L’Opposition ouvrière

L’Opposition Ouvrière

Alexandra Kollontaï

Les racines de l’Opposition ouvrière

   Avant d’éclaircir les raisons de la rupture croissante entre l’Opposition ouvrière et le point de vue officiel de nos dirigeants, il faut attirer l’attention sur deux points :

  1.    L’Opposition ouvrière est issue du prolétariat industriel de la Russie soviétique. Elle n’est pas née seulement des conditions intolérables de vie et de travail où se trouvent sept millions d’ouvriers ; elle est aussi le produit de volte-face, des incohérences et même des déviations que montre notre politique soviétique, par rapport aux principes de classe initialement exprimés dans le programme communiste.
  2.    L’Opposition n’est pas originaire d’un centre particulier, elle n’est pas le fruit d’une querelle ou d’un antagonisme personnel, mais au contraire, elle s’étend à toute la Russie soviétique et rencontre une audience réceptive.

   Actuellement l’opinion prévaut que toute la controverse née entre l’Opposition ouvrière et les nombreuses fractions dirigeantes consiste uniquement en une différence de vues sur les problèmes qu’affrontent les syndicats. Ceci n’est pas la vraie raison : la rupture est bien plus profonde. Les représentants de l’Opposition ne sont pas toujours capables de l’exprimer et de la définir clairement, mais, dès qu’on touche à une question vitale concernant la reconstruction de notre république, des controverses surgissent sur toute une série de problèmes essentiels, économiques et politiques.

   Pour la première fois les deux points de vue, tels qu’ils sont exprimés par les dirigeants de notre Parti et les représentants des ouvriers organisés, se sont reflétés dans le 9° Congrès du Parti, quand il discuta la question : « Direction collective ou direction individuelle dans l’industrie ? » Il n’y avait alors aucune opposition de la part d’un groupe organisé, mais il est très significatif que la direction collective était défendue par tous les représentants des syndicats, tandis qu’y étaient opposés tous les dirigeants du Parti, habitués qu’ils sont à juger tous les problèmes du point de vue institutionnel. Ceux-ci doivent être assez rusés et adroits pour pouvoir plaire à des groupes sociaux aussi hétérogènes et aux aspirations politiques aussi contradictoires que le prolétariat, les petits propriétaires, la paysannerie, et la bourgeoisie en la personne de spécialistes et de pseudo-spécialistes de toute espèce.

   Pourquoi les syndicats étaient-ils alors seuls à défendre avec opiniâtreté le principe de la direction collective, même s’ils ne pouvaient apporter aucun argument scientifique en sa faveur ? Et pourquoi les « spécialistes » au même moment défendaient-ils le principe de la « direction par un seul » ? La raison est que dans cette controverse, même si des deux côtés on niait qu’il s’agissait d’une querelle de principe, deux points de vue historiquement inconciliables s’opposaient. Le principe de la « direction par un seul homme » est un produit de la conception individualiste de la classe bourgeoise. La « direction par un seul homme  » est dans son principe la volonté libre illimitée et isolée d’un seul homme séparé de la collectivité.

   Cette conception se reflète dans tous les aspects de l’activité humaine : depuis la nomination d’un souverain à la tête d’un état, jusqu’au directeur tout-puissant d’une usine. C’est la sagesse suprême de la pensée bourgeoise. La bourgeoisie ne croit pas au pouvoir d’un corps collectif. Pour elle les masses ne sont qu’un troupeau obéissant à fouetter et à mener là où elle le veut.

   La classe ouvrière et ses porte-parole ont conscience au contraire, que les nouvelles aspirations communistes ne peuvent être réalisées que par l’effort collectif des travailleurs eux-mêmes. Plus les masses ont développé leur capacité d’exprimer leur volonté collective et leur pensée commune, plus vite et profondément seront réalisées les aspirations de la classe ouvrière : car alors pourra être créée une industrie communiste nouvelle, homogène, unifiée, bien ordonnée. Seuls, ceux qui sont directement liés à la production peuvent y introduire des innovations qui l’animent.

   Le rejet d’un principe – le principe de la direction collective dans l’industrie – fut un compromis tactique de notre Parti, un acte d’adaptation ; il a été, de plus, une déviation de la politique de classe que nous avons développée et défendue avec acharnement pendant la première phase de la révolution.

   Pourquoi en est-on arrivé là ? Comment notre Parti, mûri et trempé dans le combat révolutionnaire, a-t-il pu s’éloigner du droit chemin pour s’engager sur le sentier tortueux des compromis, que nous avions autrefois sévèrement condamnés comme opportunistes ?

   Nous répondrons plus tard à cette question. Mais avant, nous devons nous demander comment fut formée et développée l’Opposition ouvrière.

   Le 9° Congrès du Parti Communiste Russe eut lieu au printemps. Pendant l’été l’Opposition ne s’est pas manifestée. Il n’en fut pas question pendant les débats orageux du 2° Congrès de l’Internationale Communiste; mais, profondément, l’expérience et la pensée critique s’accumulaient. On trouve une première expression de ce processus encore incomplète, à la conférence du Parti, en septembre 1920. Pour un temps, il ne s’est agi que de critiques et de négociations. L’Opposition n’avait formulé aucune proposition propre. Mais il était clair que le Parti entrait dans une nouvelle période de sa vie. Les éléments de base demandent la liberté de critique, proclament fortement que la bureaucratie les étrangle, ne leur laisse aucune liberté d’action, aucune initiative.

   Les leaders du Parti eurent conscience de ce courant; aussi Zinoviev fit maintes promesses verbales concernant la liberté de critique, l’élargissement du domaine de l’activité autonome des masses, la condamnation des dirigeants qui s’écartaient des principes de la démocratie, etc. Beaucoup fut dit, et bien dit ; mais des paroles aux actes, il y a une distance considérable. La Conférence de septembre, pas plus que le discours de Zinoviev, plein de promesses, n’a rien changé, soit dans le Parti, soit dans la vie des masses. La racine d’où est née l’Opposition n’était pas détruite. La base était agitée par une insatisfaction mal formulée, un esprit de critique et d’indépendance.

   Cette fermentation inorganisée a été remarquée même par les dirigeants du Parti chez lesquels elle a provoqué, de façon inattendue, des discussions très vives. Il est significatif mais aussi très naturel, que celles-ci portèrent sur le rôle que doivent jouer les syndicats. Actuellement, ce sujet de divergence entre l’Opposition et les leaders du Parti, sans être le seul, représente le problème essentiel de notre politique intérieure.

   Bien avant que l’Opposition ouvrière soit apparue avec ses Thèses et ait formulé la base sur laquelle doit à son avis reposer la dictature du prolétariat dans le domaine de la reconstruction industrielle, les dirigeants du Parti s’étaient trouvés en forte divergence entre eux au sujet du rôle des organisations ouvrières dans la reconstruction de l’industrie sur une base communiste. Le Comité central du Parti était divisé en plusieurs groupes : le camarade Lénine s’opposait à Trotsky tandis que Boukharine avait une position intermédiaire

   C’est seulement au 8° Congrès et aussitôt après, qu’il devint clair qu’un groupe s’était formé à l’intérieur du Parti, unifié par des thèses et des principes communs concernant les syndicats. Ce groupe, l’Opposition, bien que n’ayant guère de grands théoriciens et malgré la résistance résolue des leaders les plus populaires du Parti, a vite grossi, et s’est étendu à travers le monde ouvrier de la Russie. Il ne se trouve pas qu’à Moscou et Leningrad. Du bassin du Donetz, de l’Oural, de Sibérie et d’autres centre industriels, le Comité central a reçu des rapports indiquant que l’Opposition ouvrière s’était constituée et agissait. Bien sûr, l’Opposition n’est pas partout en complet accord avec les ouvriers de Moscou. Parfois les formules, les motifs et les revendications de l’Opposition sont bien vagues, mesquins et même absurdes ; parfois même sur les points essentiels il peut y avoir des différences ; cependant, partout on retrouve la même question : qui développera les puissances créatrices dans la reconstruction de l’économie ? Est-ce que ce sera les organes de classe unis à l’industrie par des liens vitaux – c’est-à-dire, les syndicats d’industrie – ou bien l’appareil des Soviets qui est séparé de l’activité industrielle et dont la composition sociale est mélangée ? Voilà la racine de la divergence. L’Opposition ouvrière défend le premier principe ; les dirigeants du Parti, eux, quelques soient leurs divergences sur divers points secondaires, sont complètement d’accord sur le point essentiel, et défendent le second principe.

   Quelle est la signification de tout cela ?

   C’est que notre Parti traverse sa première crise sérieuse de la période révolutionnaire. On ne pourra pas rejeter rapidement l’Opposition en la traitant de « syndicalisme ». Tous les camarades doivent considérer le problème avec le plus grand sérieux. Qui a raison : les dirigeants ou les masses ouvrières et leur sain instinct de classe ?

   Avant d’envisager les points essentiels de la controverse entre les dirigeants de notre Parti et l’Opposition ouvrière, nous devons répondre à la question : comment notre Parti – auparavant fort, puissant et invincible cause de sa politique de classe ferme et claire – a-t-il commencé à dévier de son programme ?

   Plus le Parti communiste nous est cher, précisément parce qu’il a accompli un tel pas résolu pour libérer les travailleurs du joug du capital, moins avons nous le droit de fermer les yeux sur les erreurs des centres dirigeants.

   Le pouvoir du Parti doit reposer sur la capacité de nos centres dirigeants à déceler les problèmes et les tâches qu’affrontent les ouvriers et à choisir la tendance, qui permet aux masses de conquérir un stade historique plus avancé. Ainsi faisait le Parti dans le passé ; ainsi ne fait-il plus aujourd’hui. Notre Parti non seulement est en perte de vitesse : il regarde de plus en plus souvent « sagement » en arrière et se demande : « N’avons-nous pas été trop loin ? N’est-ce pas le moment de s’arrêter ? Ne faudrait-il pas être plus prudent et éviter les expériences audacieuses jamais faites dans l’histoire ? ».

   Pourquoi cette « prudence raisonnable » (exprimée en particulier par la méfiance des centres dirigeants du Parti sur les capacités de gestion économique et industrielle des syndicats), prudence qui a dernièrement submergé tous les dirigeants ? Quelle en est la cause ?

   Si nous cherchons à comprendre pourquoi une telle controverse s’est élevée dans notre Parti, il devient clair qu’il y a trois causes fondamentales à la crise que le Parti traverse.

   La première, principale et fondamentale, c’est l’environnement dévasté dans lequel notre Parti doit travailler et agir.

   Le Parti communiste russe doit construire le Communisme et faire passer son programme dans les faits :

  1.    Dans les conditions d’une destruction complète et d’un effondrement de la structure de l’économie.
  2.    Face à la pression brutale et incessante des États impérialistes et des Gardes blancs.
  3.    A la classe ouvrière russe a été imparti de construire le communisme, créer de nouvelles formes communistes d’économie dans un pays économiquement arriéré avec une population en majorité paysanne, où les conditions économiques nécessaires à la socialisation de la production et de la distribution manquent, et où le capitalisme n’a pas encore été capable d’achever le cycle de son développement (du premier stade de lutte concurrentielle illimitée à sa forme la plus avancée – la régulation de la production par des syndicats capitalistes, les trusts).

   Il est naturel que tous ces facteurs nous empêchent de réaliser notre programme (surtout dans son aspect essentiel : la reconstruction des industries sur une base nouvelle) et introduisent dans notre politique économique des influences diverses et un manque d’uniformité.

   De cette première raison résultent les deux autres. D’abord le retard économique de la Russie et la prédominance de la paysannerie créent cette diversité et font inévitablement dévier la politique effective de notre Parti d’une orientation de classe cohérente avec sa théorie et ses principes.

   N’importe quel parti à la tête d’un État soviétique hétérogène est obligé de prendre en considération les aspirations des paysans, leurs tendances: petites-bourgeoises et leur hostilité au communisme, de prêter une oreille aux nombreux éléments petits-bourgeois, restes de l’ancien capitalisme russe, à toutes les sortes de commerçants, d’intermédiaires, de fonctionnaires qui se sont très vite adaptés aux institutions soviétiques, occupent des places responsables dans les centres, font partie de divers commissariats etc. Il n’est pas étonnant que Tsiurupa, Commissaire du Peuple à l’approvisionnement, déclarait au 8° Congrès que dans les services du Commissariat il y avait : 17 % d’ouvriers, 13 % de paysans, moins de 20 % de spécialistes et donc le reste, plus de la moitié, étaient des commerçants, représentants de commerce ou éléments semblables en majorité « analphabètes  » (selon les propres paroles de Tsiurupa). Dans l’esprit de Tsiurupa ceci est la preuve que ces commissariats sont constitués démocratiquement, même s’ils n’ont rien à voir avec les prolétaires, avec les producteurs de toute richesse, avec les ouvriers d’usine.

   Voilà les éléments – les éléments de la petite-bourgeoisie largement répandus dans les institutions soviétiques, les éléments de la classe moyenne avec leur hostilité au communisme, leur prédilection pour les coutumes immuables du passé, leur haine, leur peur des actes révolutionnaires – voilà les éléments qui apportent la dégénérescence dans nos institutions soviétiques, et y créent une atmosphère qui écœure en fin de compte la classe ouvrière. Ce sont deux mondes différents et hostiles. Et pourtant nous, en Russie soviétique, nous sommes obligés de persuader la classe ouvrière et nous-mêmes que les petits-bourgeois et les classes moyennes (sans parler des paysans aisés) peuvent tous s’accommoder du même slogan : « tout le pouvoir aux Soviets », oubliant ainsi que les intérêts pratiques et quotidiens des ouvriers doivent s’opposer à ceux des classes moyennes et de la paysannerie remplies de mentalité petite-bourgeoise, rendant ainsi contradictoire notre politique soviétique, et déformant ses clairs principes de classe.

