Scoutisme et impérialisme

   Le scoutisme, nous l’avons vu, est né des nécessités des guerres. Aussi la préparation à la guerre y tient-elle une place de premier choix. Cependant cette besogne est faite moyennant certaines précautions oratoires.

   On lit dans les manuels des scouts ces affirmations : « le scout n’est pas un militaire », « le scoutisme n’est pas la préparation militaire ». Et Baden-Powell se proclame très haut un «général pacifiste». Son pacifisme vaut celui de la Société des nations, à laquelle certains de ses thuriféraires comparent souvent le scoutisme.

   Voici ce qu’écrit le général Guyot de Salins, directeur des scouts de France dans la revue l’Armée moderne (septembre 1932) :

   La question se pose parfois de savoir si le scoutisme est également de la préparation militaire. Oui et non. Le scoutisme ne peut être identifié à la préparation militaire pure et simple car les scouts apprennent une foule de choses qu’on n’enseigne pas aux futures recrues… Mais, cependant, le scoutisme par les vertus morales qu’il développe (« le scout est fils de la France », amour de la patrie, fidélité, loyauté envers elle, etc.), par la souplesse et la variété de ses pratiques (campisme, matelotage, topographie, etc.), constitue la plus complète, la plus efficace et la plus intéressante des préparations militaires.

    Quant à la valeur spéciale du scoutisme comme préparation militaire, elle ressort de ces faits : les derniers programmes de préparation militaire s’inspirent fortement de ceux du scoutisme; les troupes de scouts sont autorisées à donner l’éducation physique et la préparation militaire conformément à la loi; et enfin les chefs de patrouille sont assimilés aux moniteurs adjoints en vue de l’obtention des diplômes officiels de moniteurs. (l’Elève soldat, édit. 1921. page 23.)

   Pour compléter les intéressantes précisions du général, soulignons que le scoutisme, par ses uniformes, par ses grades compliqués, ses décorations, sa discipline, ses drapeaux, ses chefs, constitue une véritable armée d’enfants.

   La plupart des badges ont une utilité militaire immédiate. Hautement caractéristiques enfin sont les conditions exigées d’un scout catholique pour passer scout de première classe. Il devra savoir nager, camper, préparer ses aliments lui-même, abattre des arbres pour faire un feu, faire seul une reconnaissance de terrain, lire la carte d’état-major, faire un croquis topographique, s’orienter par la boussole et les constellations, évaluer les distances, transmettre les messages de vive voix, par signaux sémaphoriques et par téléphone, à bicyclette, donner les premiers soins à un blessé, bref posséder toutes les qualités exigées d’un parfait soldat en campagne.

   Pendant la guerre de 1914, les scouts rendirent des services, souvent importants, aux états-majors, sous les ordres desquels ils s’étaient placés. Si en France la faiblesse de l’organisation à l’époque ne fournit que quelques centaines de messagers, d’infirmiers, d’agents de liaison, en Angleterre, la mobilisation des scouts marins comme garde-côte permit l’envoi immédiat au front des garde-côte titulaires, soit plusieurs milliers d’hommes. Les scouts, nés de la guerre des Boers, ont, depuis cette date, participé à toutes les guerres impérialistes. Notons le rôle actif des scouts polonais et russes blancs dans les guerres contre les Soviets, et tout récemment, la mobilisation des scouts japonais dans la guerre de Mandchourie où ils jouèrent le rôle de policiers et terrorisèrent les populations mandchoues.

   Mais, comme le dit Baden-Powell, « pas besoin d’attendre une guerre pour qu’un boy-scout se rende utile. Il y a des masses de choses à faire pour vous partout où vous allez, en temps de paix ». En partant de ce principe, les chefs scouts mettent leurs troupes à la disposition des états-majors et de la police. Les scouts ont joué un rôle de premier plan dans toutes les manœuvres militaires de ces dernières années. Les journaux illustrés nous ont habitués à la représentation de ces enfants en uniforme kaki qui, le visage recouvert du sinistre groin du masque à gaz, font le service des ambulances et transportent des blessés imaginaires… en attendant mieux. On aime à croire que sous leur masque ils fredonnent la pacifique marche officielle des scouts catholiques :

   Va scout de France et sers ton Dieu d’abord En ton âme éprise.
Sois fier de l’Église,
Fidèle jusqu’à la mort.
Va scout de France et le cœur frémissant Sers bien ta patrie,
Prospère ou meurtrie,
Sois prêt à verser ton sang.

