3. Analyses des situations – Rapports de forces

Notes sur Machiavel, sur la politique et sur le Prince moderne

Antonio Gramsci

3. Analyses des situations – Rapports de forces

   C’est le problème des rapports entre structure et superstructure qu’il faut poser exactement et résoudre pour parvenir à une juste analyse des forces qui opèrent dans l’histoire d’une période déterminée et définir leur rapport. Il faut évoluer dans les limites de deux principes : 1. celui qu’une société ne se propose aucune tâche pour laquelle n’existent pas déjà les conditions nécessaires et suffisantes ou des conditions qui seraient au moins en voie d’apparition et de développement; 2. celui qu’aucune socié­té ne se dissout et ne peut être remplacée tant qu’elle n’a pas développé toutes les formes de vie qui sont contenues implicitement dans ses rapports.((« Une formation sociale ne disparaît jamais avant que n’aient été développées toutes les forces productives qu’elle est capable de contenir; et des conditions de production supérieure ne s’instaurent jamais avant que leurs possibilités matérielles d’existence ne soient écloses au sein de la vieille société. C’est pourquoi l’humanité ne se propose jamais que des tâches qu’elle peut réaliser. En effet, si nous y regardons de plus près, nous découvrirons toujours que la tâche ne se présente que là où les conditions matérielles à sa réalisation existent déjà ou sont du moins en voie de formation. » [Marx, Préface à Contribution à la critique de l’économie politique, Ed. soc., 1957.] (Note de Gramsci.))) A partir de la réflexion sur ces deux règles fondamentales on peut arriver à développer toute une série d’autres principes de méthodologie historique. Cependant, dans l’étude d’une structure, il faut distinguer les mouvements organiques (relativement permanents) des mouvements qu’on peut appeler « de conjoncture » (et qui se présentent comme occa­sionnels, immédiats, presque accidentels). Les phénomènes de conjoncture dépendent certes eux aussi de mouvements organiques, mais leur signification n’a pas une large portée historique : ils donnent lieu à une critique politique mesquine, jour par jour, et qui s’attaque aux petits groupes dirigeants, et aux personnalités qui ont la responsabi­lité immédiate du pouvoir. Les phénomènes organiques donnent lieu à la critique historique-sociale, qui, elle, s’adresse aux vastes groupements, par-delà les personnes im­mé­diatement responsables, par-delà le personnel dirigeant. Au cours de l’étude d’une période historique, on découvre la grande importance de cette distinction. Il se pro­­duit une crise qui parfois se prolonge pendant des dizaines d’années. Cette durée ex­ceptionnelle signifie que se sont révélées (ont mûri) dans la structure des contra­dic­tions incurables, et que les forces politiques qui œuvrent positivement à la conserva­tion et à la défense de la structure même, tentent toutefois de guérir, à l’intérieur de cer­­taines limites, et de surmonter. Ces efforts incessants et persévérants (car aucune for­­me sociale ne voudra jamais avouer qu’elle est dépassée) forment le terrain de l’ « o­cca­sionnel » sur lequel s’organisent les forces antagonistes qui tendent à démon­trer (démonstration qui, en dernière analyse, ne réussit et n’est « vraie » que si elle devient réalité nouvelle, que si les forces antagonistes triomphent ; mais immé­dia­tement se développe une série de polémiques idéologiques, religieuses, philosophi­ques, politiques, juridiques, etc. dont le caractère concret peut être évalué à la façon dont elles réussissent à convaincre et à la façon dont elles déplacent l’ancien dispositif des forces sociales) qu’existent déjà les conditions nécessaires et suffisantes pour que des tâches déterminées puissent et soient donc en devoir d’être résolues historique­ment (en devoir, parce que toute dérobade au mouvement historique augmente le désordre nécessaire et prépare de plus graves catastrophes).