   En plus des petits propriétaires villageois et des éléments bourgeois des villes, la politique de notre Parti doit compter avec l’influence exercée par les représentants de la bourgeoisie riche qui font leur apparition maintenant en la personne de spécialistes, de techniciens, d’ingénieurs et d’anciens directeurs d’entreprises industrielles et financières qui, par leur expérience passée sont liés au système capitaliste de la production. Ils ne peuvent même pas imaginer un autre système de production en dehors de celui qui se situe dans les limites traditionnelles de l’économie capitaliste.

   Plus la Russie soviétique éprouve le besoin de spécialistes dans le domaine de la technique et de la direction de la production, plus forte devient l’influence de ces éléments étrangers à notre classe ouvrière, sur le développement de notre économie. Ayant été rejetés pendant la première période la révolution, et étant obligés de prendre une attitude d’attentisme prudent et parfois même ouvertement hostile envers les autorités soviétiques en particulier pendant les mois les plus difficiles de sabotage historique par les intellectuels, ce groupe social de cerveaux utilisés par la production capitaliste, serviteurs obéissants, achetés, grassement payés du capital, acquièrent une influence et une importance politique chaque jour plus grandes.

   A-t-on besoin de noms ? Chaque camarade ouvrier qui suit attentivement notre politique intérieure et extérieure se rappelle plus d’un nom de ce type.

   Aussi longtemps que le centre de notre vie résidait sur les fronts de guerre, l’influence de ces Messieurs qui dirigent notre économie soviétique, surtout dans le domaine de la reconstruction industrielle, était comparativement négligeable.

   Les spécialistes, reste du passé, liés étroitement par toute leur nature au système bourgeois que nous voulons détruire, commencent peu à peu à pénétrer dans notre Armée Rouge, ils y introduisent l’atmosphère du passé (subordination aveugle, obéissance servile, décorations, rangs hiérarchiques, la volonté arbitraire du supérieur à la place de la discipline de classe, etc.) mais ils n’avaient pas étendu leur influence à l’activité politique générale de la république Soviétique.

   Le prolétariat ne mettait pas en question leur capacité supérieure dans les affaires militaires, comprenant pleinement par un sain instinct de classe que dans le domaine militaire la classe ouvrière en tant que classe ne peut pas formuler des idées nouvelles et est incapable d’introduire des changements substantiels dans le système militaire – de le reconstruire sur une base de classe. Le militarisme professionnel – héritage des siècles passés – le militarisme, les guerres, ne trouveront pas de place dans la société communiste. La lutte suivra d’autres voies, prendra les formes nettement différentes, inconcevables pour notre imagination. L’esprit militaire vit ses derniers jours pendant la phase transitoire de dictature du prolétariat; il n’est donc pas étonnant que les ouvriers, en tant que classe, ne purent y introduire rien de nouveau et d’important pour le développement futur de la société. Pourtant, même dans l’Armée Rouge la classe ouvrière apporta des changements; mais la nature du militarisme resta la même et la direction des affaires militaires par les anciens officiers et généraux de la vieille armée n’a pas fait dévier la politique soviétique dans le domaine militaire au point où les travailleurs pourraient éprouver des préjudices, eux-mêmes ou leurs intérêts de classe.

   Mais dans le domaine économique les choses sont tout à fait différentes. La production, son organisation constituent l’essentiel du communisme. Exclure les travailleurs de l’organisation de la production, les priver (eux ou leurs organisations propres) de la possibilité de créer de nouvelles formes de production dans l’industrie par le moyen de leurs syndicats, refuser ces expressions de l’organisation de classe du prolétariat pour se fier entièrement à l’habileté de spécialistes habitués et entraînés à opérer la production sous un système tout à fait différent, c’est quitter les rails de la pensée marxiste scientifique. C’est pourtant ce que sont précisément en train de faire les dirigeants de notre Parti.

   Tenant compte de l’écroulement total de nos industries, tout en respectant le système capitaliste de production (rémunération du travail par l’argent, échelle de salaires selon le travail effectué) les dirigeants du parti, méfiants à l’égard des capacités créatrices des collectivités ouvrières, cherchent le salut pour sortir du chaos industriel, mais où donc ? Chez les disciples des anciens hommes d’affaires, techniciens, bourgeois capitalistes, dont les capacités créatrices dans la production sont soumises à la routine, aux habitudes et aux méthodes de la production et de l’économie capitalistes. Ce sont eux qui introduisent l’idée ridiculement naïve qu’il est possible de construire le communisme par des moyens bureaucratiques. Ce sont eux qui « décrètent » là où il est maintenant nécessaire de créer et de pousser la recherche.

   Plus le front militaire s’efface devant le front économique, plus nos besoins deviennent pressants, plus s’accroît l’influence de ce groupe qui n’est pas seulement intrinsèquement étranger au communisme, mais absolument incapable de développer les qualités nécessaires à l’introduction de nouvelles formes d’organisation du travail, de nouvelles motivations pour augmenter la production, de nouvelles façons d’envisager la production et la distribution. Tous ces techniciens, hommes pratiques, expérimentés dans les affaires, qui apparaissent maintenant à la surface de la vie soviétique, font pression sur les dirigeants de notre Parti à l’intérieur des institutions soviétiques, par l’influence qu’ils exercent sur la politique économique.

   Le Parti est donc dans une situation difficile et embrassante pour exercer un contrôle sur l’état soviétique et doit prêter une oreille et s’adapter aux trois groupes économiques hostiles de la population, dont chacun est d’une structure sociale différente. Les ouvriers demandent une politique nette, sans compromis, un progrès rapide à marches forcées, vers le communisme ; tandis que la paysannerie, avec ses penchants et ses sympathies petits-bourgeois, demande diverses sortes de « libertés », y compris la liberté de commerce et la non-immixtion dans les affaires. Elle est rejointe dans cette demande par la classe bourgeoise en la personne de fonctionnaires soviétiques, de commissaires aux armées, etc., qui se sont déjà adaptés au régime soviétique et poussent notre politique vers des lignes petites-bourgeoises.

   Dans la capitale l’influence de ces éléments petits-bourgeois est négligeable, mais en province et dans les Soviets locaux elle est importante et nocive. Enfin il y a un autre groupe d’hommes, celui des anciens gérants et dirigeants des industries capitalistes. Ce ne sont pas les magnats du capital, comme Riabutshinsky ou Rublikoff, dont la République Soviétique s’est débarrassée pendant la première phase de la révolution, mais ce sont les serviteurs les plus talentueux du système capitaliste, « le cerveau et le génie » du capitalisme, ses véritables créateurs et promoteurs. Approuvant chaleureusement les tendances centralistes du gouvernement soviétique dans le domaine économique, comprenant bien les bénéfices d’une «trustification » et d’une régulation de l’économie (ce qui, soit dit en passant, est en train d’être fait par le capital dans tous les pays industriels avancés), ils s’efforcent d’obtenir une seule chose : que cette régulation soit faite non pas par les organisations ouvrières des syndicats d’industrie), mais par eux-mêmes, sous le couvert des institutions économiques soviétiques, des comités industriels centraux, des organes industriels du Conseil Supérieur de l’Economie Nationale, où ils sont déjà fortement enracinés: L’influence de ces messieurs sur la politique «sobre» de nos dirigeants est grande, bien plus grande qu’il n’est souhaitable. Cette influence se reflète dans la politique qui défend et cultive le bureaucratisme (et qui n’essaye pas de le changer entièrement, mais seulement de l’améliorer). Cette politique est particulièrement évidente dans notre commerce extérieur avec les états capitalistes, qui vient juste de prendre son essor : les relations commerciales se passent au-dessus de la tête des ouvriers organisés, russes aussi bien qu’étrangers. Elle trouve aussi son expression dans toute une série de mesures visant à réduire l’activité autonome des masses et à donner l’initiative aux émules du monde capitaliste.

   Entre ces diverses couches de la population notre Parti, en essayant de trouver une voie moyenne, est obligé de prendre une orientation qui ne compromette pas l’unité des intérêts de l’Etat. La politique claire du Parti de s’identifier avec les institutions de l’état soviétique, se transforme peu à peu en une politique d’une classe supérieure, ce qui n’est rien d’autre, dans son essence, qu’une adaptation de nos centres dirigeants aux intérêts divergents et inconciliables de cette population socialement hétérogène. Cette adaptation conduit inévitablement à des hésitations, des fluctuations, des déviations et des erreurs. Il suffit de mentionner la route en zigzag de notre politique paysanne qui passa de l’« appui au paysan pauvre » au soutien des « propriétaires laborieux ». Supposons que cette politique soit une preuve du « réalisme » de nos dirigeants, et de leur « sagesse d’hommes d’Etat » ; mais l’historien futur qui analysera sans préjugé les étapes de notre pouvoir, découvrira et montrera que c’est là une dangereuse déviation de la ligne de classe vers l’« adaptation » et grosse de perspectives et de résultats nocifs.

   Examinons encore la question du commerce extérieur. Il existe dans notre politique une ambivalence évidente.

   Ceci se reflète dans la friction incessante entre le Commissariat des affaires étrangères et le Commissariat du commerce extérieur. La nature de cette friction n’est pas seulement administrative ; sa cause est plus profonde et, si on exposait ouvertement aux éléments de base le travail secret des centres directeurs, qui si où conduirait la controverse entre le Commissariat aux affaires étrangères et les représentants commerciaux à l’étranger ?

   Cette friction en apparence administrative est en fait sérieuse, profonde, sociale, cachée à la base du Parti ; elle oblige à adapter la politique soviétique aux trois couches divergentes de la population (ouvriers, paysans, anciens bourgeois) ; elle constitue une autre cause de crise de notre parti. Nous ne pouvons pas ignorer cette cause ; elle est trop symptomatique, trop grosse de perspectives. Au nom de son unité et de son activité future, ce doit être la tâche de notre Parti d’y réfléchir et de tirer la leçon de l’insatisfaction générale qu’elle provoque chez les militants de base.

   Tant que la classe ouvrière, pendant la première phase de la révolution sentait qu’elle portait seule le communisme, il y avait une unanimité parfaite dans le Parti. Dans les jours qui suivirent immédiatement la révolution d’octobre, personne ne pouvait même imaginer qu’il y avait des gens « en haut » et des gens « en bas », car les ouvriers avancés étaient engagés fiévreusement dans la réalisation, point après point, de notre programme communiste de classe. Le paysan qui avait reçu la terre ne s’affirmait pas alors comme un citoyen de plein droit de la République Soviétique. Les intellectuels, hommes d’affaires qui montent (toute la petite bourgeoisie et les pseudo-spécialistes, maintenant société soviétique, déguisés en « spécialistes ») se tenaient à l’écart dans une expectative vigilante, si bien que les masses ouvrières avancées avaient toute liberté de développer leurs capacités créatrices.

   Maintenant, c’est juste le contraire. L’ouvrier sent, voit et comprend à chaque instant que le spécialiste et, ce qui est plus grave, des pseudo-spécialistes illettrés et inexpérimentés, le mettent à l’écart et occupent tous les hauts postes administratifs des institutions industrielles et économiques. Et, au lieu de freiner cette tendance issue d’éléments complètement étrangers à la classe ouvrière et au communisme, le Parti l’encourage et cherche à sortir du chaos industriel en s’appuyant non sur les ouvriers, mais précisément sur ces éléments. Le Parti ne met pas sa confiance dans les ouvriers, dans leurs organisations syndicales, mais dans ces éléments. Les masses ouvrières le sentent et au lieu de l’unanimité et de l’unité dans le Parti il apparaît une cassure.

   Les masses ne sont pas aveugles. Pour cacher les déviations d’une politique de classe et les compromis avec les paysans et le capitalisme mondial, la confiance qu’ils accordent aux disciples du système capitaliste de production, les dirigeants les plus populaires du Parti peuvent bien employer toutes les paroles du monde ; les classes ouvrières sentent où commence la déviation.

   Les ouvriers peuvent nourrir une affection ardente et un amour pour une personnalité comme celle de Lénine ; ils peuvent être fascinés par l’incomparable éloquence de Trotsky et ses capacités d’organisation ; ils peuvent respecter un certain nombre d’autres leaders – en tant que leaders; mais quand les masses sentent qu’on n’a plus confiance en elles, alors il est naturel qu’elles disent : « Non. Halte. Nous refusons de vous suivre aveuglement. Examinons la situation. Votre politique qui choisit le milieu du chemin entre trois groupes sociaux opposés est, certes, habile mais elle sent l’adaptation et l’opportunisme dont nous avons déjà l’expérience. Aujourd’hui nous pouvons peut-être gagner quelque chose avec votre politique «réaliste », mais faisons attention de ne pas nous retrouver finalement sur une fausse route, dont les zigzags et les tournants nous conduiront du futur aux ruines du passé. »

   La méfiance des leaders à l’égard des ouvriers augmente constamment, et, plus les dirigeants deviennent « réalistes », plus ils se transforment en hommes d’état intelligents qui glissent sur la lame d’un couteau acéré entre le communisme et le compromis avec le passé bourgeois, – plus s’approfondit le fossé entre le « haut » et le « bas », moins il y a de compréhension et plus pénible et inévitable devient la crise à l’intérieur du Parti lui-même.

   La troisième raison de la crise du parti est qu’en fait, durant ces trois années de la révolution, la situation économique de la classe ouvrière, de ceux qui travaillent dans les usines, non seulement ne s’est pas améliorée, mais est devenue encore plus intolérable. Cela, personne n’ose le nier. L’insatisfaction réprimée mais étendue parmi les ouvriers (ouvriers, entendez bien) est réellement justifiée.

