Lettre à Palmiro Togliatti

Lettre à Palmiro Togliatti

Antonio Gramsci

   Cher Palmiro,

   Je vais répondre longuement à ta lettre et t’exposer quelle est en ce moment mon opinion sur la situation du Parti et sur les perspectives que l’on peut avoir quant à son développement futur et à l’attitude des groupes qui le constituent. Dans l’ensemble, je te le dis tout de suite, tu es trop optimiste, la question est beaucoup plus complexe qu’il n’apparaît à lire ta lettre. J’ai eu, au cours du IVe Congrès, quelques conversations avec Amadeo qui me portent à croire qu’il faut que nous ayons entre nous une discussion large et exhaustive sur certains problèmes qui aujourd’hui semblent, ou peuvent sembler, de pures querelles intellectuelles, mais que j’estime susceptibles de devenir, dans la perspective d’un développement révolutionnaire de la situation italienne, des germes de crise et de décomposition à l’intérieur du Parti. Aujourd’hui, la question fondamentale est précisément celle que tu as toi-même posée : il faut créer à l’intérieur du Parti un noyau de camarades qui ne soit pas une fraction, qui ait le maximum d’homogénéité idéologique, et qui réussisse par conséquent à donner à l’action pratique un maximum d’unicité directrice. Nous autres, le vieux groupe turinois, nous avons commis bien des erreurs dans ce domaine. Nous avons hésité à pousser jusqu’à leurs conséquences extrêmes les conflits qui nous ont opposés à Angelo sur le plan idéologique et sur le plan pratique. Nous n’avons pas tiré au clair la situation, et voici où nous en sommes aujourd’hui : une petite bande de camarades exploite pour son compte la tradition et les forces que nous avions suscitées, et Turin témoigne contre nous.

   Sur le plan général, la répugnance que nous avons éprouvée en 1919-1920 à créer une fraction a fait que nous sommes restés isolés, presque au niveau individuel, tandis que dans l’autre groupe, le groupe abstentionniste, la tradition de fraction et celle du travail en commun ont laissé des traces profondes qui ont encore aujourd’hui des échos idéologiques et pratiques considérables dans la vie du Parti. Mais je t’écrirai plus longuement et plus en détail. Je veux en outre écrire une lettre de portée plus générale pour les camarades de notre vieux groupe, comme Leonetti, Montagnana, etc., afin de m’expliquer avec eux sur mon attitude au IVe Congrès où, je pense que cela ne leur échappe pas, se reproduit la situation dans laquelle je me suis trouvé en 1920 à Turin, quand je refusai de faire partie de la fraction communiste électionniste tout en soutenant la nécessité d’un plus grand accord avec ces mêmes abstentionnistes.

   Je pense qu’il est aujourd’hui plus facile, étant donné les conditions générales du mouvement en Europe, de résoudre d’une façon qui nous soit favorable, au moins pour la substance, les questions qui s’étaient posées à l’époque sur ce point. Nous avons commis des erreurs formelles grossières, qui nous ont nui énormément et nous ont fait passer pour infantiles, superficiels, fauteurs de désorganisation. Cependant la situation nous est favorable sur toute la ligne. Pour ce qui concerne l’Italie, je suis optimiste, à condition, bien entendu, que nous sachions travailler et rester unis. A mon avis, il faut que nous envisagions la question du P.S.I. de façon plus réaliste et en pensant, par conséquent, à la période qui suivra la prise du pouvoir. Trois ans d’expérience nous ont appris combien (et je ne veux pas parler seulement de l’Italie) sont enracinées les traditions social-démocrates, et combien il est difficile de détruire par la simple polémique idéologique les séquelles du passé. Il est nécessaire de mener une action politique, vaste et minutieuse, qui désagrège jour après jour, cette tradition, et démantèle ainsi l’organisme qui l’incarne. La tactique de l’Internationale est en mesure de réaliser une telle action. En Russie, sur 350 000 membres du P.C. 50 000 seulement sont de vieux bolcheviks ; les 300 000 autres sont des mencheviks ou des sociaux-révolutionnaires qui ont été amenés jusqu’à nous par l’action politique du noyau originel, qui est toutefois loin d’avoir été submergé par ces éléments divers, continue à diriger le Parti, et ne cesse même d’être de plus en plus puissant tant par sa représentation aux divers congrès que par son influence sur l’orientation de la couche dirigeante.