   L’erreur où l’on tombe fréquemment, dans les analyses historiques-politiques, consiste à ne pas savoir trouver le juste rapport entre ce qui est organique et ce qui est occasionnel : on en vient ainsi soit à présenter comme immédiatement opérantes des causes qui sont au contraire opérantes d’une manière médiate, soit à affirmer que les causes immédiates sont les seules causes efficientes ; dans un cas, on a l’excès de l’« éco­no­misme » ou du doctrinarisme pédant ; et dans l’autre, l’excès de l’ « idéolo­gisme » ; dans un cas, on surestime les causes mécaniques, dans l’autre, on exalte l’élément volontariste et individuel. La distinction entre « mouvements » et faits orga­ni­ques et mouvements et faits de « conjoncture » ou occasionnels doit être appliquée à tous les types de situation, non seulement à ceux qui manifestent un développement régressif ou une crise aiguë mais à ceux qui manifestent un développement progressif ou de prospérité, et à ceux qui manifestent une stagnation des forces productives. Le lien dialectique entre les deux ordres de mouvement et, par conséquent de recherche, est difficilement établi avec exactitude ; et si l’erreur est grave dans l’historiographie, elle devient encore plus grave dans l’art politique, quand il s’agit non pas de recons­truire l’histoire du passé mais de construire celle du présent et de l’avenir : ce sont les désirs mêmes des hommes et leurs passions les moins nobles et les plus mauvaises, immédiates, qui sont la cause de l’erreur, dans la mesure où ils se substituent à l’analyse objective et impartiale, ce qui se fait non comme « moyen » conscient pour stimuler l’action, mais comme une erreur qui les abuse eux-mêmes [auto-inganno]. Le serpent, dans ce cas aussi, mord le charlatan, ou disons que le démagogue est la première victime de sa démagogie.

   Note. Le fait de ne pas avoir considéré le moment immédiat des « rapports de force » est lié à des résidus de la conception libérale vulgaire, dont le syndicalisme est une manifestation qui se posait comme d’autant plus avancée qu’elle marquait en réalité un pas en arrière. En effet, la conception libérale vulgaire, en donnant de l’im­portance au rapport des forces politiques organisées dans les diverses formes de parti (lecteurs de journaux, élections parlementaires et locales, organisation de masse des partis et des syndicats au sens étroit) était plus avancée que le syndicalisme qui donnait une importance primordiale au rapport fondamental économique-social et à lui exclusivement. La conception libérale vulgaire tenait également compte implicite­ment d’un tel rapport (comme tant de signes le montrent) mais insistait davantage sur le rapport des forces politiques qui était une expression de l’autre, et en réalité le contenait. On peut retrouver ces résidus de la conception libérale vulgaire, dans toute une série d’exposés qu’on dit liés à la philosophie de la praxis et qui ont donné lieu à des formes infantiles d’optimisme et de niaiserie.