   Seuls les paysans gagnèrent quelque chose directement ; quant aux classes moyennes, elles se sont très intelligemment adaptées aux nouvelles conditions, de même que les représentants de la haute bourgeoisie qui ont occupé tous les postes dirigeants et responsables dans les institutions soviétiques (surtout dans le domaine de la direction de l’économie de l’état, dans les organisations industrielles et le rétablissement des relations commerciales avec l’étranger). Seule la classe fondamentale de la république soviétique, qui a supporté en tant que masse tous les fardeaux de la dictature, mène une existence scandaleusement pitoyable.

   La République ouvrière contrôlée par les communistes, par l’avant-garde de la classe ouvrière qui, pour citer les propres paroles de Lénine, « a absorbé toute l’énergie révolutionnaire de la classe », n’a pas eu assez de temps pour réfléchir à la condition de tous les ouvriers et l’améliorer ; pas de ceux des industries dites « de choc » qui ont pu retenir l’attention du Conseil des Commissaires du peuple mais de tous les ouvriers, pour amener leurs conditions d’existence à un niveau humain.

   Le Commissariat du travail est l’institution la plus stagnante de tous les Commissariats. Dans toute la politique soviétique, on n’a jamais soulevé et discuté sérieusement, à une échelle nationale, la question : Face à l’effondrement complet de l’industrie et une situation intérieure très défavorable que doit-on, et que peut-on faire pour améliorer les conditions des ouvriers, pour préserver leur santé en vue du travail productif ultérieur et améliorer leur sort dans les ateliers ?

   Jusqu’à récemment, la politique soviétique n’avait pas de plan élaboré pour améliorer le sort des ouvriers et leurs conditions de vie. Tout ce qui fut fait dans ce domaine le fut incidemment ou par hasard, par des autorités locales sous la pression des masses elles-mêmes. Pendant trois ans de guerre civile le prolétariat a héroïquement apporté sur l’autel de la révolution ses innombrables sacrifices. Il attendit patiemment mais maintenant, à un tournant des affaires, quand le centre vital de la République est de nouveau transféré au front économique, l’ouvrier de base ne comprend plus la nécessité de « souffrir et d’attendre ». Pourquoi ? N’est-il pas le créateur de la vie sur une base communiste ? Prenons en main la reconstruction, car nous savons mieux que les messieurs des centres dirigeants où ça nous blesse le plus.

   A la base l’ouvrier observe. Il voit que jusqu’à présent les problèmes d’hygiène, de la santé, de l’amélioration des conditions de travail dans l’usine – en d’autres termes, de l’amélioration du sort des ouvriers, – ont occupé la dernière place dans notre politique. A part le logement des ouvriers dans des maisons bourgeoises mal adaptées, nous n’avons pas avancé dans la solution du problème du logement et, ce qui est pire, nous n’avons même pas effleuré en pratique la question du logement des ouvriers. A notre honte, dans le cœur du pays, à Moscou même, les ouvriers vivent encore dans des quartiers sales, surpeuplés, sans hygiène ; en les visitant, on pense qu’il n’y a pas eu de révolution du tout. Nous savons tous qu’on ne peut résoudre le problème du logement dans quelques mois ni même dans quelques années, qu’étant donné notre pauvreté, sa solution rencontrera bien des difficultés, mais l’inégalité croissante entre les groupes privilégiées de la population en Russie Soviétique et les ouvriers de base, « l’ossature de la dictature », nourrit et entretient le mécontentement.

   L’ouvrier voit comment vivent les fonctionnaires soviétiques, et les gens qui se débrouillent, et comment il vit, lui – lui sur lequel repose la dictature du prolétariat. Il ne peut que voir que pendant la révolution la vie et la santé des ouvriers dans les usines n’attiraient pas la moindre attention ; que là où avant la révolution les conditions étaient plus ou moins tolérables elles sont encore maintenues par les comités d’atelier – mais là où de telles conditions n’existaient pas, où l’air empoisonné par les gaz et l’humidité minaient la santé des travailleurs, la situation reste inchangée. « Nous ne pouvions pas nous occuper de cela ; excusez nous, il y avait le front militaire ». Et pourtant, quand il fallait faire des réparations dans un immeuble occupé par les institutions soviétiques, on trouvait le matériel et les ouvriers nécessaires. Qu’arriverait-il si nous essayions de loger nos spécialistes ou nos « experts », occupés par les transactions commerciales avec l’étranger, qu’arriverait-il si nous les logions dans les gourbis où vivent et travaillent la masse des ouvriers ? Ils pousseraient de tels cris qu’il faudrait mobiliser le département du logement en entier pour améliorer « ces conditions chaotiques » qui entravent la productivité de nos spécialistes.

   Le service rendu par l’Opposition ouvrière consiste en ceci, qu’elle a inclus le problème de l’amélioration du sort des ouvriers et d’autres revendications ouvrières secondaires dans la politique économique générale. La productivité du travail ne peut être augmentée sans que la vie des ouvriers ait été organisée sur une nouvelle base communiste.

   Moins on entreprend et on prépare cela, plus l’incompréhension, l’éloignement et la méfiance mutuelle entre les dirigeants et les ouvriers deviennent profonds. Il n’y a pas d’unité, il n’y a pas le sens de l’identité de leurs besoins, de leurs revendications et de leurs aspirations. « Les dirigeants sont une chose, et nous une chose totalement différente. Il est peut-être vrai que les dirigeants savent mieux comment diriger le pays, mais ils n’arrivent pas à comprendre nos besoins, notre vie dans l’usine, ses exigences, ses besoins immédiats ; ils ne comprennent et ils ne savent pas », De ce raisonnement découle le mouvement instinctif vers le syndicat et par suite l’abandon du Parti. « Il est vrai qu’ils viennent de nous, mais dès qu’ils entrent dans ces centres ils nous abandonnent ; ils commencent à vivre différemment ; si nous souffrons est-ce qu’ils s’en soucient ? Nos peines ne sont plus les leurs ».

   Plus le Parti attire les meilleurs éléments de nos syndicats et de nos usines en les envoyant au front ou dans les institutions soviétiques, plus devient faible la liaison entre les ouvriers de la base et les centres directeurs du Parti. L’hiatus s’approfondit, et c’est pourquoi maintenant cette division apparaît dans les rangs du Parti lui-même. Les ouvriers, par l’intermédiaire de leur Opposition ouvrière, demandent : « Que sommes-nous ? Sommes-nous vraiment le fer de lance de la dictature de classe, ou bien simplement un troupeau obéissant qui sert de soutien, à ceux qui, ayant coupé tous les liens avec les masses, mènent leur propre politique et construisent l’industrie sans se soucier de nos opinions et de nos capacités créatrices, sous le couvert du nom du Parti ? »

   Quoi que puissent faire les dirigeants du parti pour repousser l’Opposition ouvrière, celle-ci restera toujours cette saine force de classe, destinée à injecter une énergie revitalisante dans la vie économique aussi bien que dans le Parti qui commence à perdre ses contours et à décliner. On a vu qu’il y a trois causes qui créent la crise au sein de notre Parti. Il y a d’abord les conditions objectives dominantes sous lesquelles le communisme est appliqué et se réalise en Russie (la guerre civile, l’arriération économique du pays, l’effondrement industriel complet causé par de longues années de guerre). La seconde cause est la composition hétérogène de notre population (7 millions d’ouvriers, la paysannerie, les classes moyennes, et finalement l’ancienne bourgeoisie, hommes d’affaires de toute professions qui influencent la politique des institutions soviétiques et pénètrent dans le parti). La troisième cause est l’inertie du parti concernant l’amélioration immédiate de la vie des ouvriers et la faiblesse des institutions soviétiques correspondantes et leur incapacité de s’occuper de ces problèmes et de les résoudre.

   Que veut donc l’Opposition ouvrière. En quoi est-elle utile ?

   Son utilité réside en ce qu’elle pose devant le Parti toutes les questions troublantes ; elle donne forme à tout ce qui n’était qu’une agitation diffuse dans les masses et qui éloignait un peu plus du Parti les ouvriers qui n’y militaient pas ; elle proclame nettement et sans peur au dirigeants : « Arrêtez-vous, regardez autour de vous, réfléchissez ! Où est-ce que vous nous conduisez ? Ne quittons-nous pas la bonne route ? Il sera très grave pour le Parti de se séparer du fondement de la dictature, restant de son côté, tandis que la classe ouvrière reste du sien. Voilà où réside je plus grand danger pour la révolution. »

   La lâche du Parti dans sa crise actuelle est d’affronter sans peur ses erreurs et de prêter l’oreille à l’appel de classe des larges masses ouvrières. Grâce au pouvoir créateur de la classe montante incarné par des syndicats d’industrie, nous avancerons vers la reconstruction et vers le développement des forces créatrices du pays ; vers l’épuration du Parti des éléments étrangers à la classe : vers un redressement de l’activité du Parti par un retour à la démocratie, à la liberté d’opinion et de critique à l’intérieur du Parti.

Les syndicats: leur rôle et leurs problèmes

   Nous avons déjà exposé brièvement les causes fondamentales de la crise à l’intérieur du Parti. Nous allons maintenant éclaircir les points les plus importants de la controverse entre les dirigeants de notre Parti et l’Opposition ouvrière. Il y a deux points principaux : Le rôle et les problèmes des syndicats dans la période de reconstruction de l’économie nationale, en liaison avec l’organisation de la production sur une base communiste ; et la question de l’action autonome des masses, en liaison avec la bureaucratie dans le Parti et dans les soviets.

   Répondons d’abord à la première question, car la seconde n’en est qu’une conséquence. La période de « rédaction de thèses » est terminée dans notre Parti. Nous avons devant nous six plates-formes différentes, six tendances au sein du Parti. Jamais le Parti n’a connu une telle diversité de tendances et une variété aussi fine de nuances, entre les tendances ; jamais la pensée du Parti n’a été aussi riche en formules concernant une seule et même question. C’est donc que cette question est fondamentale. Et de fait, elle l’est. Toute la controverse se réduit à une seule question de base : qui construira l’économie communiste, et comment sera-t-elle construite ? Cette question est, en plus, l’essence de notre programme, elle en est le cœur ; elle est ni moins, ni plus importante que la question de la prise de pouvoir politique par le prolétariat. Seul le groupe de Boubnoff, le soi-disant « centralisme politique » est assez myope pour sous-estimer son importance et déclarer « la question syndicale n’a pas actuellement d’importance et ne présente -aucune difficulté théorique ».

   Il est naturel que cette question agite sérieusement le Parti, car en fait elle revient à ceci : dans quelle direction allons-nous tourner la roue de l’histoire, irons-nous vers l’avant ou retournerons-nous en arrière ? Il est également naturel qu’il n’y ait pas un seul communiste dans le Parti qui puisse rester neutre pendant la discussion de cette question. Comme résultat, nous avons donc six tendances différentes.

   Si nous commençons cependant à analyser en détail toutes les thèses de ces groupes si finement différenciés, nous trouvons que sur la question fondamentale – qui construira l’économie communiste et organisera la production sur une base nouvelle ? – Il n’y a que deux points de vue. L’un est exprimé et formulé par la déclaration des principes de l’Opposition ouvrière, et l’autre est celui qui réunit tontes les autres tendances, qui ne diffèrent que dans les nuances mais sont identiques sur le fond.

   Que soutient la plate-forme de l’Opposition ouvrière ? Et quel rôle assigne-t-elle aux syndicats ou plus exactement aux syndicats industriels dans la période actuelle ?

   « Nous croyons que le problème de la reconstruction et du développement des forces productives de notre pays ne pourra être résolu que par un changement complet du système de contrôle de l’économie » (rapport de Chliapnikov, Déc. 1920). Remarquez bien, camarades, « par un changement complet du système de contrôle de l’économie ». Que signifie cela ? « La base de la controverse », continue ce rapport, « tourne autour de la question : par quels moyens le Parti peut-il réaliser sa politique économique dans cette période de transformation ? Par l’intermédiaire des ouvriers organisés dans leurs syndicats, ou par-dessus leurs têtes, par des moyens bureaucratiques, par des fonctionnaires canonisés de l’État ? »

   La question est là : réaliserons-nous le communisme avec les ouvriers ou par-dessus leur tête, par les fonctionnaires des soviets ? Réfléchissons camarades, s’il est possible de construire une économie communiste en utilisant les moyens et les capacités créatrices des rejetons de l’autre classe, tout imprégnés de la routine du passé. Si nous pensons en marxistes, en hommes de science, nous répondrons catégoriquement et explicitement : « Non ! »

   La racine de la controverse et la cause de la crise se trouve dans la croyance que les « réalistes », techniciens, spécialistes et organisateurs de la production capitaliste peuvent d’un seul coup se libérer de leurs conceptions traditionnelles sur la façon de gérer le travail, conceptions qui se sont profondément imprimées dans leur chair pendant les années qu’ils ont passées au service du capital, et qu’il peuvent devenir capables de créer de nouvelles formes de production, d’organisation du travail et de motivation des travailleurs. Croire cela c’est oublier l’incontestable vérité que ce n’est pas quelques génies isolés qui peuvent changer un système de production, mais seulement les besoins d’une classe.

   Imaginez juste un instant que pendant la phase transitoire du système féodal fondé sur le travail des serfs au système de production capitaliste avec son travail soi-disant librement loué, la classe bourgeoise, qui manquait alors de l’expérience nécessaire à l’organisation de la production capitaliste, imaginez qu’elle ait fait appel aux dirigeants habiles, intelligents, expérimentés, des propriétés féodales, habitués à avoir affaire à des serfs, et leur confie la tâche d’organiser la production sur une nouvelle base capitaliste. Que serait-il alors arrivé ? Ces spécialistes, habitués au fouet pour augmenter la productivité du travail, auraient-ils réussi à manier un « prolétaire libre », bien qu’affamé, qui s’était libéré de la malédiction du travail forcé pour devenir un soldat ou un travailleur à la journée ? Ces spécialistes n’auraient-ils pas complètement détruit la production capitaliste naissante ? Individuellement, des gardes-chiourmes des esclaves enchaînés, des anciens propriétaires et leurs régisseurs furent capables de s’adapter aux nouvelles formes de production. Mais ce n’est pas dans leurs rangs qu’ont été recrutés les véritables créateurs et les constructeurs de l’économie bourgeoise capitaliste.