   Même en temps de paix ce dernier mot d’ordre est appliqué. Il est extrêmement fréquent que les scouts périssent au cours de leurs manœuvres guerrières. Par exemple, en juillet 1932, deux scouts ont trouvé la mort, enlisés dans une tranchée creusée à Viroflay dans un terrain sablonneux, des accidents semblables se produisent par dizaines chaque année, et entraînent souvent la mort. Après la préparation militaire, la préparation à la vie coloniale tient dans le scoutisme une place primordiale. La plupart des badges des fédérations ont une utilité coloniale. La préparation à la vie de plein air vaut aussi bien pour la préparation aux colonies que celle à la guerre. Et les chefs scouts insistent dans leurs ouvrages sur ce fait qu’un de leurs buts est d’apprendre aux jeunes gens comment vivre en pleine brousse. Baden-Powell ne va-t-il pas jusqu’à conseiller aux scouts de secouer leurs chaussures tous les matins à leur lever pour voir si un serpent n’y est pas niché, la précaution étant utile, paraît-il, dans certaines régions de l’Inde.

   Mais le scoutisme veut aussi transformer les enfants en mouchards. On est frappé en lisant les ouvrages de Baden-Powell de la place qu’y occupe la formation policière de la jeunesse. Dès le début du livre il propose deux modèles aux garçons. Kim, un héros de Kipling, un gosse dont l’Intelligence Service, le célèbre service d’espionnage anglais, sait faire un de ses meilleurs agents, et un jeune berger écossais qui par ses dénonciations a fait pendre deux Bohémiens. Et plus loin, voulant définir quelles qualités il exige de ses scouts, il écrit :

   Le scout est, en tout temps, un gentleman. Un gentleman est celui, quel qu’il soit, qui observe les règles de la chevalerie : un policier, par exemple, est un gentleman, parce qu’il est bien discipliné, loyal, poli, brave, de bon caractère et qu’il aide les femmes et les enfants. (Scoutings for boys, édition anglaise, page 212.)

   Il écrit encore ailleurs, dans le même ouvrage :

   Aidez la police. Dans les villes les scouts peuvent être particulièrement utiles en donnant un coup de main à la police. D’abord chaque scout devra savoir où se trouvent les postes de police, les endroits où l’on est sûr de trouver des agents, indépendamment de ceux qui font des rondes… Si vous entendez un coup de sifflet d’un agent, courez lui offrir vos services. C’est votre devoir, il sert votre pays… Un directeur de police m’écrit que les scouts de sa ville valent vingt agents supplémentaires.

    Non seulement la plupart des jeux scouts ont un caractère policier accentué, mais encore les annales du scoutisme sont remplies des hauts faits policiers des scouts. Contentons-nous de citer un des plus récents.

   L’état-major trouva contre sa préparation à la guerre, lors des manœuvres aériennes de Dijon (juillet 1932), le prolétariat uni dans une vigoureuse contre-manifestation de front unique.

   5.000 communistes, socialistes, sans parti, empêchèrent par leur manifestation l’exécution des manœuvres. Mais ils trouvèrent, au poste, à chaque coin de rue, les boy-scouts catholiques, protestants et laïques, mobilisés par la police. Ces gosses avaient été munis de sifflets et de téléphones, et ce sont eux qui provoquèrent par leurs appels plusieurs charges sauvages de gardes mobiles au cours desquelles ces « gentlemen » démontrèrent leur politesse et leur bon caractère en piétinant les femmes et les enfants.

Le scoutisme contre le prolétariat

   Un important financier de San-Francisco, expliquant à des étrangers le développement considérable du scoutisme aux États-Unis a dit : « Vraiment, en Amérique, nous avons fait un placement excellent. Nous soutenons le scoutisme. Parlez à vos hommes d’affaires, ils ne peuvent pas voir autrement. » (Animateur des temps nouveaux.)

   Nous avons vu plus haut que le Comité des forges et toute l’industrie française ont suivi ce conseil américain. Voici ce que M. Lacoin, secrétaire général des établissements Citroën, membre du Conseil d’administration des scouts catholiques, écrit à M. Bertier, président des scouts « laïques » à l’occasion d’un congrès de cette association « neutre » qui fait, on le voit, participer les dirigeants catholiques à ses congrès.