   Ces critères méthodologiques peuvent acquérir de façon évidente et didactique toute leur signification si on les applique à l’examen des faits historiques concrets. On pourrait le faire utilement pour les événements qui se déroulèrent en France de 1789 à 1870. Il me semble que pour une plus grande clarté de l’exposé, il soit vraiment né­ces­saire d’embrasser toute cette période. En effet, c’est seulement en 1870-1871, avec la tentative de la Commune que s’épuisent historiquement tous les germes qui étaient nés en 1789, c’est-à-dire que non seulement la nouvelle classe qui lutte pour le pouvoir écrase les représentants de la vieille société qui ne veut pas s’avouer qu’elle est décidément dépassée, mais écrase aussi les groupes tout nouveaux qui prétendent qu’est déjà dépassée la nouvelle structure issue du bouleversement qui a commencé en 1789 et démontre ainsi sa vitalité en face de l’ancien et en face du tout nouveau. En outre, les années 1870-1871 font perdre leur efficacité à l’ensemble des principes de stratégie et de tactique politiques qui sont nés pratiquement en 1789 et qui se sont développés idéologiquement aux alentours de 1848 (ceux qui se résument dans la formule de la « révolution permanente » ; il serait intéressant d’étudier la part de cette formule qui est passée dans la stratégie mazzinienne – par exemple pour l’insur­rec­tion de Milan de 1853 – et si cela s’est produit consciemment ou non.) Un élément qui montre la justesse de ce point de vue est le fait que les historiens ne sont absolu­ment pas d’accord (et il est impossible qu’ils le soient) quand il s’agit de fixer des limites à cet ensemble d’événements qui constituent la Révolution française. Pour cer­tains (pour Salvemini par exemple) la Révolution est achevée à Valmy : la France a créé le nouvel État et a su organiser la force politique militaire qui en affirme et en dé­­fend la souveraineté territoriale. Pour d’autres, la Révolution continue jusqu’à Thermidor, bien mieux, ils parlent de plusieurs révolutions (le 10 août serait une révo­lution à lui tout seul, etc.((Cf. La Révolution française de A. MATHIEZ dans la collection A. Colin, (Note de Gramsci.)))). La façon d’interpréter Thermidor et l’œuvre de Na­po­léon offrent les plus âpres contradictions : s’agit-il de révolution ou de contre-révolution ? Pour d’autres, l’histoire de la Révolution continue jusqu’en 1830, 1848, 1870 et va même jusqu’à la guerre mondiale de 1914. Dans toutes ces façons de voir, il y a une part de vérité. En réalité, les contradictions internes de la structure sociale française qui se développent après 1789 ne parviennent à un équilibre relatif qu’avec la Troisième République, et la France connaît soixante ans de vie politique équilibrée après quatre-vingts ans de bouleversements déferlant par vagues toujours plus longues : 1789, 1794, 1799, 1804, 1815, 1830, 1848, 1870. C’est justement l’étude de ces « vagues » dont l’amplitude diffère, qui permet de recons­truire les rapports entre structure et superstructure d’une part, et de l’autre, entre le développement du mouve­ment organique et celui du mouvement de conjoncture de la structure. On peut dire en tout cas que la médiation dialectique entre les deux principes méthodologiques énon­cés au début de cette note peut être trouvée dans la formule politique-historique de révolution permanente.

   Un aspect du même problème est la question dite des rapports de forces. On lit souvent dans les narrations historiques l’expression générique : « Rapports de forces favorables, défavorables à telle ou telle tendance. » Posée ainsi, dans l’abstrait, cette formulation n’explique rien ou presque rien, parce qu’on ne fait que répéter le fait qu’on doit expliquer, en le présentant une fois comme un fait et une fois comme loi abstraite et comme explication. L’erreur théorique consiste donc à donner une règle de recherche et d’interprétation comme « cause historique ».

   Tout d’abord dans le « rapport de forces », il faut distinguer divers moments ou degrés, qui sont fondamentalement les suivants :

   1. Un rapport de forces sociales étroitement lié à la structure, objectif, indé­pen­dant de la volonté des hommes, qui peut être mesuré avec les systèmes des sciences exactes ou physiques. C’est sur la base du degré de développement des forces maté­rielles de production que se font les regroupements sociaux, dont chacun repré­sente une fonction et a une position donnée dans la production elle-même. Ce rapport est ce qu’il est, c’est une réalité rebelle : personne ne peut modifier le nombre des entreprises et de leurs employés, le nombre des villes et de la population urbaine, etc. C’est à par­tir de cette fondamentale disposition des forces qu’on peut étudier si dans la société existent les conditions nécessaires et suffisantes pour transformer cette société. C’est à partir d’elle qu’on peut contrôler le degré de réalisme et de possibilités de réalisation des diverses idéologies qui sont nées sur son terrain même, sur le terrain des contra­dictions qu’elle a engendrées pendant son développement.