   L’instinct de classe soufflait aux premiers propriétaires d’usines capitalistes qu’il vaut mieux aller prudemment et remplacer l’expérience par le bon sens pour établir les liens entre le capital et le travail, plutôt que d’emprunter les anciennes et inutiles méthodes d’exploitation du travail, créées par le vieux système du passé.

   L’instinct de classe guidait correctement les premiers capitalistes durant la première phase du développement capitaliste : à la place du garde-chiourme et du fouet ils devaient utiliser un stimulant : la rivalité, l’ambition personnelle des ouvriers face au chômage et à la misère. Ayant saisi ce nouveau stimulant au travail, les capitalistes furent assez intelligents pour s’en servir afin de développer les formes bourgeoises capitalistes de production en augmentant la productivité du travail « libre » loué jusqu’à un niveau très élevé.

   Il y a cinq siècles la bourgeoisie agissait de manière prudente, écoutant soigneusement ses instincts de classe. Elle s’appuyait plus sur son bon sens que sur l’expérience des spécialistes entraînés qui avaient organisé la production dans les établissements féodaux. La bourgeoisie avait parfaitement raison, comme l’histoire nous fa montré.

   Nous possédons une grande arme pour nous aider à trouver le plus court chemin vers la victoire de la classe ouvrière, pour en diminuer les souffrances et amener plus vite un nouveau système de production, le communisme. Cette arme, c’est la conception matérialiste de l’histoire. Cependant au lieu de nous en servir, en élargissant notre expérience et en corrigeant nos recherches en conformité à l’histoire, nous sommes prêts à jeter cette arme et à suivre la route encombrée et hasardeuse d’une expérimentation aveugle.

   Quelle que soit notre détresse économique, nous n’avons pas le droit d’aller si loin dans le désespoir ; le désespoir ne peut submerger que les gouvernements capitalistes, qui se trouvent le dos au mur ; après avoir épuisé toutes les possibilités créatrices du système capitaliste, ils ne trouvent plus de solution à leurs problèmes.

   En ce qui concerne la Russie ouvrière il n’y pas de raison de désespérer, car la révolution d’octobre y a ouvert une perspective nouvelle, inconnue, de création économique, et de développement de formes de productions complètement nouvelles, avec un accroissement immense de la productivité du travail. Non seulement il ne faut pas emprunter au passé, mais au contraire, on doit libérer complètement les pouvoirs créateurs de l’avenir. – C’est le programme de l’Opposition ouvrière.

   Qui construira l’économie communiste ? Une classe – la classe ouvrière et non quelques génies individuels qui appartiennent au passé. Car la classe ouvrière est liée organiquement aux nouvelles formes de production, plus productives et plus parfaites, qui naissent avec difficulté. Quel organe – les syndicats industriels purement ouvriers ou les institutions économiques soviétiques hétérogènes – peut formuler et résoudre les problèmes de création d’une organisation de la nouvelle économie et de la nouvelle production ? L’Opposition ouvrière considère que seuls peuvent le faire les collectivités d’ouvriers, et non une collectivité bureaucratique de fonctionnaires socialement hétérogène et contenant une forte dose d’éléments du vieux type capitaliste, aux esprits perclus par la vieille routine.

   « Les syndicats doivent passer de leur attitude présente de résistance passive à l’égard des institutions économiques à une participation active à la direction de toute la structure économique du pays ». (Thèses de l’Opposition ouvrière). Chercher, découvrir et créer des formes nouvelles et plus parfaites d’économie ; trouver de nouveaux stimulants à la productivité du travail – tout cela ne peut être que l’œuvre des collectivités de travailleurs liés étroitement aux nouvelles formes de production. Eux seuls peuvent tirer, à partir de leur expérience quotidienne, des conclusions sur la manière de gérer le travail dans un nouvel État ouvrier où la misère, la pauvreté, le chômage et la concurrence sur le marché de travail cessent d’être des stimulants au travail ; conclusions à première vue seulement pratiques, qui contiennent cependant des éléments théoriques précieux. Trouver un stimulant, une incitation au travail – voilà la plus grande tâche de la classe ouvrière au seuil du communisme. Personne, sauf la classe ouvrière elle-même organisée en collectivité, ne peut résoudre ce grand problème.

   La solution du problème que proposent les syndicats industriels consiste à donner aux ouvriers liberté complète d’expérimenter, d’adapter et de découvrir les nouvelles formes de production, d’organiser la formation professionnelle sur des bases de classe, d’exprimer et de développer leurs capacités créatrices. C’est la façon dont l’Opposition ouvrière conçoit la solution de ce problème difficile, d’où le point essentiel de ces thèses : « L’organisation du contrôle de l’économie sociale est la prérogative du Congrès panrusse des producteurs, unis dans leurs syndicats et élisant le corps central dirigeant toute la vie économique de la République ». Ce point assure la liberté d’exprimer les capacités créatrices de la classe ouvrière sans qu’elles soient restreintes et mutilées par la machine bureaucratique saturée de l’esprit de routine du système bourgeois capitaliste de production et de contrôle. L’Opposition ouvrière a confiance dans le pouvoir créateur de sa propre classe : la classe ouvrière. De cette prémisse, découle le reste de son programme.

   A partir de ce point, commence le désaccord de l’Oppositions ouvrière avec la ligne des dirigeants du Parti.

   Méfiance à l’égard de la classe ouvrière (non dans la sphère politique mais dans la sphère des capacités créatrices économiques) : voilà l’essence des thèses signées par les dirigeants de notre Parti. Ils ne croient pas que les mains grossières des ouvriers, techniquement inexpérimentés, puissent créer les bases de formes économiques qui dans le cours du temps formeront un système harmonieux de production communiste.

   Tous – Lénine, Trotsky, Zinoviev, Boukharine -, pensent que la production est une affaire « si délicate » qu’elle est impossible sans l’assistance des « directeurs ».

   Il faut d’abord éduquer les ouvriers, leur « apprendre » et seulement après, quand ils auront grandi, on pourra les débarrasser de tous les « éducateurs » du Conseil Supérieur de l’Economie Nationale et laisser les syndicats prendre le contrôle de la production. Il est très significatif que toutes les thèses rédigées par les leaders du Parti se rejoignent sur un point essentiel : Actuellement, nous ne devons pas donner le contrôle de la production aux syndicats ; actuellement, il « faut attendre ». Il est juste de reconnaître que Trotsky, Lénine, Zinoviev et Boukharine donnent des raisons différentes pour expliquer qu’on ne peut pas encore faire confiance aux ouvriers pour faire fonctionner l’industrie ; mais ils sont tous d’accord sur le fait que pour l’instant, la direction de la production doit se faire par dessus la tête des ouvriers, par le moyen d’un système bureaucratique hérité du passé.

   Là-dessus l’accord est complet entre les leaders. « Le centre de gravité du travail des syndicats doit actuellement être déplacé vers le domaine économique et industriel », déclare le groupe des Dix dans ses thèses. « Les syndicats en tant qu’organisations de classe des travailleurs construits en conformité avec leurs fonctions industrielles, doivent assumer le travail principal d’organisation de la production ». « Travail principal » est un terme trop vague qui permet bien des interprétations, pourtant il semblerait que la plate-forme des Dix laisse plus de liberté aux syndicats dans la gestion industrielle que le centralisme de Trotsky. Mais, plus loin, les thèses des Dix commencent à expliquer ce qu’il faut entendre par le « travail principal » des syndicats : « La participation la plus active dans les centres qui réglementent la production, contrôlent, enregistrent et répartissent la force de travail, organisent l’échange entre villes et villages, combattent le sabotage et font appliquer les décrets sur le travail obligatoire, etc. » C’est tout. Rien de neuf, rien de plus que ce que les syndicats ont déjà fait, et qui ne peut sauver notre production ni aider à résoudre la question essentielle – augmenter et développer les forces productives de notre pays.

   Pour rendre un peu plus clair le fait que le programme des « Dix » ne donne aux syndicats aucune fonction dirigeante, mais leur assigne un rôle d’auxiliaire dans la gestion industrielle, les auteurs ajoutent : « A un stade développé (pas actuellement, mais à un stade développé) les syndicats, suivant leur processus de révolution sociale, doivent devenir des organes de l’autorité sociale, travaillant comme tels et subordonnés à d’autres organisations, à faire appliquer les nouveaux principes d’organisation de la vie économique ». Par cela ils veulent dire que les syndicats doivent travailler en subordination au Conseil Supérieur de l’Économie Nationale et à ses départements.

   Quelle est la différence alors entre cette position et celle de « l’unification par la croissance », proposée par Trotsky ? Il n’y a qu’une différence de méthode. Les thèses des « Dix » mettent l’accent sur le rôle éducateur des syndicats. Dans leur formulation du problème des syndicats, surtout dans le domaine de l’organisation, de l’industrie et de l’éducation, nos leaders – en politiciens intelligents – se convertissent soudain en « professeurs ».

   Cette divergence particulière ne tourne pas autour du système de gestion dans l’industrie mais essentiellement autour du système d’éducation des masses. En fait, quand on tourne les pages des procès-verbaux sténographiés et des discours de nos dirigeants les plus en vue, on est étonné par leurs tendances pédagogiques manifestées de façon inattendue. Chaque rapporteur propose la méthode la plus parfaite d’éduquer les masses, mais tous ces systèmes « d’éducation » refusent à ceux à qui l’on enseigne la liberté d’expérimenter, de cultiver et d’exprimer leurs capacités créatrices. Dans ce domaine aussi, tous nos pédagogues sont bien en retard sur notre époque.

   Le malheur c’est que Lénine, Trotsky, Boukharine et les autres limitent les fonctions des syndicats non au contrôle de la production ou à la gestion des industries, mais à une simple école pour éduquer les masses. Pendant la discussion, il a semblé à quelques-uns de nos camarades que Trotsky était pour « une absorption graduelle des syndicats par l’État », pas d’un coup, mais graduellement, et voulait leur réserver le droit du contrôle ultime sur la production (comme l’exprime notre programme). Ce point semblait d’abord mettre Trotsky sur le même terrain que l’Opposition à un moment où le groupe représenté par Lénine et Zinoviev, opposé à « l’absorption par l’État » voyait l’objet de l’activité syndicale et son problème comme celui de « l’éducation au communisme ».

   « Les syndicats », tonnent Lénine et Zinoviev, « sont nécessaires pour le travail grossier». (p. 22 du rapport du 30 décembre). Trotsky, lui, serait semble-t-il d’un avis différent : pour lui le travail essentiel des syndicats consiste à organiser la production. En ceci il a parfaitement raison. Il a également raison quand il dit : « Dans la mesure où les syndicats sont des écoles de communisme, ils le sont non en diffusant de la propagande générale (dans un tel cas ils joueraient le rôle de « clubs »), non en mobilisant leurs membres pour le travail militaire ou la collecte de l’impôt sur les produits, mais pour fournir à tous leurs membres une éducation générale sur la base de leur participation à la production » (rapport de Trotsky, 30 déc.). Tout ceci est vrai, mais il y a une grave omission ; les syndicats ne sont pas seulement des écoles de communisme, ils en sont aussi les créateurs.

   Trotsky perd de vue la créativité de la classe ouvrière. Il lui substitue l’initiative des « véritables organisateurs de la production », les communistes à l’intérieur des syndicats (rapport de Trotsky, 30 déc.). Quels communistes ? Selon Trotsky, les communistes nommés par le parti pour occuper des positions administratives responsables à l’intérieur des syndicats pour des raisons qui n’ont souvent rien à voir avec des considérations relatives aux problèmes industriels et économiques des syndicats. Trotsky est franc. Il ne croit pas les ouvriers prêts à créer le communisme, capables à travers les peines et les souffrances, de chercher, de se tromper et pourtant, de créer les nouvelles formes de production. Cela Trotsky l’a exprimé franchement et ouvertement. Il a déjà réalisé son système « d’éducation par clubs » des masses et de leur entraînement au rôle de « dirigeants », dans l’Organe Administratif Central des Chemins de Fer, en adoptant toutes les méthodes d’éducation des masses qui furent employées par les compagnons d’autrefois sur leurs apprentis. Il est vrai qu’en cognant sur sa tête on peut faire d’un apprenti un compagnon, mais non un boutiquier accompli ; et pourtant, aussi longtemps que le bâton du maître-patron pend au-dessus de sa tête, il travaille et produit.

   Voilà, selon l’opinion de Trotsky, comment on va déplacer le problème central « de la politique vers les problèmes industriels ». L’essentiel est d’augmenter la productivité, même temporairement, par tous les moyens. Selon Trotsky c’est vers ce but qu’il faut aussi orienter toute l’éducation dans les syndicats.

   Les camarades Lénine et Zinoviev cependant ne sont pas d’accord avec Trotsky : Ils sont des « éducateurs » d’une « façon de penser moderne ». Il a été déclaré bien des fois que les syndicats sont des écoles de communisme. Qu’est-ce que cela veut dire ? Si nous prenons cette définition sérieusement, elle veut dire que dans une telle école il est d’abord nécessaire d’enseigner et d’éduquer mais non de commander (cette allusion à la position de Trotsky soulève des applaudissements). Plus loin, Zinoviev ajoute : Les syndicats accomplissent une grande tâche, à la fois pour les prolétaires et la cause communiste. C’est là le rôle fondamental que les syndicats ont à jouer. Actuellement, pourtant, nous l’oublions et pensons que nous pouvons traiter le problème des syndicats de façon trop imprudente, trop brutale, trop sévère.