   Après expérience faite [M. Lacoin a fondé lui-même plusieurs camps pour les apprentis de la compagnie d’Orléans dont il était autrefois ingénieur], je peux vous dire en toute certitude que le développement du scoutisme me paraît répondre à ce que l’industrie désire et ne trouve pas dans la jeunesse qui franchit le seuil de ses usines. L’idéal des scouts habitue le futur ouvrier et le futur chef au dévouement, il met en eux le germe de l’idéal social dont la France a besoin pour une élite destinée à montrer au pays que le progrès n’est pas dans la lutte de classes mais dans, le dévouement de tous à un devoir commun. Pour moi, la tâche des industriels sera inachevée tant qu’ils n’auront pas réuni leurs efforts pour diriger vers le scoutisme la jeunesse des écoles et des ateliers. Une entente me paraît indispensable entre les associations patronales et les différents groupements de scoutisme. (Congrès des Éclaireurs de France, Le Havre, 1927.)

   Cette entente existe de fait, et les industriels font en effet un « placement excellent » en soutenant le scoutisme.

   Le scoutisme nie la lutte de classe, pour remplacer celle-ci par « le dévouement de tous au devoir commun ».

  Il faut commencer par ne pas considérer comme ennemis les garçons des autres classes. Rappelez-vous que, riches ou pauvres» habitants des chaumières ou des palais, vous êtes avant tout les enfants d’une même patrie qui avez à défendre votre pays contre l’ennemi commun. Pour cela faites bloc… Ce sera votre tâche à chacun de vous de faire en sorte que notre vieux drapeau puisse continuer à flotter, quand ce serait en donnant votre sang comme vos aïeux ont fait avant vous… Soyez toujours prêts à mourir pour votre pays s’il le faut. (Baden-Powell.)

   Les dirigeants scouts ont des réponses toutes prêtes pour expliquer à leurs jeunes scouts ouvriers les plaies du capitalisme.

   Le chômage ? « Un ecclésiastique des quartiers pauvres de Londres m’écrivait récemment que sur mille cas de misère qu’il connaissait, il n’y en avait que deux ou trois qui ne fussent pas dus à l’alcool ». (B.-P.) Les chômeurs n’ont qu’à travailler « il y a du travail et de la richesse pour tous ». (B.-P.) Si les ouvriers voulaient se passer d’alcool et de tabac, ils deviendraient riches, écrit Baden-Powell, qui ne refuse pas les grosses subventions des brasseurs anglais (Guiness, etc.).

   Si les enfants meurent de faim, c’est parce que leurs pères ne renoncent pas à la cigarette. S’ils sont contraints au travail dans des conditions épouvantables c’est parce que le capitalisme veut leur bien.

   À Londres il y a des centaines de jeunes garçons qui travaillent courageusement pour gagner leur vie tout en continuant d’aller à l’école. Ils se lèvent de bonne heure et vont porter du lait et du pain chez des clients jusque vers 8 heures, avant d’aller en classe. L’après-midi (ils retournent à la boutique pour aider à nettoyer les récipients. Avant d’avoir 12 ans ce sont déjà des hommes, des modèles pour d’autres garçons de tous les pays. (Baden-Powell.)

   Mais, tout en niant la lutte de classe, les théoriciens du scoutisme dans leurs écrits exaltent les capitalistes, en même temps que chaque ligne sue la haine et la crainte du prolétariat, Voici par exemple les commentaires de la loi des scouts par un révérend père dominicain :

   Nous sommes faits pour la richesse, et la parole « Bienheureux les riches », a besoin d’être expliquée. Nous ne sommes pas faits pour la pauvreté. Le pauvre est réduit au strict nécessaire, tandis que le riche peut trouver des moyens d’action et d’extension qui sont bien agréables, comme nous disons. Et saint Thomas dit lui-même que celui qui serait totalement misérable ne pourrait être vertueux. La misère aigrit, déprime, démoralise. Elle réduit en esclavage et expose aux vices des esclaves. Nos scouts ont donc un double devoir, respecter l’argent à cause de son origine et l’économiser à cause de son utilité. (HERET, la Loi des scouts commentée d’après saint Thomas.)

   Ces négateurs de la lutte de classe ont su faire du scoutisme une organisation de combat contre le prolétariat et former des soldats actifs du patronat.

   La loi des scouts en dix articles, qui a été adoptée par toutes les fédérations avec des modifications insignifiantes dues aux conditions locales porte comme deuxième article (texte anglais) :

   Un éclaireur est loyal. Il est fidèle à son roi, à sa patrie et à ceux qui le représentent, à ses officiers, à ses parents, à ses patrons ou à ses subordonnés. Il tient à eux envers et contre tous et les défend contre quiconque les attaque en actes et en paroles.