   2. Le moment qui suit est le rapport des forces politiques; c’est-à-dire l’évaluation du degré d’homogénéité, d’auto-conscience et d’organisation atteint par les différents groupes sociaux. Ce moment peut être à son tour analysé et distingué en différents degrés, qui correspondent aux différents moments de la conscience politique collecti­ve, tels qu’ils se sont manifestés jusqu’ici dans l’histoire. Le premier et le plus élémen­taire est le moment économique-corporatif : un commerçant a le sentiment de devoir être solidaire d’un autre commerçant, un fabricant d’un autre fabricant, etc., mais le commerçant ne se sent pas encore solidaire du fabricant ; ce qui est senti en somme, c’est l’unité homogène du groupe professionnel, et le devoir de l’organiser, mais pas encore l’unité d’un groupe social plus vaste. Un second moment est celui où on atteint la conscience de la solidarité d’intérêts entre tous les membres du groupe social, toute­fois encore sur le seul plan économique. Dans ce moment, déjà se pose le problème de l’État, mais sur un seul plan : parvenir à l’égalité politique-juridique avec les grou­pes dominants, car on revendique le droit de participer à la législation et à l’adminis­tration et à l’occasion de les modifier, de les réformer, mais dans les cadres fondamen­taux existants. Un troisième moment est celui où on atteint la conscience que ses propres intérêts corporatifs, dans leur développement actuel et futur, dépassent les limi­tes de la corporation, d’un groupe purement économique, et peuvent et doivent devenir les intérêts d’autres groupes subordonnés. C’est la phase plus franchement poli­tique, qui marque le net passage de la structure à la sphère des superstructures com­plexes, c’est la phase où les idéologies qui ont germé auparavant deviennent « parti », se mesurent et entrent en lutte jusqu’au moment où une seule d’entre elles ou une combinaison tend à l’emporter, à s’imposer, à se répandre sur toute l’aire sociale, déterminant ainsi non seulement l’unicité des fins économiques et politiques, mais aussi l’unité intellectuelle et morale, en posant tous les problèmes autour desquels s’intensifie la lutte, non pas sur le plan corporatif mais sur un plan « universel », et en créant ainsi l’hégémonie d’un groupe social fondamental sur une série de groupes subordonnés. l’État est conçu, certes, comme l’organisme propre d’un groupe, destiné à créer des conditions favorables à la plus grande expansion du groupe lui-même; mais ce développement et cette expansion sont conçus et présentés comme la force motrice d’une expansion universelle, d’un développement de toutes les énergies « nationales », c’est-à-dire que le groupe dominant est coordonné concrètement avec les intérêts généraux des groupes subordonnés, et que la vie de l’État est conçue com­me une formation continuelle et un continuel dépassement d’équilibres instables (dans les limites de la loi) entre les intérêts du groupe fondamental et ceux des groupes subordonnés, équilibres où les intérêts du groupe dominant l’emportent mais jusqu’à un certain point, c’est-à-dire non jusqu’au mesquin intérêt économique-corporatif.

   Dans l’histoire réelle, ces moments trouvent une implication réciproque, horizon­ta­lement et verticalement pour ainsi dire, c’est-à-dire selon les activités économiques sociales (horizontales) et selon les territoires (verticalement), en se combinant et en se scindant de diverses manières : chacune de ces combinaisons peut être représentée par sa propre expression organisée, économique et politique. Encore faut-il tenir compte du fait qu’à ces rapports internes d’un État-nation se mêlent les rapports interna­tio­naux, ce qui crée de nouvelles combinaisons originales et historiquement concrètes. Une idéologie née dans un pays plus développé, se répand dans les pays moins déve­loppés, non sans incidences sur le jeu local des combinaisons.

   Note. La religion, par exemple, a toujours été une source de combinaisons idéolo­giques-politiques semblables, nationales et internationales, et avec la religion, les au­tres formations internationales, la franc-maçonnerie, le Rotary Club, les Juifs, la di­plo­­matie de carrière, qui suggèrent des expédients politiques d’origine historique di­ver­se, et les font triompher dans certains pays, en fonctionnant comme parti politique international qui opère dans chaque nation avec toutes ses forces internationales con­centrées; telle religion, la franc-maçonnerie, le Rotary, les Juifs, etc., peuvent entrer dans la catégorie sociale des « intellectuels », dont la fonction, à l’échelle interna­tio­nale, est d’assurer la médiation entre les extrêmes, de « socialiser » les expédients techniques par lesquels fonctionne toute activité de direction, de trouver des compro­mis et les moyens d’échapper aux solutions extrêmes.

   Ce rapport entre forces internationales et forces nationales est encore compliqué par l’existence, à l’intérieur de tout État, de plusieurs sections territoriales dont la struc­ture est différente, différents les rapports de forces à tous les degrés (ainsi la Vendée était alliée avec les forces réactionnaires internationales et les représentait dans le sein de l’unité territoriale française ; ainsi, Lyon dans la Révolution française présentait un nœud particulier de rapports, etc.).