   Le même phénomène se produit au sein du parti allemand : les 50 000 spartakistes ont complètement encadré les 300 000 indépendants ; au IVe Congrès, sur 20 délégués allemands, 3 seulement étaient d’anciens indépendants, et note bien que la délégation avait été en grande partie choisie par les organismes locaux.

   Je crois que nous avons tendance à nous faire beaucoup trop de soucis, et si je recherche la racine psychologique de cette tendance, je ne trouve qu’une explication : nous avons conscience d’être faibles et de courir le risque d’être submergés. Note bien que tout ceci a des conséquences pratiques de la plus haute importance. En Italie, nous avons cultivé en serre chaude une opposition sevrée de tout idéal et de toute vision claire des événements. Quelle est la situation que l’on a ainsi suscitée ? La masse du Parti se forme une opinion d’après les documents rendus publics qui sont dans la ligne de l’Internationale, et, partant, de l’opposition. Nous autres, nous nous éloignons de la masse : entre nous et la masse se forme un écran de quiproquos, de malentendus, de jeu verbal compliqué. Nous finirons par apparaître comme des hommes qui veulent à tout prix conserver leur place, ce qui signifie que la partie représentative de l’opposition se retournera contre nous. J’estime qu’il faut que ce soit notre groupe, que ce soit nous, qui restions à la tête du Parti, parce que nous sommes réellement dans la ligne du développement historique, parce que, en dépit de toutes nos erreurs, nous avons fait un travail positif et avons créé quelque chose ; les autres n’ont rien fait, et aujourd’hui ils veulent manœuvrer pour liquider le communisme en Italie, pour ramener notre jeune mouvement dans le lit de la tradition. Mais si nous continuons à prendre les attitudes formalistes que nous avons prises jusqu’à présent – remarque qu’elles sont formalistes pour moi, pour toi, pour Bruno, pour Umberto, mais pas pour Amadeo – nous obtiendrons le résultat inverse de celui que nous cherchons : l’opposition deviendra effectivement représentative du Parti et nous nous trouverons isolés, nous subirons une défaite pratique peut-être irrémédiable, qui sera indubitablement le début de notre désagrégation en tant que groupe et de notre défaite idéologique et politique. Alors, il faut ne pas trop nous préoccuper de notre fonction de dirigeants ; nous devons aller de l’avant, en menant notre action politique, sans trop nous regarder dans le miroir. Nous allons dans le sens du courant historique, et nous arriverons au port, pourvu que nous ramions bien et que nous tenions fermement le timon en main. Si nous savons bien manœuvrer nous absorberons le Parti socialiste et nous résoudrons ce qui est le premier et le plus fondamental des problèmes révolutionnaires : unifier le prolétariat d’avant-garde et détruire la tradition populaire démagogique.

   De ce point de vue, le commentaire que tu as fait du congrès socialiste ne m’a pas satisfait. Tu y fais figure du communiste qui se regarde dans un miroir : au lieu de désagréger le P.S.I., ton commentaire tend à le renforcer ; l’ensemble du mouvement socialiste s’y trouve opposé à nous dans une contradiction indépassable. Pour les dirigeants, pour Nenni, pour Vella, etc., la chose est indubitable, mais est-ce vrai aussi pour la masse des adhérents et, ce qui compte le plus, pour la zone d’influence dans le prolétariat ? Certainement pas, et nous sommes convaincus que nous parviendrons à attirer et à assimiler dans son énorme majorité le prolétariat d’avant-garde. Alors, que faut-il faire?

1º Ne pas insister sur les contradictions en bloc, mais spécifier entre dirigeants et masse.

2º Trouver tous les éléments de désaccord entre les dirigeants et la masse et les approfondir, les amplifier, les généraliser politiquement.

3º Mener une discussion sur la politique actuelle et ne pas procéder à un examen de phénomènes historiques généraux.

4º Faire des propositions pratiques et indiquer à la masse des orientations pratiques en vue de l’action et de l’organisation.