   Il est nécessaire de se rappeler que ces organisations ont des tâches particulières – non de commander, de superviser ou de diriger — mais des tâches qui toutes reviennent à celle-ci : attirer les masses d’ouvriers dans le mouvement organisé du prolétariat. Ainsi, le professeur Trotsky est allé trop loin dans son système d’éducation des masses ; mais que propose le camarade Zinoviev lui-même ? De donner à l’intérieur des syndicats les premières leçons de communisme « de leur enseigner (aux masses) les éléments du mouvement prolétarien ». Comment ? Par une expérience concrète, par la création pratique de nouvelles formes de production (ce que demande l’Opposition) ? Pas du tout. Le groupe Lénine-Zinoviev propose un système d’éducation fait de lectures, de leçons de morale, de bons exemples bien choisis. Nous avons 500.000 communistes (parmi lesquels, nous regrettons de le dire, bien des étrangers – des traînards de l’autre monde) face à 7 millions d’ouvriers.

   Selon le camarade Lénine, le parti a attiré en son sein « l’avant-garde du prolétariat », et les meilleurs communistes — en coopération avec les spécialistes des institutions économiques soviétiques – cherchent dur dans leurs laboratoires pour découvrir les nouvelles formes de la production communiste. Ces communistes travaillent à présent couvés par de « bons maîtres » dans le Conseil Supérieur de l’Économie Nationale ou dans d’autres centres. Ces Jean et ces Pierre sont les meilleurs élèves, c’est vrai, mais les masses ouvrières dans les syndicats doivent regarder ces êtres exemplaires et apprendre quelque chose d’eux, sans toucher avec leurs propres mains le gouvernail du contrôle ; il est encore trop tôt maintenant, elles n’ont pas encore assez appris.

   Selon l’opinion de Lénine, les syndicats – c’est-à-dire les organisations de la classe ouvrière – ne sont pas les créateurs des formes communistes de l’économie du peuple, ils servent seulement de courroie de transmission entre l’avant-garde et les masses : « les syndicats dans leur travail quotidien doivent persuader les masses, les masses de cette classe qui… etc. »

   Ce n’est pas le système de Trotsky, un système médiéval d’éducation. C’est le système allemand de Froebel et Pestalozzi, qui fonde l’éducation sur l’étude d’exemples. Les syndicats ne doivent rien faire de vital dans l’industrie, mais persuader les masses, les maintenir en contact avec l’avant-garde, avec le Parti, qui (retenez bien cela) n’organise pas la production comme une collectivité, mais crée seulement les institutions soviétiques économiques de composition hétérogène, dans lesquelles il nomme des communistes.

   Quel système est le meilleur ? Voilà la question. Le système de Trotsky, quel que soit l’opinion qu’on en ait d’un autre point de vue, est plus clair, donc plus réaliste.

   A lire des livres et à étudier des exemples empruntés à des Pierre et des Jean bien intentionnés, on ne peut pas avancer bien loin dans l’éducation. Il faut se rappeler cela, bien se le rappeler.

   Le groupe de Boukharine se situe au milieu, ou plutôt essaye de coordonner les systèmes d’éducation. Il faut remarquer, cependant, que lui aussi ne reconnaît pas le principe d’une créativité syndicale indépendante dans l’industrie. Selon lui, les syndicats jouent un double rôle (c’est ce que proclament ses thèses) : d’un côté, une « école de communisme » et de l’autre une fonction d’intermédiaire entre le parti et les masses (cette opinion est empruntée au groupe Lénine) ; en d’autres termes, le syndicat doit jouer le rôle d’une machine amenant les masses prolétariennes à la vie active (remarquez bien, camarades : « à la vie active », mais non à la création d’une nouvelle forme d’économie, à la recherche de nouvelles formes de production). En plus il doit devenir à un degré croissant partie aussi bien de l’appareil économique que du pouvoir d’Etat. Ceci est emprunté, à la théorie de « l’absorption progressive » de Trotsky.

   La controverse, une fois de plus, ne tourne pas autour du problème des syndicats, mais autour des méthodes d’éducation des masses par les syndicats. Trotsky est, ou plutôt était, pour un système qui, avec l’aide de celui qui a été introduit pour les ouvriers du chemin de fer, martèle dans la tête des ouvriers organisés la sagesse de la reconstruction communiste ; et qui, grâce à un personnel nommé d’en haut, à des remaniements, et à toutes sortes de mesures miraculeuses promulguées dans l’esprit du « système des chocs », puisse remodeler les syndicats de façon qu’ils se fondent dans les institutions économiques soviétiques et en deviennent les instruments obéissants utilisés à réaliser les plans économiques préparés par le Conseil Supérieur de l’Économie Nationale.

   Zinoviev et Lénine ne sont pas pressés pour amalgamer les syndicats avec l’appareil économique. Les syndicats, disent-ils, doivent rester des syndicats. Quant à la production, elle sera gérée par les hommes que nous aurons choisis. Lorsque les syndicats auront éduqué des quantités de Pierre et de Jean obéissants et laborieux, nous les « introduirons » dans les institutions économiques soviétiques, et ainsi graduellement les syndicats disparaîtront, se dissoudront.

   La création de nouvelles formes d’économie nationale, nous la confions aux institutions bureaucratiques soviétiques ; les syndicats, nous leur laissons le rôle « d’école ».

   « De l’éducation, encore de l’éducation, plus d’éducation » : voilà le mot d’ordre de Lénine – Zinoviev. Boukharine, lui, veut cependant tabler sur le radicalisme concernant le système d’éducation syndicale et évidemment, a bien mérité les remontrances de Lénine et le surnom de « Simidicomiste » Boukharine et son groupe, tout en mettant l’accent sur le rôle éducatif du syndicat dans la situation politique présente, est partisan d’une démocratie prolétarienne complète à l’intérieur des syndicats — de l’octroi aux syndicats de larges pouvoirs électoraux, non seulement des principes d’élection généralement appliqués, mais pour une élection inconditionnelle de délégués nommés par le syndicat. Eh bien ! quelle démocratie ! Ceci sent son Opposition, à une différence près. L’Opposition ouvrière voit dans les syndicats les organisateurs et Ies créateurs de l’économie communiste, tandis que Boukharine, comme Lénine et Trotsky leur laisse seulement le rôle « d’école de communisme », rien de plus. Pourquoi Boukharine ne jouerait-il pas avec le principe de l’élection, quand on sait bien que cela n’affectera en rien, ni en bien ni en mal, le système de gestion industrielle ? Car en fait, le contrôle de l’industrie restera toujours en dehors des syndicats, au-delà de leur prise — dans les mains des institutions soviétiques. Boukharine nous fait penser à ces professeurs qui éduquent, selon le vieux système, au moyen de « livres » : « Vous devez apprendre jusque là, et pas plus loin », tandis que par ailleurs ils encouragent « l’activité autonome » des élèves s’il s’agit d’organiser des bals, des distractions, etc.

   De cette façon, les deux systèmes peuvent très bien s’accorder et cohabiter. Mais quelle sera l’issue de cela ? Et quelles tâches les élèves de ces professeurs d’éclectismes pourront-ils accomplir ? Ça, c’est une autre question. Si le camarade Lounatcharsky devait désapprouver les « hérésies éclectiques » de réunions d’éducateurs comme celle-ci, la position du Commissariat du Peuple à l’Éducation deviendrait bien précaire.

   Cependant, il ne faut pas sous-estimer les méthodes éducatives de nos camarades dirigeants en ce qui concerne les syndicats. Tous, Trotsky inclus, comprennent qu’en matière d’éducation, « l’activité autonome des masses » n’est pas le moindre facteur. C’est pourquoi ils sont en train de chercher un système où les syndicats, sans léser le système bureaucratique existant de gestion industrielle, puissent développer leur initiative et leurs capacités économiques créatrices. Le domaine le moins nuisible où les masses ouvrières peuvent exprimer leur activité autonome et « participer à la vie active » (selon Boukharine) est celui de l’amélioration du sort des ouvriers. L’Opposition ouvrière accorde une grande attention à cette question, et pourtant elle sait que le domaine de base de la création de classe c’est la création de nouvelles formes d’économie industrielle dont l’amélioration du sort des ouvriers n’est qu’une partie.

   Selon l’opinion de Trotsky et de Zinoviev, la création et l’adaptation en matière de production doit être la tâche des institutions soviétiques, tandis que les syndicats doivent se cantonner au rôle restreint, bien qu’utile, d’amélioration du sort des ouvriers. Par exemple le camarade Zinoviev voit dans la distribution de vêtements le « rôle économique » des syndicats, et explique : « Il n’y a pas de problème plus important que celui de l’économie ; réparer un établissement de bains à Petrograd est actuellement dix fois plus important que cinq bonnes conférences. »

   Qu’est-ce que cela ? Une erreur naïve, ou une substitution consciente aux tâches créatives dans la production et au développement des capacités créatrices, de tâches restreintes d’économie ménagère ? Dans un langage un peu différent, Trotsky exprime la même pensée. Très généreusement, il propose aux syndicats de manifester la plus grande initiative possible dans le domaine économique.

   Mais où doit donc s’exprimer cette initiative ? En « remplaçant les vitres » de l’atelier ou en « remblayant une mare devant l’usine » (Discours de Trotsky au Congrès des Mineurs). Camarade Trotsky, ayez pitié de nous ! Cela n’est que de l’entretien domestique, et si vous entendez réduire la créativité des syndicats à cela, alors les syndicats seront non pas des écoles de communisme, mais des écoles de formation pour concierges. Il est vrai que le camarade Trotsky essaie d’élargir le domaine de l’ « activité autonome des masses ». Il leur permet de participer à l’amélioration de leurs propres conditions de travail non pas indépendamment, sur le travail même (seule la « folie » de l’Opposition ouvrière va si loin), mais en suivant les leçons du Conseil Supérieur de l’Économie Nationale. Toutes les fois qu’on doit décider d’une question concernant les ouvriers par exemple de la distribution de la nourriture ou de la répartition de la force de travail, il est nécessaire que les syndicats sachent exactement (non qu’ils participent eux-mêmes à la résolution de la question, mais seulement qu’ils sachent), qu’ils sachent, non de manière générale comme de simples citoyens, mais en détail tout le travail courant fait par le Conseil Supérieur de l’Économie Nationale. (Discours de déc. 1920). Les professeurs de ce Conseil non seulement forcent les syndicats à « appliquer » leurs plans, mais aussi « expliquent leurs décrets à leurs élèves ». C’est déjà un pas en avant par rapport au système qui fonctionne actuellement dans les chemins de fer.

   Cependant, tout travailleur qui réfléchit s’aperçoit bien que remplacer des vitres, aussi utile que ce soit, n’a rien à voir avec la gestion de la production ; les forces productives et leur développement ne s’expriment pas dans ce travail. La question vraiment importante reste : comment développer ces forces, comment construire une économie telle que la nouvelle vie et la production correspondent l’une à l’autre et le travail improductif soit supprimé autant que possible. Un Parti peut former un soldat de l’Armée Rouge, un travailleur politique, un cadre qui fera appliquer des plans déjà préparés, mais il ne peut former des créateurs d’une économie communiste ; seul un syndicat offre la possibilité de développer les capacités créatrices sur de nouvelles bases.

   Bien plus, ceci n’est pas la tâche du Parti. Le Parti doit créer les conditions – c’est-à-dire donner la liberté aux masses ouvrières unies par des buts économiques communs, de manière qu’elles fassent surgir les ouvriers-créateurs, qu’elles trouvent de nouvelles incitations à travailler, qu’elles élaborent une nouvelle façon d’utiliser la force du travail, qu’elles puissent savoir comment la répartir pour reconstruire la société, et créer ainsi un nouvel ordre économique sur des fondements communistes. Mais seuls des ouvriers peuvent engendrer dans leur esprit de nouvelles méthodes pour organiser le travail et gérer l’industrie.

   Ceci est une simple vérité marxiste. Pourtant les dirigeants de notre Parti ne la partagent pas avec nous. Pourquoi ? Parce qu’ils font davantage confiance aux techniciens bureaucrates héritiers du passé, qu’à la saine créativité élémentaire de classe des masses ouvrières. Dans tout autre domaine – l’éducation, le développement de la science, l’organisation de l’armée, la santé publique – on petit hésiter quant à savoir qui doit contrôler – la collectivité ouvrière ou les spécialistes bureaucrates ; mais il y a un domaine, l’économie, où la question qui doit contrôler est très simple, et claire pour qui n’a pas oublié histoire.

   Tout marxiste sait bien que la reconstruction industrielle et le développement des forces créatrices d’un pays dépendent de deux facteurs : le développement de la technique et l’organisation efficace du travail qui cherche à augmenter la productivité et à trouver de nouveaux stimulants au travail. Cela a été vrai pour chaque période de transformation d’un stade inférieur de développement économique à un stade plus élevé, tout au long de l’histoire humaine.

   Dans une république ouvrière le développement des forces productives par le moyen de la technique joue un rôle secondaire en comparaison avec le second facteur, l’organisation efficace du travail et la création d’un nouveau système économique. Même si la Russie soviétique réussit à appliquer complètement son projet d’électrification générale, sans introduire de changements essentiels dans le système de contrôle et d’organisation de l’économie et de la production, elle réussirait seulement à rattraper les pays capitalistes avancés en matière de développement.

   Pourtant dans l’utilisation efficace de la force de travail et la construction d’un nouveau système de production, les travailleurs russes se trouvent dans des circonstances exceptionnellement favorables, qui leur donnent la possibilité en matière de développement des fermes productives de laisser loin derrière tous les pays capitalistes. Le chômage, en tant que stimulant du travail, a disparu en Russie soviétique. C’est pourquoi, de nouvelles possibilités sont ouvertes à la classe ouvrière, libérée du joug du capital, d’exprimer sa propre créativité en trouvant de nouveaux stimulants au travail, et en instituant de nouvelles formes de production qui n’auront eu aucun précédent dans toute l’histoire humaine.