   3. Le troisième moment est celui du rapport des forces militaires, immédiatement décisif suivant le moment. (Le développement historique oscille continuellement entre le premier et le troisième moment, avec la médiation du second.) Mais dans ce troisième moment, ne sont pas non plus exclues les distinctions, et il n’est pas iden­tifiable immédiatement sous une forme schématique, on peut, en lui aussi, distinguer deux degrés : un degré militaire au sens étroit du mot ou technique-militaire et un degré qu’on peut appeler politique-militaire. Au cours du développement de l’Histoire, ces deux degrés se sont présentés dans une grande variété de combinaisons. On a un exemple typique qui peut servir comme démonstration-limite, c’est celui du rapport d’oppression militaire d’un État sur une nation qui chercherait à atteindre son indé­pendance d’État. Le rapport n’est pas purement militaire, mais politique-militaire; et en effet, un tel type d’oppression serait inexplicable sans l’état de désagrégation socia­le du peuple opprimé et la passivité de sa majorité; partant, l’indépendance ne pourra pas être atteinte avec des forces purement militaires, mais militaires et politiques-militaires. Si la nation opprimée, en effet, devait pour entreprendre la lutte pour l’indépendance, attendre que l’État hégémonique lui permette d’organiser une véritable armée au sens précis et technique du mot, il lui faudrait attendre un certain temps (il peut se faire que la nation hégémonique satisfasse la revendication d’une armée propre, mais cela signifie que déjà une grande partie de la lutte a été menée et gagnée sur le terrain politique-militaire). La nation opprimée opposera donc initialement à la force militaire hégémonique une force qui n’est que « politique-militaire », c’est-à-dire qu’elle opposera une forme d’action politique propre à déterminer des réflexes de caractère militaire en ce sens : 1. qu’elle puisse désagréger en profondeur l’efficacité guerrière de la nation hégémonique ; 2. qu’elle contraigne la force militaire hégémo­nique à se diluer et à se disperser dans un grand territoire, en annulant une grande part de son efficacité guerrière. Au cours du Risorgimento italien, on peut noter l’absence désastreuse d’une direction politique-militaire, surtout dans le Parti d’Action (par inca­pacité congénitale), mais aussi dans le Parti piémontais-modéré, autant avant qu’après 1848, non par incapacité certes, mais par « malthusianisme économique-politique », c’est-à-dire parce qu’on ne voulut même pas faire allusion à la possibilité d’une réforme agraire et parce qu’on ne voulait pas convoquer une assemblée nationale constituante; on tendait en fait uniquement à faire que la monarchie piémontaise, sans conditions ou limitations d’origine populaire, s’étendît à toute l’Italie, avec la simple sanction de plébiscites régionaux.