    Le défenseur du patron qu’est le scout le défendra donc contre ses compagnons d’atelier, si ceux-ci l’attaquent.

   Cette règle est de celles qui contribuent le plus à la formation civique de l’enfant. Un scout fidèle à sa loi ne peut pas, par exemple, participer à une grève injuste. Bien comprises, ces deux petites lignes ne sont pas sans retentissement social. (Sevin.)

   L’esprit de la loi des scouts est à tel point un esprit de mouchards et de briseurs de grève qu’à Birmingham les principales usines ont affiché dans leurs ateliers le texte de cette loi jugeant qu’il n’y avait pas de meilleur moyen d’inspirer aux ouvriers le « loyalisme envers leurs patrons ». En Angleterre, les principales firmes ont formé des troupes de scouts pour l’usage spécial de leurs apprentis. Citons le Daily Miror pour ses porteurs de journaux, la Birmingham Smalls Arms Company, usine de guerre qui emploie 1.300 enfants, la maison Thomson-Houston, les Thés Lyon’s dont les apprentis ne gagnent que quelques shillings la semaine, les chemins de fer Midland Raümays, qui « ont offert à Baden-Powell un énorme immeuble, à condition qu’il l’utilise pour y transformer en scouts les 700 petits commis de son service de livraison ». Et le jésuite Sevin, à qui nous empruntons ces détails, conclut avec satisfaction : « discipline, loyauté sont parfaites, ces maisons-là n’auront jamais de grèves. »

   Si les grèves surviennent, malgré les lois des scouts, les scouts se font jaunes. Ils ont joué ce rôle au cours de la grève générale anglaise de 1924, au cours de la grève des chemins de fer anglais en 1919. La grève des Postes de Changhaï (1928) fut brisée par les scouts.

   Les scouts français sont plus discrets sur leurs exploits. Leur développement encore relativement restreint explique que leurs hauts faits n’aient pas eu un plus grand retentissement.

   Aussi l’on comprend que les chefs de scouts puissent écrire :

   Est-il exagéré de dire que le scoutisme est l’une des meilleures barrières que la Grande-Bretagne ait à opposer au socialisme. Le titre de baronnet et de grand-croix de l’ordre de Victoria, conféré à Sir Baden-Powell comme fondateur du scoutisme, prouve qu’on partage en haut lieu cette manière de voir. (Sevin.)

   Ces lignes sont de 1919.

   Plus tard le leader travailliste Mac Donald prouva à son tour qu’il pensait lui aussi que le scoutisme est l’une des meilleures barrières contre le socialisme, en élevant Baden-Powell au titre de Lord, à l’occasion d’un grand congrès international, le Jamboree de Birkenhead (1929), qui eut lieu sur un terrain offert par une municipalité travailliste.

   Baden-Powell proclame d’ailleurs que son organisation est « l’obstacle le plus puissant, qui s’oppose à la conquête des jeunes générations aux idées bolchéviks ». Et il est significatif que les organisations de scouts russes blanches qui, dirigées par Mgr Wladimir, tiennent leurs assises dans la région parisienne et sur la Côte d’Azur, après avoir combattu les Soviets de la Pologne à la Sibérie et du Caucase à la mer Blanche, soient agréées par Baden-Powell.

   L’organisation des scouts est, nous venons de le voir, la plus dangereuse des organisations capitalistes, puisqu’elle réussit à transformer les enfants en soldats, en coloniaux et en briseurs de grève actifs. Les membres de l’enseignement doivent combattre inlassablement cette organisation et lui arracher son masque de pacifisme et d’apolitisme. Les enfants n’ont souvent pas conscience du rôle qu’on leur fait jouer. Il est significatif qu’un bon travail de propagande exécuté par une organisation sur une troupe de la région de Grenoble eut pour conséquence le passage de toute l’organisation, cadres inférieurs compris, du côté des organisations révolutionnaires. Les troupes de scouts sont nombreuses, mais leur recrutement parmi les masses populaires les rend instables. Une lutte vigoureuse conséquente, qui se gardera bien d’user hors de propos des arguments « frappants » — comme ç’a été le tort de l’organisation prolétarienne des pionniers à ses débuts — pourra porter des coups terribles aux organisations de scouts et lutter ainsi contre le fascisme, qui recrutera sans aucun doute en France, parmi les scouts, une partie de ses cadres et ses troupes.

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