   Mais qui peut développer la créativité et l’invention nécessaires dans ce domaine ? Les éléments bureaucratiques et la tête des institutions soviétiques, ou les syndicats industriels dont les membres, au cours de leur activité organisant les ouvriers de l’usine, rencontrent des méthodes créatrices concrètes, utiles qui peuvent être appliquées dans la réorganisation de tout le système économique ?

   L’Opposition ouvrière affirme que l’administration de l’économie doit être l’affaire des syndicats ; elle est ainsi plus marxiste dans sa pensée que les dirigeants si bien formés théoriquement.

   L’Opposition ouvrière n’est pas ignorante au point de mésestimer la grande valeur du progrès technique ou l’utilité des techniciens. Elle ne pense donc pas qu’après avoir élu son propre organe de contrôle sur l’industrie, elle puisse tranquillement licencier le Conseil Supérieur de l’Économie Nationale, le Comité Central de l’Industrie, les divers centres économiques, etc. Pas du tout. Mais l’Opposition ouvrière pense qu’elle doit assurer son propre contrôle sur ses centres administratifs techniquement précieux ; qu’elle doit leur donner des tâches théoriques et utiliser leurs services, comme les capitalistes le faisaient quand ils louaient les techniciens pour appliquer leurs propres projets. Les spécialistes peuvent assurément faire du travail précieux pour développer les industries, ils peuvent rendre le travail manuel plus facile ; ils sont nécessaires, indispensables, comme la science est indispensable à toute classe montante. Mais les spécialistes bourgeois, même si on leur plaque dessus l’étiquette de communiste, sont physiquement et mentalement impuissants à développer les forces productives d’un état non capitaliste, à trouver de nouvelles méthodes d’organisation du travail, de nouveaux stimulants pour l’intensification du travail. Dans ce domaine, le dernier mot appartient à la classe ouvrière aux syndicats industriels.

   Quand la classe bourgeoise montante, au seuil des temps modernes, entama la bataille économique avec la classe déclinante des seigneurs féodaux, elle ne possédait aucun avantage technique sur la dernière. Le marchand – le premier capitaliste — était obligé d’acheter les marchandises à l’artisan et au compagnon qui avec des limes à main, des couteaux et des rouets primitifs les produisait à la fois pour son « maître », le seigneur, et pour les commerçants extérieurs avec qui il engageait une relation commerciale « libre ». L’économie féodale ayant atteint le point culminant de son organisation, cessa de produire un surplus, un déclin de la croissance des forces productives commença. L’humanité eut à faire face à l’alternative d’un déclin économique ou d’une découverte de nouveaux stimulants au travail, donc de la création d’un nouveau système économique qui augmente la productivité, élargisse le champ de la production et ouvre de nouvelles possibilités de développement des forces productives.

   Qui aurait pu découvrir et développer les nouvelles méthodes d’organisation industrielles ? Personne d’autre que les représentants de cette classe qui n’était pas liée à la routine du passé, qui comprenait que le rouet et les ciseaux dans les mains d’esclaves enchaînés produisent infiniment mains que dans les mains d’un ouvrier soi-disant « librement engagé » poussé par le stimulant de la nécessité économique.

   Ainsi, ayant trouvé le stimulant fondamental au travail, la classe montante a bâti là-dessus un système complexe, grand à sa manière, le système de production capitaliste.

   Ce n’est que bien plus tard que les techniciens sont venus à l’aide des capitalistes. La base, c’était le nouveau système d’organisation du travail et les nouvelles relations établies entre le capital et le travail.

   La même chose vaut pour le présent. Aucun spécialiste, aucun technicien habitué à la routine du système capitaliste ne peut apporter une motivation créatrice nouvelle, une innovation vivifiante dans l’organisation du travail, dans la création et l’ajustement de l’économie communiste. Cette fonction appartient à la classe ouvrière. Le grand mérite de l’Opposition ouvrière est d’avoir posé élevant le Parti franchement et ouvertement cette question d’une importance suprême.

   Le camarade Lénine considère que nous pouvons exécuter le plan économique communiste grâce au Parti. Est-ce vrai ? D’abord, examinons comment le Parti fonctionne. Selon le camarade Lénine, « il attire toute l’avant-garde ouvrière » ; il la disperse ensuite dans les diverses institutions soviétiques (seule une partie de l’avant-garde revient dans les syndicats, où les membres communistes de toute façon n’ont aucune possibilité de diriger et construire l’économie). Dans ces institutions, ces communistes-économistes, bien formés, fidèles et peut-être talentueux, se décomposent et déclinent. Dans une telle atmosphère, l’influence de ces camarades s’affaiblit ou se perd complètement.

   C’est tout autrement dans les syndicats. Là, l’atmosphère de classe est plus dense, la composition des forces plus homogène. Les tâches qu’affronte la collectivité sont plus directement liées à la vie immédiate, aux besoins de travail des producteurs eux-mêmes, des membres des comités d’usine et d’atelier, de la direction de l’usine et des centres syndicaux. C’est seulement au sein de cette collectivité naturelle de classe que peuvent naître la créativité, la recherche de nouvelles formes de production, de nouveaux stimulants au travail, qui accroissent la productivité. Seule l’avant-garde de la classe peut faire la révolution. Mais seule la totalité de la classe, grâce à son expérience quotidienne et au travail pratique de ses organisations de base, peut créer.

   Qui ne croit pas à l’esprit d’une collectivité de classe — et cette collectivité est représentée le plus complètement par le syndicat – doit mettre une croix sur la reconstruction communiste de la société. Ni Krestinsky ni Preobrajensky, ni Lénine ni Trotsky ne peuvent pousser à la première ligne, par le moyen de leur appareil de Parti, sans une erreur, ces ouvriers qui sont capables de découvrir et de montrer de nouvelles façons de concevoir la production. De tels ouvriers, seule l’expérience de la vie peut les faire sortir des rangs de ceux qui effectivement produisent et en même temps organisent la production.

   Pourtant, si claire qu’elle soit pour tout homme pratique, cette idée est perdue de vue par les dirigeants du parti. Il est impossible de décréter le communisme. Il ne peut naître que dans un processus de recherche pratique, avec des erreurs peut-être, mais à partir des forces créatrices de la classe ouvrière elle-même.

   Le point cardinal de la controverse entre les dirigeants du Parti et l’Opposition ouvrière est le suivant : à qui le parti confiera-t-il la construction de l’économie communiste ? Au Conseil Supérieur de l’Économie Nationale avec tous ses départements bureaucratiques, ou aux syndicats industriels : Le camarade Trotsky veut « réunir » les syndicats au Conseil Supérieur, de manière qu’avec l’aide de celui-ci, il devienne possible d’engloutir ceux-là. Les camarades Lénine et Zinoviev, d’autre part, veulent « éduquer » les masses et les amener à un niveau de compréhension du communisme tel qu’elles puissent être résorbées sans peine dans les institutions soviétiques. Boukharine et les autres fractions expriment essentiellement la même théorie ; la différence porte seulement sur la manière de la présenter ; l’essence est la même. L’Opposition ouvrière seule exprime une théorie complètement différente, en défendant le point de vue de classe du prolétariat dans l’accomplissement de ses tâches. Pendant la période transitoire actuelle, l’organe d’administration économique de la République ouvrière doit être directement élu par les producteurs eux-mêmes. Le reste des administrations économiques soviétiques doivent servir seulement de centres exécutifs de la politique économique de l’organe économique suprême de la République ouvrière. Tout le reste n’est qu’une échappatoire qui manifeste de la méfiance à l’égard des capacités créatrices des ouvriers, méfiance incompatible avec les idéaux proclamés par notre Parti dont la force même réside dans l’esprit permanent de créativité du prolétariat.

   Il ne faudra pas s’étonner si, au prochain Congrès du Parti, les différents promoteurs de réformes économiques, à la seule exception de l’Opposition ouvrière, arrivent à un point de vue commun après des compromis et concessions mutuels ; car il n’y a pas de divergence essentielle entre eux. Seule l’Opposition ouvrière ne peut et ne doit pas faire de compromis. Ceci ne signifie pas qu’elle « pousse à une scission ». Pas du tout. Son rôle est tout différent. Même en cas de défaite au Congrès, l’Opposition doit rester dans le Parti, et défendre pied à pied son point de vue, sauver le Parti, clarifier sa ligne de classe.

   Une fois de plus, en bref, quel est le programme de l’Opposition ouvrière ?

  1.    Un organe doit être formé par les ouvriers-producteurs eux-mêmes, qui administre l’économie.
  2.    A cette fin, c’est-à-dire pour que les syndicats se transforment, cessent d’être des assistants passifs des organes économiques, participent activement et expriment leur initiative créatrice, l’Opposition ouvrière propose une série de mesures préliminaires qui permettent d’atteindre graduellement et normalement ce but.
  3.    Le transfert des fonctions administratives de l’industrie dans les mains des syndicats n’a lieu que lorsque le Comité Exécutif Central Panrusse des Syndicats a constaté que les syndicats considérés sont capables et suffisamment préparés pour cette tâche.
  4.    Toutes les nominations à des postes d’administration économique se feront avec l’accord des syndicats. Tous les candidats nommés par les syndicats sont irrévocables. Tous les fonctionnaires responsables nommés par le syndicat sont responsables devant lui et peuvent être révoqués par lui.
  5.    Pour appliquer toutes ces propositions, il faut renforcer les noyaux de base dans les syndicats, et préparer les comités d’usine et d’atelier à gérer la production.
  6.    Par la concentration en un seul organe de toute l’administration de l’économie nationale (supprimant ainsi le dualisme actuel entre le Conseil Supérieur de l’Economie Nationale et le Comité Exécutif Central Panrusse des Syndicats), il faut créer une volonté unique qui rendra facile l’application du plan et la naissance du système communiste de production.

   Est-ce que cela est du syndicalisme ? N’est-ce pas, au contraire, ce qui est écrit dans le programme de notre Parti ? Et les principes signés par les autres camarades, ne dévient-ils pas de ce programme ?

Sur la bureaucratie et l’activité autonome des masses

   Est-ce que ce sera la bureaucratie ou l’activité autonome des masses ? C’est le second point de la controverse entre les dirigeants du Parti et l’Opposition ouvrière. La question de la bureaucratie fut soulevée mais n’a été discutée que superficiellement au Huitième Congrès des Soviets. Ici, exactement comme dans la question du rôle qui doit être joué par les syndicats, la discussion s’orienta dans une fausse direction. La controverse sur cette question est plus fondamentale qu’il ne semblerait. En voici l’essentiel : durant la période de création de la base économique pour le communisme, quel système d’administration dans une République ouvrière offre le plus de liberté à la puissance créatrice de la classe : un système de bureaucratie d’État, ou un système reposant sur une large activité autonome pratique des masses ouvrières ? Le problème se réfère au système d’administration et il y a divergence entre deux principes radicalement opposés : bureaucratie ou activité autonome ? Et pourtant, on essaie de le réduire au problème qui concerne seulement les méthodes pour « animer les institutions soviétiques ». Ici encore, nous voyons la même substitution de sujets discutés que nous avons observée dans les débats sur les syndicats. Il faut déclarer, clairement et une fois pour toutes, que les demi-mesures, les changements de relations entre les organes centraux et les organes économiques locaux, et autres petites innovations non essentielles comme l’introduction de membres du Parti dans les institutions soviétiques où ils subissent toutes les mauvaises influences du système bureaucratique qui ,y prévaut et se décomposent parmi les éléments de l’ancienne classe bourgeoise, tout cela n’apportera pas la « démocratisation » ou la vie dans les institutions soviétiques.

   Là n’est pas la question cependant. Tout enfant en Russie Soviétique sait que le problème vital est d’entraîner les larges masses ouvrières, paysannes et autres dans la reconstruction de l’économie de l’état prolétarien, et de transformer les conditions de vie en conséquence ; en d’autres termes, la tâche est claire : réveiller l’initiative et l’activité autonome des masses ; mais qu’est-ce qu’on fait pour encourager et développer cette initiative ? Rien du tout. Bien au contraire. A chaque réunion certes, nous invitons les ouvriers et les ouvrières à « créer une nouvelle vie, à construire et à aider les autorités soviétiques », mais dès que les masses ou des groupes d’ouvriers prennent cette invitation au sérieux et entreprennent de l’appliquer dans la vie, certaines institutions bureaucratiques, se sentant ignorées, se dépêchent de couper court aux efforts de ces initiateurs trop zélés.

   Tout camarade peut se rappeler des centaines d’exemples, quand les ouvriers ont essayé d’organiser des réfectoires, des crèches, des transports de bois, etc., et quand à chaque fois l’intérêt immédiat et vivant de l’entreprise s’est éteint dans la paperasserie, les interminables négociations avec diverses institutions qui n’apportaient aucun résultat, ou un refus ou de nouvelles demandes, etc. Toutes les fois qu’existait une occasion – sous la pression des masses elles-mêmes – d’équiper un réfectoire, de constituer des stocks de bois, d’organiser une crèche, les refus des institutions centrales succédèrent aux refus, avec des explications comme quoi il n’y avait pas d’équipement pour le réfectoire, qu’il manquait de chevaux pour transporter le bois, qu’il n’y avait pas de bâtiment convenable pour une crèche. Combien d’amertume, parmi les ouvriers et les ouvrières quand ils voient et savent que si on leur avait donné le droit et la possibilité d’agir, ils auraient pu réaliser eux-mêmes le projet. Qu’il est pénible de se voir refuser des matériaux nécessaires, quand les ouvriers eux-mêmes les ont déjà trouvés et fournis. Aussi l’initiative s’affaiblit, le désir d’agir meurt. S’il en est ainsi, « que les fonctionnaires s’occupent de nous ». Il en résulte une division très nocive : nous sommes ceux qui travaillent, et eux sont les fonctionnaires soviétiques de qui tout dépend. Voilà tout le malheur.