   Une autre question liée aux précédentes est de voir si les crises historiques fon­da­mentales sont déterminées immédiatement par les crises économiques. La réponse à la question est contenue implicitement dans les paragraphes précédents, où sont trai­tées des questions qui sont une autre façon de présenter celle dont il s’agit maintenant ; il est toutefois toujours nécessaire, pour des raisons didactiques, étant donné le public auquel on s’adresse, d’examiner chaque manière de poser un même problème comme s’il s’agissait d’un problème indépendant et nouveau. On peut exclure que, par elles-mêmes, les crises économiques immédiates produisent des événements fonda­men­taux ; elles ne peuvent que créer un terrain plus favorable à la diffusion de cer­tains modes de penser, de poser et de résoudre les questions qui embrassent tout le développement ultérieur de la vie de l’État. Du reste, toutes les affirmations qui concer­nent les périodes de crise ou de prospérité peuvent donner lieu à des jugements unilatéraux. Dans son abrégé d’histoire de la Révolution française, Mathiez, s’oppo­sant à l’histoire vulgaire traditionnelle, qui a priori « trouve » une crise coïncidant avec les grandes ruptures de l’équilibre social, affirme que vers 1789 la situation économique était plutôt bonne dans l’immédiat, ce qui fait qu’on ne peut pas dire que la catastrophe de l’État absolu soit due à une crise d’appauvrisse­ment. Il faut observer que l’État était en proie à une crise financière mortelle et qu’il se demandait sur lequel des trois ordres sociaux privilégiés devaient tomber les sacrifices et les charges pour remettre en ordre les finances de l’État et du roi. En outre, si la position de la bour­geoisie était florissante, il est certain que la situation des classes populaires des villes et des campagnes n’était pas bonne, surtout celle de ces dernières, tourmentées par une misère endémique. En tout cas, la rupture de l’équi­libre des forces ne se fit pas sous l’effet de causes mécaniques immédiates d’appauvrissement du groupe social qui avait intérêt à rompre l’équilibre et le rompit en effet, mais elle se fit dans le cadre des conflits supérieurs au monde économique immédiat, qui se rattachent au « pres­tige » de classe (intérêts économiques à venir), à une exaspération du sentiment d’indé­­pen­dance, d’autonomie et d’un désir du pouvoir. La question particulière du malaise ou du bien-être économique considérés comme causes de réalités historiques nouvelles est un aspect partiel de la question des rapports de forces dans leurs divers degrés. Des nouveautés peuvent se produire, soit parce qu’une situation de bien-être est menacée par l’égoïsme mesquin d’un groupe adverse, soit parce que la misère est devenue intolérable et qu’on ne voit dans la vieille société aucune force capable de l’adoucir et de rétablir une situation normale avec des moyens légaux. On peut donc dire que tous ces éléments sont la manifestation concrète de fluctuations de conjonc­ture de l’ensem­ble des rapports sociaux de force, et que c’est sur la base de ces fluc­tua­tions de con­jonc­ture que se fait le passage des rapports sociaux aux rapports politi­ques de forces qui trouvent leur point culminant dans le rapport militaire décisif.

   Si ce processus de développement qui permet de passer d’un moment à l’autre, manque, et c’est essentiellement un processus qui a pour acteurs les hommes et la vo­lon­té et la capacité des hommes, la situation reste inopérante, et il peut en résulter des conclusions contradictoires : la vieille société résiste et se donne le temps de « res­­pi­rer » en exterminant physiquement l’élite adverse et en terrorisant les masses de réser­ve ; ou bien c’est la destruction réciproque des forces en conflit avec l’ins­tau­ra­tion de la paix des cimetières, et, le cas échéant, sous la garde d’une sentinelle étrangère.

   Mais l’observation la plus importante à faire à propos de toute analyse concrète des rapports de forces est la suivante : de telles analyses ne peuvent et ne doivent être des fins en soi (à moins qu’on n’écrive un chapitre d’histoire du passé) ; elles acquiè­rent au contraire une signification à la seule condition qu’elles servent à justifier une activité pratique, une initiative de la volonté. Elles montrent quels sont les points de moindre résistance où la force de la volonté peut être appliquée avec le plus de fruit, elles suggèrent les opérations tactiques immédiates, elles indiquent les meilleures bases pour lancer une campagne d’agitation politique, le langage qui sera le mieux compris des foules, etc. L’élément décisif de toute situation est la force organisée en permanence et préparée depuis longtemps, et qu’on peut faire avancer quand on juge qu’une situation est favorable (et elle est favorable dans la seule mesure où une telle force existe et où elle est pleine d’une ardeur combative) ; aussi la tâche essentielle est-elle de veiller systématiquement et patiemment à former, à développer, à rendre toujours plus homogène, compacte, consciente d’elle-même cette force. C’est ce qu’on voit dans l’histoire militaire et dans le soin qu’on a apporté de tous temps à faire des armées prêtes à entrer en guerre à n’importe quel moment. Les grands États ont été de grands États précisément parce qu’ils avaient à tout moment la préparation nécessaire pour s’insérer avec efficacité dans les conjonctures internationales favorables, ces dernières étant favorables parce qu’existait la possibilité concrète de s’y insérer efficacement.

(Mach., pp. 40-50 et G.q. 13, § 12, pp. 1561-1563 et § 17, pp. 1578-1589.)

[1932-1933]

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