   Je prends un exemple pour que tu me comprennes mieux et J’élargis la question jusqu’au Congrès populaire, que nous n’avons pas su exploiter politiquement : et pourtant il nous permettait, tout comme l’évolution du Parti sarde d’action, d’avancer des propositions, essentielles dans le problème des rapports entre le prolétariat et les classes rurales.

   Le problème socialiste était celui-ci : mettre en évidence la contradiction criante entre le langage et la pratique des dirigeants socialistes. Lorsque l’Internationale nous a conseillé de reprendre à notre compte le mot d’ordre des socialistes de droite, la formule du bloc entre les deux partis, elle l’a fait parce qu’il était facile de prévoir que, dans l’a situation générale, la fusion était devenue impossible et que, assurés comme on devait l’être que leur attitude était démagogique et leur ligne sans point commun avec la nôtre, il fallait emprisonner les Vella et les Nenni dans leurs propres fortifications. On a vu comment on a répondu à notre proposition. Dans ton commentaire du Congrès, il fallait commencer par noter ceci : l’interdiction de s’organiser pour les partisans de la fusion, leur exclusion de la direction, la dissolution de la fédération des jeunesses étaient autant d’éléments politiques de premier ordre à exploiter. La masse socialiste devait être confrontée à ce fait précis ; il fallait, à l’intention de cette masse, travailler à dégager, de la confusion des polémiques et du verbalisme, les lignes directrices concrètes et les exposer sous une forme claire et compréhensive.

   Il en va de même pour le Congrès populaire. Je crois, pour nia part, que, étant donné les liens qui existent entre cette organisation et le Vatican, tout mouvement à l’intérieur du Parti populaire revêt pour nous une importance particulière. Telle a été, selon moi, la signification du Congrès populaire. Il existe parmi les masses paysannes un ample et profond mécontentement à l’égard de la politique du parti, mécontentement qu’alimente en particulier le nouvel impôt sur les exploitants agricoles. Cet état d’esprit s’étend des campagnes à la ville, dans de larges couches de la petite bourgeoisie. C’est ainsi qu’est composé le P.P. : une droite réactionnaire et fasciste, basée sur l’aristocratie cléricale, une gauche basée sur la campagne et un centre constitué d’éléments intellectuels urbains et de prêtres. La campagne du Corriere et de La Stampa porte de l’eau au moulin du centre populaire. Les éléments que cette campagne sournoise détache du fascisme ne peuvent que se tourner vers le P.P., seule organisation existante dont la tactique élastique et opportuniste laisse augurer qu’elle parviendra à faire contrepoids au fascisme et à ramener la lutte pour le pouvoir dans l’arène parlementaire, c’est-à-dire à réintroduire la liberté comme la comprennent les libéraux. La tactique fasciste à l’égard des populaires est très dangereuse et elle finira par pousser le parti vers la gauche et provoquer des scissions à gauche. Les populaires se trouvent dans la même situation que pendant la guerre, mais une situation infiniment plus difficile et plus dangereuse. Pendant la guerre, tandis que les journaux et les hautes sphères ecclésiastiques soutenaient bruyamment la guerre, dans les paroisses et les villages les catholiques étaient neutralistes. A cette époque-là, le gouvernement n’a pas forcé le centre à s’opposer à la périphérie ou à s’homogénéiser. Les fascistes ne veulent pas procéder ainsi. Eux veulent avoir des appuis ouverts et, tout spécialement des déclarations de solidarité devant les masses, dans les cellules originaires des partis de masse. La chose est impossible à obtenir du P.P. sans demander implicitement sa mort. Quant à nous, il est évident que nous devons accentuer et amplifier la crise des populaires et, comme nous l’avons déjà fait autrefois à Turin avec Giuseppe Speranzini, inciter des éléments de gauche à faire des déclarations jusque dans nos journaux.

   Ma lettre est devenue plus longue et plus compliquée que je ne l’avais pensé. Comme je voudrais traiter plus à fond certaines de ces questions, pour aujourd’hui je m’arrête.

   Salutations cordiales aux camarades et à toi,

Antonio.

18 mai 1923

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