   Entre temps, que font les dirigeants de notre Parti ? Essaient-ils de trouver la cause du mal ? Admettent-ils ouvertement que le système lui-même, qui est venu au monde par l’intermédiaire des Soviets, paralyse et sclérose les masses, bien qu’il fut originellement destiné à encourager leur initiative ? Non ; nos dirigeants ne font rien de la sorte. Au contraire. Au lieu de trouver des moyens d’encourager l’initiative des masses qui s’adapterait sous certaines conditions très bien à nos institutions soviétiques flexibles, nos dirigeants prennent soudain le rôle de défenseurs et de chevaliers de la bureaucratie. Combien de camarades, suivant l’exemple de Trotsky, répètent que « si nous souffrons ce n’est pas pour avoir adapté le mauvais côté de la bureaucratie, mais pour ne pas en avoir encore appris les bons côtés ». (Pour un plan commun, par Trotsky).

   La bureaucratie, telle qu’elle est, est une négation directe de l’activité autonome des masses. C’est pourquoi, celui qui veut faire participer activement les masses à la direction des affaires, qui reconnaît que cette participation est la base du nouveau système dans la République ouvrière ne peut pas chercher les bons et les mauvais côtés de la bureaucratie, mais doit résolument et ouvertement condamner ce système inutilisable. La bureaucratie n’est pas une production de la misère, comme le camarade Zinoviev tâche de nous en convaincre, ni un réflexe de « subordination aveugle » aux supérieurs, engendré par le militarisme, comme d’autres l’affirment. Le phénomène a une cause plus profonde. C’est un sous-produit de la même cause qui explique notre politique à double face à l’égard des syndicats : l’influence croissante dans les institutions soviétiques des éléments qui sont hostiles non seulement au Communisme, mais aux aspirations élémentaires de la classe ouvrière. La bureaucratie est une peste qui pénètre jusqu’à la moelle de notre Parti et des institutions soviétiques. Ce n’est pas seulement l’Opposition ouvrière qui insiste sur ce fait ; bien des camarades qui n’appartiennent pas à ce groupe le reconnaissent. Des restrictions à l’initiative sont imposées non seulement concernant l’activité des masses sans parti (ce qui serait raisonnables et logique dans la lourde atmosphère de la guerre civile), mais aux membres du Parti eux-mêmes. Toute tentative indépendante, toute pensée nouvelle qui a subi la censure de notre centre directeur, sont considérées comme une hérésie, une violation de la discipline du Parti, une tentative d’empiéter sur les prérogatives du centre qui doit « prévoir » tout et décréter tout. Si une chose n’est pas décrétée, il faut attendre ; le temps viendra où le centre, à son loisir, la décrétera, et alors, dans des limites très étroites, on pourra exprimer son « initiative ». Qu’arriverait-il si quelques membres du Parti Communiste Russe – ceux par exemple qui aiment beaucoup les oiseaux – décidaient de former une société pour la préservation des oiseaux ? L’idée elle-même semble très utile et ne mine en aucune façon les « projets de l’État » ; mais cela n’est qu’apparent. Car il surgirait aussitôt une institution bureaucratique qui réclamerait le droit de diriger cette entreprise ; cette institution « incorporerait » immédiatement la société dans l’appareil soviétique, tuant ainsi l’initiative directe. A la place de celle-ci, il apparaîtrait un tas de décrets et de règlements qui donneraient assez de travail à d’autres centaines de fonctionnaires et compliqueraient le travail des postes et des transports.

   Le mal que fait la bureaucratie ne réside pas seulement dans la paperasserie, comme quelques camarades voudraient nous le faire croire quand ils limitent la discussion à « l’animation des institutions soviétiques » ; mais il réside surtout dans la manière dont on résout les problèmes : non par un échange ouvert d’opinions, ou par les efforts de tous ceux qui sont concernés, mais par des décisions formelles prises dans les institutions centrales par une seule ou un très petit nombre de personnes et transmises toutes faites vers le bas, tandis que les personnes directement intéressées sont souvent complètement exclues. Une troisième personne décide de votre sort : voilà l’essence de la bureaucratie.

   Face à la souffrance croissante de la classe ouvrière due à la confusion de la période transitoire présente, la bureaucratie se trouve particulièrement faible et impuissante. Le miracle de l’enthousiasme pour stimuler les forces productives et améliorer les conditions de travail ne peut être réalisé que par l’initiative vivante des travailleurs intéressés eux-mêmes, sans qu’ils soient réprimés, et limités à chaque pas par une hiérarchie de « permissions et de décrets ».

   Tous les marxistes, en particulier les bolcheviks, doivent leur force au fait qu’ils n’étaient pas pour une politique de succès immédiat du mouvement ouvrier (politique toujours suivie par les opportunistes), mais ont toujours essayé de mettre les ouvriers dans des conditions telles qu’ils aient l’occasion de tremper leur volonté révolutionnaire et de développer leurs capacités créatrices. L’initiative des ouvriers nous est indispensable et pourtant nous ne lui donnons pas la possibilité de se développer. La peur de la critique et de la liberté de penser, combinées à la bureaucratie, produisent souvent des résultats ridicules.

   Il ne peut y avoir d’activité autonome, sans liberté de pensée et d’opinion ; car l’activité autonome ne s’exprime pas seulement dans l’action et le travail, mais tout aussi dans la pensée indépendante. Nous ne donnons aucune liberté à l’activité de la classe, nous avons peur de la critique, nous avons cessé de nous appuyer sur les masses. C’est pourquoi la bureaucratie est chez nous. C’est pourquoi l’Opposition ouvrière considère que la bureaucratie est notre ennemi, notre peste, et le plus grave danger pour l’existence future du Parti communiste lui-même.

   Pour chasser la bureaucratie qui s’abrite dans les institutions soviétiques, il faut d’abord se débarrasser de la bureaucratie dans le Parti lui-même. C’est là que nous devons faire face à la lutte immédiate contre le système. Dès que le Parti – non en théorie, mais en pratique reconnaît que l’activité autonome des masses est la base de notre état, alors les institutions soviétiques redeviendront automatiquement ces institutions vivantes chargées d’appliquer le programme communiste et cesseront d’être les institutions paperassières, les laboratoires de décrets mort-nés, en quoi elles ont très vite dégénéré.

   Que devons-nous faire pour détruire la bureaucratie dans le Parti et y introduire la démocratie ouvrière : D’abord il faut comprendre que nos dirigeants ont tort quand ils disent : « juste en ce moment, nous sommes d’accord pour relâcher un peu les rênes ». Car il n’y a pas de danger immédiat sur le front militaire, mais, dès que nous sentirons revenir le danger nous appliquerons de nouveau le « système militaire » dans le Parti. Ils ont tort. Il faut se souvenir que c’est grâce à l’héroïsme qu’on sauva Petrograd, qu’on défendit bien des fois Lougansk, d’autres villes, et des régions entières. Etait-ce l’Armée Rouge seule qui organisa la défense ? Non ; il y avait en plus l’héroïque activité et l’initiative des masses elles-mêmes. Tout camarade se souvient que durant les moments de danger suprême, le Parti a toujours fait appel à l’activité autonome des masses, car il voyait en elles la planche de salut. Il est bien vrai qu’au moment d’un danger menaçant, la discipline de parti et de classe doivent être plus strictes, qu’il doit y avoir plus de sacrifices, plus d’exactitude à remplir les tâches, etc., mais entre ces manifestations de l’esprit de classe et la « subordination aveugle » qui a été récemment développée par le Parti, il y a une grande différence.

   L’Opposition ouvrière, conjointement à un groupe d’ouvriers responsables à Moscou au nom de la régénération du Parti et de l’élimination de la bureaucratie dans les institutions soviétiques, réclame une réalisation complète de tous les principes démocratiques, non seulement pendant la période actuelle de répit, mais aussi pendant les moments de tension intérieure et extérieure. C’est la condition première et fondamentale de la régénération du Parti, de son retour aux principes de son programme, dont il dévie de plus en plus sous la pression d’éléments étrangers à lui.

   La seconde condition, sur laquelle insiste énergiquement l’Opposition ouvrière, est l’expulsion du Parti de tous les éléments non-prolétariens. Plus l’autorité soviétique devient forte, plus grand est le nombre d’éléments de la classe moyenne, parfois même ouvertement hostile, qui rejoignent le Parti. L’élimination de ces éléments doit être complète, et ceux qui en sont chargés doivent prendre en considération le fait que tous les éléments les plus révolutionnaires parmi les non-ouvriers avaient rejoint le Parti durant la première période de la Révolution d’octobre. Le Parti doit devenir un parti ouvrier ; car seulement alors il pourra repousser avec force toutes les influences apportées par les éléments petits-bourgeois, les paysans, ou par les serviteurs fidèles du capital – les spécialistes.

   L’Opposition ouvrière propose d’enregistrer tous les membres qui ne sont pas ouvriers et qui ont rejoint le Parti depuis 1919, et de leur réserver le droit de faire appel dans un délai de trois mois contre les décisions qui seront prises, de manière qu’ils puissent revenir au Parti.

   En même temps, il est nécessaire d’établir un « statut de travailleur » pour tous les éléments non-ouvriers qui essaieront de revenir au Parti, en stipulant que pour adhérer au Parti il faut avoir travaillé pendant un certain temps à un travail manuel dans les conditions communes, avant de pouvoir être admis dans le Parti.

   Le troisième pas décisif vers la démocratisation du Parti est l’élimination de tous les éléments non-ouvriers des positions administratives ; autrement dit, les comités centraux provinciaux et locaux du Parti doivent être composés de manière que des ouvriers étroitement liés aux masses travailleuses y aient la majorité absolue. En relation étroite avec ce point, l’Opposition ouvrière réclame que tous les organes du Parti, du Comité Exécutif Central aux Comités de Province, cessent d’être des institutions chargées de travail quotidien de routine, et deviennent des institutions contrôlant la politique soviétique.

   Nous avons déjà remarqué que la crise dans notre Parti est le produit direct de l’opposition de trois courants qui correspondent aux trois couches sociales différentes : la classe ouvrière, la paysannerie, la classe moyenne et les éléments de l’ancienne bourgeoisie – spécialistes, techniciens et hommes d’affaires.

   Les questions d’importance nationale forcent les institutions soviétiques locales et centrales, y compris même le Conseil des Commissaires du Peuple et le Comité Exécutif Central Panrusse, à prêter l’oreille et à se conformer aux trois tendances différentes des groupes qui composent la population russe ; il en résulte que la politique de classe est brouillée ; la stabilité nécessaire est perdue. Les intérêts de l’État commencent à peser plus lourd que les intérêts des ouvriers.

   Pour que le Comité Central et les autres comités du Parti restent sur une ferme ligne de classe et rappellent â l’ordre les institutions soviétiques chaque fois qu’une question décisive pour la politique soviétique apparaît (comme, par exemple, sur la question des syndicats), il est nécessaire de dissocier les pouvoirs de fonctionnaires qui occupent simultanément des postes responsables à la fois dans le Parti et dans les institutions soviétiques.

   Nous devons nous rappeler que la Russie soviétique n’est pas jusqu’ici socialement homogène ; elle représente, au contraire, un conglomérat social hétérogène, et par conséquent, l’autorité étatique est obligée de réconcilier tous ces intérêts, parfois hostiles, en choisissant une ligne médiane.

   Pour que le Comité Central du Parti devienne le centre suprême de notre politique de classe, l’organe de la pensée de classe et de contrôle de la politique concrète des soviets et la personnification spirituelle de notre programme fondamental, il est nécessaire, surtout au Comité Central, de restreindre à un minimum l’occupation simultanée de plusieurs postes par des personnes qui tout en étant membres du Comité Central occupent des positions responsables dans les institutions soviétiques. A cette fin, l’Opposition ouvrière propose la formation de centres du Parti, qui serviraient réellement comme organes de contrôle idéologique des institutions soviétiques, et orienteraient les actions de celles-ci selon des lignes claires de classe. De plus, pour accroître l’activité du Parti, il est nécessaire d’appliquer partout la mesure suivante : au moins un tiers des membres effectifs du Parti qui appartiennent aux centres dirigeants doivent se voir interdire d’agir simultanément comme membres du Parti et fonctionnaires soviétiques.

   La quatrième revendication de l’Opposition ouvrière est la suivante : Le Parti doit revenir au principe de l’éligibilité des responsables.

   Les nominations ne doivent être tolérées qu’à titre d’exception ; récemment elles ont commencé à devenir la règle. La nomination des responsables est une caractéristique de la bureaucratie ; cependant, actuellement cette pratique est générale, légale, quotidienne, reconnue. La procédure de nomination crée une atmosphère malsaine dans le Parti, et détruit la relation d’égalité entre ses membres, par la récompense des amis et la punition des ennemis, comme aussi par d’autres pratiques non moins nuisibles dans la vie du Parti et des Soviets. Le principe de la nomination diminue le sens du devoir et la responsabilité devant les masses. Ceux qui sont nommés ne sont pas responsables devant les masses, ce qui aggrave la division entre les dirigeants et les militants de base.

   En fait, toute personne nommée est au-dessus de tout contrôle, car les dirigeants ne peuvent surveiller en détail son activité, tandis que les masses ne peuvent pas lui demander des comptes et le révoquer si nécessaire. En règle, tout responsable nommé s’entoure d’une atmosphère d’officialité, de servilité, de subordination aveugle qui infecte tous les subordonnés et discrédite le Parti. La pratique des nominations s’oppose complètement au principe du travail collectif ; il nourrit l’irresponsabilité. Il faut donc en finir avec les nominations par les dirigeants, et revenir au principe de l’éligibilité dans tous les étages du Parti. Des conférences et des Congrès seuls doivent élire les candidats pouvant occuper des postes administratifs responsables.

   Enfin, pour éliminer la bureaucratie et rendre le Parti plus sain il faut revenir à l’état de choses où toutes les questions importantes concernant l’activité du Parti et la politique soviétique sont soumises aux militants de base et ne sont supervisées par les leaders que par la suite. Il en était ainsi, même quand le Parti travaillait dans la clandestinité, et même encore au moment de la signature du traité de Brest-Litovsk.

   Actuellement, il en va tout autrement. En dépit des promesses faites par la Conférence Panrusse du Parti en septembre et amplement claironnées, une question aussi importante que celle des concessions fut décidée sans consulter les masses. Et c’est seulement grâce à la controverse soulevée dans les centres du Parti que la question des syndicats fit l’objet d’un débat ouvert.

   Large circulation de l’information, liberté d’opinion et de discussion, droit de critique à l’intérieur du Parti et parmi les membres des syndicats, tels sont les pas décisifs qui peuvent mettre fin au système bureaucratique dominant. Liberté de critique, droit pour les différentes fractions d’exprimer librement leur point de vue dans les réunions du Parti, liberté de discussion, toutes ces revendications ne sont plus propres à l’Opposition ouvrière. Sous la pression croissante des masses, toute une série de mesures réclamées par les militants de base, bien avant le Congrès de septembre, sont maintenant reconnues et promulguées officiellement. En lisant les propositions du Comité de Moscou concernant la structure du Parti, on peut être fiers de notre influence sur les centres du Parti. Sans l’Opposition ouvrière, le Comité de. Moscou n’aurait jamais pris un tel « tournant à gauche ». Il ne faut cependant pas surestimer ce « gauchisme »; il s’agit seulement d’une déclaration de principe en vue du Congrès. Comme ça c’est déjà très souvent passé avec les décisions de nos dirigeants pendant ces dernières années, il peut arriver qu’on oublie ces déclarations radicales : car, en règle générale, les centres du Parti acceptent de telles propositions quand la pression des masses est forte; mais dès que la vie reprend son cours normal, les décisions sont oubliées. N’est-ce pas ce qui est arrivé à la décision du Huitième Congrès d’expulser du Parti tous les éléments qui y adhérèrent pour des motifs égoïstes, de passer au crible les éléments non ouvriers avant de les accepter ? Qu’est-il advenu de la décision prise par la Conférence du Parti en 1920, de remplacer la pratique des nominations par celle de la recommandation ? L’inégalité existe encore dans le Parti, malgré les multiples résolutions prises à ce sujet. En ce qui concerne la persécution dont sont victimes les camarades qui osent s’opposer aux décrets pris en haut, elle continue toujours. Si ces décisions ne sont pas appliquées, alors il faut éliminer la cause de leur inapplication, c’est-à-dire expulser du Parti tous ceux qui ont peur de la diffusion de l’information, de la responsabilité absolue devant la base, de la liberté de critique.

   Les membres non ouvriers du Parti et ceux parmi les ouvriers qui sont tombés sous leur influence, ont peur de tout cela. Il ne suffit pas d’épurer le Parti par l’enregistrement de tous les membres non prolétariens d’accroître le contrôle au moment de l’adhésion etc., il faut simplifier l’admission des ouvriers, leur fournir ides occasions pour qu’ils adhèrent, créer une atmosphère plus amicale dans le Parti, de façon que les ouvriers s’y sentent chez eux, qu’ils ne continuent pas de voir les fonctionnaires responsables du Parti comme des supérieurs, mais comme des camarades plus expérimentés qui sont prêts à partager avec eux leur savoir, leur expérience, leur habileté, et envisagent sérieusement les besoins et les intérêts des ouvriers. Combien des camarades, surtout de jeunes ouvriers ne s’éloignent-ils pas du Parti simplement parce que nous nous montrons avec eux impatients, supérieurs et sévères, au lieu de leur apprendre, de les éduquer dans l’esprit du Communisme ?

   En plus de l’esprit bureaucratique, une atmosphère de fonctionnarisme pompeux pèse dans notre Parti. S’il y a encore de la camaraderie dans le Parti, elle n’existe qu’à la base.

   Le Congrès du Parti doit admettre cette réalité déplaisante et réfléchir à la question suivante : pourquoi l’Opposition ouvrière insiste-t-elle pour introduire l’égalité, pour éliminer tous les privilèges dans le Parti, pour placer sous la stricte responsabilité vis-à-vis des masses les fonctionnaires administratifs élus par elles ?

   Dans la lutte pour établir la démocratie dans le Parti et éliminer toute bureaucratie, l’Opposition ouvrière met en avant trois principes fondamentaux :

  1.    Retour au principe de l’élection à tous les échelons et élimination de la bureaucratie en rendant tous les fonctionnaires responsables devant les masses.
  2.    Large diffusion d’informations dans le Parti, concernant aussi bien les questions générales que les questions d’individus ; attention plus grande accordée à la voix des militants de base (large discussion de toutes les questions par la base, et conclusion par les dirigeants ; admission de n’importe quel membre aux réunions des centres du Parti, sauf quand les problèmes discutés exigent le secret), établissement de la liberté d’opinion et d’expression (non seulement en donnant le droit de critiquer librement pendant les discussions, mais en permettant d’utiliser des fonds du Parti pour publier la littérature des différentes fractions du Parti).
  3.    Faire du Parti un parti plus ouvrier ; limiter le nombre de ceux qui occupent des positions de responsable à la fois dans le Parti et dans les institutions soviétiques.

   Cette dernière exigence est particulièrement importante ; en effet, notre Parti ne doit pas seulement construire le communisme, mais éduquer et préparer les masses à une période prolongée de combat contre le capitalisme mondial qui peut prendre des formes nouvelles et inattendues. Il serait puéril de croire que, l’invasion des gardes blancs et de l’impérialisme repoussée sur les fronts militaires, nous sommes maintenant à l’abri d’une nouvelle attaque du capitalisme mondial ; celui-ci essaye de s’emparer de la Russie soviétique par des moyens détournés ; il essaie de pénétrer dans notre propre vie et d’utiliser la République soviétique à ses propres fins. Voilà le grand danger contre lequel nous devons nous garder et voilà le problème qu’affronte le Parti : comment faire face à cet ennemi bien préparé, comment réunir toutes les forces prolétariennes autour des problèmes de classe (les autres groupes de la population graviteront toujours autour du capitalisme). Se préparer à cette nouvelle page de notre histoire révolutionnaire, voilà le devoir de nos dirigeants.

   La solution correcte de cette question sera possible seulement lorsque nous réussirons à rétablir, de haut en bas, la cohésion du Parti non seulement avec les institutions soviétiques mais aussi avec les syndicats. Dans ce deuxième cas, le fait que les mêmes personnes occupent des postes dans les deux organismes (le Parti et les syndicats), non seulement ne constitue pas une déviation de la ligne claire de classe, mais au contraire immunise le Parti contre l’influence du capitalisme mondial dans la période qui vient, influence qui s’exerce par les concessions d’entreprises et les accords commerciaux. Faire du Comité Central un Comité Central ouvrier, c’est en faire un comité où les représentants des couches inférieures, liés aux masses, ne joueraient pas les couches « en parade » ou les invités à un repas de mariage, et resteraient en étroit contact avec les larges masses des sans-parti dans les syndicats, gardant ainsi la capacité de formuler les mots d’ordre de l’époque, d’exprimer les besoins et les aspirations des ouvriers, et de diriger la politique du Parti suivant une ligne de classe.

   Telle est la ligne de l’Opposition ouvrière ; telle est sa tâche historique. Les dirigeants de notre Parti peuvent se moquer de nous, l’Opposition est la seule force vitale dont le Parti est obligé de tenir compté, et à laquelle il devra accorder son attention.

   Reste la question : l’Opposition est-elle nécessaire ? Est-il nécessaire de saluer sa formation, du point de vue de la libération du prolétariat mondial de l’étreinte du capital ? Ou n’est-elle qu’un mouvement indésirable, qui nuit à l’énergie combattante du Parti, et désorganise ses rangs ?

   Tout camarade qui n’a pas de préjugé contre l’Opposition, et qui veut donc aborder cette question l’esprit ouvert, et l’analyser sans se soucier de ce que disent les autorités reconnues, verra même à partir de ce bref exposé que l’Opposition ouvrière est utile et nécessaire. Elle est utile d’abord parce qu’elle a réveillé la pensée somnolente du Parti. Durant ces années de révolution, nous avons été si préoccupés avec des affaires pressantes, que nous avons cessé de juger nos actions du point de vue des principes et de la théorie. Nous avons oublié que le prolétariat peut commettre de graves erreurs et tomber dans les marais de l’opportunisme, non seulement dans la période de combat pour la conquête du pouvoir, mais même pendant la phase de dictature. De telles erreurs sont possibles, surtout quand de tous côtés, nous sommes entourés par l’orage impérialiste et que la République soviétique est obligée d’agir dans un environnement capitaliste. Dans de tels moments, nos dirigeants ne doivent pas être seulement des sages politiciens – « hommes d’État » – ils doivent aussi diriger le Parti et toute la classe ouvrière sur une ligne de réunification et de créativité de classe, les préparer à un combat prolongé contre les nouvelles formes sous lesquelles les influences bourgeoises du capitalisme mondial tendent à s’emparer de la République soviétique. « Soyons prêts, soyons clairs, mais sur une ligne de classe » : tel doit être le mot d’ordre de notre Parti, maintenant plus que jamais.

   L’Opposition ouvrière a mis toutes ces questions à l’ordre du jour, rendant ainsi un service historique. La pensée commence de nouveau à bouger ; les membres du Parti commencent à analyser ce qui a déjà été fait. Et là où il y a critique et analyse, là où la pensée bouge et travaille, il y a de la vie, du progrès, de l’avance vers l’avenir. Rien n’est plus terrible et plus nuisible qu’une pensée sclérosée et routinière. Nous nous sommes retirés dans la routine ; nous aurions pu, sans y faire attention, nous égarer de la route de classe qui mène au communisme, si l’Opposition ouvrière n’était pas intervenue à un moment où nos ennemis étaient prêts à se réjouir le plus. Maintenant c’est déjà impossible. Le Congrès, et donc le Parti, seront obligés de tenir compte du point de vue exprimé par l’Opposition ouvrière et, sous son influence et sa pression, de parvenir à un accord ou de lui faire des concessions essentielles.

   Le second service rendu par l’Opposition ouvrière est d’avoir posé la question : qui sera en fin de compte chargé de créer les nouvelles formes d’économie : est-ce que ce seront les techniciens, les hommes d’affaires, liés psychologiquement au passé, et les fonctionnaires soviétiques avec quelques communistes éparpillés parmi eux, ou bien la collectivité ouvrière représentée par les syndicats ?

   L’Opposition ouvrière ne fait que répéter ce qui a été écrit par Marx et Engels dans le Manifeste Communiste : « La création du communisme sera l’œuvre des masses ouvrières elles-mêmes. La création du communisme n’appartient qu’aux ouvriers. »

   Enfin, l’Opposition ouvrière s’est élevée contre la bureaucratie, et a osé dire que la bureaucratie entrave l’activité autonome et la créativité de la classe ouvrière ; qu’elle paralyse la pensée, empêche l’initiative et l’expérimentation de nouvelles méthodes de production – empêche, en un mot, le développement de nouvelles formes de production et de vie.

   Au lieu d’un système bureaucratique, elle propose un système d’activité autonome des masses. A cet égard, les dirigeants du Parti sont en train de faire des concessions et de « reconnaître » que ces déviations sont nuisibles au communisme et aux intérêts de la classe ouvrière (rejet du centralisme). Le Dixième Congrès, nous présumons, fera une autre série de concessions à l’Opposition ouvrière. Ainsi, bien que l’Opposition ouvrière ne soit apparue que comme un simple groupe au sein du Parti il y a seulement quelques mois, elle a déjà rempli sa mission et obligé la direction du Parti à écouter l’avis sain des ouvriers. Maintenant, quelle que soit la colère contre l’Opposition ouvrière, celle-ci a déjà l’avenir historique de son côté.

   Précisément parce que nous avons foi dans les forces vitales de notre Parti, nous savons qu’après quelques hésitations, quelques résistances, quelques manœuvres politiques, notre Parti, suivra à nouveau la route qui a été déblayée par les forces élémentaires du prolétariat organisé. Il n’y aura pas de scission. Si certains groupes quittent le Parti, ce ne sera pas ceux qui forment l’Opposition ouvrière. Seuls s’en iront ceux qui ont voulu ériger en principe les déviations temporaires du programme communiste, que la guerre civile prolongée a imposées au Parti, et qui y tiennent comme si elles étaient l’essence de notre ligne politique.

   Toute l’aile du Parti qui est habituée à refléter le point de vue de classe du prolétariat constamment croissant, absorbera tout ce que l’Opposition ouvrière a dit de juste, de pratique et de sain. Rassuré et conciliant, l’ouvrier de base ne dira pas en vain : « Ilyitch (Lénine) réfléchira, nous écoutera et décidera d’orienter le Parti sur la ligne de l’Opposition. De nouveau, Ilyitch sera avec nous. ».

   Plus tôt les dirigeants du Parti prendront en considération le travail de l’Opposition et suivront la route tracée par les militants de base, plus vite nous traverserons la crise du Parti à un moment si difficile, et plus tôt nous marcherons vers le temps où l’humanité s’étant libérée des lois économiques objectives profitant des trésors de savoir de la collectivité ouvrière, commencera à créer consciemment l’histoire humaine de l’époque communiste.

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